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« Le Sang des Innocents » de A. S. Cosby ne cesse de couler

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Pour les vieux racistes du coin, l’affaire aurait dû être pliée en deux temps, trois mouvements. Un jeune noir, Lattrel Macdonalds, a tiré sur Jeff Spearman, le prof de géo préféré des élèves, avant d’être abattu par la police. C’était en direct, on a tout vu, le gars qui tire et les forces de l’ordre qui ripostent. Légitime. On a même échappé au pire d’ordinaire au sein d’une structure scolaire, avec une fusillade qui ne compte que deux morts. Mais le shérif Titus Crown, ancien du FBI, ne veut pas de bavure dans son service. Il est dans la ligne de mire des Blancs qui ne seraient pas mécontents qu’il se vautre. Alors, derrière ses lunettes Ray-Ban Aviator, il regarde la scène de crime chaotique et conclut immédiatement qu’il lui faut diligenter une enquête interne et met sur la touche un policier de son équipe au coup de fusil qui pose question. Mais qu’est-ce que s’imagine le bonhomme ! Que le Sud a changé ?

« Le Sang des innocents » de S. A. Cosby est le troisième roman publié chez Sonatine. Leur chouchou du moment. Non sans raison. Un poil plus classique dans sa forme, l’ouvrage confirme néanmoins tout le talent de l’auteur noir américain, fils d’un Sud rural hanté par le sang versé dans les entrailles de sa terre. Son personnage est un homme bien, pétri de bonnes intentions. Il veut tout simplement faire respecter la loi. Une loi qui vaut pour tout le monde, y compris dans ses propres rangs et sa communauté. Au cours des quinze dernières années, le comté de Charon situé en Virginie, et qui ne compte pas moins de vingt et un lieux de culte et deux fois plus d’armes à feu que d’habitants, n’a enregistré que deux meurtres. Le premier ayant été résolu en un quart d’heure. Le rodéo solitaire et sanglant du jeune Lattrel sonne comme la fin d’un monde tranquille. D’autant que les propos du despérado envoient une décharge immédiate dans la carcasse de Titus. « Il a dit qu’il était l’Ange noir, l’Ange de la Mort. » Titus entrevoit la suite. « La saison des larmes » a commencé et lui est à la barre. Lattrel s’est suicidé, il va falloir faire sans. Qu’a -t-il voulu dire avant de se donner la mort ?

Evidemment chacun a une explication. Les Blancs, les Noirs, les pasteurs, tout le monde y  va de son interprétation. Reste les faits, voire les preuves. Comme ce qui est trouvé dans le téléphone de ce bon samaritain, Jeff Spearman. Pas de quoi le canoniser. Au contraire.  Plutôt un défilé d’horreurs infligées à des enfants noirs. Le scénario évolue à la vitesse grand V. Comment faire entendre raison à ces Blancs en mal de vengeance, comment leur dire que ce professeur n’est pas ce que la population de Charon croyait. Qu’il appartenait à un trio de tueurs dont les victimes ont été six adolescents torturés. Titus Crown alterne. Tantôt équilibriste, tantôt bulldozer, il n’a que la justice dans son espace mental parce que la justice est au-dessus de tout. Pense – t – il.

Du côté des Blancs, il lui faut gérer Scott Cunningham, le président du conseil du comté qui ne se gratte pas pour dire à Titus « on vous a à l’œil ». Il y a aussi Ricky Sours et son groupuscule de révisionniste des Fils de la Confédération qui a fait de la statue de Joe le Rebelle érigée par les Filles de la Confédération, un enjeu politique et racial majeur. En face, le reste de la population. Composée à 60% de Noirs. Comme Jamal Addison, pasteur et dévoué à ses fidèles mais aussi ardent défenseur de la cause sociale. Il s’attendait d’ailleurs à ce que Titus soit le shérif des Noirs parce que la police corrompue et raciste du Sud, il connaît. Il a vite déchanté. Même si Titus est parfois obligé de renouer avec ses origines. « Le représentant de la loi avait disparu, sa voix remplacée par celle des fermiers noirs de Charon. La voix de l’alcool artisanal et du pain de maïs. La voix des bagarres à mains nues et des chemins bordés de chèvrefeuille. » Titus Crown est écartelé, un pied dans chaque camp. Il se bat pour une Amérique égalitaire, sans frontière de couleur. Il se retrouve dans ce marigot de petits blancs rances et haineux et face à sa propre communauté avide de réparation.

Ce qui nous mène en quelque sorte à l’autre pilier de ce roman : le Sud profond. Avec notamment son folklore religieux. Aux confins du comté sur l’île de Piney Island se dresse l’église du Rocher du Rédempteur. Le pasteur Elias Hillington y vit avec sa femme et ses enfants. Adepte d’une vieille coutume du Sud, Elias prêche à l’aide de serpents. Titus l’interroge. L’homme est revêche, il n’aime pas les questions, il préfère nourrir ses bestioles à sang froid. On devine que la relation père très croyant et fils pour le moins fâché avec Dieu, résonne en écho avec celle de l’auteur et de son propre père. Interrogé dans une interview, S. A. Cosby explique » qu’il a été élevé dans une église pentecôtiste et qu’il a eu pendant un certain temps une relation compliquée avec la religion. » Titus, lui-même, ne cesse de défier son père dans le roman, insistant sur le fait que sa Seigneurie était aux abonnés absents pour sa mère, morte d’un cancer en un rien de temps. Une vie en autarcie, à l’abri des regards, que s’est-il passé, que se passe – t – il sur ce bout de terre ? Polly Anne Cunningham détient la réponse. Le chemin de croix de Titus Crown. « Peu importe d’où ils viennent et où ils habitent, les gens sont tous les mêmes, s’indigne -t-il. Et « les petites villes sont à l’image des gens qui les peuplent. Tôt ou tard, elles finissent par livrer leurs secrets, mais pour cela, il faut d’abord payer le prix du sang. » A. S. Cosby est un homme en colère et il le fait magistralement savoir.

« Le Sang des Innocents » par A. S. Cosby, traduction de Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.

 

 

 

 

 

 

 

 

« Les Vagabonds » de Richard Lange : une bande de bikers assoiffés de sang en vadrouille au 21ème siècle

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Ce n’est toujours pas facile d’être un vampire. Le nom a changé, c’est sûr, mais le système de fonctionnement demeure intact. La créature qui fait peur aux enfants doit toujours se nourrir de sang et éviter la lumière. Les frères Jesse et Edgar s’inscrivent dans cette lignée des héritiers de Dracula Vlad. Leur but dans la vie est le même que leurs prédécesseurs et divers ancêtres : traquer les futures victimes pour leur planter une bonne paire de crocs dans le cou. De préférence. Pas de récit sirupeux à la Anne Rice pour le romancier Richard Lange. Lui préfère les tonnes d’hémoglobine, les motards craspouilles et les lascars en perdition. Ce sont ses « Vagabonds ».

