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« Éclipse Totale » : le blackout de Jo NESBØ

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Au fond, quand l’un va mal, l’autre va très bien. Plus Harry Hole s’enfonce dans la bibine, plus son créateur, Joe Nesbø respire la santé. Et la santé pour un écrivain, c’est la grande forme littéraire. Alors tandis que Harry éponge les bars de Los Angeles, Joe s’assoit à sa table et écrit, des lignes et des lignes pour en faire des chapitres et finalement un roman. Un de plus, me direz-vous, avec son pochtron de personnage clé. Oui, mais pas que. Il en faut du jus et de l’imagination pour puiser en soi et sortir, opus après opus sur vingt longues années, une treizième intrigue avec l’inspecteur à la dérive Harry Hole.

Donc, HH a quitté la police d’Oslo ou la police s’est débarrassée de lui. Ça marche dans les deux sens. A ce jour, son but ultime est limpide : se noyer et mourir au fond d’un verre. Le bonhomme a toujours eu un petit problème de self-esteem, et comme il lui arrive toujours plein de malheurs personnels, il dérape facilement en se mettant minable. Mais là, c’est un poil différent, Harry veut mourir jusqu’à plus soif. Le destin, foutu destin, prend l’apparence d’une autre pochtronne. Lucille Owens, actrice sur le retour (72 ans), pas facile à Hollywood, (encore peut-elle se targuer d’avoir été, elle un jour, sous les feux de la rampe) et encore plus difficile, lorsqu’on aime parier et que l’on perd beaucoup. Les créditeurs ne sont pas des marrants, ils appartiennent à un cartel mexicain. Ils donnent dix jours à la dame et à son tout nouvel ami de tabouret de bar pour rembourser une dette de jeux qui s’élève à 960.000 dollars.

Traversée de l’Atlantique dans un brouillard éthylique total, retour à Oslo. Markus Røed, un magnat de l’immobilier assez antipathique est accusé du meurtre de deux jeunes filles. Il nie farouchement. Et comme il est très riche, il demande à son avocat s’il ne connaît pas le meilleur des meilleurs enquêteurs. Oui, lui répond l’homme de loi mais il a disparu et picole. Pas grave, le présumé coupable lui donnera ce qu’il veut. Ça tombe bien, Harry a besoin de cette somme d’argent qui pourra sauver sa nouvelle amie. Tout ça est proprement emballé par le narrateur plus filou que jamais. Si la police d’Oslo dans les hautes sphères n’est pas du tout ravie de voir Hole revenir, Katrine Bratt, autre personnage récurrent de la série HH et qui dirige la Criminelle, serait bien tentée de greffer celui qui est resté son ami à cette enquête au point mort. Mais la haute hiérarchie rechigne, elle en a marre du lascar qu’elle juge trop alcoolo et imprévisible.

HH n’a jamais vraiment travaillé dans les clous. Alors, il récidive et monte Aune, un groupe de quatre personnes un peu funky, dont Truls Berntsen, un flic ripoux qu’il a un temps détesté. Détail de poids : il doit aussi régler cette fâcheuse tendance au lever de coude. Et comme lui a toujours dit un pote,  « Être saoul n’est pas la même chose que de devenir stupide. Il faut compter les unités absorbées, avoir des jours fixes sans alcool, et puis avaler un comprimé de naltrexone soixante minutes avant le premier verre. » Fort de ces recommandations, HH plonge tête baissée dans cette enquête afin de sauver son amie et accessoirement arrêter le dingue qui a zigouillé les deux femmes. Comment s’y prend – t – il ? Les victimes ont l’air de l’avoir suivi de leur plein gré. HH creuse, lutte contre ses démons et s’achemine tout doucement vers la sortie du tunnel. Au début du roman, il cherchait la mort dans le suicide avec l’alcool. A la fin, il semble trouver le salut en aidant cette amie de comptoir. Au fond, l’éternelle histoire de Harry Hole, inspecteur foutraque qui a la fâcheuse tendance de semer des cadavres (bien malgré lui) derrière lui. Mais qui cherche sans répit une forme de réparation. Une suite pour HH ? Seul son créateur est peut-être au courant. A nous de patienter.

