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« Le Diable sur mon épaule » : le nouveau barrio noir de Gabino Iglesias

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ll faut avoir le cœur bien accroché avec Gabino Iglesias. Le gars n’y va pas avec le dos de la cuillère. Entre magie noire, trafic de drogue, cartel mexicain et junkies azimutés, « Le Diable sur mon épaule » vous envoie direct dans les cordes. L’écrivain américain qui vit à Austin, Texas, véritable chantre du barrio noir et allumé total, signe un roman plus sombre que jamais. Parce que « le problème de l’humanité, c’est que quelles que soient les horreurs qu’on imagine, elle sera toujours capable de faire pire. »

Le point de départ de l’histoire est assez banal : comment se faire un maximum de blé en un temps record avec le voisin mexicain de Juarez et ses tonnes de drogue qui passent chaque année du côté Yankee. Ce sont comme toujours les protagonistes qui font toute la différence. Comme Mario qui a perdu la prunelle de ses yeux, sa fillette Melisa, faute d’argent afin de pouvoir payer les frais d’hospitalisation, et dont le mariage avec Anita part à vau l’eau. Le meilleur des scénarios pour accepter le pire des plans foireux. Sous les traits de Brian, un « gabacho » désespéré et un ancien collègue devenu dealer, accessoirement futur papa. Pour la somme de 6000 dollars, il offre un petit boulot vite fait à Mario qui consiste à jouer les sicarios et à dégommer un gars qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Mission accomplie. Mario y prend même du plaisir.

Ce qui l’amène à rempiler. Cette fois, le tandem va s’étoffer, passer au trio et faire entrer dans la danse, el diablo en personne. Juanca, diminutif probable de Juan Carlo. Avec lui, Mario passe tout de suite dans la cour des grands, lui qui n’a qu’un malheureux mort à son actif.  « On sera en mission pour don Vasquez », lui explique Juanca. Don Vasquez, le mystérieux boss du cartel de Juarez. Rien que d’évoquer ce patronyme, Mario déglutit. Il est clair que le Juanca n’est pas un tocard. Mais quand-même. Si le plan consiste « à intercepter un véhicule bourré de pognon au milieu du désert, massacrer tous ses occupants façon Far-West, puis conduire le fameux véhicule jusqu’à Juarez pour le livrer à qui.. » Mario a de sérieuses réserves. Mais doscientos mil cada uno, deux cent mille dollars divisés par trois, en liquide pour un seul contrat ? C’est le pactole, le début d’une nouvelle vie, le retour possible d’Anita. « Avec autant d’argent, on pouvait obtenir tout ce qu’on voulait. »

Reste un détail à régler. En réalité, il y en aura beaucoup d’autres et l’affaire ne tournera pas comme c’était prévu. En attendant, les narcos, c’est comme les sportifs, de grandes choses fragiles qui croient en Dieu. Juanca n‘est pas différent. Il explique à ses deux acolytes de circonstance qu’avant de se lancer dans cette aventure de l’extrême, il leur faut d’abord recevoir la bénédiction de El Migralito. Donc faire un petit cochet par chez Sonia La Protectora. À ce stade de sa propre histoire, Mario est comme frappé par la foudre, incapable de penser droit, incapable de réagir. Lorsqu’il pénètre alors dans la chambre des horreurs, ce qui ressemble à un gamin gît, bavant, la bouche en forme du Cri de Munch, sur un matelas crasseux. Sonia La Protectora se penche au-dessus de l’enfant et s’empare d’un coupe-boulon. L’idée de base est assez simple : considéré comme un porte-bonheur pour tous les illuminés du coin, chacun veut sa part de cet enfant miracle. Je vous laisse découvrir la suite. Le diable sautille sur l’épaule de Mario.

Quand il écrit ce roman, l’auteur ne va pas très fort. Il vient de perdre son boulot de prof et la couverture santé qui va avec. Une protection essentielle aux USA. La maladie de la fillette n’est donc pas seulement un élément de fiction, elle repose sur une réalité que Gabino Iglesias dénonce en imaginant des personnages prêts à tout par désespoir. Les crocodiles remplacent les hippopotames de Pablo Escobar et une des scènes au restaurant n’est pas sans rappeler Reservoir Dogs et ses hommes en noir qui ergotent pour un malheureux dollar de pourboire. Là, ce n‘est pas l’argent qui fait débat mais le racisme. Celui qui est franc et sans filtre, et l’autre plus insidieux et que l’on a intégré bien malgré soi. Parce que si Gabino Iglesias a choisi le gore pour cette fiction, il n’en reste pas moins que « Le Diable sur mon épaule » relève tout à fait de la charge contre une Amérique raciste qui broie les individus les plus faibles et exhibe la violence comme le mètre-étalon d’une réussite implacable.

« Le Diable sur mon épaule », de Gabino Iglesias, traduit par Pierre Szczeciner, 336 pages, 22 euros.

 

 

 

« Passage de l’Avenir, 1934 » d’Alexandre Courban : lutte des classes et crime mystérieux

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Il y a beaucoup d’amour et de conviction dans cet ouvrage. « Passage de l’Avenir, 1934 » d’Alexandre Courban est le premier volume d’une série policière historique située dans le Paris des années 30, avec un Front populaire qui s’organise. L’auteur est élu du 13ème arrondissement à Paris. Il a consacré sa thèse universitaire au journal l’Humanité de 1904 à 1939. Cette fois, il en a tiré un livre emprunt de nostalgie où le climat des combats anciens résonnent aujourd’hui plus que jamais. Deux monde se font déjà la guerre : les ouvriers et ceux qui possèdent. Ceux qui se lèvent tôt, triment six jours sur sept, et les autres qui les regardent et empochent les gains en les exploitant. Surviennent un meurtre et des disparations. Qui s’y intéresse ? D’autant que ce sont des femmes.

Nous sommes en 1934. Un marinier de la Seine à Paris tombe sur un cadavre. Le commissaire Bornec sort son carnet et note : femme, européenne, vingtaine d’années, habillée, ouvrière. Il marque un temps d’arrêt puis termine par un point d’interrogation. Parce que si elle a les mains abîmées, elle a aussi les ongles laqués. Accident, meurtre ou suicide ? Toutes les options sont sur la table. Il lui donne un nom comme pour toutes les autres victimes sur lesquelles il a précédemment enquêté. Il y a eu Hyacinthe, Violette, Rose. Il décide de la nommer Daphné. L’homme est un connaisseur. Plus tard, il apprendra qu’elle était enceinte, et qu’elle travaillait à la sucrière la Jamaïque où l’on embauche que des Françaises et pas des vieilles.

Un autre homme s’affaire, le journaliste Gabriel Funel. Il dirige la rubrique sociale de l’Humanité depuis dix ans. Pas les faits divers. Son temps est précieux, il a d’autres grandes causes à servir et a rapporté. Il écoute Radio Moscou, couvre les manifestations qui se multiplient dans un contexte social ultra-tendu. Il a pour mission de gagner des lecteurs en montrant que ce journal est le leur, qu’il est le porte-voix de la classe ouvrière. Ce qui l’intéresse : les usines, les patrons et la montée de l’extrême-droite. Il ne mesure pas encore l’importance de la mort de cette jeune femme. Et de quelle façon, elle s’inscrit dans la dérive capitaliste.