Dans un style ultra-nerveux et toujours au présent, Richard Lange nous embarque dans une Amérique où les rues sans lumière abritent le festin des vampires, version 70’s. Paumés, junkies et prostitués. Insensibles aux maladies et aux microbes – il faut bien admettre que grâce à cette chasse d’un goût douteux au cours de laquelle ils débarrassent de la planète terre quelques éléments contestables et contestés -, les « Vagabonds » errent dans les limbes d’une vie qui s’étire sans fin, imperméable aux vrais désirs de ces bestioles de la mort. Promesse faîte à la maman alors qu’elle passe de vie à trépas, Jesse veille sur Edgard, frérot à la maturité d’un gamin de cinq ans. La relation entre les deux n’est pas au beau fixe. Voire distendue. Edgard a le Petit Diable dans la tête comme il l’appelle, véritable tyran et d’un appétit féroce. « Nourris-moi, fils de pute » qu’il lui serine régulièrement, le poussant ainsi à prendre des risques que le grand frère n’a plus trop envie de courir.

Comme ce soir-là, lorsqu’ils décident d’aller jouer au bowling et que Jesse flirte avec une fille. Elle lui rappelle Claudine, l’amour de sa vie. Morte. Jesse sait qu’il ne devrait pas l’embarquer. « Quand les mués entament des relations avec ceux qui ne le sont pas, il n’en sort jamais rien de bon. » Mais Johona ressemble tant à Claudine. Il a raison, c’est le début des embrouilles. Entre Edgard qui en ferait bien son casse-croûte et une histoire de bébé, les voilà en fuite, trio bancal constitué de deux charognards assoiffés et d’une minette un peu barrée.

Pendant ce temps-là, Charles Sanders écrit à sa femme Wanda. Il a pris la route, il veut mettre la main sur celui qui a tué son fils Benny, toxico, prostitué, et retrouvé dans une poubelle de L A, il y a deux ans. Il croise sur sa route un borgne qui s’appelle Czarnecki qui a perdu sa femme. Depuis, il garde un jeune homme enchaîné dans une cage qu’il sort uniquement la nuit. « Le gosse repère les vagabonds, ils se reconnaissent entre eux, et je les tue. » Une croisade du bien contre le mal et qui justifie selon lui la captivité et les meurtres.

Tout ce petit monde va se télescoper par la grâce horrifique de Richard Lange qui n’oublie pas de faire venir à la table de ce festin gorisissime les Démons qui écument les bouges et les billards de troisième zone. Sept sauvages en blouson noir qui chevauchent leur moto dès la tombée de la nuit. Ce sont les sicarios de la morsure finale, ils débarrassent le plancher des Vagabonds qui font du tort à la cause des vampires du monde entier. Justement, Jesse et Edgard sont devenus problématiques. Le romancier américain achève sa démonstration par une chevauchée de la mort des Démons échoués dans un motel miteux, en bord de route plongé dans l’obscurité. L’arsenal des frérots est impressionnant : un 45, un 38, un 9mm, un couteau de chasse, une scie. La bataille épique s’annonce apocalyptique. Et le pic à glace essentiel à la victoire finale. Un ballet de corps, de balles et de couteaux qui fusent dans tous les sens. L’auteur a paraît-il pratiqué le Kung Fu et la boxe. Il en a tiré une chorégraphie de Dracula version western Freddy Krueger, sacrément Rock and Roll.

« Les Vagabonds », de Richard Lange, traduit par David Fauquemberg, Éditions Rivages/Imaginaire, 336 pages, 22 euros.

 

 

« L’Été d’avant » de Lisa Gardner : à la recherche des disparus de l’Amérique

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Lorsque le Washington Post se fend d’une critique en 2021, la précision est de taille : « Lecture à consommer sans culpabilité. » Lisa Gardner, championne poids-lourd des blockbusters dans la catégorie romans policiers diaboliquement efficaces, figure régulièrement dans la liste des préférences de lecture du vénérable journal de la Côte-est américaine. Ce n’est pas donné à tout le monde de livrer un page-turner addictif et de qualité. La dame aux 25 millions de livres vendus dans le monde vient pourtant de récidiver avec « L’Été d’avant ».

Tout tourne autour de son personnage principal : Frankie Elkin, la quarantaine, ancienne alcoolique qui lutte encore pas mal contre ses démons. Frankie s’est découvert une autre addiction : retrouver des personnes disparues. « Quand la police a baissé les bras, que les médias ne s’y sont jamais intéressés, que tout le monde a oublié, c’est là que j’interviens. » Invraisemblable le pitch ? Pas du tout. Il existe réellement aux Etats-Unis des apprentis enquêteurs qui se sont donnés comme mission de se substituer à une police débordée ou négligente. Et parfois avec succès. Comme Jody Ewing, en Iowa, rencontrée en 2015 et qui de sa propre initiative avait monté un site Internet consacré aux crimes non résolus. Ni policier, ni détective privée, ni rien, Jody Ewing a contribué à résoudre des mystères délaissés par des autorités surchargées. Comme Frankie, elle a laissé parler les disparus.

Mattapan, quartier chaud de Boston. C’est là que vit la communauté haïtienne. C’est là que Frankie pose ses valises. Avec comme toujours, presque rien dedans. Sa vie est d’aller de ville en ville, pas besoin de s’encombrer. Lorsqu’elle pénètre le Stoney’s, elle comprend tout de suite que pour une fois, c’est elle, la minorité. Va falloir la jouer fine mais les défis, Frankie, elle adore. A croire qu’elle les recherche. Elle postule comme barmaid. Gonflé pour une régulière des AA. Le patron l’avertit : « Les clients ne vous aimeront pas. » Elle s’en moque, elle est là pour retrouver Angelique Violette.

Frankie commence par se rendre au domicile de la jeune fille qu’elle trouve facilement sur Google Earth. Elle ne se fait aucune illusion, elle sait qu’elle sera mal accueillie. Dans un premier temps. Et puis l’espoir qui ne quitte jamais ceux qui restent, ceux qui sont délaissés par les autorités, ceux-là, il arrive toujours un moment où ils finissent par s’accrocher. Et elle est là pour les aider. Alors qu’elle n’est « ni détective, ni journaliste, ni rien. » Elle est juste une femme qui retrouve des gens, de préférence issus des minorités. Le scénario se déroule comme prévu. Guerline Violette, la tante d’Angélique se méfie, son neveu Emmanuel encore plus, mais le duo finit par céder. Obtenir l’autorisation des proches, vital pour la suite. « Il est arrivé qu’on me jette dehors. Qu’on me lance des bouteilles de bière à la tête, qu’on me crache des menaces haineuses à la figure. » Mais cette fois, « la bulle d’un espoir fou et de confiance timidement accordée » a encore fonctionner. Frankie s’engage.

