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« Le Pacte de l’Eau » d’Abraham Verghese : un roman éblouissant et solaire où nostalgie et modernité glissent sur une eau miroir.

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Une saga familiale épique, quasi biblique, une fable où les personnages sont emportés dans le tourbillon infernal de romances sucrées, salées. Une vie ailleurs dans la moiteur d’une Inde des traditions où l’eau respire, étouffe, donne et reprend. Une vie faîte de cycles plus ou moins longs. Le roman d’Abraham Verghese est lumineux et splendide. Loin des clichés ou du regard étranger qui cherche toujours à transcender des choses qui ne peuvent l’être. On est dans le sud-ouest de l’Inde, dans ce qui est aujourd’hui le Kerala. “ Le premier État au monde, qui sera à un moment donné de son Histoire, dirigé par un gouvernement communiste porté au pouvoir non par une révolution sanglante, mais par un scrutin démocratique. “

« Elle a douze ans, et demain elle sera mariée. Mère et fille sont allongées sur la natte, joue contre joue, le visage baigné de larmes. Le jour le plus triste de la vie d’une jeune fille est celui de son mariage, lui souffle la maman. Ensuite, si Dieu le veut, les choses s’améliorent. » Héritage maudit transmis de génération en génération entre femmes, et conséquence directe d’un système impitoyable de castes dans un pays qui refuse obstinément de bouger. Nous sommes en 1900 et nous allons la suivre sur sept décades. Le romancier qui est aussi médecin et professeur à l’université de Stanford en Californie, dramatise volontairement le début de son roman. Comme pour mieux faire diversion. Parce que de cette tradition ancestrale perçue avec horreur par l’Occident, naîtra l’une des plus jolies histoires d’amour comme peut en produire la littérature de qualité. Molay s’appelle encore Molay et elle va épouser un homme de 40 ans, veuf, taiseux et qui craint l’eau. « Cette région est façonnée par l’eau, et ses habitants unis par une langue commune : le malaylam. » Plus tard, ces territoires seront regroupés pour former l’État du Kerala. C’est aussi ici que saint Thomas convertit les premiers chrétiens en l’an 52. Ainsi, « deux descendants de ces premiers convertis Indiens, une jeune fille de douze ans et un veuf de dans la force de l’âge, viennent de se marier. » Les us et coutumes seront respectés à la lettre. Le mari ne touchera sa femme que lorsqu’elle aura atteint seize ans et un an plus tard, elle donnera naissance à son premier enfant, une fillette, Bébé Mol. Quelques-uns des protagonistes de cette première partie de l’ouvrage nous accompagneront jusqu’en 1977. Molay deviendra maman une seconde fois, d’un fils Philipose, qui lui-même épousera Elsie, la fille d’un Indien riche et personnage haut en couleur.

Une vie est traversée de joies et de drames. Celle de Molay qui deviendra Big Ammachi, n’échappera pas à cette équation. Premier bonheur : ce mari beaucoup plus âgé qui se révélera attentionné et bon. Elle sait lire mais pas lui. Il laisse le journal, le Manorama, sur la table. Une complicité se forme, une habitude, elle lui lira les nouvelles. Ce geste est d’une modernité absolue dans un pays où les femmes vivent, respirent selon le bon vouloir de l’époux. On comprend très vite que le romancier n’a pas l’intention de nous conter une histoire atroce qui pourrait alimenter tous nos fantasmes sur une Inde répressive (souvent réelle) envers les femmes. Abraham Verghese a choisi la nuance, la bienveillance. Et parfois, l’amour qui peut naître entre deux personnes contraintes par une société toute puissante. On vit au rythme de leurs malheurs et de leurs bonheurs, enchantés par les barrissements de Damodaran (Damo), l’éléphant qui s’installe toujours près du plus vieux palmier. Il est capricieux. Contrairement aux chèvres ou aux vaches, il refuse de manger dans les excréments. Il s’approche, et c’est tout nouveau, de la cuisine, la preuve qu’il aime bien Molay. Le jour de ses seize ans, l’animal s’enhardit davantage. Le soir, son mari vient la chercher. Le pachyderme avait deviné. « La vie se poursuit à son rythme habituel. Bouches à nourrir, mangue à cueillir, riz à vanner, Pâques, Onam, Noël, un cycle qu’elle connaît sur le bout des doigts et qui l’aide à mesurer l’écoulement des jours. En apparence, rien n’a changé. Mais après cette nuit-là, toute distance entre mari et femme s’évanouit. » Et puis, ce sera le chagrin. Une petite fille qui le restera toujours. La découverte de la Malédiction qui provoque la mort de Jojo, le fils de son mari et de sa première épouse décédée, noyée dans les eaux. Il l’appelait l’enfant tigre parce qu’il adorait grimper aux arbres. Mais il est mort noyé dans un fossé d’irrigation. La Malédiction a réclamé son dû. Molay s’interroge : « Est-ce une fatalité, un fléau divin, ou une simple maladie ? »

Madras, 1933. Un jeune médecin, Digby Kilgore, originaire de Glasgow en Écosse, est sur le point de débarquer après avoir traversé la Manche, la Méditerranée, la mer Rouge et l’océan Indien. Des étendues marines à l’infini. Étourdissantes, éprouvantes. Mais il arrive à bon port et prend ses fonctions à l’hôpital Longmere où il espère acquérir un savoir-faire de chirurgien. Il est doué et prometteur. Il découvre le service réservé aux indigènes, celui des Anglo-Indiens et celui des Britanniques. Ce dernier est la chasse gardée du docteur Claude Arnold. Un incapable, raciste, alcoolique et mondain. Les autres sont à la charge du docteur Ravichandran, chirurgien indien de haute volée. C’est avec lui que Digby veut perfectionner sa maîtrise de la chirurgie. Les malheurs qui touchent les femmes et les hommes se moquent de leur couleur de peau ou de leur place dans la société. Digby a eu une enfance misérable, il était du côté des oppressés. En Inde, alors sous domination britannique, il est de facto le dominant. Abraham Verghese adore les changements de perspective. Qui est-on et quelle place occupons-nous, en fonction de l’endroit où l’on vit. Le romancier n’aime pas le noir et blanc. Il vit dans les nuances.

À quel moment, les deux univers vont-ils se percuter ? Comment Big Ammachi s’insère-t-elle dans le récit de ce Blanc venu de Glasgow. La médecine est le premier pont. Deux hommes se distinguent. Digby Kilgore et le docteur suédois Rune Orqvist, également fondateur d’une léproserie. Les opérations sous la plume de l’écrivain/médecin sont épatantes. On découvre des maladies propres au pays, on suit l’apprentissage humble et attentif de Digby avec fascination. La morve des Blancs, l’adresse des chirurgiens locaux écrasée par ces mêmes Blancs, soucieux de préserver un prétendu savoir qui leur échappe ou qu’ils dominent parfois à peine, comme ce docteur Arnold. Le deuxième lien repose sur les personnages et leur destin. Le mari de Big Ammachi est décédé. Son fils Philipose se rend à Madras. Il doit y étudier la médecine. Ce sera un échec. Il rencontre une jeune fille, Elsie, qui le dessine. Elle sera son obsession. Elle deviendra sa femme. Il lui promet la lune. Pendant ce temps, la colère gronde, explose, l’Inde acquiert son indépendance. Le livre de l’auteur n’est pas politique mais les soubresauts de la nouvelle nation sont incorporés au récit avec une adresse de magicien.