Incarnée par un homme et son usine de raffinerie de sucre, Ernest Vince, millionnaire au regard bleu glacial. Lorsque le fondé de pouvoir parcourt le journal, il va directement vérifier les cours de la Bourse de Paris, puis ceux de New-York. Tout juste s’arrête -t-il sur l’entrefilet qui parle d’un fait-divers. « Une ouvrière est tombée dans la Seine vendredi dernier. Son corps a été repêché. « Ernest Vince favorise le recrutement des femmes, célibataires de préférence ou veuves. Si sa passion première est l’argent et une manie qui est celle de maquiller les comptes, la seconde est la peinture. Il possède d’ailleurs un atelier secret, rue Gît -le-Cœur, où il collectionne les œuvres d’art composées de femmes nues. Il n’aime pas les déclarations mielleuses ou les tendresses mièvres. « L’homme de sucre fantasmait à l’idée de découvrir d’autres arômes… Il se figurait découvrir dans l’acidité du jeune fruit – forcément sauvage – une saveur à la fois aigre et piquante, qui le consolerait de l’écœurante chatterie des nobles dames. »

La plongée dans les entrailles de l’usine de la Jamaïque est saisissante. On est dans le monde des peseuses. Douze ouvrières par équipe. Dix mille kilos par jours qui correspondent à cinq mille cartons. C’est le début de la rationalisation capitaliste. » Le pain de sucre entier est débité par la scieuse. Elle le coupe perpendiculairement en tranche, plus ou moins épaisses. La lingoteuse s’en empare pour en faire huit lingots que la tireuse enlève aussitôt. La pousseuse se saisit alors des lingots qu’elle dirige vers une sortie de couteau-guillotine sans cesse en marche. Les rangeuses s’affairent à mettre les morceaux de sucre en carton, que les peseuses vérifient scrupuleusement. De l’abattage à grande échelle. De six heures du matin à six heures du soir. Une heure de pause déjeuner. Le moindre retard entraîne la retenue d’une demi-heure de salaire. Pas d’arrangement possible sauf celle du droit de cuissage. Il y a le garde-chiourme de l’usine et le chauffeur d’extrême-droite. Le commissaire Bornec découvre que bon nombre d’ouvrières ont disparu du jour au lendemain de cet endroit sans que personne ne s’affole.

Tout est bon, rien à jeter.  Les personnages, l’époque reconstituée, la lutte syndicale, l’intrigue policière. Alexandre Courban a relié tous ces éléments avec une habileté de vieux briscard. On passe d’un milieu social à l’autre, on milite avec les syndicalistes, on s’approprie les codes capitalistes de la bourse, on plonge dans l’industrie sucrière et ses dérives spéculatives, on gouaille avec les femmes de l’usine, on suit pas à pas le journaliste, l’inspecteur et le meurtrier. On est à l’époque du Manifeste des enragés, de l’affaire Stravinsky. L’auteur a choisi l’envers du décor. Tout y est labeur et souffrance, injustice et inégalité, les prémices des luttes sociales à venir, la condition humaine dans ce qu’il y a de plus noire mais aussi de plus acharnée, révoltée. Le combat à mort du grand capital face à l’univers fragile des travailleurs.

« Passage de l’Avenir, 1934 « d’Alexandre Courban, Éditions Agullo Noir, 240 pages, 23.50 euros.

 

 

 

« Adieu mes frères » de Peter Blauner : Le Caire sous haute tension

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Il faut aller à la page des remerciements pour comprendre que le background historique du dernier roman de Peter Blauner est impeccable. Le romancier américain remercie Lawrence Wright, journaliste, auteur du livre culte « The Looming Tower », l’un des ouvrages les mieux documentés sur la période al-Qaïda en Égypte. Fort de ce bagage inestimable, l’écrivain en a tiré une intrigue époustouflante qui se déroule au Caire, en 1954. Avec un Cecil B. DeMille en plein tournage de son dernier film Les Dix Commandements. Entre les barbus et les délires hollywoodiens, on est transporté dans un pays balayé par le sable, les complots et une crise politique majeure. Pierre angulaire d’un mouvement majeur du 21ème siècle : le djihadisme.

Un vieil homme écrit à son petit-fils. Par mail. Il ne peut pas faire autrement. Il n’a pas d’adresse postale. Mais c’est pourtant bien une histoire du passé que Papi s’apprête à révéler à Alex, ce petit-fils parti se perdre au pays de Shâm (Syrie). Laissant derrière lui une famille hébétée qui n’a rien vu venir. Il y a bien longtemps alors qu’il s’appelait Ali Hassan, la cavalerie du cinéma américain débarque en ville, au Caire. Cecil B. DeMille veut raconter l’histoire de Moïse là où tout s’est vraiment déroulé. Ali propose ses services de chauffeur au grand homme. Lui l’aspirant metteur en scène, lui qui a même tourné un petit film lorsqu’il était l’université. Le premier contact est fort courtois. « J’adorerais visiter vos studios ». « Si jamais vous venez à Los Angeles, appelez ma secrétaire, on pourra vous organiser une visite de la Paramount. » Un small talk typiquement américain qui ne veut absolument rien dire. Mais pas pour Ali Hassan. A ce moment-là, il a encore des rêves plein la tête, à ce moment-là, il croit encore aux paroles de l’Homme blanc.

Mais leur destin commun se scelle de manière inattendue et dramatique. Les Anglais sont la cible d’une population de plus en plus hostile aux étrangers. « C’était une période pleine d’espoir pour l’Égypte. Néanmoins, c’était aussi un moment très instable. Il y avait des rumeurs de conflit parmi nos leaders depuis des mois, des différentes factions rivalisent entre elles pour prendre le contrôle. »  Bientôt le véhicule est entouré d’une foule an colère. Leur voiture est rouge. La couleur royale. Symbole d’oppression. Une foule bigarrée dans laquelle émerge un petit groupe que Ali connaît. « Ils étaient presque habillés comme des étudiants ou de jeunes diplômés, en vêtements occidentaux. La plupart portaient la moustache et quelques-uns la barbe aussi, ce qui était beaucoup moins courant au Caire à cette époque. C’étaient des membres de l’Ikhwan. » La redoutable confrérie islamiste des Frères musulmans. Un coup de feu, la suspension qui frémit après la collision, le pare-brise qui résiste. Il y a un mort. Un cheik respecté. Lui et d’autres seront les nouveaux penseurs d’une Égypte qui attend de prendre son envol et dont l’Occident entendra parler plus tard, bien plus tard sous le nom de djihadisme.

C’est le choc des cultures. Déjà. L’opulence délirante des Américains face au rigorisme religieux naissant. Ali Hassan perdu au milieu de tout ça. Écartelé entre deux mondes, celui auquel il aspire et celui auquel il appartient. Au fil des mails, il raconte cette vie dissimulée à son entourage. Mais le destin d’une nation est plus important que celui d’un individu. Le Premier ministre Nasser le rappelle. Chérif, ce cousin en colère qui rôde, le confirme. Ce dernier hait les Infidèles. Il veut un pays religieux où la charia est appliquée. Il s’inspire d’un homme qui sait, qui est allé en Amérique et qui en est revenu horrifié : le penseur de la doctrine djihadiste, Saïd Qotb. Chérif est là pour saboter tous les plans du réalisateur. Et par là même, ceux de Ali Hassan qu’il entraîne dans son délire. Lui, adhère pour tenter de sauver ce monde qui l’a fait rêver. Trahison, humiliation, amour perdu, Ali Hassan raconte tout à ce petit-fils embringué aujourd’hui dans cette confrérie, héritière d’al-Qaïda, la sinistre Organisation État islamique (Daesh). La prison, la torture, son amitié inattendue avec un Juif, il ne lui cache rien.

De son côté, Alex sort peu à peu de son isolement mental. Sa femme, une jeune Yézidie qu’il a tenté d’aider, sa fuite, sa mort, ses amis qui désormais le pourchassent. Le récit du grand-père a porté. Lui aussi devra payer le prix de son engagement. Peter Blauner a travaillé vingt ans pour écrire ce roman. Avec le recul, on prend la mesure de cette folle entreprise cinématographique avec un Yul Brunner le crâne chauve luisant au soleil, dans un moment historique en bascule. Ces Égyptiens que l’on habille en peuple de Moïse, ces esclaves qui marchent vers le liberté… Avec à la caméra un cinéaste ignorant qu’il filme  des figurants musulmans avides de tenir le premier rôle dans un futur proche.