Sur sa route, elle croise l’agent Lotham O’Shaughnessy qui n’est pas du tout ravi d’avoir cette femme sur le dos. les vrais policiers détestent ces amateurs de polars hystériques. Mais la mayonnaise va prendre. Tout doucement. Le tandem de l’emmerdeuse et du flic bourru mais droit dans ses bottes fonctionne parfaitement. Lisa Gardner sait très bien où elle nous emmène. Construit à la première personne, le roman est entièrement vu par le prisme d’une femme qui rentre dans peu de cases, hormis peut-être celles des marginaux, des poils à gratter et des empêcheurs de tourner en rond. Frankie a une autre vision du monde qui l’entoure, elle capte parfaitement que cette adolescente si studieuse cache autre chose. Au fil de découvertes de plus en plus dérangeantes, Frankie se demande si Angelique est bien la victime. Lisa Gardner a créé un beau personnage de nana entêtée qui sent la série.

« L’Été d’avant » de Lisa Gardner, traduit par Cécile Déniard, Éditions Albin Michel, 444 pages, 22,90 euros.

 

« Il s’appelait Doll » de Jonathan Ames : un hommage pur et dur aux anciens du Noir

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Hap, détective privé à LA, amoureux à retardement de Monica. Pour arrondir ses fins de mois, il joue les gardiens au Miracle Thai Spa, un salon de massage tenu par Mme Park. Jusqu’ici, c’était plutôt tranquillou. Mais décidément rien ne va plus dans la vie pas si bien réglée de Happy Doll. Un mastard déboule et l’histoire tourne mal. Bagarre à la Kung-fu, cadavre, police. Va falloir qu’il s’y habitue Happy, parce que la liste des macchabés va augmenter sévère dans un avenir proche. « Il s’appelait Doll » de Jonathan Ames, gros clin d’œil fort sympathique aux maîtres du genre.

Shelton Lou et Hank Doll (Happy, Hap), moitié juif, moitié bouffeur de patates. Shelton a besoin d’un rein. Il rend visite à Hap qui commence par faire glurps. Un rein ? Faut voir. Pas facile à donner une réponse, là tout de suite. Alors, il réfléchit. Pas trop. Lorsqu’il se dit, qu’ingrat, il n’aurait jamais dû hésiter, il est trop tard, Shelton, lui qui lui avait sauver la vie dans le passé, vient frapper à sa porte et s’écroule. Raide mort. C’est quoi ce truc, se demande Hap. Hier il voulait un rein, aujourd’hui il n’en a plus besoin. Et le carré bleu que Shelton lui a laissé avant de passer l’arme à gauche, en disant que c’était pour sa fille, qu’est-ce que c’est ?

Le début des emmerdes pour Hap. Sous la forme d’un diamant bleu. Lou lui a demandé de le vendre pour sa fille. Deux cent milles dollars. De quoi attiser les convoitises. Mais pas si simple. Que vient faire le docteur Madvig, chirurgien, spécialiste des transplantations d’organes, de renommée internationale. L’intrigue est menée au pas de charge par le romancier. On se balade dans la ville des anges au volant de la voiture de Hap. Les quartiers chauds mais pas que. Celui où habite le docteur Madvig est un cran mille fois au-dessus. Des maisons à plusieurs milliers de dollars. Avec des gens aux vilaines manies. Comme ce toubib qui entend se servir du corps de Hap comme d’une planche à découpe. Un rein par ci, un foie par là. Hap relie les fils de la tragédie qui ont conduit à la mort de son ami Shelton. Jonathan Ames ne s’en cache pas, Chandler et Hammett auraient pu être ses potes. « Il s’appelait Doll » est un coup de chapeau bien ficelé aux hardboiled de ces deux lascars.

« Il s’appelait Doll », de Jonathan Ames, traduit par Lazare Bitoun, Éditions Joëlle Losfeld, 222 pages, 23 euros.

Le matériaux le plus résistant selon François Médéline : les politiques

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Plus dure sera la chute, dit-on toujours. Mais l’actualité récente nous prouve le contraire même si le chapitre de cette histoire n’est pas forcément terminé. Jérôme Cahuzac, ex-ministre du Budget condamné à quatre ans de prison pour fraude fiscale et blanchiment d’argent, a refait surface et annoncé qu’il reprenait les chemins de la vie publique. Culotté ou couillu, allez savoir. Moral certainement pas ! Mais la politique est-elle morale ? A la lecture du dernier ouvrage de François Médéline, « La Résistance des matériaux », la réponse est non. L’auteur s’inspire de la chute de l’ex-ministre sous François Hollande et de l’ascension d’une beurette brindille à la Kate Moss version orientale, qui nous en rappelle une autre : la très redoutable Rachida Dati. Tempo staccato, cinglant, mordant et palpitant. Et qui devrait en fâcher plus d’un.

L’intrigue étant connue, le romancier ouvre le bal par un personnage encore secondaire dans la tragédie à venir. Djamila Garrand-Boushaki, vice-présidente de la Région Rhône-Alpes en charge de la formation professionnelle et députée de la deuxième circonscription du Rhône. La dame est en service commandé. Elle joue les suppléantes mais pas de souci, elle sait faire. Elle s’est couverte, il fait froid dans le Rhône, à cette époque. Elle déteste l’hiver. Normalement, elle siège au Palais Bourbon, consacre ses vendredis à sa région et ses week-ends à la circonscription. Mais son emploi du temps a été bousculé. Il le sera encore davantage après la bombe lâchée par le site d’informations en ligne, Mediapart. Avec preuve à l’appui sous la forme d’une cassette. Serge Ruggieri, ministre de l’Intérieur, possèderait un compte luxembourgeois. Djamila vient des cités, elle renifle les emmerdes à des kilomètres. Mais elle sait aussi autre chose : « Les règles sont les mêmes partout : la réussite sourit spécialement aux voleurs, aux vicieux et aux fils de putes. » Elle est mariée à Jean-Michel Garrand, chef de cabinet de ce Ruggieri. Elle s’est fabriquée une façade et c’est son armure. Les gens oublient qu’elle est arabe. Pas elle, ni d’où elle vient. Et les trois voix sur cet enregistrement que tout le monde réclame, elle les reconnaît. Dans une vie antérieure, elle s’appelait Mila. On la lui fait pas.

Ce que François Médeline va nous raconter est suffisamment compliqué pour qu’il s’attarde à présenter de façon minutieuse les principaux personnages de son roman. Le commandant Alain Dubak, flic largué, en disgrâce et qui va se trouver pris dans les filets de cette histoire autant par amour que par désinvolture et vœu de rédemption. Borgne de naissance, il a une petite cinquantaine et opère à la Brigade financière. Il a une cicatrice qui part de son oreille et remonte jusqu’au front. Il va chez une psy depuis que Mamy, ex-numéro 2 a quitté ses fonctions, ne baise plus depuis 1998, persuadé que trois de ses camarades sont morts par sa faute, sa femme Alexandra l’a quitté après sa grande traversée version cocaïne full time. Il est traumatisé par une fellation à 9 ans que son pote a fait et qui est mort. Bien malgré lui, il va faire partie d’une machination qui le dépasse. Dubak est la proie parfaite pour la députée.

