« Petites Morts à Sonagachi » de Rijula Das : misère et splendeur au cœur de Calcutta

Il n’est ici pas question de morale, ni même de rédemption. Tout le monde ne voit pas l’existence par un prisme judéo-chrétien qui sous-entend qu’il arrivera forcément un moment, où le pécheur se rendra au châtiment de Dieu, à défaut de celui des hommes. Et ce n’est pas dans un bordel que l’on se posera toutes ces questions existentielles, alors que la survie est la vie. L’Inde n’est pas une fille facile. À la fois grossière et subtile, réaliste et rêveuse, douce et brutale. Paradoxale, insaisissable. Le premier roman de Rijula Das, « Petites Morts à Sonagachi », est époustouflant. Il nous transporte dans un pays brouillon, bruyant et chatoyant. Un pays où les femmes sont en première ligne, victimes de l’exploitation tous azimuts. De celle des hommes bien sûr, mais pas seulement. La sororité n’est pas un acquis. L’Inde le rappelle cruellement.

L’intrigue qui n’a que peu d’importance – la mort de prostitués n’intéresse personne dans ce pays hormis un flic assez fou pour ne pas être corrompu ou les coopératives féministes – repose néanmoins sur un crime atroce dans un milieu que l’autrice, chercheuse et traductrice du bengali, nous dévoile dans sa plus profonde réalité brute. Où les sentiments ne valent qu’en fonction de ce que l’autre peut offrir, en roupies sonnantes et trébuchantes. Dis-moi combien tu as, je te dirai combien tu vaux. Implacable, immuable. Nous sommes dans le quartier rouge de Calcutta. La ville est extrême. Elle abrite la plus grosse concentration de lupanars en Asie et Mère Teresa abrita le plus célèbre épicentre de la misère pendant longtemps. La romancière s’est intéressée à une combinaison double : sexe et misère. On va suivre les aventures de Lalee, prostituée rouée mais qui croît encore qu’elle verra la lumière au bout d’un interminable tunnel. Un jour.

Mohamaya est morte. Elle avait  28 ans et « une beauté désuète, des yeux de biche, de longs cheveux et la peau claire. Elle était morte la veille au soir, sans aucune discrétion, allongée dans un bain de sang ». Madame Shefali, une maquerelle pur jus, ne traîne pas et fait sortir le corps. Les clients n’attendent pas. « Les maisons d’ici sont comme des femmes, avait-elle dit, un jour. Il faut les louer pour gagner de l’argent; pas le temps de les retaper ». Pas de misérabilisme convenu, pas d’empathie, le Lotus bleu ne peut se payer ce luxe. Le bordel de Madame Shefali est comme un théâtre d’ombres. Des hommes entrent, disparaissent derrière des portes où des filles vont s’occuper d’eux. Lalee est tout le temps choisie par Tilu Shaw, une sorte de poète raté et recyclé dans des fictions érotiques, du style « Coquine belle-sœur », déclinées « au clair de lune », « au bain », « à la mousson »… Pas de quoi satisfaire son père qui, accablé par la déception, n’adresse quasiment plus la parole à son fils. Tilu est amoureux de Lalee et rêve de la sauver de cet endroit de perdition. Il est son misérable « babu » d’extraction de classe inférieure. Ce n’est pas de ça dont elle rêve.

Le bordel de Madame Shefali possède un étage. Inaccessible. Mais ce jour-là, elle convoque Lalee. « Cela faisait vingt ans qu’elles se côtoyaient. Elles s’étaient disputées, haïes, entraînées et protégées ». Elle lui annonce que Lalee va pouvoir s’y s’installer. Lalee se méfie. Mais a-t-elle le choix ? Non, bien sûr. Pas plus que de dire non, quand une voiture, une Sedan noire aux vitres teintées, l’attend, direction un bar à pole dance. Elle y rencontre Rambo Maity, un escroc à la petite semaine qui a les yeux plus gros que le ventre. Avec lui, une grande blonde, une fille de l’Est prénommée Shaka et qui préfère que Lalee s’adresse à elle sous le nom de Sonia, mais se fait appeler Jasmine quand elle est au bar. Véritable dédale identitaire où les filles semblent parfaitement naviguer. Les plus fortes revêtent des armures qui au gré des rencontres se transforment en cotte de maille, rempart infranchissable, dernier maillon d’une existence qu’elles veulent encore pouvoir contrôler. Sonia fait partie de ces dures à cuir. On leur prend tout, leur corps, parfois leur dignité, elles choisissent leurs prénoms.

La suite du roman nous plonge dans la fosse du vice en tout genre. Gros maharaja adepte de tortures sur femmes dont tout le monde se fiche. Mais qui, pour des milliers de roupies, acceptent cette maltraitance organisée dans cette grande chaîne alimentaire du trafic sexuel. Rijula Das prend peu de gants. La réalité de son pays ne se prête pas au sentimentalisme de bonbon rose ou de créatures Bollywood. La petite mort de Rijula Das est un orgasme à double tranchant. La pleine extase pour les hommes et une mort lente pour les femmes. Splendide.

« Petites Morts à Sonagachi » de Rijula Das, traduit de l’anglais (Inde) par Lise Garond, Éditions Seuil/Cadre Noir, 384 pages, 23.50 euros.

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