« Adieu mes frères », de Peter Blauner, traduit par Estelle Roudet, Éditions Harper/Collins, 416 pages, 22.50 euros.

 

 

 

 

 

 

 

« Vivre » de Ken Krimstein :  » J’ai réalisé ce roman graphique avant le 7 octobre 2023. Aujourd’hui, je le regarde différemment.

« Le premier shabbat après les funérailles, on aurait dit que toute la ville était venue à la shul. Les hommes s’entassaient au rez-de-chaussée. Ils priaient avec force, se balançaient et psalmodiaient à tout va. » La huitième fille s’interroge : « Et pourquoi cela ? Pourquoi est-ce que mes sœurs, ma mère, ma grand-mère et moi étions mises à l’écart sur le balcon ? Parce que les commandements disent que le devoir de prière revient aux hommes. Et les femmes, alors ? »

Le trait au feutre est noir et peu sophistiqué, presque aussi brut qu’une toile de jute. Tel est le coup de pinceau/crayon de Ken Krimstein, le « cartoonist » star outre-Atlantique, dans son dernier roman graphique, « Vivre ». La huitième fille tend les bras : un vers le bas, l’autre vers le haut. Elle est au centre du dessin. Elle est au cœur d’une vie qui commence. Elle a dix-neuf ans. Elle participe au concours d’autobiographies en Yiddish organisé dans les années 30, par l’université sans murs de la Yiddishuanie (YIVO), à Wilno (encore en Pologne). La jeune fille pose des questions d’une modernité toujours d’actualité. Ses rêves ont explosé par la suite. Nous sommes en 1939 et le prix doit être décerné le 1er septembre. Il n’aura jamais lieu. Les nazis envahissent la Pologne. Ken Krimstein a retrouvé sa trace parmi quelques 180 000 pages de documents que l’on avait cru perdus à jamais. Sept-cents participants des quatre coins de la Yiddishuanie, ce territoire sans frontière de l’Europe de l’Est, et qui illustrent la vitalité de la culture Yiddish. Des informations essentielles de ce monde et de cette culture, à cette époque-là. Et parmi ces trésors, des autobiographies comme celle de « La huitième fille ».

Ken Krimstein s’est rendu à Vilnius et s’est plongé dans le passé. Il a fallu choisir, trancher. Ce sera six témoignages choisis avec des critères définis par l’auteur et qu’il met en scène dans son roman graphique, « Vivre » (When I grow up, en Anglais), en utilisant plusieurs médiums : le lavis et le feutre. Sur le plan visuel, le trait est nerveux et peu apaisé. Parce que même si l’auteur affirme qu’il s’est battu pour ne pas être contaminé par l’Histoire, le passé en héritage rattrape toujours. « J’ai sélectionné douze textes puis sept. Il en est resté six. Des bibliothécaires m’ont apporté leur aide. Lorsque je me suis enfin décidé, cela a contribué à amplifier l’énergie créative nécessaire pour passer au dessin. La visualisation de leurs écrits m’a aussi permis de les montrer en action, comme « La Patineuse ». Pour d’autres, c’est la dramaturgie qui a dominé. J’ai tenu aussi à ce que leurs histoires soient complètes. Je voulais qu’il y ait de la diversité mais avec une sorte de dénominateur commun. Il a fallu gérer leur ignorance de ce qui allait advenir sur le plan historique. Ce ne sont pas des histoires à la Anne Frank. Il y a beaucoup de passion dans la vie de ces jeunes gens. Ils se livrent, s’abandonnent, montrent leur colère, ils sont vivants. »

Ken Krimstein est juif. « Mais nous n’avons pas été élevé dans la religion, souligne-t-il, de passage à Paris. Dans la famille, il y a de tout, j’ai une sœur, la petite dernière, qui est orthodoxe, une autre qui ne l’est pas. Mon père adorait Jacques Tati. » Le livre a été conçu et achevé avant le 7 octobre dernier. Ce jour-là, des membres du Hamas pénètrent en Israël enlèvent près de 240 otages israéliens et tuent 1200 personnes dont 800 civils. Il y a énormément de jeunes adultes, à peine plus âgés que les adolescents choisis par le « cartoonist » américain dans son roman graphique. Quel regard porte -t-il sur ses propres dessins après une telle tragédie ? Il soupire doucement, la question est douloureuse. « J’étais à New-York le 10 septembre 2001. Tout était normal et puis le lendemain, deux avions venaient s’écraser contre les tours jumelles du World Trade Center. Là, le processus a été un peu le même, il y a eu le 6 octobre où tout était normal puis la tragédie du 7 est survenue. Plus rien n’a jamais été pareil après le 11 septembre. C’est la même chose pour ce qui s’est passé dernièrement. J’ai écrit le livre avant, mais je le regarde différemment maintenant. »

Alors comment relire l’histoire du garçon anonyme de Rogow, en avril 1939 ?  Juif, il lui est désormais interdit d’aller à l’école. Que faire ? L’idée de se cacher n’est pas encore là mais celle de fuir apparaît comme une solution possible. Alors, il envoie des lettres, beaucoup de lettres, il va à la poste, il demande combien de timbres pour les terres de Sion, pour l’Amérique. Ses missives plaisent mais ne lui ouvrent pas les portes. Le certificat pour le futur État d’Israël lui est refusé, le consulat américain n’est guère plus généreux.  Sous le trait de Ken Krimstein, on a un magnifique « I don’t want you » et une question : « A qui tu vas écrire maintenant gamin ? » Où se cacher ? « Pour l’instant mes vœux n’ont pas été exaucés. Mais je continue d’espérer. Signé un garçon anonyme. » « L’adolescence, poursuit l’auteur, est un moment autant d’espoir, de désir et de désillusion. Je voulais absolument montrer que ces jeunes étaient comme n’importe quel adolescent au monde, animés d’envies, de peurs, de rêves, et parfois même d’insouciance. Ils sont d’une actualité brûlante. Je les imagine aujourd’hui peu différents de la jeunesse du monde entier et même de celui que je fus à Chicago dans les années 70. »

« Vivre » ne se contente pas de raconter la vie de ces jeunes adultes. L’ouvrage nous fait découvrir la culture Yiddish. « Mes grands-parents originaires d’Ukraine parlaient Yiddish mais ils refusaient d’évoquer le passé, poursuit l’auteur. Ils voulaient que l’on soit Américain. Alors, c’est comme si je découvrais cette culture, j’ai beaucoup appris. Je ne savais pas que le tango faisait fureur, par exemple, que la mandoline n’était pas une mince affaire. En fait, c’était une civilisation à part entière et déjà très connectée. » Il l’interprète à sa façon avec le personnage de la chanteuse folk qui a aussi dix-neuf ans. Une cellule familiale qui éclate, un père qui s’en va, se remarie et se convertit à une autre religion. Et la jeune fille qui s’empare d’une guitare puis d’une mandoline et qui avance dans la vie, en écrivant ses propres chansons en Yiddish.

« Oh petit oiseau

Ne chante plus

Á ma fenêtre

Oh, petit oiseau

Mon cœur est si lourd

Car tu peux aimer

Oui tu le souhaites

Je peux aimer aussi,

Mais mon amour

Ne rencontre que des obstacles

Oh petit oiseau »

Et cet aveu final : « Mais tout de même, dans mes rêves, mes pensées, ma vie tout entière, je suis accablée par un manque… celui de mon père. » Une poésie que Ken Krimstein traduit dans son dessin avec de l’orange. La mandoline est orange et noire. « Parce que c’est une couleur chaude polyvalente qui attire le regard, qui peut symboliser la vie et quelque chose de poétique », poursuit l’auteur. C’est fortement positif. » Il y a beaucoup d’innocence chez cette jeune fille qui se livre, entière, et fait partager ses chagrins.