« Éclipse Totale » de Jo Nesbø, traduction de Céline Romand-Monnier, Éditions Série Noire /Gallimard, 590 pages, 22 euros.

« Le Prince » : un thriller d’espionnage de Magdalena Parys

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Sauf erreur de ma part, les romans d’espionnage écrits par des femmes ne sont pas légion. Il n’était donc pas question de rater celui de la Polonaise Magdalena Parys qui sort comme le précédent chez Agullo Noir. Avec « Le Prince », la journaliste/écrivaine délaisse les tunnels de Berlin-Est pour se concentrer sur les non moins opaques services de renseignements allemands d’aujourd’hui. Le cadavre d’un prêtre, un incendie dans un camp de réfugiés. Tout cela sans lien apparent. Un homme pourtant se doute que quelque chose ne tourne pas rond. Il se fait appeler Paul Chagall. Il est à la tête d’une organisation qui n’existe pas : Le Programme. Seule la chancelière est au courant des activités de cette officine clandestine qui relève du contre-espionnage. Lisse et sans affect, il entretient des liens troubles avec la journaliste, Dagmara Bosch qui enquête, elle aussi, sur tout ce qui touche à la sécurité de l’Etat. Roi de la manipulation, Chagall se lance sur les traces de ce fameux Prince, fanatique que personne n’a jamais vu et qui rêve de restaurer l’Empire germanique grandeur nature en regroupant ses troupes sous le label des Rebelles. Justement, Dagmara Bosch aussi est sur leur piste. Plus l’enquête avance et plus les nouvelles sont dramatiques. Il semblerait qu’un responsable au plus haut sommet de l’Etat soit impliqué. La romancière a clairement utilisé sa casquette de journaliste pour nourrir son histoire. Saupoudré d’un zest de romance, « Le Prince », hormis quelques longueurs, tient sacrément la route.

« Le Prince » de Magdalena Parys, traduit par Caroline-Raska-Dewez, Editions Agullo Noir, 202 pages, 23.50 euros.

« La Contrée obscure » : la chevauchée épique de David Vann

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Aussi sanglant que Game of Thrones. A ceci près que les faits sont véridiques. Dans les années 1500, les conquistadors espagnols s’en sont donné à cœur joie dans leur croisade délirante ayant pour but de christianiser les peuples autochtones tout en leur piquant leurs terres au passage. Épopée gore et sous tension, « La Contrée obscure » de David Vann éclaire encore un peu plus toute l’étendue du talent de l’écrivain américain. On reste suffoqué par l’arrogance cruelle et stupide des protagonistes qui ne se lassent pas de considérer les indigènes comme de sombres crétins bariolés.

Classique mais efficace, l’introduction rapide d’un personnage à cheval entre ces deux mondes, Juan Ortiz, capturé douze ans auparavant, ayant connu les pires souffrances mais toujours vivant. Un noble de Séville qui voulait être chevalier et qui avait embarqué à bord d’un navire en route pour des terres inconnues. Il finira à La Florida, un coin de rêve pour toutes les bestioles surdimensionnées que l’Espagne a la chance de ne pas abriter. Mais surtout, Ortiz va servir de go between entre les « sauvages » et Hernando de Soto, un mégalo narcissique, qui aspire lui-aussi à ce genre de grandeur et qui, mandaté par le roi Charles Quint, vient de fouler le sol de La Florida dont il se proclame d’emblée gouverneur.

Un territoire où il espère trouver de l’or et des esclaves. La folie à l’état pur. « Rien dans ce nouveau monde ne nous arrêtera, déclara d’une voix forte, de Soto. Les soldats du Seigneur ne peuvent être vaincus ». La preuve : l’homme est face à un lézard géant qu’il se doit d’occire, lui Hernando de Soto d’Estrémadure, Gouverneur de Cuba et marquis de la Florida. Il empale le monstre sous l’œil effaré de ses hommes. Mais ce que ces derniers ne voient pas, c’est l’entrejambe du pantalon trempé caché sous l’armure. « Dieu soit loué pour ce cadeau », pense-t-il.