Elsie est un joyau. Philipose se transforme en imbécile. L’arbre qui assombrit la demeure ? Elle veut qu’il s’en débarrasse. Il fait traîner l’affaire. Leur fils meurt. Il n’a pas succombé à la Malédiction qui veut qu’à chaque génération un membre de la famille disparaisse dans les flots du fleuve, mais il a quand même cessé de vivre. Elle le quitte, revient, accouche d’une fille. Se rend au bord de l’eau. Et disparaît. La Malédiction ? Le deuxième échec, assurément. Abraham Verghese nous chatouille avec un suspens qui ne dit pas son nom. Il a mis dix ans pour écrire ce roman qu’il a dédié à sa mère, Mariam. On arrive à 1977. La petite-fille de Big Ammachi a accompli son rêve : Mariamma est médecin. La passation de pouvoir ultime. De la femme découlera la vérité et la connaissance. « Le Pacte de l’Eau » est une saga plus féminine que féministe, écrite par un homme dont le propos initial n’était sans doute pas d’en faire un manifeste politique et genré. Il y a trop d’amour, d’intelligence et de bienveillance dans ce conte du Kerala où les rêves de gens ordinaires se transforment parfois en réalité extraordinaire. Un antidote à la morosité ambiante, à la fureur du monde qui nous entoure. Un espoir, l’assurance que l’Homme peut se montrer bon. Parfois.

« Le Pacte de l’Eau » d’Abraham Verghese, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Paul Matthieu, Éditions Flammarion, 827 pages, 24.90 euros.  

 

« Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis : un roman noir au service de l’indicible

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Perturbant. Impossible de passer sous silence l’impression générale ressentie à la lecture de « Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis. Avec la parution quasi simultanée du roman d’Olivier Norek, « Les Guerriers de l’hiver » (Michel Lafon), qui se déroule chez le voisin finlandais, il semblerait que la collaboration avec le régime nazi dans cette région du monde soit désormais passée au crible des écrivains. Chacun lève le voile d’un tabou à sa façon. Celui choisi par Sigitas Parulskis se veut violent, dénonciateur, culpabilisateur. Il questionne les chemins pris par certains hommes dans un contexte de guerre. Et qu’ils  justifient souvent par cette grande phrase : je n’avais pas le choix.

Celui du photographe Vincentas appartient à l’amour. Qu’il porte à une femme juive alors que la Lituanie se débarrasse de « cette vermine ». Il s’est fait prendre dans la rue avec son appareil photo. De quoi le mener tout droit en prison ou pire le faire tuer. Les hommes d’Hitler n’aiment pas les photos. Sauf un, l’Artiste. C’est ainsi que Vincentas le surnomme d’emblée lorsque le SS lui adresse la parole. Tout est élégant chez lui, même la façon dont il sort son revolver et tire dans l’occiput russe. “ Le SS avait sorti son arme à feu comme on sortirait une épée ou un fleuret dans un combat duquel il n’aurait été que l’unique vainqueur. “

Lituanie, 1941. Vincentas aime Judita, traductrice de métier. “ L’unique pécheresse qui aurait pu être une sainte. “ Il est prévenu. « Coucher avec une Juive n’est pourtant pas raisonnable par les temps qui courent, même si ça peut paraître très romantique. » Le pacte est donc scellé entre l’officier SS et le photographe. Il ne lui demande pas de tuer mais de faire des photos. Artistiques. Il appuiera bien sur un bouton, un déclencheur. Mais le sien n’entraînera la mort de personne. S’il est ébranlé, Vincentas s’arrange très vite avec sa nouvelle situation. Il se voit comme un observateur, pas comme un acteur. Il est affecté au groupe spécial pour les opérations en province dirigé par l’Obersturmführer Joachim Hamann. Il a reçu un document signé d’un certain Heydrich dans lequel il lui est expliqué qu’il sera autorisé à photographier les exécutions de Juifs. Il est dans la cuisine de sa mère. Elle lui demande ce qu’il lit. Il répond. Rien. La faute originelle, la suite d’une longue liste de compromissions avec soi-même. Je n’avais pas le choix.

L’appareil photo devient l’extension de son âme qu’il perd en route. Un morceau de réalité dans le bain du révélateur. Avec Judita, il sort son appareil les mains tremblantes et cherche longtemps le meilleur angle. Elle lui demande :

  • Tu me regardes comme une chose.
  • Quand ?
  • Quand tu photographies.
  • Non, je te regarde autrement.
  • Comme une chose qui m’est chère.

Les choses, comme elle dit, sont ailleurs. Elles sont femmes, hommes ou enfants. Nues ou habillées. Les choses supplient, crient mais finissent toutes de la même façon. Tuées au bout d’un fusil. Pourtant les réflexes sont atrocement identiques. Au lever et au coucher du soleil, les ombres s’allongent. « C’est le meilleur moment pour photographier. C’est le meilleur moment pour se métamorphoser en lumière. » Mais de quelle lumière, parle-t-il. Alors qu’il se tient debout « près de la fosse remplie de Juifs tout juste assassinés. Il a l’impression de trahir Judith. Même s’il ne tue pas. Qu’il est seulement un observateur. Comment le lui dire. » Il fume après le sexe, il fume après la mort.

Le texte de l’écrivain devient vertigineux. À ce stade du roman, le personnage principal tient en équilibre, précaire, mais réel, puis l’amour l’engloutit. Plus il se perd dans la jalousie, plus il se détache du réel. Sur les lieux des fusillades, il y a deux lignes de surveillance : la première formée par les policiers lituaniens, la deuxième par les gendarmes allemands avec leurs mitraillettes. Les prisonniers russes versent la chaux et quelques pelletées de terre. Quand tout va bien. Mais quand tout dégénère, la barbarie porte-t-elle même un nom ? Pendant ce temps, Vincentas appuie sur l’obturateur. Clic, clac.

Sous le regard attentif de l’officier SS qui veut de l’art. Il lui dit.

  • Je veux que tu photographies non pas un état de fait, mais le déroulé, que tu ne constates pas, mais que tu crées. À quoi sert ce monceau de cadavres ? Je veux du tragique, je veux que tu racontes une histoire, invente-la.

Nous autres lecteurs, sommes au bord de la dislocation. « Je n’avais pas le choix », résonne dans nos têtes. 1160 Juifs ont été tués par les nazis et les collaborateurs locaux dans cette petite ville du nord du pays. L’auteur l’avoue, il ne voulait pas savoir. Et puis un jour, il s’est lancé. Il a épluché de nombreux documents, des procès-verbaux des interrogatoires des Lithuaniens ayant participé directement aux massacres. Et il ne peut constater qu’une chose : il n’y avait aucun regret, juste une distanciation permanente. Comme lorsque l’on prend une photo. Mais l’objet, la démarche, sont à double tranchant. Ils permettent autant de prendre du champ que d’immortaliser l’objet photographié. Et que peut-on lorsque les images restent incrustées dans la pupille. Rien. Et c’est tant mieux. Parce qu’on a toujours le choix. « Ténèbres et Compagnie » a levé un tabou en Lituanie. Le livre a secoué le petit pays. Mais n’est-ce pas le rôle de la littérature ? Faire revivre le passé pour mieux comprendre le présent et tenter de préserver l’avenir.

« Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Éditions Agullo, 320 pages, 22,50 euros.

 

 

« Hurlements » de Alma Katsu : les loups, la faim, la peur.

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Il y a un petit quelque chose de Larry McMurtry mâtiné de Stephen King dans le roman de Alma Katsu. Un homme conte fleurette à une dame aux abords d’un chariot dans les vastes plaines américaines, tandis que cette dernière tente par tous les moyens de s’émanciper. Surgit le Malin, et là, gare à vous.

L’expédition Donner, l’un des mythes fondateurs de la conquête de l’Ouest. Une histoire vraie qui tourne au cauchemar. Quatre-vingt-sept pionniers décident de faire le grand saut en juin 1846 de Missouri, direction la Californie. Ils ne seront plus que quarante-sept à l’arrivée avec trois pauvres malheureuses mules encore vivantes. Affamés, ils se mangeront entre eux. La romancière Alma Katsu qui fut dans une autre vie analyste dans les services de renseignements américains de la NSA et de la CIA, et que l’on devine joueuse, a repris cette tragique aventure en la pimentant d’une bonne dose d’horreur.