Ces textes ont suscité beaucoup d’intérêt. Ils ont d’abord été cachés afin d’éviter que les nazis ne les dérobent. Une « brigade de papier », comme le raconte Annette Wieviorka dans la postface de l’ouvrage, est même créée afin de les subtiliser au regard des Allemands. Puis quand Staline récupère Wilno, la communauté juive respire un peu. Le dictateur est encore, à cette époque, sympathisant de la cause juive. Il créé même un musée juif de la ville. Mais la lune de miel est de courte durée parce qu’en 1949 le tout nouvel État israélien ne se tourne pas vers l’Est mais l’Ouest. Furieux et déjà bien paranoïaque, le dictateur fait démolir l’édifice. « Et c’est un fonctionnaire non-Juif, Antanas Ulpis, membre du Parti communiste qui rassemble tous les trésors du Yivo et les dissimule dans les tuyaux de l’orgue de l’église Saint-Georges, à Vilnius jusqu’en 2017. » Grâce à cet acte de bravoure, et Ken Krimstein qui saute dans un avion, direction la capitale lituanienne, on peut désormais appréhender à sa juste valeur l’acte de rébellion de Beba Epstein. La seule à ne pas avoir suivi les consignes d’anonymat requis. Et sans doute la plus jeune. Elle n’avait que 11 ans et demi alors que le concours avait fixé une tranche d’âge entre 16 et 22 ans. Et que veut-elle la demoiselle ? Faire à peu près tout ce qui est interdit. « C’est toute la beauté de ce moment de jeunesse, conclut Ken Krimstein. J’aimerais tant que l’on autorise les jeunes à faire des erreurs, à avancer en tâtonnant, en bref qu’on les laisse être des adolescents. Pas comme ceux de « Vivre » que la guerre a fauché en plein vol. »

Roman graphique, « Vivre » de Ken Krimstein, Traduit par Gaïa Maniquant-Rogozyk, Postface de Annette Wieviorka, Éditions Christian Bourgois, 248 pages, 25 euros.

 

 

« Camera Obscura » de Gwenaëlle Lenoir : pour ne pas oublier

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L’histoire de César (un pseudonyme) est désormais connue. Photographe légiste militaire syrien, ce héros anonyme a pris quelques 45 000 photos de morts et de gens torturés entre 2011 et 2013 à Damas, la capitale de Syrie. Menacé, il a fini par s’enfuir et a emporté avec lui ce sinistre trophée. Preuve absolue de l’étendue de ces crimes de masse, mis en place par le régime de Bachar al-Assad. La journaliste Gwenaëlle Lenoir qui connaît très bien cette région en a tiré un premier roman troublant et touchant. Avec une question en suspens : comment fait-on pour survivre après avoir côtoyer au quotidien des corps massacrés, torturés, défigurés. Comment continuer à respirer ?

« Je ne regardais pas les morceaux de corps qui passaient de l’appareil photo à l’ordinateur. » Se cacher derrière l’obturateur, se planquer, se préserver. Cela marche un temps. Et puis, il suffit d’un tout petit diagnostique « crise cardiaque » et d’une photographie qui montre une autre réalité.  « C’était un adolescent, massacré, son crâne semblait avoir été rasé par une tondeuse abrasive. » Ce jour-là, il y avait seize corps, treize garçons et trois filles.  Il y aura comme d’habitude les étiquettes avec leurs noms et leurs âges. Des noms qu’il inscrira sur une feuille, pliée en huit et glissée dans le sac vide des biscuits à la fleur d’oranger. La plume de la romancière se fait plus douce, presque légère comme pour atténuer l’horreur à venir. Elle évoque les parfums de l’Orient, la douceur de vivre d’une civilisation qui perd peu à peu la tête.

On suit alors pas à pas la prise de conscience du photographe. Au début, il est surpris par ce que lui dit de faire celui qui l’a embauché : transférer les photos de tous ces cadavres sur un ordinateur. Le geste lui brûle les doigts. D’autant que très vite, les corps sans vie arrivent toujours plus nombreux. Il note scrupuleusement les noms et les âges puis les photographie avant de s’enfermer pour la transmission finale. Il ne dit pas à Ania, sa femme, ce qu’il fait. C’est son premier mensonge. Il pèse lourd dans sa sacoche. Il efface les photos de son disque dur mais les garde sur une carte mémoire. Les morts le suivent désormais partout. Chez lui, dehors, debout, éveillé, dans son sommeil troublé, ils sont une deuxième peau, une autre vie obscure. « Les morts sont des gens têtus ».

Jusqu’à cet homme qui arrive encore vivant entre ses mains. « Sur la photo, il n’était pas tout à fait sec. » Il lit le nom sur l’étiquette. C’est le père d’Anas. « Ma jambe gauche s‘est mise à trembler et à cogner le pied du bureau. » Il est temps pour lui de sortir de ce silence coupable et terrifiant. Il va voir Abou Georges, celui qui l’avait fait entrer à la morgue. Abou Georges sait déjà tout. On lui donne une clé USB. Cette fois, il ne fera comme avec la liste, il l’emporte partout avec lui. Elle ne quitte pas sa poche de pantalon. Il enfile sa blouse blanche, il tente de respirer. Il en aura une deuxième, les photos s’accumulent, le monde doit savoir, pense -t-il, désormais. Mais faire connaître la vérité équivaut à mourir. Aux yeux du monde, aux yeux de sa famille. Un supplice sans retour possible. Parce que la main mortifère d’Assad va bien au-delà de la Syrie.

Le nom de César est apparu en 2013. Ses photos ont suivi. La journaliste Garance Le Caisne (Opération César, Éditions Stock) l’a rencontré. L’homme a parlé encore et encore, il a confié son précieux matériel à toutes les institutions internationales possible. Permettant ainsi à des gens de retrouver un disparu. Parfois. Les Nations-Unies ont même exposé ses photos. César se cache toujours. Il a ouvert les yeux, et les nôtres.  « Camera Obscura » a imaginé la vie de cet homme simple, rouage impersonnel d’une machine de mort qui marche à plein régime. On entend battre son cœur, on transpire, on invoque le Dieu s’il existe, on a peur comme lui, on s’interroge. Aurions-nous tant de bravoure ? La vérité, oui, mais à quel prix ? Et ces clichés, qui s’en souvient encore aujourd’hui ? Gwenaëlle Lenoir les a ressuscités.

Camera Obscura de Gwenaëlle Lenoir, Éditions Julliard, 224 pages, 20 euros.

« La Sagesse de l’Idiot » de Marto Pariente

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Une ode à la différence. Marto Pariente, nouvelle voix du polar espagnol remarquée par un monstre du genre, Victor Del Arbol, a créé un personnage singulier que d’autres désigneraient comme le simplet du village mais qui pourtant est aussi policier municipal. Le texte est aussi brutal que tendre. L’écrivain aime les gens pas comme tout le monde. Il a donné vie à Toni Trinidad. Un sage atypique dans un monde de brutes.

Le gars est vraiment pas banal. Pour un dingue, on notera qu’il consulte un psy. Il n’y va pas pour sa pseudo-folie mais parce qu’il s’évanouit à la moindre goutte de sang. Il souffre d’hémophobie. Fâcheux lorsqu’on est un représentant des forces de l’ordre. Même dans le village d’Ascuas, décrit par l’auteur, non sans humour, et de cette façon : « Ascuas, donc, « Une entaille, rien de plus. A peine une douzaine de rues tordues qui partaient de la place du village comme les petites veines éclatées sur le visage des alcooliques. La plaie, l’hémorragie, était circoncise par une poignée de routes secondaires qui la comprimaient comme des varices sur la jambe d’une vieille. » Il se trouve que Toni a une sœur, Vega, qu’il adore mais qui a le chic pour s’attirer des ennuis. Comme un mari violent qui la pousse à oublier ses soucis et les coups au fond d’une bouteille. Un jour, elle appelle le frangin et lui annonce que Triste, le fou officiel du village, Tony se demande à quel degré d’ébriété Vega carbure. Triste se serait pendu à une branche. Impossible pense Tony, « J’ai bu un café avec lui le matin même. »

Toni monte dans sa voiture, prend une ruelle parallèle à l’avenue Castellana, évite le tunnel Maria de Molina puis quitte l’avenue America. On sent qu’il conduit comme son esprit fonctionne : avec lenteur et précision. Ce qui ne veut pas dire avec bêtise, là, vous n’y êtes pas du tout. Toni prend son temps, ce n’est pas pareil. Il a décidé d’aller voir sur place puisque sa sœur lui a assuré qu’il n’y avait pas de sang. Au même moment, Rocha, inspecteur à l’unité antidrogue et crime organisé et la Mouette, son indic, se sont donnés rendez-vous. Cela fait un an que le flic bosse sur l’opération Abeille, « un nom pas très original au demeurant puisque l’objectif n’est autre que cet Apiculteur, un mafieux qui détient une vingtaine de casses et de déchèteries dans les deux provinces de Castille. » L’indic a des trucs à lui révéler.