Le gros méchant psychopathe s’appelle Gérald Hébert. Il vit avec Delphine, a deux enfants, il aime sa famille. Lui, l’orphelin recruté par la DST à la sortie de l’établissement. Ex-fonctionnaire de la DCRI désargenté. Il porte encore des costumes de moyenne gamme mais fume des Davidoff. Aujourd’hui, il émarge pour Hugues Corvoisier, poids-lourd du BTP, notamment celle du nouveau stade de foot de l’Olympique lyonnais, et qui pèse 50 milliards et emploie plus de 200.000 salariés. Impatient, il refuse d’attendre la fin de l’enquête sur Cahuzac. Ce qu’il veut, ce sont les brouzoufs, ceux qu’il va se mettre dans la poche avec ses projets faramineux. Mais ce que demande le bonhomme n’est pas rien. Va falloir faire ce que Herbert dans son jargon désigne comme une « intrusion ». Herbert veut dépenser gros pour récolter beaucoup. Il imagine un plan de grand tordu, un scénario qui implique un bon gars fiché S. Tiens donc, du terrorisme, quelle bonne idée. Une façon de détourner l’attention au cas où Ruggieri exploserait en vol. L’auteur n’a pas son pareil pour décrire des scènes de crapuleries totales entre un homme d’affaires et son exécutant au CV aussi sordide qu’efficace.

Il existe quatre types de matériaux dans la vraie vie : les métalliques, les minéraux, les organiques et les plastiques. Le romancier français en a ajouté un : le politique. D’un genre dont le sens de la survie confine à l’admiration. Croire jusqu’au bout que l’on peut être au-dessus des lois, leur point commun à toutes et tous. Ainsi l’auteur imagine – t – il les propos de ces hommes de pouvoir sous forme de transcriptions. Celles d’écoutes orchestrées par la NSA. Le 21/12/2012, Serge Ruggieri et son chef de cabinet Jean-Michel Garrand s’entretiennent. Le premier monte dans les tours en parlant de sa femme : « Cette pute, cette pute, elle s’est fait enfiler par la moitié de Lyon. » L’épouse trompée, humiliée qui bavarde. Un grand classique. Les mauvais vaudevilles n’épargnent pas les bourgeois. Mais il y a cette transcription. Edwy Plenel, le patron de Médiapart est formel. Il a la preuve de ce qu’il avance. Garrand a fait authentifier la pièce. « C’est concluant. » Croyez-vous que cela les arrêtera ?

Djamila/Mila a aussi un cousin : Abdelkader Boushaki, flic de métier. Les deux ne s’aiment guère. Pour lui, elle a tourné le dos à la famille, elle les a reniés. Mais les liens du sang transcendent les différences. Il s’inquiète pour elle, pour le frère Nassim fiché S. Il n’a pas tort. Le barbouze Hébert est sur la brèche avec un plan dément de psychopathe pur jus. En roue libre total. Deux histoires parallèles. Celle d’une chute politique et celle d’une ascension politico-capitaliste. Le pouvoir de l’argent et celui de la politique. Miroir aux alouettes pour les uns, réalité économique pour d’autres. Une présidence Hollande crucifiée sous la plume de l’auteur. L’État exemplaire de la campagne de François Hollande, il est où ? Et que dire de Djamilla/Mila. On finit par être comme elle, double, en avançant dans le livre. Djamilla/Rachida… « La Résistance des matériaux » est le septième roman de François Médéline. La politique vue côté basse-cour, mise à nue, dépourvue de tout artifice. Non pas un combat de boxe mais une lutte à mort dans la savane où les nouveaux coups s’appellent communiqués de presse, éléments de langage. Mais l’objectif est bien la survie de l’espèce. Sous les lambris dorés de l’Assemblée où sous le soleil des grands espaces. L’auteur a souvent dit qu’il aimait les zones grises. On est servi. Chez François Médéline, il n’y a ni bon ni méchant. Tous des salauds. Que je ne déclinerai pas au féminin. Mais dans l’échelle des turpides politiques, sur une échelle de 10, ces dames frisent le sans-faute. Parce que Djamila/Mila n’a pas l’intention de tomber. Nicolas Sarkozy l’a déjà fait rêver. Elle sera son soldat.

« La Résistance des matériaux », de François Médéline, Éditions La Manufacture de Livres, 489 pages,  21.90 euros.

 

« Les Fils de Shifty » : une nouvelle enquête de Mick Hardin, le personnage fétiche de Chris Offutt

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On sent qu’il aime son personnage, Chris Offutt. Faut reconnaître que Mick Hardin, agent spécial du CID (Division des enquêtes criminelles de l’armée) est bien sympathique. On le retrouve cette fois chez sa sœur Linda, shérif de Rocksalt, comté de Eldridge dans le Kentucky, alors qu’il se remet d’une blessure de guerre à la jambe qui lui cause pas mal de soucis. Il a aussi pour intention de réparer son mariage malgré la demande de divorce de Peggy, sa future ex-femme. Mais rien ne va se passer comme prévu dans cette contrée des Appalaches où la violence fait figure de code moral local immuable.

Tout commence par la découverte d’un cadavre. Il s’agit de Fuckin’ Barney, l’un des fils de Shifty Kissick, une veuve que Mick connaît depuis longtemps. Un petit traficoteur d’héro local et rural qui s’est pris trois balles dans le buffet, comme ça en plein centre-ville, et personne n’a rien entendu. Ce n’est pas de la compétence de sa sœur mais celle des flics municipaux. Ce qui tombe bien, la demoiselle est en pleine campagne électorale. Elle se représente au poste de shérif. La maman du dealer demande à voir Mick. Elle veut qu’il retrouve l’assassin de son fiston. Les flics ont lâché l’affaire, pour eux ce n’est qu’une histoire de deal qui a mal tourné. Madame Kissick n’y croit pas une seconde. « Non pas en ville. Il était malin. Il faisait toutes ses affaires à la campagne. » Elle insiste pour que ce soit Hardin et personne d’autre qui mette la main sur le coupable. Pourquoi moi, interroge Mick. « Parce que tu t’en fiches. » Une toute petite phrase qui colle le style de l’auteur. Un peu traînant et nasillard. Du genre, on fait les choses comme ça, un peu en s’en foutant. On ne s’implique pas trop, on ne demande pas grand-chose à la vie, on survit à la loyale. Mais c’est quoi la loyale dans cette région perdue au milieu de nulle part. C’est celle des autochtones qui ont une façon bien à eux de régler les problèmes. Un deuxième frangin de la tribu des Kissick est dégommé. Il reste le troisième qui vit en Californie et rapplique, Raymond le Marine. Mick va forcer sa nature d’homme solitaire et faire équipe avec son alter-égo militaire. Si la piste de la dope est évidente, une autre s’offre à eux, non moins dangereuse : celle des déchets toxiques.