Ils sont tous très sûrs d’eux, ces pionniers blancs. Ils partent en s’appuyant sur un livre aussi sacré que la Bible, « Le Guide de l’émigrant pour l’Oregon et la Californie » par Lansford Warren Hastings, 27 ans, avocat de métier et grand aventurier. Comme toujours dans un groupe, il y a les dominants et les dominés. Deux familles se dégagent : les Donner et les Reed. À la lecture du roman défilent en simultanée tous les livres, et surtout les films de cette sauvage conquête de l’Ouest qui ont nourri notre imagination d’enfant et plus. On est dans les grands espaces, majestueux et hostiles, les crotales endormis sous les pierres et un soleil meurtrier. Les hommes se rasent à l’eau froide face au miroir accroché au wagon “parce que l’homme mauvais se cache derrière sa barbe, comme Lucifer.” La petite maison dans la prairie version gore.

Le convoi est à peine parti qu’un petit garçon disparaît. La très sexy Tamsen Donner, épouse de moins de vingt ans de George Donner, n’est pas plus surprise que ça. Un chapelet de signes a précédé cette disparition. Un enfant mort-né, un tonneau de farine infesté de charançons et ces loups qui ne les quittent pas des yeux et les suivent partout. Les gens du convoi la prennent pour une sorcière. Lorsque ce qui reste du corps est retrouvé, les canidés sont accusés. L’un des voyageurs, Charles Stanton avec lequel Tamsen aura une liaison, est persuadé qu’il y a un meurtrier parmi eux. L’esprit de cette dernière est plus ouvert à l’inexplicable. Tamsen tresse des tiges de romarin pour des charmes de protection, elle mélange de l’aconit à de la lavande pour mettre derrière les oreilles de ses enfants et empêcher les démons de s’en prendre à eux. Arrive le moment du choix. La route à suivre. La plus longue ou fameux raccourci de Hastings. L’impatience est mauvaise conseillère.

“Il y a deux types d’hommes. Les moutons et les hommes qui les égorgent.” Vous imaginez le bouillon de culture d’une testostérone en feu dans ces grandes étendues mystérieuses où la virilité est portée en étendard. Les faibles n’ont pas leur place, tous doivent incarner une version réaliste du Duke (John Wayne). Les femmes ne sont guère mieux loties, leur féminité mise à mal. Les plus audacieuses osent, les autres subissent. Alma Katsu sait s’y prendre pour mêler cette réalité des sentiments au surnaturel qui enveloppe le parcours du convoi.

Ils ont fait le mauvais choix. Évidemment. Il n’est plus question de Californie mais de survie. Tout le monde a revu ses prétentions à la baisse. Mais le désert de la Sierra Nevada est là devant eux, blancs comme la neige, étincelant sous le soleil. Le dernier bœuf est abattu d’une balle dans la tête. Il ne peut être question de retour en arrière. La faim rôde, gronde, emporte. Mais qui sont ces affamés ? Des loups ou des hommes ? Les cadavres s’accumulent. Le ventre vide les ravage tous de l’intérieur. Que voulait dire Luke Halloran avant de mourir, quand il disait qu’il fallait qu’il mange à tout prix. Et Lewis Keseberg, qui tourne autour de Tamsen, comme une hyène sur sa proie. Son chien avait mordu Halloran puis tout était allé de travers. Les hommes s’étaient mis à se transformer en monstres.

Au-delà du genre littéraire, la romancière américaine prend la défense des femmes à une époque où leur liberté se réduisait souvent à se marier pour fuir un foyer parental restrictif avant de connaître un nouvel enfermement, celui du mariage et de la maternité. Tamsen Donner veut échapper à tout ça. Elle se veut libre de ses sentiments et de ses pulsions. Elle revendique une sexualité au même titre que les hommes. Elle sera renvoyée dans les cordes. Celles de son statut de mère. Sauver ses enfants, quitte à en mourir.

« Hurlements » de Alma Katsu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadège Dulot, Sonatine Éditions, 416 pages, 23 euros.

 

« Tous les silences » de Arttu Tuominen : le tabou de l’Histoire finlandaise

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Ce n’est jamais une partie de plaisir. Découvrir que l’Histoire de son pays n’est pas une longue épopée honorable. La Finlande ne fait pas exception. Elle aussi a succombé aux sirènes macabres du nazisme lors de la Seconde Guerre mondiale. Tandis qu’Olivier Norek a choisi de célébrer la résistance en la personne du sniper finlandais, Simo ou la Mort Blanche, qui fit des ravages dans les rangs de l’armée russe, le romancier Arttu Tuominen a préféré crever l’abcès. Il s’est emparé de ce tabou national. Avec trois vieillards pas si inoffensifs que ça. 

Qui peut bien vouloir avoir enlevé Albert Kangasharju, ce charmant monsieur de 97 ans ? Erreur sur la personne, pense immédiatement son entourage. Comme le souligne avec une conviction sincère son infirmière et amie, à la maison de retraite où il finit ses jours. Dans un premier temps. Parce qu’à la deuxième tentative d’assassinat à l’hôpital où il a atterri, et après la course poursuite entre l’agresseur et l’enquêteur, le doute s’installe. Que vient faire le Mossad (Service de renseignement israélien) dans cette histoire ? Et si Albert n’était pas ce qu’il prétend, un vieil homme sans relief. On retrouve le commissaire Jari Paloviita, l’inspecteur Henrik Oksman et son adjointe Linda Toivonen, les autorités de la ville de Pori, au sud-ouest de la Finlande. L’affaire est curieuse. S’attaquer aux seniors, pas fréquent.

Le tâtonnement des enquêteurs et la lenteur intellectuelle avec laquelle ils emboîtent tant bien que mal les pièces du puzzle participent à la compréhension de ce déni collectif, voire de cette naïveté coupable. Il est toujours intéressant d’observer comment une nation se débrouille avec le récit de sa propre Histoire et quelle image elle veut garder et donner. La culpabilité est rarement l’affaire d’un seul homme, elle est souvent partagée. « Tous les silences » en est une solide illustration.

Un homme suit avec attention ce fait-divers relaté dans le journal. Klaus Halminen lit et relit les quelques lignes. Parce qu’il a compris. Et ce qu’il veut là tout de suite, c’est foutre le camp. Trop tard. On frappe à la porte d’entrée. Deux morts, même âge, même nœud de corde, deux anciens combattants de la dernière guerre. Les policiers commencent à entrevoir une piste. Et nous, les lecteurs, on découvre avec grand intérêt l’histoire vraie sur laquelle repose en partie ce roman.

Dès 1939, la Finlande a fait l’objet de toutes les convoitises du voisin soviétique. Staline s’est lancé dans l’aventure hasardeuse d’envahir ce petit pays qu’il considérait avec dédain, mais comme le sien, pour empêcher l’Allemagne nazie de s’étendre et d’arriver jusqu’à Moscou. Une guerre propre et rapide. On parle de cette période comme La Guerre d’Hiver. Un autre dirigeant russe, un certain Vladimir Poutine, tiendra à peu près le même raisonnement envers l’Ukraine, des années plus tard. Cette fois, pour contrer l’influence américaine et ses alliés sous le parapluie de l’OTAN. Encore une histoire de frontière. Pour gagner ce combat, l’Allemagne nazie recrute des éléments étrangers afin de battre le démon bolchevique qu’elle a bien l’intention d’anéantir puis de posséder. Ce sont les Jägers qui s’engagent alors dans la Waffen-SS, les troupes d’élite d’Hitler. En 1941, ils sont mille quatre cents hommes à partir en Allemagne afin de recevoir une formation au maniement des armes. Que des volontaires. 