Et c’est là où tous vont se croiser. Vega qui, depuis que son mari s’est fait la malle, a récupéré le business de la casse, serait tout sauf une oie blanche. Selon La Mouette, elle donnerait dans le blanchiment d’argent sale. Mais pas que. Elle ne serait pas opposée à transporter quelques quantités de drogue. Le flic, l’indic, tout le monde est dans les starting-blocks. Vega aussi veut frapper un grand coup. « Je suis une guerrière, et j’avais fait ce que j’ai à faire, je vais piquer le fric de cette couille molle d’Apiculteur et je vais mettre les voiles. » Pas une bonne idée, bien évidemment. Même son frère un peu lent lui aurait dit. Mais les liens de la famille, c’est sacré. Alors quand les frères bûcherons, surnommés les McEnroe « rapport au fait qu’ils aimaient bien jouer au tennis avec des types à la place des balles ; et des battes de base-ball à la place des raquettes » des petits sicarios locaux petzouilles brutaux et sans état-d ’âmes, ont pour mission de retrouver Vega, tout part en vrille. Parce qu’on n’arnaque pas l’Apiculteur. Faut le savoir. Vega a merdé et dans les grandes largeurs. Toni Trinidad, le rescapé de la Maison jaune, l’orphelinat où il a grandi en souffrant, va voler au-secours de la frangine. Avec bien plus de sagacité et de clairvoyance que les esprits sectaires et obtus auraient pu l’imaginer. La Sagesse de l’Idiot fait péter les préjugés et donne vie à une galerie de personnages bêtes et méchants mais dominée par une âme pure : celle de Toni Trinidad. Victor Del Arbol ne s’est pas loupé, Marto Pariente vaut le détour. Carrément.

« La Sagesse de l’Idiot » de Marto Pariente, traduit par Sébastien Rutés, Éditions Gallimard/Série Noire, 336 pages, 14,99 euros.

 

 

« Le Sang des Innocents » de A. S. Cosby ne cesse de couler

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Pour les vieux racistes du coin, l’affaire aurait dû être pliée en deux temps, trois mouvements. Un jeune noir, Lattrel Macdonalds, a tiré sur Jeff Spearman, le prof de géo préféré des élèves, avant d’être abattu par la police. C’était en direct, on a tout vu, le gars qui tire et les forces de l’ordre qui ripostent. Légitime. On a même échappé au pire d’ordinaire au sein d’une structure scolaire, avec une fusillade qui ne compte que deux morts. Mais le shérif Titus Crown, ancien du FBI, ne veut pas de bavure dans son service. Il est dans la ligne de mire des Blancs qui ne seraient pas mécontents qu’il se vautre. Alors, derrière ses lunettes Ray-Ban Aviator, il regarde la scène de crime chaotique et conclut immédiatement qu’il lui faut diligenter une enquête interne et met sur la touche un policier de son équipe au coup de fusil qui pose question. Mais qu’est-ce que s’imagine le bonhomme ! Que le Sud a changé ?

« Le Sang des innocents » de S. A. Cosby est le troisième roman publié chez Sonatine. Leur chouchou du moment. Non sans raison. Un poil plus classique dans sa forme, l’ouvrage confirme néanmoins tout le talent de l’auteur noir américain, fils d’un Sud rural hanté par le sang versé dans les entrailles de sa terre. Son personnage est un homme bien, pétri de bonnes intentions. Il veut tout simplement faire respecter la loi. Une loi qui vaut pour tout le monde, y compris dans ses propres rangs et sa communauté. Au cours des quinze dernières années, le comté de Charon situé en Virginie, et qui ne compte pas moins de vingt et un lieux de culte et deux fois plus d’armes à feu que d’habitants, n’a enregistré que deux meurtres. Le premier ayant été résolu en un quart d’heure. Le rodéo solitaire et sanglant du jeune Lattrel sonne comme la fin d’un monde tranquille. D’autant que les propos du despérado envoient une décharge immédiate dans la carcasse de Titus. « Il a dit qu’il était l’Ange noir, l’Ange de la Mort. » Titus entrevoit la suite. « La saison des larmes » a commencé et lui est à la barre. Lattrel s’est suicidé, il va falloir faire sans. Qu’a -t-il voulu dire avant de se donner la mort ?

Evidemment chacun a une explication. Les Blancs, les Noirs, les pasteurs, tout le monde y  va de son interprétation. Reste les faits, voire les preuves. Comme ce qui est trouvé dans le téléphone de ce bon samaritain, Jeff Spearman. Pas de quoi le canoniser. Au contraire.  Plutôt un défilé d’horreurs infligées à des enfants noirs. Le scénario évolue à la vitesse grand V. Comment faire entendre raison à ces Blancs en mal de vengeance, comment leur dire que ce professeur n’est pas ce que la population de Charon croyait. Qu’il appartenait à un trio de tueurs dont les victimes ont été six adolescents torturés. Titus Crown alterne. Tantôt équilibriste, tantôt bulldozer, il n’a que la justice dans son espace mental parce que la justice est au-dessus de tout. Pense – t – il.

Du côté des Blancs, il lui faut gérer Scott Cunningham, le président du conseil du comté qui ne se gratte pas pour dire à Titus « on vous a à l’œil ». Il y a aussi Ricky Sours et son groupuscule de révisionniste des Fils de la Confédération qui a fait de la statue de Joe le Rebelle érigée par les Filles de la Confédération, un enjeu politique et racial majeur. En face, le reste de la population. Composée à 60% de Noirs. Comme Jamal Addison, pasteur et dévoué à ses fidèles mais aussi ardent défenseur de la cause sociale. Il s’attendait d’ailleurs à ce que Titus soit le shérif des Noirs parce que la police corrompue et raciste du Sud, il connaît. Il a vite déchanté. Même si Titus est parfois obligé de renouer avec ses origines. « Le représentant de la loi avait disparu, sa voix remplacée par celle des fermiers noirs de Charon. La voix de l’alcool artisanal et du pain de maïs. La voix des bagarres à mains nues et des chemins bordés de chèvrefeuille. » Titus Crown est écartelé, un pied dans chaque camp. Il se bat pour une Amérique égalitaire, sans frontière de couleur. Il se retrouve dans ce marigot de petits blancs rances et haineux et face à sa propre communauté avide de réparation.