En parallèle, un autre récit. Celui de la famille Cherokee constituée des parents, d’un fils et de l’Enfant Sauvage. Ce dernier, le père et la mère n’en veulent pas. Il n’est pas le fruit de leurs entrailles. Un conte d’apprentissage cruel que l’on pense relier au fil des pages au périple des envahisseurs. On s’attend à ce que les deux histoires, à défaut de fusionner, se superposent à un moment ou un autre. Eh bien, non. A croire que ce sont même des aimants inversés. En réalité, les deux aventures servent de démonstration à l’auteur, lui-même descendant de la tribu indienne des Cherokee. Rien ne peut forcer des hommes à se parler lorsqu’ils s’y refusent. L’absence de communication, voilà ce que souligne David Vann. Magistralement développée par De Soto et Ortiz, au départ si semblables pour finir si éloignés. Mais la question centrale du roman n’est – elle pas aussi : qui est sauvage dans cette épopée ? Pour l’auteur, il n’y a aucun doute. Le conquérant bien évidemment. L’autre, celui que l’on ne comprend pas, celui dont on a peur, on veut au mieux l’assujettir, au pire le tuer. Sous le couvert d’une civilisation salvatrice et chrétienne.

« La Contrée obscure » par David Vann, traduction de Laura Derajinski, Éditions Gallmeister, 506 pages, 26 euros.

 » La Poupée  » d’Yrsa SigurDardÓttir à ne pas mettre entre toutes les mains

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Une horrible poupée est repêchée dans le filet d’un bateau de pêche. Le début d’une série d’événements désastreux. La reine du polar islandais aime bien faire peur. Cinquième opus de la série qui met en scène la psychologue Freyja et l’inspecteur Huldar, le dernier roman de l’Islandaise Yrsa Sigurdardóttir est un Page Turner sympathique qui n’oublie pas de griffer un peu. Elle décrit au passage les rapports hommes/femmes dans cette partie du monde. Instructif.

 

 » La Poupée «  par Yrsa Sigurdardottir, traduction de Catherine et Véronique Mercy, Actes Sud/Actes Noirs, 400 pages, 23.50 euros

« La Liste de l’écrivain » , de Christophe Agnus

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Un type qui avoue d’emblée ses crimes. Le rêve de tout enquêteur. Problème, le lascar semble n’avoir aucune existence légale. Une jeune enquêtrice un peu plus maligne que ces Messieurs, trouve néanmoins une piste. Les noms des victimes du serial killer sont empruntés à un auteur à succès. « La Liste de l’écrivain » est un habile polar d’anticipation mené tambour battant par Christophe Agnus. Avec mention très spéciale pour une fin bien tordue.

 

« La Liste de l’écrivain » par Christophe Agnus, Editions Robert L’affront, 409 pages, 21.90 euros.

 

« Last Call » d’Elon Green : un True crime dans le milieu gay new-yorkais

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Un boulot titanesque. Comme toujours dans ce genre d’enquête. Le journaliste d’investigation, Elon Green, a remporté l’Edgar Award du meilleur True crime avec « Last Call ». Ou le « tueur de la dernière tournée », comme l’avait surnommé la presse dans les années 90. Ses victimes ? Les hommes de la communauté Gay de New-York. Des meurtres oubliés et mis de côté par la police en pleine époque sida. L’auteur leur donne une seconde vie.

 

« Last Call » par Elon Green, traduction de Héloïse Esquié, Editions Sonatine, 311 pages, 22.50 euros.

« La situation » de Karim Miské

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Une idée de génie. Imaginer la France en 2030 avec un Paris coupée en deux. D’un côté les islamo-wokistes et de l’autre, la Ligue française. Un gouvernement réfugié à Chartres. Kamal Kassim a préféré se tenir à l’écart de tout ce bordel jusqu’au moment où une attaque au pied de chez lui, l’oblige à sortir du bois. Une verve toujours aussi jubilatoire pour Karim Miské, Grand Prix de littérature policière avec  » Arab Jazz  » en 2012. Le bonhomme aime les quartiers populaires où le bordel ambiant fait office de loi. Avec  » La Situation « , tout s’est déréglé. Sauf son talent.