On ne change pas une équipe qui gagne. Chris Offutt et Mick Hardin liés dans cette deuxième aventure de la trilogie. L’auteur est considéré comme culte. Gallimard l’avait publié dans les années 90. Vingt ans plus tard, en 2019, il revient avec Nuits Appalaches qui remporte le Prix Mystère de la critique 2020 et le Grand prix du roman noir étranger du Festival de Beaune. On s’est habitué à ces personnages croqués au millimètre, taiseux pour la plupart, violents et assez flexibles avec les substances toxiques. Offutt s’inscrit dans cette veine d’écrivains qui surfent sur le rural noir où les opioïdes font des ravages. C’est l’éternelle Amérique des oubliés du système, des laisser pour compte qui tentent de survivre dans un monde où le dollar est roi. Mais s’ils acceptent leur destin pipé, ils le font selon leurs propres règles et leur propre morale.

« Les Fils de Shifty » de Chris Offutt, traduit par Anatole Pons-Reumaux, Éditions Gallmeister, 288 pages, 23.50 euros.

 

 

« La jeune fille et le feu » de Claire Raphaël : et si elle était innocente ?

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L’autrice est ingénieure de la police scientifique. C’est à garder en mémoire à la lecture de son très joli roman. Claire Raphaël se met dans les pas de l’enquêtrice Jasmine et d’Astrid la lycéenne. Une confrontation qui ne dit pas son nom. Tantôt feutrée, tantôt plus rugueuse. Nous sommes au cœur du travail de fourmi de ces policiers anonymes qui traitent au jour le jour des situations qui n’ont aucune chance de faire la Une des médias ou d’atterrir chez les ténors du barreau. Nous sommes dans la vie de ces cités où « les violences s’invitent régulièrement et de préférence le soir après vingt-heures. »

La cité des Musiciens a été construite à l’époque où la France faisait venir chez elle des ouvriers immigrés à la pelle. Elle a suivi le chemin tragique de bien d’autres du même genre. Elle s’est repliée, recroquevillée sur elle-même, oubliée des pouvoirs publics, laissée à la dérive d’une violence en embuscade. Le feu a pris au dixième étage dans un appartement où la table ronde du salon carré donnait l’illusion d’une maison bien tenue. Il s’est concentré dans la cuisine, a consumé un placard en hauteur et partiellement attaqué un rideau. Une jeune fille s’est enfuie à l’arrivée des pompiers.

La victime, Émilie Frontenac n’a pas forcément le meilleur des CV. Mauvais état de santé, alcoolique, bourrée d’anxiolytiques, bref autant dire qu’elle a pu mettre le rif toute seule ivre morte dans sa cuisine. Mais avant de tirer la moindre conclusion, il faut impérativement mettre la main sur la seule fille qui lui reste (les autres lui ont été enlevées) Astrid, élève de terminale, filière bac pro commerce. Elle est d’emblée la victime et la suspecte. Lorsque la brigade anticriminalité lui met enfin la main dessus, le premier face à face est tendu mais surtout déroutant. Deux heures de questions méthodiques. Du travail de flic classique, application de la méthode, et une gamine qui tient le coup. Comme une grande. Good cop, bad cop. Jasmine est la gentille, Tom son chef, le méchant. Ils la placent en cellule. Histoire qu’elle réalise, peut-être même, qu’elle cède et avoue s’il s’avère que le sinistre est d’origine criminelle. Après tout, sa mère était défaillante, voire monstrueuse. Astrid ne se défile jamais mais ne dramatise pas pour autant. Sa mère, c’est sa mère, elle n’est pas comme sa génitrice. Le déterminisme social, économique et génétique, ce n’est pas pour elle. Astrid veut faire exploser les barrières, elle ne se fixe aucune limite. Elle a un copain, elle aura un boulot, une famille, elle est elle, pas l’autre.

Jasmine et Tom n’en démordent pas. Il y a un truc qui cloche. Le temps de la justice n’est pas le nôtre ni même celui des convictions des policiers qui l’appliquent. Il parasite le jugement, altère le discernement. Claire Raphaël est dans son élément, elle nous expose à la lenteur des procédures, juridiques et scientifiques. Le désir de bien faire les choses qui confine parfois au harcèlement. Comme avec cette jeune fille qui vient de perdre une mère comme personne n’en voudrait. Tom va lâcher emporté vers un autre poste, Jasmine en sera incapable. Si Astrid la touche, sa quête de la vérité et de la justice l’emporte. Jusqu’à l’obsession. Ce sont deux portraits de femmes, l’une plus jeune que l’autre, par petites touches sensibles. Deux volontés qui s’affrontent, qui s’opposent. Elles ne tirent pas dans la même direction. La vie sourit à Astrid, envers et contre tout. C’est justement ce qui inquiète Jasmine. « Je me suis demandé comment elle faisait pour vivre ainsi, pour contenir cette folie, cette folie que les humiliations avaient fait naître et qu’elle avait réussi à convertir en joie de vivre mais pour combien de temps ? » Le roman de Claire Raphaël est emprunt d’une humanité chahutée. Les uns s’en sortent, les autres tombent. Astrid n’aime pas les chutes.

« La jeune fille et le feu » par Claire Raphaël, Éditions Rouergue Noir, 240 pages, 21,50 euros.

 

 

 

 

Dans les nouveaux filets de Lars Kepler

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« L’Araignée » est le neuvième roman du tandem Lars Kepler consacré à l’inspecteur Joona Linna. Mari et femme à la ville. Les fans apprécieront. Les autres découvriront une mécanique de Page Turner bien huilée. Sans faire la fine bouche. Après tout, réussir à se renouveler sans trop se perdre, n’est déjà pas si mal.

On retrouve les personnages fétiches des deux écrivains. Il y a trois ans, Saga Bauer, une flic carrément très intense, reçoit une carte postale dont la menace n’a rien d’équivoque : un fusil, neuf balles et un texte qui dit explicitement que l’une des munitions est destinée à Joona Linna. Et la seule qui peut le sauver, c’est justement Saga. Mais la jeune femme a d’autres soucis, elle a un peu perdu de vue cette missive. Jusqu’au moment où, un sac avec un corps complètement dissous est découvert dans le quartier de Kapellskär. Détail artistique : le sac est suspendu à la branche d’un arbre. Notre tueur qui semble pourtant d’une prudence de Sioux a laissé une cartouche d’un blanc laiteux sur le sol. La première victime, Margot Silverman, est directrice de la NOA, la section opérationnelle de la police suédoise. C’est dire si le meurtrier ne craint pas de taper haut et fort.