Ce qui nous mène en quelque sorte à l’autre pilier de ce roman : le Sud profond. Avec notamment son folklore religieux. Aux confins du comté sur l’île de Piney Island se dresse l’église du Rocher du Rédempteur. Le pasteur Elias Hillington y vit avec sa femme et ses enfants. Adepte d’une vieille coutume du Sud, Elias prêche à l’aide de serpents. Titus l’interroge. L’homme est revêche, il n’aime pas les questions, il préfère nourrir ses bestioles à sang froid. On devine que la relation père très croyant et fils pour le moins fâché avec Dieu, résonne en écho avec celle de l’auteur et de son propre père. Interrogé dans une interview, S. A. Cosby explique » qu’il a été élevé dans une église pentecôtiste et qu’il a eu pendant un certain temps une relation compliquée avec la religion. » Titus, lui-même, ne cesse de défier son père dans le roman, insistant sur le fait que sa Seigneurie était aux abonnés absents pour sa mère, morte d’un cancer en un rien de temps. Une vie en autarcie, à l’abri des regards, que s’est-il passé, que se passe – t – il sur ce bout de terre ? Polly Anne Cunningham détient la réponse. Le chemin de croix de Titus Crown. « Peu importe d’où ils viennent et où ils habitent, les gens sont tous les mêmes, s’indigne -t-il. Et « les petites villes sont à l’image des gens qui les peuplent. Tôt ou tard, elles finissent par livrer leurs secrets, mais pour cela, il faut d’abord payer le prix du sang. » A. S. Cosby est un homme en colère et il le fait magistralement savoir.

« Le Sang des Innocents » par A. S. Cosby, traduction de Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.

 

 

 

 

 

 

 

 

« Les Vagabonds » de Richard Lange : une bande de bikers assoiffés de sang en vadrouille au 21ème siècle

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Ce n’est toujours pas facile d’être un vampire. Le nom a changé, c’est sûr, mais le système de fonctionnement demeure intact. La créature qui fait peur aux enfants doit toujours se nourrir de sang et éviter la lumière. Les frères Jesse et Edgar s’inscrivent dans cette lignée des héritiers de Dracula Vlad. Leur but dans la vie est le même que leurs prédécesseurs et divers ancêtres : traquer les futures victimes pour leur planter une bonne paire de crocs dans le cou. De préférence. Pas de récit sirupeux à la Anne Rice pour le romancier Richard Lange. Lui préfère les tonnes d’hémoglobine, les motards craspouilles et les lascars en perdition. Ce sont ses « Vagabonds ».

Dans un style ultra-nerveux et toujours au présent, Richard Lange nous embarque dans une Amérique où les rues sans lumière abritent le festin des vampires, version 70’s. Paumés, junkies et prostitués. Insensibles aux maladies et aux microbes – il faut bien admettre que grâce à cette chasse d’un goût douteux au cours de laquelle ils débarrassent de la planète terre quelques éléments contestables et contestés -, les « Vagabonds » errent dans les limbes d’une vie qui s’étire sans fin, imperméable aux vrais désirs de ces bestioles de la mort. Promesse faîte à la maman alors qu’elle passe de vie à trépas, Jesse veille sur Edgard, frérot à la maturité d’un gamin de cinq ans. La relation entre les deux n’est pas au beau fixe. Voire distendue. Edgard a le Petit Diable dans la tête comme il l’appelle, véritable tyran et d’un appétit féroce. « Nourris-moi, fils de pute » qu’il lui serine régulièrement, le poussant ainsi à prendre des risques que le grand frère n’a plus trop envie de courir.

Comme ce soir-là, lorsqu’ils décident d’aller jouer au bowling et que Jesse flirte avec une fille. Elle lui rappelle Claudine, l’amour de sa vie. Morte. Jesse sait qu’il ne devrait pas l’embarquer. « Quand les mués entament des relations avec ceux qui ne le sont pas, il n’en sort jamais rien de bon. » Mais Johona ressemble tant à Claudine. Il a raison, c’est le début des embrouilles. Entre Edgard qui en ferait bien son casse-croûte et une histoire de bébé, les voilà en fuite, trio bancal constitué de deux charognards assoiffés et d’une minette un peu barrée.

Pendant ce temps-là, Charles Sanders écrit à sa femme Wanda. Il a pris la route, il veut mettre la main sur celui qui a tué son fils Benny, toxico, prostitué, et retrouvé dans une poubelle de L A, il y a deux ans. Il croise sur sa route un borgne qui s’appelle Czarnecki qui a perdu sa femme. Depuis, il garde un jeune homme enchaîné dans une cage qu’il sort uniquement la nuit. « Le gosse repère les vagabonds, ils se reconnaissent entre eux, et je les tue. » Une croisade du bien contre le mal et qui justifie selon lui la captivité et les meurtres.

Tout ce petit monde va se télescoper par la grâce horrifique de Richard Lange qui n’oublie pas de faire venir à la table de ce festin gorisissime les Démons qui écument les bouges et les billards de troisième zone. Sept sauvages en blouson noir qui chevauchent leur moto dès la tombée de la nuit. Ce sont les sicarios de la morsure finale, ils débarrassent le plancher des Vagabonds qui font du tort à la cause des vampires du monde entier. Justement, Jesse et Edgard sont devenus problématiques. Le romancier américain achève sa démonstration par une chevauchée de la mort des Démons échoués dans un motel miteux, en bord de route plongé dans l’obscurité. L’arsenal des frérots est impressionnant : un 45, un 38, un 9mm, un couteau de chasse, une scie. La bataille épique s’annonce apocalyptique. Et le pic à glace essentiel à la victoire finale. Un ballet de corps, de balles et de couteaux qui fusent dans tous les sens. L’auteur a paraît-il pratiqué le Kung Fu et la boxe. Il en a tiré une chorégraphie de Dracula version western Freddy Krueger, sacrément Rock and Roll.

« Les Vagabonds », de Richard Lange, traduit par David Fauquemberg, Éditions Rivages/Imaginaire, 336 pages, 22 euros.

 

 

« L’Été d’avant » de Lisa Gardner : à la recherche des disparus de l’Amérique

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Lorsque le Washington Post se fend d’une critique en 2021, la précision est de taille : « Lecture à consommer sans culpabilité. » Lisa Gardner, championne poids-lourd des blockbusters dans la catégorie romans policiers diaboliquement efficaces, figure régulièrement dans la liste des préférences de lecture du vénérable journal de la Côte-est américaine. Ce n’est pas donné à tout le monde de livrer un page-turner addictif et de qualité. La dame aux 25 millions de livres vendus dans le monde vient pourtant de récidiver avec « L’Été d’avant ».

Tout tourne autour de son personnage principal : Frankie Elkin, la quarantaine, ancienne alcoolique qui lutte encore pas mal contre ses démons. Frankie s’est découvert une autre addiction : retrouver des personnes disparues. « Quand la police a baissé les bras, que les médias ne s’y sont jamais intéressés, que tout le monde a oublié, c’est là que j’interviens. » Invraisemblable le pitch ? Pas du tout. Il existe réellement aux Etats-Unis des apprentis enquêteurs qui se sont donnés comme mission de se substituer à une police débordée ou négligente. Et parfois avec succès. Comme Jody Ewing, en Iowa, rencontrée en 2015 et qui de sa propre initiative avait monté un site Internet consacré aux crimes non résolus. Ni policier, ni détective privée, ni rien, Jody Ewing a contribué à résoudre des mystères délaissés par des autorités surchargées. Comme Frankie, elle a laissé parler les disparus.

Mattapan, quartier chaud de Boston. C’est là que vit la communauté haïtienne. C’est là que Frankie pose ses valises. Avec comme toujours, presque rien dedans. Sa vie est d’aller de ville en ville, pas besoin de s’encombrer. Lorsqu’elle pénètre le Stoney’s, elle comprend tout de suite que pour une fois, c’est elle, la minorité. Va falloir la jouer fine mais les défis, Frankie, elle adore. A croire qu’elle les recherche. Elle postule comme barmaid. Gonflé pour une régulière des AA. Le patron l’avertit : « Les clients ne vous aimeront pas. » Elle s’en moque, elle est là pour retrouver Angelique Violette.