 

« La situation » de Karim Miské « , Editions Les Avrils, 259 pages, 22 euros.

« Le Fils du père » : la quête infinie de Victor del Árbol

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La filiation. Le fil rouge et noir de toute l’œuvre de Victor del Árbol. Son dernier roman, « Le Fils du Père », ne fait pas exception. Dans les interviews, le romancier espagnol n’a jamais caché les relations désastreuses qu’il a pu avoir avec son géniteur. Cette fois, c’est la famille entière qui prend violemment les coups. Diego, fils d’Antonio et petit-fils de Simon, la première voix de l’ouvrage. On retrouve les thèmes de l’écrivain, la guerre civile, la domination franquiste, la collaboration avec les Allemands. Diego est un renégat. Il a fui ses origines sociales, il les a reniées. Mais échappe –t-on jamais à son passé familial ? Victor del Árbol n’a pas craint de se faire mal. Il a creusé la plaie. Le but ultime ? La réconciliation.

« Le Fils du Père » de Victor del Árbol, traduit par Claude Bleton et Emilie Fernandez, Edition Actes sud/Actes Noirs, 368 pages, 23 euros. 

« Les Voleurs d’Innocence » : le roman gothique de Sarai Walker

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Evidemment que l’on pense aux « Quatre filles du docteur March » ou encore à « Virgin Suicides » de la réalisatrice Sofia Coppola. Il n’empêche. Sarai Walker a su trouver un ton, une voix et a écrit un conte gothique pour petits et grands que l’on n’est pas près d’oublier. Truffé de pièges littéraires, « Les Voleurs d’Innocence » nous transporte dans les années 50 au sein d’une une famille nombreuse, d’un genre particulier. Dysfonctionnelle, dirait-on, aujourd’hui. Où la mort l’emporte toujours.

Deux époques. Aujourd’hui et dans les années 50. Deux lieux, la Californie et la Côte-Est des États-Unis. Là où réside l’aristocratie américaine. Mais pas n’importe laquelle. Celle qui gagne beaucoup d’argent en vendant des armes. Tuer pour assurer la paix.

Le roman s’ouvre donc sur le temps présent. L’artiste Sylvia Wren reçoit une lettre. Une demande d’interview. Une de plus. Elle n’y donne jamais suite parce qu’elle vit quasiment recluse. Mais cette missive est d’une autre facture. L’expéditrice, une journaliste, affirme connaître son secret.

L’auteur change alors d’époque. Nous sommes dans la famille Chapel. Ce n’est pas rien la famille Chapel. Elle pèse lourd dans le paysage capitaliste chez les Yankees. Elle se compose du père, de la mère Belinda et des six filles qui portent toutes des noms de fleurs : Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. C’est l’aînée qui bien malgré elle, va donner le coup d’envoi de ce jeu de massacre. Elle décide de se marier. Belinda, qui sort le moins souvent de sa chambre, affronte le monde extérieur. Et tente ainsi de s’y opposer de toutes ses forces. Mais qui prête la moindre attention aux propos obscurs d’une femme considérée comme dérangée. Personne, hormis Iris. Le drame a pourtant lieu, puis le suivant. La malédiction des sœurs Chapel est née. D’abord, elles se marient, puis on les enterre.

Iris a survécu. Elle est devenue Sylvia Wren. Une artiste riche mais dont personne ne connaît le visage. Elle vit avec une femme. Jusqu’ici, elle a toujours évité de se pencher vers son passé. Cette journaliste intrusive vient tout bousculer. Et l’obliger à refaire le chemin de sa vie en sens inverse. Quitte à déposer les armes. Et achever la malédiction.