Le jeudi qui précède le premier meurtre, Saga a reçu une autre drôle de surprise dans sa boîte aux lettres : une boîte en carton avec à l’intérieur, enveloppée dans du papier et de la dentelle fine, une figurine en étain de la taille d’une cartouche de fusil. Que représente-t-elle ? Le visage d’un homme grossièrement sculpté, barbe fournie, sourcils épais, yeux profonds et nez étroit. Le connard, qui lui sert de boss à son agence de détective où elle travaille en attendant de réintégrer la police, lui a menti. Il y avait une autre boîte avant celle-là. Saga est furax, l’ouvre et découvre le visage de Margot. La machine est lancée. Sans qu’elle comprenne encore pourquoi, Saga est donc au cœur du drame. C’est à elle que le tueur annonce à chaque fois la prochaine victime. Tic-tac. Neuf cibles à venir. Tic-tac. Course contre la montre, sinon il va y avoir une véritable hécatombe. Sans compter le dernier visé : Joona Linna. L’équipe est bonne. Les tableaux Excel s’enchaînent :

Figurines en étain.

Emballages prédisant le lieu du crime.

Le tueur tire sur ses victimes dans le dos à bout portant.

Munitions : cartouche russe Makarov 9X18 mm parabellum, amorce au mercure, chemisage en argent.

Possède une voiture avec un treuil électrique.

Compétences matériaux : figurines en étain, argent chauffé à blanc, hydroxyde de sodium.

Lieu des meurtres et lieu de découverte des corps différents.

Deux cartes postales avec menaces dirigées contre Joona et responsabilité de le sauver revient à Saga.

Les analyses sont pointues mais rien n’y fait. Le tueur a toujours un coup d’avance. Les crimes des romans de Lars Kepler ne sont jamais simples ou faciles à réaliser. Beaucoup d’imagination et de savoir-faire. « L’Araignée » est du même tonneau. L’entreprise littéraire arachnéenne du couple suédois tisse sa toile depuis quatorze ans maintenant et a vendu près de cinq millions d’ouvrages dans le monde. Respect.

« L’Araignée » de Lars Kepler, traduit par Marianne Ségol-Samoy, Éditions Actes Sud/Noir, 544 pages, 24.50 euros.

 

 

 

 

« Dans la Maison de mon Père » de Joseph O’Connor : un héros en soutane.

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Il est le prêtre. Puissant, géant, il est un tout. Il pourrait être Dieu. Il ne l’est pas, bien sûr. Hugh O’Flaherty est mieux que ça, il est vivant, visible, il agit. Il est la bête noire de Paul Hauptmann, son alter-ego version Malin. Le chef de la Gestapo veut sa peau et celle de toute la filière qui sauve les Juifs de Rome occupée. Joseph O’connor signe un roman dense où le bien et le mal s’affrontent à travers deux personnages coups de poing. Du grand art littéraire inspiré d’une histoire vraie.

Le véritable O‘Flaherty a sauvé plus de 5 000 juifs et prisonniers de guerre alliés pendant la Seconde guerre mondiale. Il est l’Oscar Schindler irlandais. « Dans la Maison de mon Père » magnifie cette histoire de héros en soutane accompagné d’un chœur hétéroclite constitué d’hommes et de femmes dont le lien essentiel repose sur la haine de l’occupant et la volonté farouche de faire triompher les Alliés. La construction du roman est à l’image de cette clique flamboyante : tout sauf linéaire. Il y a le compte à rebours de la mission de tous les dangers, les transcriptions de la BBC qui permet aux protagonistes de donner leur version de cette fameuse nuit. Ou encore celles des nazis qui renseignent méthodiquement leur chef Hauptmann. Enfin, des extraits de mémoire, le testament de Flaherty, la correspondance à ses parents.

Il est Irlandais. Ceci explique peut-être cela. La révolte coule dans ses veines ou au mieux l’absence de soumission. Problématique pour un homme d’église. Ce que lui rappelle plus que vertement le pontife en personne alors qu’il le reçoit dans son bureau, au Vatican. Les deux hommes se parlent en latin. Nous sommes au cœur de la maison de Dieu. Le Saint-Père est en colère. Il cite Shakespeare, il raille la désobéissance de son vassal. « Sans doute est-ce nous, l’évêque de Rome, qui devrions nous agenouiller devant vous. E bene. » et de joindre le geste à la parole sous l’œil effaré de la sœur présente et de Flaherty mortifié. « Nous vous retirons sur – le – champ votre titre de représentant du Vatican. Vous n’irez nulle part. » Finies les visites de soutien aux prisonniers. Flaherty reste enfermé au Vatican pendant six mois. Le prix à payer pour avoir désobéi aux ordres, pour s’être fait remarquer auprès des nazis. Porter assistance n’est pas ce que l’on attendait de lui. Sa seule mission était de ne pas mettre en péril le Vatican.

Mais c’est une forte tête ou une âme noble. A vous de choisir. Il obtient qu’on allège sa sentence. A la condition qu’il n’attire en aucun cas, l’attention des autorités. Seulement, il y a urgence, la neutralité supposée et affichée du Vatican lui pèse, il y a des vies à sauver. Nous sommes en 1943 à la veille de Noël. O’Flaherty doit faire vite, distribuer des sommes d’argent à des gens qui se cachent dans la ville de Rome et les exfiltrer. Le plan a été répété maintes fois. Chanté plus exactement. Par un drôle de chœur, constitué de huit membres. Italiens, Irlandais, Anglais, aristocrates et roturiers. Les sopranos Delia Kiernan et Marianna De Vries, l’alto, la contessa Giovanni Landini, les ténors, Sir D’Arcy Osborne, le major Sam Derry, et Enzo Angelucci. John May en basse et bien sûr le kapelmeister, le chef d’orchestre, Hugh O’Flaherty. Lorsqu’ils parlent, ce n’est que de la météo. Sinon, ils chantent. Tout est codé. Les Livres sont les prisonniers, les planques des étagères, les fugitifs, des dingues. Tous font partie du compte-à rebours qui commence le 19 décembre 1943 à 119 heures et 11 minutes avant le Redimento, la mission. Tous ont une fausse identité apprise par cœur. Des heures durant à réciter encore et encore comme des pros de l’espionnage. Veille de Noël,1943, 23 heures, le Redimento. Le Padre comme l’appelle John May connaît le millier d’églises de Rome. Allées, avenues, parcs, lignes de tram, rues, ruelles. Tout est gravé dans sa mémoire. Aller tout droit jusqu’à Santa Maria, traversez les ruelles derrière San’Ivo alla Sapienza. « Ça rigolait pas avec Hughdini. » Rome la nuit dans le tourbillon de la neige, les pas de géant du Padre, les nazis qui ne dorment pas et Hauptmann qui glisse tout doucement dans la folie, aveuglé par sa haine du prêtre. A cause de lui, le moustachu de Berlin ne cesse de l’appeler et de vociférer. « Je sais que les juifs s’échappent de Rome. Qu’est-ce que vous fabriquez Hauptmann ». Dehors, les flocons s’affolent, le chœur virevolte dans la nuit, le Redimento doit être accompli.