Le voilà le dénominateur commun à ces deux vieillards. Le poids du passé mais pas n’importe lequel, celui qui dérange, celui qu’on n’ignore ou que l’on ne veut surtout pas voir resurgir. Il faut donc un professeur d’histoire qui éclaire les policiers. Ce sera Matti Ilvonen du musée de Satakunta. Linda se charge d’aller l’interroger. Elle ne reste pas insensible au charme de ce quinquagénaire un peu loufoque. Mais incollable sur le sujet. Il lui parle du « Panttipataljoona », « Le bataillon de garantie », écrit par l’historien Mauno Jokipii, en 1968. Plus de 900 pages sur la division Viking et les volontaires finlandais qui ont servi dans la SS.  » Jokipii brosse un tableau dans lequel les Finlandais ont seulement été les témoins d’actes génocidaires et de purification ethnique. » Problème. Rien ne s’est passé comme tel.

L’opération Barbarossa. Une guerre d’annihilation menée par la Waffen-SS et la Wehrmart, de juin à décembre 1941 et au cours de laquelle entre cinq cent mille et huit cent mille Juifs ont été assassinés. Impossible que les volontaires finlandais n’aient pas participé à ces crimes. Mais c’est un véritable tabou dans le pays. Il fallait bien un bon polar pour mettre les pieds dans le plat. Des nazis, le Mossad, et la grande Histoire est mise à nu. À travers ces personnages qui incarnent tour à tour de jeunes nazis pris sur le vif en 1941 puis ces mêmes hommes devenus d’innocents vieillards, en 2019, on assiste à la reconstitution sans pitié de leurs crimes. La preuve, encore une fois, que le roman noir va bien au-delà de sa fonction première, le divertissement. Et qu’il peut comme « Tous les silences » contribuer à la vérité. Et parfois au pardon.

« Tous les silences » de Arttu Tuominen, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, Éditions de La Martinière, 467 pages, 22 euros.

 

« La Mariée de corail » de Roxanne Bouchard était capitaine d’un homardier

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Lire Roxanne Bouchard, c’est d’abord l’écouter. La prose de la romancière québécoise est une petite musique qui vous trotte dans la tête bien longtemps après avoir terminé la lecture. On pense à Fred Vargas en France qui a su créer un univers si particulier. Même tour de force chez la Canadienne qui, roman après roman, confirme qu’elle aussi possède une plume originale dans le monde rugueux et misogyne des pêcheurs de la banquise.

On doit cette jolie découverte aux Éditions de l’Aube Noire qui dès 2022 publient « Nous étions le sel de la mer ». Le titre cartonne immédiatement et emporte l’année suivante le Prix des lecteurs Quais du Polar/Journal du Dimanche et celui du Festival Étonnants Voyageurs de Saint Malo. Les amateurs du genre se régalent avec ce nouvel inspecteur, Joaquin Moralès. Que vient donc faire un Mexicain dans ces contrées polaires du Canada ?

Suivre son cœur. Bien évidemment. C’est pour une belle Québécoise qu’il a mise enceinte (c’est un homme d’honneur amoureux) que le jeune gaillard a rompu les amarres et quitté définitivement son pays d’Amérique latine. Depuis leur idylle qui leur a donné un fils, Sébastien, s’est mise à tanguer. Enfin, Joaquin ne sait plus trop. Sarah a demandé à prendre un peu le large. À réfléchir. Le voilà donc, le sergent-détective Joaquin Moralès, du poste de police de Bonaventure, pris dans les filets de « La mariée de corail », en Gaspésie (centre-est du Québec). Cet endroit justement choisi par sa femme et où elle ne viendra sans doute jamais.

« Les femmes de mer ne laissent personne indifférent ». Et surtout pas Angel Roberts, fille de Leeroy Roberts et femme de Clément Cyr. Et surtout capitaine d’un homardier. Pas banal, une dame aux commandes d’un bateau de pêche. Et cette Angel (ange en Anglais), elle en a énervé plus d’un. Son bateau est retrouvé avant son corps. L’accident est exclu. Le suicide ? « La Gaspésie le défie non seulement par sa lenteur, mais aussi par sa douloureuse expérience de l’intimité. Ici, il faut avoir une compréhension intime des gens pour résoudre une affaire. » Les gens de la mer sont comme ceux des montagnes, fermés et rudes. C’est tout à fait par hasard qu’elle a resurgi, « la cage étant ancrée à une sorte d’îlot d’arbres morts qui flottaient entre deux eaux. » Elle avait les bras ouverts vers le ciel, ses cheveux et sa robe ondoyant autour d’elle. La voilà dans sa robe de noces, une tradition qu’elle imposait à la date anniversaire de son mariage depuis dix ans, attachée à un casier de pêche, un casier à homards. Que s’est-il passé cette fois ? Aura-t-elle épousé la mer ? Moralès creuse. Interroge le mari si prompt à s’accuser, écrasé par le deuil, le père, les frères,. Beaucoup de haine sous-jacente, de rancœur dans les familles. Il est aussi question de braconnage et d’argent. Comme toujours.

Moralès est aidé dans son enquête par Simone Lord, agente des pêches. On ne peut pas dire que les deux partent du bon pied. Elle le toise. Et dit : « Quand c’est une femme qu’on recherche, ils nous envoient le gars en préretraite qui prend dix-sept heures à effectuer deux cents kilomètres. » Il doit aussi gérer l’arrivée inattendue de son fils Sébastien, en bisbille avec sa copine. C’est énorme pour ce taiseux qui au fond n’aspire qu’à une chose : se consacrer entièrement à son enquête. Il aurait voulu dire à Simone que « la disparition de cette femme ne l’indifférence pas, au contraire, mais il n’a jamais aimé ce genre de discussions. »

La nuit où Angel est morte, la mer était calme. L’eau a imbibé le tissu de sa tenue, mouillé ses cuisses. La vague est arrivée à la bonne hauteur, comme si le courant avait été calculé. C’est bien une mort planifiée. Mais de quel genre ? « A-t-elle ouvert les yeux, regardé la mer et su qu’elle allait mourir ? » Elles étaient deux femmes capitaines en Gaspésie. Il n’en restera bientôt qu’une. Joaquin Moralès est un bon enquêteur, il aura une réponse, pas toutes bien sûr. Mais il aura compris que « quand l’amour, à la manière des éclats scintillants de la lune sur l’onde, n’est plus qu’une illusion qui s’éparpille et se dissout, » le pire est à venir. Le style de Roxanne Bouchard nous berce comme les vagues d’une mer parfois létale. Sombre et grandiose, dangereuse comme un nœud coulant.

« La Mariée de corail » de Roxanne Bouchard, Éditions de l’Aube, 449 pages, 21,90 euros.

 

« Sans l’ombre d’un doute » de Michael Connelly : on ne s’en lasse pas

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Mais comment fait-il ! Autant de constance et de qualité. Michael Connelly sort son 45ème roman avec ses deux héros fétiches Harry Bosch et son demi-frère Mickey Heller, à jamais immortalisé par l’acteur texan, Matthew McConaughey dans le film La Défense Lincoln. « Sans l’ombre d’un doute » nous donne quelques éléments de réponse.

Il y a un héros qui ne meurt jamais. Harry Bosch, malade d’un cancer, retraité du LAPD mais toujours prêt à remettre un petit coup de collier. Parce que les méchants n’attendent pas. Il y a aussi un autre héros encore en construction. On le devine carrément dans cette nouvelle intrigue. Mickey Heller qui vient de faire libérer un innocent, a envie de se défaire de ses vieux oripeaux d’avocat de la défense sans foi ni loi, pour ceux plus nobles de redresseur de torts envers les accusés que la justice américaine a mis en tôle, faute de moyens ou autre. Ajoutez une parfaite maîtrise des rouages policiers et juridiques et un savoir-faire fictionnel quasi parfait, vous avez une grande partie de la réponse. Reste le mystère de la création, la propre inspiration sans cesse renouvelée de l’auteur, et vous ressortez de votre lecture enchantée avec une furieuse envie de lire le prochain Michael Connelly.