L’auteur y va franco. La maison des Chapel ? Un gâteau de mariage. Il y a bien un petit aspect tarte à la crème dans la profusion des détails, des adjectifs, des descriptions. Le roman ressemble à une barbe à papa truffée de clous de girofles. Parce que Sarai Walker ne dédaigne pas les codes du roman de l’horreur. Lorsque Aster meurt dans des convulsions atroces et une forte quantité d’hémoglobine, on oublie vite fait les dentelles, les froufrous et les tenues de ces jeunes filles. On plonge dans le grotesque.

Mais un conte reste un conte. Il comporte un message. Le mariage est ici associé à l’au-delà. Malheur à celle qui s’imagine voler vers la liberté en épousant le premier venu. Les filles font des études qu’elles abandonneront aussi sec dès qu’elles trouveront un mari. On ne leur demande pas d’être vulgaire et de travailler. Leur futur est d’enfanter et d’attendre l’époux le soir venu. Sarai Walker décrit à la loupe de la condition féminine d’un certain milieu social. Celui des ultra – riches. Femmes à l’avenir corseté, prisonnières de codes patriarcaux, l’argent ne les aide pas davantage. Si ce n’est à mourir à petits feux, la manucure parfaite et la coiffure impeccable. Sarai Walker semble s’être amusée à imaginer cette histoire. Nous, on s’est régalé à la lire.

« Les Voleurs d’Innocence » de Sarai Walker, traduit par Janique Jouin-de Laurens, Editions Gallmeister, 621 pages, 26.40 euros.

 

 

 

« Comme si nous étions des fantômes » : l’autre guerre de Philip Gray

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Amy Vanneck porte des habits élégants, des chapeaux de paille. Elle est bien née. Elle est la fille de Lady Constance. Edward Haslam est un petit professeur de musique. Ils n’auraient jamais dû se fréquenter. Mais la guerre arrive. Il est promu capitaine du 7ème régiment de Manchester. Elle devient sa fiancée.

La guerre est une affaire d’hommes. La chose est communément entendue. Mais le romancier britannique Philip Gray en a décidé autrement. Sa guerre sera auscultée par le prisme d’une femme, non, d’une dame, comme le souligne un militaire qui l’accueille à Amiens. Mais que fait justement cette dame, là où la gent féminine ne va jamais, là où d’ordinaire elle est considérée comme portant malheur. Que cherche-t-elle dans ces tranchées au lendemain d’une Armistice brûlante ? Son fiancé, l’amour, la vérité, la réhabilitation ?

Comme si nous étions des fantômes est un roman d’amour et de métal sur fond de Première Première mondiale. Nous sommes en 1919. Les armes se sont tues. Le temps est à la sombre découverte des corps laissés déchirés derrière les lignes ennemies mais désormais aux mains des vainqueurs. Le capitaine James Mackenzie est à la tête de cette funeste  unité. Le fiancé d’Amy a été déclaré disparu puis présumé mort en août 1918. La jeune femme veut en avoir le cœur net, elle a décidé de se rendre sur place. S’il est vraiment décédé, elle se battra pour qu’il soit décemment enterré. Le sang se mêle aux larmes, la force domine, les faibles n’ont pas  leur place, le Mal s’est répandu dans les interstices de la terre crucifiée par des combats encore vivaces. « Quoi qu’il arrive, écrit Haslam à Amy, nous ne pourrons revenir au point de départ. Nous ne pourrons plus être des enfants, impuissants, malléables et vierges de tout péché. » Le désespoir affleure entre les lignes, elle le sait parce qu’elle le connait. Haslam était farouchement anti-guerre et qui s’était engagé par amour.

Le romancier a été aussi journaliste, il s’y connaît en enquête. Formidablement bien documenté, son histoire suit les pas intrépides d’une jeune femme qui déjoue tous les clichés du genre et nous offre aussi un des plus jolis portraits d’aventurière moderne. On aimerait avoir été un jour, Amy Vanneck. On se voit traverser les lignes, patauger dans la boue, souffrir sans ne rien dire, soulever des montagnes, en quête d’un amour qui ressemble fort à une quête de rédemption et de réhabilitation. Le courage n’est pas genré, n’en déplaise à ces Messieurs.