Dans ce roman superbement écrit, Joseph O’Connor pose la douloureuse question de la neutralité. Si le Pontife s’y accroche comme une moule à son rocher, le prêtre irlandais la refuse. Il n’a pas pris l’habit pour s’adonner à la contemplation. Il a fait vœu d’obéissance mais sa conscience lui souffle la désobéissance. Sait-on jamais qui l’on est ? Seul le danger nous révèle. Pour Hugh O’Flaherty et son chœur, le doute n’est pas permis. Venus de tous les horizons, destinés à ne jamais se rencontrer en temps de paix, ces chanteurs amateurs se sont trouvés pour ne former qu’une âme audacieuse. De nobles héros sur l’autel du sacrifice, sur l’autel de l’humanité.

 « Dans la Maison de mon Père », de Joseph O’Connor, traduit par Carine Chichereau, Éditions Rivages, 432 pages, 23.90 euros.

« Caravane » : le convoyage glaçant d’Anaïs Pélier

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Anaïs Pélier est née 1983. Elle étudie la médecine. Elle fait de l’humanitaire, elle passe quatre ans en terre d’Adélie pour accompagner le convoi du raid. Elle grelotte en Antarctique. Elle en tire un premier roman aussi noir que la banquise est blanche. Coup de maître. Ni plus ni moins.

Nous sommes en 1988, à J – 10987 lorsque s’ouvre le roman. En Terre Adélie que le trio retrouve « comme on retrouve un amant perdu, avec le feu au ventre ». Il y a Henri, Paul et Juliette. Les deux derniers sont mariés. Il fait -32°. Le white avance, l’inquiétude grandit, un accident, le fond d’une crevasse, il va falloir choisir : qui doit rester, qui doit partir chercher de l’aide.

1er novembre 2018, J – 84. Station Dumont -d’Urville la base permanente, à 5 kilomètres de Cap Prud’homme. Une station vieillissante. Vingt colocataires, des hivernants qui passeront douze mois de parenté polaire par opposition aux « campagnards » qui n’y séjournent que pour de courtes missions. Les hivernants attendent les nouveaux arrivants. Eva Thoureil a décroché son premier hivernage à 40 ans, avec un taux d’EPO qui est monté en flèche, « plus chargée qu’un maillot jaune ». Elle porte l’uniforme de l’Institut. Ils sont dix à débarquer. Il y a aussi Dieu sous les traits de Henri Monterlant. Il est le plus vieux, le plus gradé, le plus craint.

J-33, Station Cap Prud’homme. C’est de là, que partira le 72E convoi de ravitaillement vers Concordia. Le fameux raid. Henri choisit toujours ses hommes et ses femmes. Cette fois, huit raideurs dont Éva, Jean le médecin de mère laotienne, Frédéric Guérin, Alain Boyer, Arnaud Keller et Henri Monterlant. Et deux Italiens alibis : Matteo Nieto Et Giuseppe Leone. Ils savent déjà que leur leader, Henri, effectue son dernier tour de piste, qu’il va ensuite désigner son successeur. Anaïs Pélier installe ses pions. La tension est montée d’un cran. Qui va succéder au master ? Ils veulent tous la place, ils pensent tous la mériter.

Les consignes pour avancer sont claires. Jamais plus de 4 km entre les tracteurs. Suivre le tracé à l’aide du GPS. Rester à portée du VHS. Le tracteur n°11 est réservé au médecin, en queue de convoi, le container jaune, c’est le magasin, la caravane-vie et la caravane-énergie. C’est une drôle d’expédition qui force son passage dans un froid polaire où la moindre faute peut entrainer une catastrophe, voire la mort. La preuve, à J + 2 du raid, Giuseppe a envoyé un message qui demande l’aide. « Deux accidents graves et un disparu. Il vous faut quoi pour venir nous chercher. » La romancière est une petite maligne, elle nous fait revenir dans le temps puis repartir, un va et vient spatio-temporel qui accroît le suspens, et la tension. Qui a envie de se retrouver piégé dans le grand white avec un dingo qui perd la boule.

Anaïs Pélier n’a pas choisi de s’attarder sur les grands sauveurs de ce monde qui étudient les méfaits du réchauffement climatique dans cette partie du globe. Non, elle a préféré se concentrer sur les petites mains celles qui œuvrent en arrière, en amont, qui sauvent la mise des grands fauves scientifiques dont les bobines feront la une des magazines si par miracle leurs études débouchent sur des révélations. Avec elle, on est avec le chef d’équipe Caterpillar, le conducteur Kässbophrer, avec les mécaniciens, le toubib ou encore le cuisinier. « La réputation d’un cuisinier d’hivernage se joue autour de deux repas : Noël et le dernier dîner de décembre. C’est le rite de passage. Deux épreuves de feu pour avoir la paix derrière ses casseroles. » Mais même à l’arrière, il existe une hiérarchie, des bleus et des anciens. Ceux qui ont le droit et les autres. Il n’est pas difficile de perdre les pédales dans ce genre d’environnement. D’autant plus facile que les personnages de Caravane ont tous une fêlure, trimballent tous un secret. Que l’inspecteur Clark et son partenaire Campos vont devoir découvrir. Caravane est aussi spectaculaire qu’angoissant.

« Caravane » d’Anaïs Pélier, Éditions Paulsen, pages, 352 pages, 19.90 euros.

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Le prêt – à – saigner de Joseph Bialot

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Premier roman d’un auteur plus très jeune, Joseph Bialot a 55 ans, à l’époque. Comme quoi, il n’y a pas d’âge pour commencer ce que l’on a envie. Les éditions Gallimard ont décidé de rééditer quelques grands classiques du roman noir comme l’incontournable Raymond Chandler avec une nouvelle traduction et… celui du Français Joseph Bialot, avec une préface inédite du romancier Tonino Benacquista.

Une sorte d’hommage posthume largement mérité pour un homme qui sortit du camp d’Auschwitz en 1945 et mis des années avant de prendre la plume. Son livre s’inscrit dans les années 70-80. On retrouve en filigrane les grandes figurent de ce moment très parisien. Même si lui a choisi de situer son action dans un quartier très populaire et d’un commerce particulier : nous sommes au cœur du Sentier, haut lieu des grossistes d’une mode en gros et de qualité moyenne. Si le lundi est férié dans toutes les boutiques de l’hexagone, là c’est tout l’inverse. À croire que toute la France vient renouveler ses stocks. Mais pas seulement. Quelques familles, et davantage de célibataires, attirés par les demoiselles qui tapinent au grand jour, rue Saint-Denis, ne se gênent pas pour flâner et mater les décolletés profonds de ses travailleuses du sexe au rabais. Trois grandes journées modulent l’activité du Sentier : le Grand Pardon et les deux salons du prêt-à-porter. Mais cette joyeuse cohabitation est perturbée par la découverte d’un cadavre rue Saint-Spire. Une jeune femme belle et morte. Le trait rouge de sa gorge tranchée brillant dans la lueur des torches électriques. Le deuxième macchabée est retrouvé à 200 mètres de là, rue du Caire. Cette fois, c’est un homme. La gorge tout aussi tranchée.