Dans la presse, on appelle ça un angle. C’est exactement ce que travaille le romancier américain, lui qui commença comme journaliste justice/police. Creuser cet angle d’un nouveau Mike Heller. Pour cela, il lui faut atténuer la réticence d’un Harry Bosch, flic indécrottable, à coopérer de plus en plus franchement avec la défense. Nous assistons à la métamorphose lente mais continue de deux individus liés par le sang mais que tout opposait jusqu’ici professionnellement parlant. Dans la masse des dossiers suivis par Heller un en particulier retient l’attention de Bosch. Celui d’une mère accusée d’avoir tué son ex-mari, adjoint des services du shérif. Autant dire un cas perdu d’avance, le commun des mortels n’ayant en général aucune chance face à la machine de guerre de la police.

Mais la lettre que Lucinda Sanz envoie à Heller et que Bosch lui soumet ouvre des perspectives. Le ton est de bon augure. Elle clame son innocence mais ne désigne personne. Elle demande juste de l’aide. Bosch suit son intuition. Et nous ses pérégrinations mentales et géographiques. Parce que lire du Connelly, c’est aussi se mouvoir en voiture dans la ville tentaculaire et en expansion permanente de Los Angeles, Californie. Quartz Hill, par exemple, la banlieue de la banlieue de Palmade au nord-est du comté, jadis une petite ville du désert, désormais elle abrite une population dépassée par les prix de l’immobilier de LA. Mais les nouveaux voisins ne sont pas les plus tranquilles. Ce sont les gangs et les junkies. C’est là que Roberto Sanz est mort, alors qu’il ramenait son fils au domicile de son ex-femme.

La suite relève de la virtuosité sans cesse renouvelée de l’écrivain. Évidemment que Bosch va soulever des lièvres, que Heller va faire des miracles et que tout finira bien. Mais ce qui surprend toujours dans les romans de cet auteur, c’est cette faculté qu’il a de nous faire naviguer encore et encore dans le système légal américain. Quasiment au pas désormais plus lent de son héros, Hieronymus Bosch, et qui se bat autant contre la maladie que contre la vieillesse. La faculté qu’il a aussi de mettre en valeur les personnages et d’ouvrir des portes. La dernière éclaire Mickey Heller. On entrevoit une transformation personnelle, sans doute plus en adéquation avec l’état d’esprit très légaliste de son demi-frère Bosch. Une jolie transition pour le nouveau scénario, sans l’ombre d’un doute, déjà mijoté par Michael Connelly.

« Sans l’ombre d’un doute » de Michael Connelly, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Robert Pépin, Éditions Calmann-Lévy Noir, 450 pages, 22,90 euros.

 

« Les Mouettes » de Thomas Cantaloube : des agents très spéciaux

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Les amateurs du genre ont sûrement tous regardé le mythique Bureau des Légendes et les aventures de Malotru. On pouvait donc se dire mais quelle mouche a piqué le romancier Thomas Cantaloube avec cet ouvrage qui sent très fort le pur produit marketé. En réalité, le résultat d’une opération pas banale lancée par les éditions Fleuve Noir. Une fois n’est pas coutume, un roman sera conçu d’après une production télévisuelle. Exercice un peu casse-gueule dont se sort l’écrivain avec un certain brio. On dévore « Les Mouettes » comme une bonne petite série télé.

Le romanesque. Le capitaine Yannick Cordan qui ne se remet toujours pas de la mort de sa femme Clarisse et carbure aux antidépresseurs ( sans le dire à sa hiérarchie ), ne vit pas très bien d’avoir été relégué au rôle de simple formateur de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité extérieure). Lui, le mec de terrain. Autant une offense personnelle qu’un véritable gâchis pour cet habitué des situations les plus compliquées qui puissent exister. Seulement voilà, un de leur jeune élément prometteur est coincé avec les lascars du GSIM (Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans) au milieu de nulle part, dans le désert sahélien. Il s’appelle Alassane Cissoko et sa Légende est Canaque. Cela fait six mois qu’il a infiltré la mouvance djihadiste. Mais quelque chose de big se prépare. Peut-être même un attentat. Auquel cas, les Services ne peuvent se permettre d’être impliqués. Pas bon pour l’image. La question se pose : faut-il l’exfiltrer ou pas ? Le cas de Canaque touche particulièrement le général Marcel Gaingouin désormais directeur du Service Action (SA) de la Boîte et dont les membres sont désignés par le fameux surnom les “Mouettes”. Il avait repéré et recruté le gamin.

Une partie du casting de la célèbre série comme Marie-Jeanne Duthilleul ou encore Jonas Maury est ainsi réutilisée par le romancier. Outre Yannick Corsan ou encore Icare, il y a aussi Stéphane Maranger surnommé Ajax, Fred Bréganton, Jason et Gaspard Caronia alias Actéon. Une des règles en vigueur au sein du SA est l’anonymat d’où les surnoms. L’allure des gaillards est très loin des clichés du gars surdimensionné aperçu dans les séries américaines. C’est le physique passe-partout de Malotru qui domine. « Entre eux, ils s’appelaient même parfois les chats maigres ». L’objectif principal étant de passer inaperçu tout le temps, ne pas se faire remarquer, règle de base. Petit tour de chauffe pour les quatre agents avec une mission avortée en Albanie et une autre plus musclée en Serbie où il est question de livraison d’armes. Icare est toujours chargé d’évaluer le ratio péril/engagement. Le « b.a-ba » des missions est immuable : on ne la joue jamais solo parce que pas question de mettre en danger le groupe. Mais Icare n’est pas du genre à obéir au doigt et à l’œil. On a toujours besoin de héros. Même anonymes.

La géopolitique est l’autre grand acteur du roman de Thomas Cantaloube. En l’occurrence, la présence française au Sahel. On apprend ainsi qu’il y a deux versions. L’officielle : celle qui affirme que les soldats français ont été appelés en 2013 par le président malien afin de stopper les djihadistes qui ont pris le contrôle du nord du pays puis foncé vers Bamako, la capitale. L’officieuse : qui est d’endiguer la menace conjuguée des terroristes islamistes et des séparatistes Touaregs galvanisés par l’effondrement de la Libye. Nom des opérations successives : Serval, Épervier, Barkhane. Avant un repli contraint au Niger en 2022, une reprise en main par les Russes sous la houlette du groupe de mercenaires Wagner, et le départ définitif de la France sous Emmanuel Macron. Thomas Cantaloube est méticuleux et précis. Il donne autant d’éléments fictionnels que d’informations réelles sur le fonctionnement des Services. Il passe au tamis les faits historiques et ceux qu’il crée de toute pièce. Un savant mélange nerveux et viril de ce qu’il faut dans un univers d’ordinaire fermé au public. Mais grâce à lui, on regarde par le petit trou de la serrure et on prend la mesure de ces héros anonymes qui se sacrifient pour la France. Sans pathos, avec une raideur quasi militaire et une abnégation exemplaire. La fin appelle une suite. Déjà en cours d’écriture. Évidemment.

« Les Mouettes » de Thomas Cantaloube, Éditions Fleuve Noir, 334 pages, 20.90 euros.

 

 

« Au Crépuscule » de Jaap Robben : l’amour sublimé

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Banal. Une jeune femme tombe amoureuse d’un homme marié. Elle le sait, elle s’en moque. Jusqu’au moment où la nature s’en mêle. L’heure n’est plus à l’insouciance, à la béatitude sucrée. L’heure est aux grandes décisions, aux grandes désillusions.