Frankie commence par se rendre au domicile de la jeune fille qu’elle trouve facilement sur Google Earth. Elle ne se fait aucune illusion, elle sait qu’elle sera mal accueillie. Dans un premier temps. Et puis l’espoir qui ne quitte jamais ceux qui restent, ceux qui sont délaissés par les autorités, ceux-là, il arrive toujours un moment où ils finissent par s’accrocher. Et elle est là pour les aider. Alors qu’elle n’est « ni détective, ni journaliste, ni rien. » Elle est juste une femme qui retrouve des gens, de préférence issus des minorités. Le scénario se déroule comme prévu. Guerline Violette, la tante d’Angélique se méfie, son neveu Emmanuel encore plus, mais le duo finit par céder. Obtenir l’autorisation des proches, vital pour la suite. « Il est arrivé qu’on me jette dehors. Qu’on me lance des bouteilles de bière à la tête, qu’on me crache des menaces haineuses à la figure. » Mais cette fois, « la bulle d’un espoir fou et de confiance timidement accordée » a encore fonctionner. Frankie s’engage.

Sur sa route, elle croise l’agent Lotham O’Shaughnessy qui n’est pas du tout ravi d’avoir cette femme sur le dos. les vrais policiers détestent ces amateurs de polars hystériques. Mais la mayonnaise va prendre. Tout doucement. Le tandem de l’emmerdeuse et du flic bourru mais droit dans ses bottes fonctionne parfaitement. Lisa Gardner sait très bien où elle nous emmène. Construit à la première personne, le roman est entièrement vu par le prisme d’une femme qui rentre dans peu de cases, hormis peut-être celles des marginaux, des poils à gratter et des empêcheurs de tourner en rond. Frankie a une autre vision du monde qui l’entoure, elle capte parfaitement que cette adolescente si studieuse cache autre chose. Au fil de découvertes de plus en plus dérangeantes, Frankie se demande si Angelique est bien la victime. Lisa Gardner a créé un beau personnage de nana entêtée qui sent la série.

« L’Été d’avant » de Lisa Gardner, traduit par Cécile Déniard, Éditions Albin Michel, 444 pages, 22,90 euros.

 

« Il s’appelait Doll » de Jonathan Ames : un hommage pur et dur aux anciens du Noir

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Hap, détective privé à LA, amoureux à retardement de Monica. Pour arrondir ses fins de mois, il joue les gardiens au Miracle Thai Spa, un salon de massage tenu par Mme Park. Jusqu’ici, c’était plutôt tranquillou. Mais décidément rien ne va plus dans la vie pas si bien réglée de Happy Doll. Un mastard déboule et l’histoire tourne mal. Bagarre à la Kung-fu, cadavre, police. Va falloir qu’il s’y habitue Happy, parce que la liste des macchabés va augmenter sévère dans un avenir proche. « Il s’appelait Doll » de Jonathan Ames, gros clin d’œil fort sympathique aux maîtres du genre.

Shelton Lou et Hank Doll (Happy, Hap), moitié juif, moitié bouffeur de patates. Shelton a besoin d’un rein. Il rend visite à Hap qui commence par faire glurps. Un rein ? Faut voir. Pas facile à donner une réponse, là tout de suite. Alors, il réfléchit. Pas trop. Lorsqu’il se dit, qu’ingrat, il n’aurait jamais dû hésiter, il est trop tard, Shelton, lui qui lui avait sauver la vie dans le passé, vient frapper à sa porte et s’écroule. Raide mort. C’est quoi ce truc, se demande Hap. Hier il voulait un rein, aujourd’hui il n’en a plus besoin. Et le carré bleu que Shelton lui a laissé avant de passer l’arme à gauche, en disant que c’était pour sa fille, qu’est-ce que c’est ?

Le début des emmerdes pour Hap. Sous la forme d’un diamant bleu. Lou lui a demandé de le vendre pour sa fille. Deux cent milles dollars. De quoi attiser les convoitises. Mais pas si simple. Que vient faire le docteur Madvig, chirurgien, spécialiste des transplantations d’organes, de renommée internationale. L’intrigue est menée au pas de charge par le romancier. On se balade dans la ville des anges au volant de la voiture de Hap. Les quartiers chauds mais pas que. Celui où habite le docteur Madvig est un cran mille fois au-dessus. Des maisons à plusieurs milliers de dollars. Avec des gens aux vilaines manies. Comme ce toubib qui entend se servir du corps de Hap comme d’une planche à découpe. Un rein par ci, un foie par là. Hap relie les fils de la tragédie qui ont conduit à la mort de son ami Shelton. Jonathan Ames ne s’en cache pas, Chandler et Hammett auraient pu être ses potes. « Il s’appelait Doll » est un coup de chapeau bien ficelé aux hardboiled de ces deux lascars.

« Il s’appelait Doll », de Jonathan Ames, traduit par Lazare Bitoun, Éditions Joëlle Losfeld, 222 pages, 23 euros.

Le matériaux le plus résistant selon François Médéline : les politiques

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Plus dure sera la chute, dit-on toujours. Mais l’actualité récente nous prouve le contraire même si le chapitre de cette histoire n’est pas forcément terminé. Jérôme Cahuzac, ex-ministre du Budget condamné à quatre ans de prison pour fraude fiscale et blanchiment d’argent, a refait surface et annoncé qu’il reprenait les chemins de la vie publique. Culotté ou couillu, allez savoir. Moral certainement pas ! Mais la politique est-elle morale ? A la lecture du dernier ouvrage de François Médéline, « La Résistance des matériaux », la réponse est non. L’auteur s’inspire de la chute de l’ex-ministre sous François Hollande et de l’ascension d’une beurette brindille à la Kate Moss version orientale, qui nous en rappelle une autre : la très redoutable Rachida Dati. Tempo staccato, cinglant, mordant et palpitant. Et qui devrait en fâcher plus d’un.

L’intrigue étant connue, le romancier ouvre le bal par un personnage encore secondaire dans la tragédie à venir. Djamila Garrand-Boushaki, vice-présidente de la Région Rhône-Alpes en charge de la formation professionnelle et députée de la deuxième circonscription du Rhône. La dame est en service commandé. Elle joue les suppléantes mais pas de souci, elle sait faire. Elle s’est couverte, il fait froid dans le Rhône, à cette époque. Elle déteste l’hiver. Normalement, elle siège au Palais Bourbon, consacre ses vendredis à sa région et ses week-ends à la circonscription. Mais son emploi du temps a été bousculé. Il le sera encore davantage après la bombe lâchée par le site d’informations en ligne, Mediapart. Avec preuve à l’appui sous la forme d’une cassette. Serge Ruggieri, ministre de l’Intérieur, possèderait un compte luxembourgeois. Djamila vient des cités, elle renifle les emmerdes à des kilomètres. Mais elle sait aussi autre chose : « Les règles sont les mêmes partout : la réussite sourit spécialement aux voleurs, aux vicieux et aux fils de putes. » Elle est mariée à Jean-Michel Garrand, chef de cabinet de ce Ruggieri. Elle s’est fabriquée une façade et c’est son armure. Les gens oublient qu’elle est arabe. Pas elle, ni d’où elle vient. Et les trois voix sur cet enregistrement que tout le monde réclame, elle les reconnaît. Dans une vie antérieure, elle s’appelait Mila. On la lui fait pas.

Ce que François Médeline va nous raconter est suffisamment compliqué pour qu’il s’attarde à présenter de façon minutieuse les principaux personnages de son roman. Le commandant Alain Dubak, flic largué, en disgrâce et qui va se trouver pris dans les filets de cette histoire autant par amour que par désinvolture et vœu de rédemption. Borgne de naissance, il a une petite cinquantaine et opère à la Brigade financière. Il a une cicatrice qui part de son oreille et remonte jusqu’au front. Il va chez une psy depuis que Mamy, ex-numéro 2 a quitté ses fonctions, ne baise plus depuis 1998, persuadé que trois de ses camarades sont morts par sa faute, sa femme Alexandra l’a quitté après sa grande traversée version cocaïne full time. Il est traumatisé par une fellation à 9 ans que son pote a fait et qui est mort. Bien malgré lui, il va faire partie d’une machination qui le dépasse. Dubak est la proie parfaite pour la députée.