Mais dans cette quête désespérée, le charnier de treize corps atrocement mutilés au fin fond d’un tunnel vient tout bousculer. Ce sont des coolies, des Chinois assassinés? Par qui? Haslam? Le nom de Two Storm Wood revient sans cesse. Il est glissé par mégarde, puis repris, écarté avant de revenir brûlant sur le devant cette scène de fin du monde. On veut lui faire croire que c’est un mythe, une légende, qu’en réalité et si le lieu existe vraiment, de toute façon, elle ferait chou blanc. Rien n’est moins vrai. C’est le nom d’un champ de bataille tenu avec rage par les Allemands, dans la Somme. C’est celui d’un crime de guerre qui ne dit pas son nom.

Derrière cette intrépide créature, il fallait bien des hommes à la mesure d’Amy. Il y a le Capitaine McKenzie totalement sous le charme de la jeune femme, le brutal Westbrook, prévôt de la 2e division. Un homme difficile à ne pas regarder. « Le côté gauche de sa figure était atrocement déformé : le sourcil avait disparu, la joue était creuse et livide. » Pour Mackenzie, on revenait rarement sur zone après avoir été aussi gravement blessé. Le gradé est en mission spéciale pour le ministère de la Guerre. Et puis il y a le colonel Rhodes, un mythe vivant, l’incarnation du courage, l’homme aux mille exploits. Celui qui avait pris Haslam sous son aile. Que s’est-il passé entre ces deux-là ? « Comme si nous étions des fantômes » est un roman de fureur. La fin de la guerre a été signée mais le sang coule encore parce que la rage des combattants ne s’est pas apaisée. Les survivants sont assoiffés de peur et de rancœur. Une femme vient se glisser dans ce tragique tableau de la victoire, dans cet univers saturé de violence. Qu’est-ce que la paix dans cette atmosphère apocalyptique ? Thriller historique presque graphique, l’ouvrage de Philip Gray nous renvoie à une humanité en déshérence où parfois un être animé d’une grandeur qui le dépasse, nous fait croire l’espace d’un instant, que l’Homme a écarté le Mal.

« Comme si nous étions des fantômes » de Philip Gray, traduit par Elodie Leplat, Editions Sonatine, 496 pages, 23.90 euros.

 

 

 

 

 » On dirait des hommes  » : l’emprise selon Fabrice Tassel

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L’emprise. Physique ou psychologique. Voilà de quoi parle Fabrice Tassel dans son dernier roman à faire dresser les cheveux sur la tête. Radioscopie d’un couple au bord du gouffre. Vertigineux.

Tout commence par la mort de Gaby. Un garçonnet de dix ans emporté par la tempête d’une mer remontée en Bretagne. Le père, Tom Sénéchal, nageur confirmé, a bien tenté de le sauver. En vain. Anne, la maman, est dévastée. Mais surprise, le couple résiste. En apparence. Le lecteur est immédiatement en empathie avec les protagonistes. La perte prématurée d’un enfant, l’épreuve ultime. Chaque parent y a pensé au moins une fois. On en connaît toujours l’issue : l’atomisation de la cellule familiale. Une juge est saisie, Dominique Bontet, un brin rigide, marquée par un procès précédent où elle n’a rien vu venir. Depuis, elle se méfie. Mais les parents explorés ont saisi la justice. Est-ce la faute des autorités portuaires ? La juge les auditionne. Séparément. Le père la fait tiquer. Un peu lunaire, un peu distant. Mais que sait-elle au fond de la perte d’un enfant. Il n’empêche.

Plus loin. A quelques pages et quelques encablures du domicile de Tom et d’Anne, un autre couple, Iris et Le Bihan. Là, les choses sont claires. Le type est un salaud qui bat sa femme. Pas l’ombre d’un doute pour la juge. Elle a creusé, il lui faut maintenant accumuler les preuves. Ce gars-là, elle le veut derrière les barreaux. « Depuis des mois, après l’explosion des féminicides et des plaintes pour agression sexuelle, harcèlement, les hommes, défilent dans son bureau. » Ils nient en bloc. Toujours. Fabrice Tassel n’a pas son pareil pour dépeindre les sentiments des uns et des autres mais surtout la mécanique de pouvoir qui s’installe entre deux personnes, un homme, une femme, une victime et son bourreau.