« Au Crépuscule » est un roman de Jaap Robben. Le poète écrivain néerlandais revisite le thème de l’adultère entre un homme qui ne quittera jamais son épouse et une jeune fille qui doit en subir les conséquences dans une société bigote et étouffante. Comment faire du neuf avec un thème aussi éculé. L’amour est éternel. Il relève des mêmes ressorts quel que soit l’époque. On aime quelqu’un qui est déjà pris. Il y a toujours un après. Délicat, souvent difficile, parfois dramatique. Comme l’histoire de Elfrieda, Frieda, Ida.

« Je me suis parfois demandé si j’avais vraiment existé avant de rencontrer Ott ». La puissance de l’aveu claque comme la première gifle de son enfance. Mars 1963, sur la rive du Waal. Le lac est gelé. De cette rencontre, Frieda se souvient de tout, quatre-vingt-un ans plus tard. « La petite bande de poignet visible à la lisière de son gant. La surprise que j’ai éprouvée à la vue de ses cheveux gris … » Il s’appelle Otto Drehmann. Il aime les papillons. « Certains d’entre eux ont de la poudre d’étoile entre les ailes. » Son rêve : découvrir une espèce inconnue. Elle sera son Ida. Il est plus vieux mais ils vont se découvrir comme de jeunes adolescents. Leur première fois sera maladroite et puis viendra la découverte de l’autre, de son corps à lui et le sien. Ils formeront un tout. Fugace, éphémère mais intense. Il lui dit : « Je ne t’ai pas découverte. Tu existais avant notre rencontre. » Elle lui répond : « Je ne sais pas. » Alors, ils se donneront un nom : les Tenderloo.

Il lui aura fallu la mort de son mari Louis, de son déménagement seule, dans une maison de retraite, la grossesse de la copine de son fils unique Tobias, pour que les souvenirs affleurent, peureux puis entêtants. Elle aussi un jour, dans l’obscurité de sa mémoire, elle a eu un autre enfant.

Le premier. Avec Otto. Dans un monde régi par un catholicisme rigide, une époque où les femmes célibataires sont encore des filles/mères. Autant dire des traînées. Sa mère le voit tout de suite, elle qui a élevé quatre filles. Frieda vit encore dans une forme d’innocence. Oui, elle a du retard, mais elle n’a jamais eu des règles régulières. « Tu nous infliges ça. » Le verdict est sans appel. Elle est chassée de la maison par son père. Otto n’a pas encore déserté. Il envisage même d’élever l’enfant avec sa femme qui ne peut en avoir. Après tout, c’est bien le sien. Frieda le regarde comme s’il était fou.

Elle ira donc au couvent de la Fondation Paula, chez les sœurs. Il y a un hôpital. Les religieuses ont l’habitude. Le secret, elles connaissent. Elles savent l’enfouir à jamais, hors de portée des hommes, hors de portée de la vérité. Les pages qui relatent l’accouchement, la séparation, l’abandon pour ne pas dire la reddition de Frieda, sont bouleversantes. On s’interroge. Comment peut-on jamais se remettre d’une telle histoire ? Comment peut-on aimer à nouveau, enfanter encore ?

Il y a des signes qui ne trompent pas. Ces moments de colère absolue, incompréhensible aux yeux de Louis. Cette distance avec ses parents retrouvés alors que Tobias les adore. Mais que peuvent-ils comprendre ceux qui l’entourent. Alors qu’elle-même a jeté ses souvenirs dans un carton posé là, bien au fond d’une cave ou d’un grenier, inaccessible à ses propres yeux. La mort de Louis réveille quelque chose en elle. Otto. Qu’est-il devenu ? Est-il mort ?

La modernité de l’histoire se niche aussi dans le rapport mère/fils. Frieda avoue ce passé douloureux. Tobias ne la juge pas. Au contraire. Il l’aide dans sa quête de savoir ce qu’est devenu le bébé aux deux pieds. Le bébé de Mademoiselle Tenderloo. Une fille ou un garçon ? Les bras de la sœur ce jour-là ont emmené le bébé. Frieda, son Ida, a crié Otto. Elle l’a vu s’éloigner. Une tâche sombre au bout du couloir. On lui a dit d’oublier, elle a sombré. Elle s’est réveillée à plus de 80 ans. Et elle a su. Enfin. Jaap Robben nous a parlé d’amour, de bonheur et de chagrin. D’identité effacée. Il nous a conté une histoire éternelle. Tant qu’il y aura des femmes et des hommes.

« Au Crépusucule » de Jaab Robben, traduit du néerlandais par Guillaume Deneufbourg, Éditions Gallmeister, 416 pages, 24,90 euros.

 

« Coliseum » de Thomas Bronnec : le loft de la politique

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Le Loft version Thomas Bronnec. Quatre politiciens réunis dans le même bocal, 24h sur 24h pendant trois jours sous les yeux intrusifs de dizaines de caméras sans état d’âme. Bienvenue dans Coliseum, le dernier roman décapant de l’écrivain français. Dans ce genre d’histoire, il faut toujours un cocktail de rage, d’ambition et de fric. Voire de sexe. C’est exactement ce que possède Noémie Lorentz, directrice de la société de production Ladybirds. Une killeuse dans son genre. Elle va devenir la cheffe d’orchestre d’une nouvelle forme de scrutin pour élire le futur président de la République. Ainsi en a décidé le camp de la majorité qui traverse une grosse crise existentielle et s’imagine la résoudre par un artifice paillette tendance télé-réalité. Le candidat sera choisi au terme d’une émission intitulée, « The One ». Parité oblige, il y aura deux femmes et deux hommes. Muriel Brey, Nadia Sadaoui, Yann Privat et enfin Nathan Calendreau. Ce dernier occupe une place particulière dans l’espace mental de Noémie. Il fut son amant.

Alors que l’émission se met en place et que l’on suit pas à pas les mouvements, pensées et erreurs des cobayes/candidats, un serial killer se balade dans la nature. À dix jours d’écart, deux meurtres, deux hommes, avec le prénom d’une femme et la date à laquelle elle a été tuée, inscrit sur une feuille gentiment déposée sur leur poitrine. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Bizarrement, en juillet neuf femmes sont mortes puis cinq le mois suivant. Silence radio. Mais ces deux hommes et ces messages sibyllins alertent les autorités. L’affaire prend très vite un tour politique. Il semblerait que quelqu’un réclame vengeance pour des victimes féminines. Une fois n’est pas coutume.

Dans son précédent roman, Thomas Bronnec avait imaginé une sorte de dictature écologique à faire frémir. Cette fois encore, sa diabolique imagination a accouché d’un scénario d’enfer. Réduire un candidat à la présidentielle en un vulgaire produit jetable sélectionné sur un plateau télé. Du pur marketing. L’ascenseur émotionnel est au rendez-vous. On s’émeut, on s’indigne, on traverse les épreuves des candidats en même temps qu’eux, on respire ou pas. C’est atrocement réussi. Thomas Bronnec est le meilleur des producteurs de shows politiques littéraires de ces dernières années.

Coliseum de Thomas Bronnec, Éditions Gallimard Série Noire, 272 pages, 18,50 Euros.