L’enquête est confiée au commissaire Faidherbe et à l’officier de police, Chaligny. Pas des tendres les poulets. Et sûrement pas politically-correct. Les références savoureuses sont d’époque. Ainsi, Faidherbe affiche -t -il une dégaine à la Claire Bretécher, célèbre dessinatrice du Nouvel Observateur. Les flics sont largués. Le profil du tueur est moderne. Le gars aime les femmes, Marcel Duchamp, le Mouton-Rotschild, les Davidoff et il est licencié en lettres modernes. Il s’appelle Josip Vissarianovitch, il est Serbe. C’est la filière yougoslave d’immigration. Une autre, plus rustique, a aussi pris ses marques dans le domaine du chiffon, c’est elle des Turcs. Elle est incarnée par un vieillard pas glamour pour un rond. Mustafa Demirel règne comme un seigneur sur ses cerfs qui accessoirement sont ses fils et ses filles. Ces dernières n’ayant par ailleurs aucune existence à ses yeux. La petite Yamina en sait quelque chose. Le duel va être sanglant. D’autant que Mustafa est un gars à l’ancienne, il règle ses comptes lui-même, pas de flics dans l’équation, ceux-là, moins il les voit et mieux il se porte. L’auteur qui est un rescapé de la Shoah ne se fait pas prier pour décrire un grand malade qui tue comme il respire. La course contre la montre est enclenchée. D’autant que les cadavres s’amoncellent. Ironique de bout en bout, « Le Salon du Prêt-À-Saigner » nous transporte dans un Paris qui a disparu, remplacé par les cafés branchés et bourrés de hipsters. Il s’est aseptisé. Le monde d’avant.

Joseph Bialot le dit lui-même : « Il m’a fallu plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour arriver à sortir du camp. » Il le fait de façon littéraire en 2002 lorsqu’il témoigne de sa déportation dans un livre intitulé, « C’est en hiver que les jours rallongent. » Les éditions La manufacture de livres a aussi eu l’idée de rééditer le témoignage. L’écrivain sur le tard est mort à 89 ans et laisse derrière lui une bonne trentaine de livres.

« Le salon du Prêt-À-Saigner » de Joseph Bialot, Éditions Gallimard Série Noire, 242 pages, 12 euros.

« C’est en hiver que les jours rallongent », Éditions la Manufacture de livres, 349 pages, 18.90 euros.

 

 

Les « Feux dans la Plaine » d’Olivier Ciechelski

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Stanislas Kosinski a fait le Mali. C’est un costaud. De retour dans la vie civile, Stan a choisi la montagne des Alpes du Sud pour son âpreté et sa solitude. Un chalet et soixante hectares de maquis et de ravins. Il est passé du cadre militaire à la déconstruction. Quinze années de service à mettre de côté la somme nécessaire pour réaliser sa sortie, son rêve d’enfant. « Son goût pour les châteaux forts et les citadelles suspendues. » Les cailloux et l’herbe grasse ont remplacé le sable et ça lui va très bien. Pas de voisins aux alentours, à l’exception de Ghislaine. Une quinquagénaire qui porte trois couches de vêtements superposés. Mais Ghislaine, ce n’est pas pareil. Elle est discrète. « Elle était la présence qui désarmait ce que la solitude peut avoir d’angoissant lorsqu’elle se prolonge au-delà de la retraite désirée, de la permission… »

L’auteur, Olivier Cielchelski, est scénariste. Le dialogue bavard et superflu n’a pas sa place dans cette tragédie rurale où l’homme tente de se fondre avec la nature en mode survie. L’altitude correspond au pouls du personnage au fur et à mesure du roman. Elle est l’accroche des trois chapitres qui rythment le livre. Alt. 840m, Alt.1250 m, et Alt. 1830 m, le climax. En militaire aguerri, Stan sait ce qu’est l’ennemi. Mais l’enjeu n’est plus le même que là-bas au Mali, il se joue dans un décor minéral où il lui faut se débarrasser de ce qui l’encombre. Quitte à revenir à l’état sauvage. On est captivé, absorbé par cette course contre la mort dans un paysage où la nature se moque comme d’une guigne des tourments de l’espèce humaine. Elle règne, insensible, implacable. « Feux dans la plaine » est son premier roman. Hypnotique.

L’intrusion est venue du sentier bleu où il découvre une cartouche vide. Quelqu’un a ouvert un chemin sur son territoire, à côté de l’air de nourrissage. Il interroge Ghislaine, questionne le maire. L’ancien soldat entrevoit le danger, il connait les armes et les hommes, il sait ce que les deux associés signifient. Le début des emmerdes. Sous les traits de Guy Castagnary, « une sorte de baron rustique et débraillé. » Stanislas demande des excuses. L’autre ne comprend même pas sa requête. Le drame est enclenchée. Très vite, il y a deux camps. Ceux d’ici et l’autre, l’étranger. Ils l’ont toléré jusque là mais il était temps de lui rappeler qu’il n’appartient pas à cette terre. C’est la leur, il dépend de leur bon vouloir. Ils s’octroient le droit de chasser où ils veulent. Ils passent de la tolérance à l’intolérance à la vitesse de l’éclair. Jusqu’à un point de non-retour. Lui qui pensait couler des jours paisibles comme « un paysan de Gao » libre de son destin, va prendre le maquis. Les chasseurs se lancent à sa poursuite, ils sont lourds, patauds, mais ils connaissent bien ces montagnes, et ils ont la rage, une obstination obtuse et des armes. Le combat est inégal, ils sont plusieurs, lui est seul mais lui est un survivant. De sa propre enfance en famille d’accueil, de la guerre, du combat, de la peur et de la mort. Il remplit sa bouteille dans les ruisseaux, il se nourrit de champignons, de plantain, de mûre ou encore de carottes sauvages. Un jour, il pille même un nid d’abeilles. Stan se confond avec les pierres, il peut marcher longtemps, ne pas dormir, transpercer la nuit, il est un guerrier qui ne trouve jamais le repos. Il peut tuer.

Dans sa fuite, il rencontre un ermite puis ce sera l’ours. Pour la première fois, l’ancien soldat a peur, véritablement peur. L’animal est une arme de destruction massive à lui tout seul. Le plantigrade mugit, se dresse, se lance, Stanislas tire. Il n’y a plus de retraite, de solitude maîtrisée, il ne reste que la fureur de vivre. Réussira – t – il ? Olivier Ciechelski signe un roman très noir, du pur « Nature Writing » à la sauce Giono. Excellent.

« Feux dans la Plaine » par Olivier Ciechelski, Éditions Rouergue/Noir, 256 pages, 20 euros.