Mais que faire de cette histoire « Gabriel Sénéchal » ? Le dossier semble simple. Dominique a la réputation de faire des histoires, de chipoter. Ordonnance de classement sans suite? Justement. Un rien, un tout petit rien l’en empêche. L’intime conviction. L’article 353 du Code procédure pénale. Trois femmes dans la tourmente. L’action de la juge se déroule comme au ralenti de façon mesuré, réfléchi. Anne observe sa vie qui est montée très haut avant de redescendre au fond d’un puits noir. Et Iris la subit. De plein fouet. Jusqu’au jour où ces dernières disent stop. Leurs destins se croisent, alors. L’une fera quelque chose pour l’autre. Et Dominique tranchera. Formidable portrait de femmes dont l’existence même est menacée par l’homme. Le compagnon, le mari, l’amant. Reste la justice. Le glaive et la balance. Le dernier rempart ?

 » On dirait des hommes « , de Fabrice Tassel, Éditions La Manufacture des Livres, 283 pages, 19,90 euros.

 

 

 » Dette de sang  » : l’héritage maori de Michael Bennett

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Il n’y a pas tant de polars dont le héros, en l’occurrence l’héroïne, est d’origine maori. Equinox en a repéré un et c’est plutôt bien vu.  » Dette de Sang «  de Michael Bennett traduit par l’écrivain français Antoine Chainas, met en scène l’inspectrice Hana Westerman, une sacrée flic un brin éruptive et qui trimballe des fantômes qu’une série de crimes va obliger à regarder en arrière.

Auckland, Nouvelle-Zélande. Pour Hana, débuter une enquête pour homicide revient à mélanger du sucre avec de la levure. L’activation est instantanée. » Et il vaut mieux. Parce que le tueur semble avoir des messages à faire passer. Premier mort, pendu, les mains attachées par devant, les chevilles entravées. La pendaison a eu lieu post-mortem. Le meurtre pue la mise en scène. Un dessin émerge. Une spirale enroulée vers son point d’origine. Un dessin de sang.

La première victime était un junkie, le deuxième est un promoteur, le troisième, un acteur. A chaque fois, tout semble parfaitement orchestré et à chaque fois, les enquêteurs découvrent le même dessin. Hana enquête, fouille dans la culture maorie. Trouve un recueil de daguerréotypes. Un procédé datant des premiers âges de la photographie. Les images ont été prises par un Anglais envoyé en Nouvelle-Zélande par l’armée britannique.  » Il préfigurait les reporters de guerre. » L’une d’entre elles accroche le regard. Il s’agit d’un prisonnier exécuté en 1860, sur le mont Suffolk, à Auckland, de l’autre côté du port. Les tatouages sont édifiants. Une spirale enroulée vers l’intérieur. Un koru. Hana suffoque. Le mont Suffolk, l’incarnation de sa propre déchirure. Un lieu de la faute originelle, sa faute, ce moment où elle a perdu son âme. Il y a longtemps.

L’inspectrice est en pleine procédure de divorce. Son futur-ex mari est Blanc et aussi son supérieur. Le couple a une fille. La quête identitaire est au cœur du roman. La difficulté d’appartenance. À qui doit-on des comptes? À sa hiérarchie blanche que l’on a tellement voulu séduire ou à ce peuple rongé par la pauvreté, malmené par la vie et crucifié par les statistiques. Hana s’est reniée. Elle le sait. L’heure de vérité approche. Retrouver ce tueur sera pour elle un électrochoc, le début de la rédemption. Michael Bennett nous transporte loin, très loin, dans un monde où l’exotisme a flirté sans faillir avec la cruauté. Où des hommes ont abaissé d’autres hommes. Ce polar néo-zélandais leur rend hommage.

 » Dette de Sang «  de Michael Bennett, Éditions Equinox les Arènes, traduit par Antoine Chainas, 337 pages, 22 euros.