 

« Les Enchanteurs » de James Ellroy : Los Angeles, Marilyn et les K Boys

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Au fond, elle restait la dernière. Celle à qui la plume déjantée de James Ellroy n’avait pas encore osé s’attaquer. Oser ? Non, James Ellroy a toujours tout osé. La preuve. Alors que tout le monde garde en mémoire la « Blonde » de la romancière Joyce Carol Oates qui, si tant est que ce soit possible, ajoutait une couche au mythe insubmersible de l’actrice américaine, James nous fait comprendre d’emblée qu’il n’est pas le genre de gars à se faire balader. Le mythe Marilyn Monroe attendra. Sa propre mère, « La Rouquine », a occupé la première place de son panthéon personnel pendant des années, il n’a pas eu de temps à consacrer à cette créature adulée, mais over rated selon lui, si on sait lire entre les lignes du dernier roman de l’écrivain américain, « Les Enchanteurs. »

Désenchantés au mieux. Désespérés au pire. James Ellroy qui sera présent au Festival America le 28 septembre prochain à Vincennes, n’est pas un monsieur youp la boum, ne comptez pas sur lui pour vous offrir une version Barbie acidulée de l’Amérique. Celle-là ne l’intéresse pas. Non, celle qui le fascine autant qu’elle l’interpelle, c’est celle des marginaux, des criminels, des losers qu’il prend plaisir à associer à des personnages bien réels. James Ellroy est le grand maître d’œuvre du mélange fiction/réalité. On n’y coupe pas cette fois encore. Début des années 60. Freddy Otash, ex-flic du LAPD, est devenu enquêteur privé. Il bosse pour Jimmy Hoffa, le tout puissant responsable syndical des Teamsters (Syndicat des Camionneurs). Le gars veut se faire les K Boys, les frères Kennedy qui lui mettent une pression monstre, l’accusant d’être trop lié à la pègre. Il demande à Freddy O de mettre sous surveillance La Blonde. Il pense ainsi récolter des informations juteuses et dévastatrices contre le président américain John Fitzgerald Kennedy, JFK, et son frangin Robert, procureur général parti en croisade contre les mafieux. Oubliant au passage que leur paternel Joe a sollicité ces mêmes pourritures pour faire élire son gamin JFK. Il fallait bien dans ce paysage politique saturé, une blonde, The Blonde, la Marylin Monroe, le fantasme absolu de tous les mâles blancs de l’Oncle Sam, pour ne pas dire de la planète. Mais la star sous la plume du romancier est loin d’être glamour. Elle passe ses journées pas lavée, vautrée dans son lit, hébétée, assoiffée. Ne se levant que pour aller chez son psy ou chercher du matos, défonce et alcool, et de temps en temps pour se pointer sur un plateau de cinéma, se rappelant soudain qu’elle est une actrice. Et pas n’importe laquelle. Celle qui couche avec JFK. Qui ne lui répond plus au téléphone. Les K Boys. Ces enfoirés qui étaient bien contents de se la refiler avant de s’en lasser. Mais comment peut-on se lasser de la Blonde ? Avec Ellroy, qui a envie d’une gonzesse de ce genre. En tout cas pas Freddy. Non, lui en pince pour Pat Lawson, la sœur des K Boys. Mais elle est mariée au tocard number one, Peter Lawson, acteur de seconde zone mais pourvoyeur first class en nanas et substances toxiques pour qui sait demander. Il est une sorte de fixeur pour les K Boys qui entre deux crises politiques n’ont guère le temps de faire les courses eux-mêmes. Et JFK a une libido no limit, un appétit féroce en matière de nouvelles filles. Peter est au taquet.

Quatre mois de filature, d’écoutes harassantes, Fredy O l’espionne même sur son lieu de travail. Trois jours d’affilée, il ne quitte pas le mobile home où la star se réfugie.  » I observed the Marilyn Quadrafecta : pop pills/booze/bar/pass out. » Freddy est au bout du rouleau, il n’en peut plus de la Blonde. Et puis, boum, crac. « OK. Elle est morte. Nous voilà dans un tout nouveau merdier maintenant. » Irrévérencieux au possible. Annoncer la mort de la star, comme ça, de façon aussi nonchalante que lapidaire. Seul Ellroy pouvait se le permettre. « Pas de brigade, d’équipes scientifiques… c’est une star qu’a clamsé ». Conclusion de l’autopsie : overdose de barbituriques ou suicide. « Deux anomalies : de minuscules petits trous sur le lobe de l’oreille gauche. Une vague trace de morsure humaine cicatrisée. » Freddy O revient en grâce. Le chef de la police, Bill Parker, lui demande de reprendre du service. Il veut faire chanter le petit frère, Bobby, Robert Kennedy. Il vise le poste du FBI. Tout est toujours pourri, violent dans le monde ellroylien. On trahit, on boit, on carbure à la dope, on baise, on vit en trois dimensions. On meurt beaucoup et facilement.

Otash est le narrateur du roman. On avait fait sa connaissance en 2021 dans « Widespread Panic ». Sa langue est celle du jargon des 60’s, version Rat Pack, Frank Sinatra et The Outfit de Chicago. C’est un gars aux mauvaises habitudes. En défonce constante. Entre ses propres délires et ceux de l’écrivain, qu’est-ce qui est vrai et faux ? Le kidnapping bidon de l’actrice de seconde zone Gwen Perloff ? Les détectives du Hat Squad, un groupe de policiers de Los Angeles ultra dangereux ? Le roman fourmille de personnages peu recommandables, de gens au pouvoir long et parfois opaque. James Ellroy dégaine toujours aussi puissamment, la faconde est intacte, un diamant en apparence mal taillé. En réalité, une pierre précieuse qui n’existe pas encore. L’Histoire de son pays demeure son obsession, cette Amérique dont la moitié est prête à voter une nouvelle fois pour un Donald Trump en totale roue libre. Une Amérique maudite que le grand romancier s’échine à décrire, décortiquer, voire déchiqueter depuis des années. Comme s’il lui en voulait de n’avoir pas su devenir ce que l’on attendait d’elle. Le rêve américain traîné dans un désespoir rouge sang obstiné et tragique.

« Les Enchanteurs » de James Ellroy, traduction de l’Anglais (États-Unis) par Sophie-Aslanides et Séverine Weiss, Éditions Rivages/Noir, 400 pages, 26 euros.

 

« Mater Dolorosa » de Jurica Pavičić : jusqu’où peut aller l’amour d’une mère

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Imaginez le ciel bleu de la côte dalmate en Croatie. La ville de Split et ses restaurants où l’on déguste du poulpe à moindre frais. Un rêve. Mais pas celui de Juric Pavicic. Dans son dernier roman, « Mater Dolorosa », l’ombre a pris possession des hommes et des lieux. Un viol et un meurtre. Celui de Viktorija Reba, une jeune fille de 17 ans découverte sur la Route F Tudjman, du nom de l’ancien président croate. Et tout devient noir.

L’écrivain se laisse porter par son humeur que l’on devine ombrageuse. Il n’y aucun personnage sympathique, hormis l’un des inspecteurs. Le meurtre est quasi secondaire. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la peinture sociale, les dynamiques familiales dans ces contrées encore peu progressistes. Ces grands enfants qui vivent encore chez leurs parents. Qui cuisinent pour eux ou vice-versa. Ces classes sociales immuables, les riches et les pauvres, quel que soit le régime politique. Mais pas une seconde, on ne veut lâcher l’histoire. Fascinés par ceux à qui on ne voudrait surtout jamais ressembler. Commençons par le trio. Mère, fille et fils. Katja, Ines et Mario Şevelj. C’est ce dernier qui va poser un problème. Étrange quand on y pense. Il ne fait rien de sa vie. Il se lève tard, boit son café dans la cuisine familiale, se lave, sort, se rend au même café, y retrouve ou non des copains puis marche jusqu’à la falaise. D’où il admire la mer et fume une cigarette. Un suspect sans aspérité. Il aurait fallu se plonger dans ses cahiers d’école. « Dès la cinquième, ils se résumaient à un grand vide blanc ». À l’inverse, sa sœur travaille dans un hôtel pour touristes. Elle rêve d’émancipation, de départ au-delà des frontières. Elle vit une aventure avec un homme marié. Leur mère est veuve. Elle cuisine, range, nettoie, se plaint et prie. Elle a dû se mettre à travailler. Elle est femme de ménage dans une clinique dont le directeur et médecin est justement le père de la victime. Katja va beaucoup à l’église. Sur l’autel, il y a Notre-Dame des Sept Douleurs. Elle se recueille devant la Mater Dolorosa, la mère de toutes les mères. Elle s’identifie à elle. Sa souffrance, c’est la sienne. « L’église lui fait du bien, comme une boîte de silence. » Bigote et obtuse, elle est indifférente à la souffrance de l’autre. Lorsqu’elle demande de l’aide au prêtre, c’est pour une sombre histoire de buanderie. Il ne l’écoute pas. Focalisé sur Ines dont il juge la conduite scandaleuse.