Le gros méchant psychopathe s’appelle Gérald Hébert. Il vit avec Delphine, a deux enfants, il aime sa famille. Lui, l’orphelin recruté par la DST à la sortie de l’établissement. Ex-fonctionnaire de la DCRI désargenté. Il porte encore des costumes de moyenne gamme mais fume des Davidoff. Aujourd’hui, il émarge pour Hugues Corvoisier, poids-lourd du BTP, notamment celle du nouveau stade de foot de l’Olympique lyonnais, et qui pèse 50 milliards et emploie plus de 200.000 salariés. Impatient, il refuse d’attendre la fin de l’enquête sur Cahuzac. Ce qu’il veut, ce sont les brouzoufs, ceux qu’il va se mettre dans la poche avec ses projets faramineux. Mais ce que demande le bonhomme n’est pas rien. Va falloir faire ce que Herbert dans son jargon désigne comme une « intrusion ». Herbert veut dépenser gros pour récolter beaucoup. Il imagine un plan de grand tordu, un scénario qui implique un bon gars fiché S. Tiens donc, du terrorisme, quelle bonne idée. Une façon de détourner l’attention au cas où Ruggieri exploserait en vol. L’auteur n’a pas son pareil pour décrire des scènes de crapuleries totales entre un homme d’affaires et son exécutant au CV aussi sordide qu’efficace.

Il existe quatre types de matériaux dans la vraie vie : les métalliques, les minéraux, les organiques et les plastiques. Le romancier français en a ajouté un : le politique. D’un genre dont le sens de la survie confine à l’admiration. Croire jusqu’au bout que l’on peut être au-dessus des lois, leur point commun à toutes et tous. Ainsi l’auteur imagine – t – il les propos de ces hommes de pouvoir sous forme de transcriptions. Celles d’écoutes orchestrées par la NSA. Le 21/12/2012, Serge Ruggieri et son chef de cabinet Jean-Michel Garrand s’entretiennent. Le premier monte dans les tours en parlant de sa femme : « Cette pute, cette pute, elle s’est fait enfiler par la moitié de Lyon. » L’épouse trompée, humiliée qui bavarde. Un grand classique. Les mauvais vaudevilles n’épargnent pas les bourgeois. Mais il y a cette transcription. Edwy Plenel, le patron de Médiapart est formel. Il a la preuve de ce qu’il avance. Garrand a fait authentifier la pièce. « C’est concluant. » Croyez-vous que cela les arrêtera ?

Djamila/Mila a aussi un cousin : Abdelkader Boushaki, flic de métier. Les deux ne s’aiment guère. Pour lui, elle a tourné le dos à la famille, elle les a reniés. Mais les liens du sang transcendent les différences. Il s’inquiète pour elle, pour le frère Nassim fiché S. Il n’a pas tort. Le barbouze Hébert est sur la brèche avec un plan dément de psychopathe pur jus. En roue libre total. Deux histoires parallèles. Celle d’une chute politique et celle d’une ascension politico-capitaliste. Le pouvoir de l’argent et celui de la politique. Miroir aux alouettes pour les uns, réalité économique pour d’autres. Une présidence Hollande crucifiée sous la plume de l’auteur. L’État exemplaire de la campagne de François Hollande, il est où ? Et que dire de Djamilla/Mila. On finit par être comme elle, double, en avançant dans le livre. Djamilla/Rachida… « La Résistance des matériaux » est le septième roman de François Médéline. La politique vue côté basse-cour, mise à nue, dépourvue de tout artifice. Non pas un combat de boxe mais une lutte à mort dans la savane où les nouveaux coups s’appellent communiqués de presse, éléments de langage. Mais l’objectif est bien la survie de l’espèce. Sous les lambris dorés de l’Assemblée où sous le soleil des grands espaces. L’auteur a souvent dit qu’il aimait les zones grises. On est servi. Chez François Médéline, il n’y a ni bon ni méchant. Tous des salauds. Que je ne déclinerai pas au féminin. Mais dans l’échelle des turpides politiques, sur une échelle de 10, ces dames frisent le sans-faute. Parce que Djamila/Mila n’a pas l’intention de tomber. Nicolas Sarkozy l’a déjà fait rêver. Elle sera son soldat.

« La Résistance des matériaux », de François Médéline, Éditions La Manufacture de Livres, 489 pages,  21.90 euros.

 

« Les Fils de Shifty » : une nouvelle enquête de Mick Hardin, le personnage fétiche de Chris Offutt

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On sent qu’il aime son personnage, Chris Offutt. Faut reconnaître que Mick Hardin, agent spécial du CID (Division des enquêtes criminelles de l’armée) est bien sympathique. On le retrouve cette fois chez sa sœur Linda, shérif de Rocksalt, comté de Eldridge dans le Kentucky, alors qu’il se remet d’une blessure de guerre à la jambe qui lui cause pas mal de soucis. Il a aussi pour intention de réparer son mariage malgré la demande de divorce de Peggy, sa future ex-femme. Mais rien ne va se passer comme prévu dans cette contrée des Appalaches où la violence fait figure de code moral local immuable.

Tout commence par la découverte d’un cadavre. Il s’agit de Fuckin’ Barney, l’un des fils de Shifty Kissick, une veuve que Mick connaît depuis longtemps. Un petit traficoteur d’héro local et rural qui s’est pris trois balles dans le buffet, comme ça en plein centre-ville, et personne n’a rien entendu. Ce n’est pas de la compétence de sa sœur mais celle des flics municipaux. Ce qui tombe bien, la demoiselle est en pleine campagne électorale. Elle se représente au poste de shérif. La maman du dealer demande à voir Mick. Elle veut qu’il retrouve l’assassin de son fiston. Les flics ont lâché l’affaire, pour eux ce n’est qu’une histoire de deal qui a mal tourné. Madame Kissick n’y croit pas une seconde. « Non pas en ville. Il était malin. Il faisait toutes ses affaires à la campagne. » Elle insiste pour que ce soit Hardin et personne d’autre qui mette la main sur le coupable. Pourquoi moi, interroge Mick. « Parce que tu t’en fiches. » Une toute petite phrase qui colle le style de l’auteur. Un peu traînant et nasillard. Du genre, on fait les choses comme ça, un peu en s’en foutant. On ne s’implique pas trop, on ne demande pas grand-chose à la vie, on survit à la loyale. Mais c’est quoi la loyale dans cette région perdue au milieu de nulle part. C’est celle des autochtones qui ont une façon bien à eux de régler les problèmes. Un deuxième frangin de la tribu des Kissick est dégommé. Il reste le troisième qui vit en Californie et rapplique, Raymond le Marine. Mick va forcer sa nature d’homme solitaire et faire équipe avec son alter-égo militaire. Si la piste de la dope est évidente, une autre s’offre à eux, non moins dangereuse : celle des déchets toxiques.

On ne change pas une équipe qui gagne. Chris Offutt et Mick Hardin liés dans cette deuxième aventure de la trilogie. L’auteur est considéré comme culte. Gallimard l’avait publié dans les années 90. Vingt ans plus tard, en 2019, il revient avec Nuits Appalaches qui remporte le Prix Mystère de la critique 2020 et le Grand prix du roman noir étranger du Festival de Beaune. On s’est habitué à ces personnages croqués au millimètre, taiseux pour la plupart, violents et assez flexibles avec les substances toxiques. Offutt s’inscrit dans cette veine d’écrivains qui surfent sur le rural noir où les opioïdes font des ravages. C’est l’éternelle Amérique des oubliés du système, des laisser pour compte qui tentent de survivre dans un monde où le dollar est roi. Mais s’ils acceptent leur destin pipé, ils le font selon leurs propres règles et leur propre morale.

« Les Fils de Shifty » de Chris Offutt, traduit par Anatole Pons-Reumaux, Éditions Gallmeister, 288 pages, 23.50 euros.