À quel moment tout déraille ? Quand le meurtre de la jeune fille fait la Une, quand Katja comprend ce qu’elle a mis dans le tambour de la machine à laver. Quand Inès découvre « le truc », le sac de foot que leur propre mère a caché à la cave. Il y a peu d’amour dans cette famille. Elle défend son fils mais a nourri sa fille « la vipère » en son sein. Les deux femmes devront pourtant pactiser. Au nom des liens du sang.  « Quoi qu’il arrive, une mère ne donne pas son fils. » Du côté des autorités, ils sont trois. Aussi. Un bon flic, Zvone qui vit toujours chez son père. Tomaṣ̌ est le plus âgé, il applique encore les méthodes de l’époque soviétique et Krivić, un jeune loup prêt à tout. Ils se fourvoient. L’un par réflexe, l’autre par ambition. Il reste Zvone qui a tout compris mais ne pourra rien. Il n’a pas ça en lui. Ça quoi ? Ce que son père et d’autres anciens soldats ont eu pendant la guerre, la capacité de tuer. Mais eux, ils en avaient le droit, le devoir. Lui se doit de suivre le chemin de la justice en temps de paix.

Avec Pavičić, c’est un peu comme caméra à l’épaule. Il trimballe toujours son regard sur l’ancienne Yougoslavie, celle de la guerre de 1991. On est dans le gris. La Croatie a affronté la Serbie. Le temps s’est arrêté puis il est reparti. On a fait table rase avec de nouvelles constructions. Certains sont allés de l’avant. Mais pas Katja, pas Ines et encore moins Mario. Ces hommes et ces femmes ne semblent avoir guère de prise sur leur destin. Incapables de sortir de leur condition, hermétiques à la résilience. La mort brutale d’une autre va les précipiter dans l’inconnu. Le romancier leur donne la parole. Chacun leur tour. Comme pour mieux les mettre à nu, puis pour les étouffer, les fuir. Comme Ines. Peut-être. Un roman noir puissant, hypnotique par la banalité de ses personnages. Magnifiés par la grâce de l’écrivain croate.

« Mater Dolorosa » de Jurica Pavičić, traduit du Croate par Olivier Lannuzel, Éditions Agullo Noir, 416 pages, 23,50 euros.

 

« Les Adversaires » de Michael Crummey : frère et sœur à la vie à la mort

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Avis de tempête. Force maximale. Un tsunami littéraire qui nous emporte sur les rivages lointains de Terre-Neuve. Tout commence par un mariage. Une pauvre malheureuse jetée en pâture par son propre père dans une union de misère avec un soûlard pathétique mais riche. Ce mariage-là n’aura pas lieu. Une veuve retord y veillera. Une autre jeune fille sera sacrifiée. « Les Adversaires » de Michael Crummey possède le souffle des très grands romans.

Cette union bricolée n’est que le nouvel épisode d’un duel fratricide entre « la carcasse avinée » de Abe Strapp et de sa « foutue sorcière » de sœur, la Veuve Caines. Leur père Cornelius Strapp est mort. Il était originaire de Bristol avant de s’installer dans cette île de Terre-Neuve au bout du monde, dans le village de Mockbeggar. Il fait fortune dans la pêche à la morue. Nous sommes dans la première partie du 19ème siècle. Les filles de leurs pères ont peu de droits. Enfants déjà, la fillette et le garçon se détestent. Pour le Sacristain, Abraham Clinch qui veille sur cette famille disloquée comme un corbeau noir et maudit, elle ne reste pas à sa place. Il n’aura de cesse de la marginaliser.

Lorsqu’on découvre la Veuve en ce jour de mariage, elle a perdu son mari, le Quaker Elias Caines. Elle ne porte pas de robe, fume la pipe et a recueilli deux geais qu’elle autorise désormais à voler librement dans sa maison. Elle fait ce qu’elle veut. Elle est devenue tout ce que déteste le Sacristain. Elle vit dans une grande maison, elle possède des domestiques, elle règne sur sa propre compagnie que son défunt époux a osé lui laisser. Sans gardien, tout à elle. Le mariage arrangé était bien sûr son idée. Tout faire pour entraver la fortune de son frère. Le Sacristain le sait, lui qui lui rend une visite forcée. Il se remémore son enfance. « Elle manifestait une avidité peu naturelle pour le savoir. » Forcément, elle seule, a le don. « Jongler avec les chiffres était sa seule préoccupation. » Il avait cru pouvoir la contenir en l’obligeance à essayer d’éduquer ce frère inapte à tout. « L’impérieuse liberté d’esprit de la jeune fille grandit comme une tumeur maligne. Tous ses élans étaient contraires à la nature féminine. » Il croyait avoir trouvé la parade, une solution radicale pour « développer son instinct maternel. » Peine perdue. Le frère est irrécupérable. Cette brève parenthèse éducative avortée ne fait qu’attiser la haine réciproque des deux enfants. Et elle, trace son chemin. Déjà implacable. Elle grandit à la compagnie, y vient chaque jour accompagnée de son cerf apprivoisé, elle conseille, donne des ordres mais lorsque son abruti de frère a 16 ans et que son père change la raison sociale de l’entreprise pour C. Strapp et Fils Cie Limitée, elle n’y remet les pieds que pour la lecture du testament qui ne lui laisse rien. Hormis la dot accordée à l’époux lors de son propre mariage.

Poser ses yeux sur elle incommode le Sacristain. Cette audace qui la caractérise le met dans un état de fureur absolu. L’homme d’église a choisi son camp. Il travaille désormais pour Abe qu’il a toujours su manœuvrer. Ce frère qui a tué un homme, installé un bordel, ce frère ivrogne dont le salut de l’âme est perdu. Mais au fond, c’est elle qu’il hait le plus. « La Veuve était imprévisible, insondable. Il avait parfois l’impression d’entendre l’Adversaire s’exprimer à travers elle, de sentir en elle la malice et la ruse du Prince des Ténèbres. » Parce qu’elle fait peur, la Veuve. Elle agit comme un homme. Elle est dure, juste et injuste. Elle jure comme un charretier, baise de la même façon. Lorsqu’elle daigne s’intéresser à la chose. Elle prend autant qu’elle offre ce corps de femme mûre. Ce corps qu’elle veut unique, sans enfant. Au point de presque mourir pour s’en débarrasser. Michael Crummey a créé un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années. Sans concession, obsédée par sa propre liberté, ivre de gagner, de maîtriser la nature de l’homme. Est-elle meilleure que son frère ? Ne cherchez pas, là n’est pas la question.

Parce que l’époque n’est pas la bonne époque. Les éléments sont contre elle, la Veuve Caines. La société, son frère, l’église. C’est un combat inégal que nous dépeint le romancier canadien avec une puissance et une intelligence sidérante. Il fait chavirer les mots et nos émotions, on est pris dans l’œil du cyclone de sa narration. La société patriarcale de l’époque gangrenée par une religion omniprésente et toute puissante est passée au crible. Les conventions dominent, la Veuve Caines est une injure, un élément perturbateur insupportable. Un seul homme dans cette galerie de personnages la regarde autrement. Elle provoque chez Seulomonde Lamb des sentiments contraires à la norme. Il admire ses vêtements, ses cheveux qu’elle a osé couper, sa liberté. Elle vit recluse et distante. « Elle semblait se suffire à elle-même. » Seulomonde se retrouve en elle. Il est bien le seul.

« Les Adversaires » de Michael Crummey, traduit de l’Anglais (Canada) par Aurélie Laroche, Éditions Phébus, 368 pages, 23,50 Euros.