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« Coliseum » de Thomas Bronnec : le loft de la politique

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Le Loft version Thomas Bronnec. Quatre politiciens réunis dans le même bocal, 24h sur 24h pendant trois jours sous les yeux intrusifs de dizaines de caméras sans état d’âme. Bienvenue dans Coliseum, le dernier roman décapant de l’écrivain français. Dans ce genre d’histoire, il faut toujours un cocktail de rage, d’ambition et de fric. Voire de sexe. C’est exactement ce que possède Noémie Lorentz, directrice de la société de production Ladybirds. Une killeuse dans son genre. Elle va devenir la cheffe d’orchestre d’une nouvelle forme de scrutin pour élire le futur président de la République. Ainsi en a décidé le camp de la majorité qui traverse une grosse crise existentielle et s’imagine la résoudre par un artifice paillette tendance télé-réalité. Le candidat sera choisi au terme d’une émission intitulée, « The One ». Parité oblige, il y aura deux femmes et deux hommes. Muriel Brey, Nadia Sadaoui, Yann Privat et enfin Nathan Calendreau. Ce dernier occupe une place particulière dans l’espace mental de Noémie. Il fut son amant.

Alors que l’émission se met en place et que l’on suit pas à pas les mouvements, pensées et erreurs des cobayes/candidats, un serial killer se balade dans la nature. À dix jours d’écart, deux meurtres, deux hommes, avec le prénom d’une femme et la date à laquelle elle a été tuée, inscrit sur une feuille gentiment déposée sur leur poitrine. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Bizarrement, en juillet neuf femmes sont mortes puis cinq le mois suivant. Silence radio. Mais ces deux hommes et ces messages sibyllins alertent les autorités. L’affaire prend très vite un tour politique. Il semblerait que quelqu’un réclame vengeance pour des victimes féminines. Une fois n’est pas coutume.

Dans son précédent roman, Thomas Bronnec avait imaginé une sorte de dictature écologique à faire frémir. Cette fois encore, sa diabolique imagination a accouché d’un scénario d’enfer. Réduire un candidat à la présidentielle en un vulgaire produit jetable sélectionné sur un plateau télé. Du pur marketing. L’ascenseur émotionnel est au rendez-vous. On s’émeut, on s’indigne, on traverse les épreuves des candidats en même temps qu’eux, on respire ou pas. C’est atrocement réussi. Thomas Bronnec est le meilleur des producteurs de shows politiques littéraires de ces dernières années.

Coliseum de Thomas Bronnec, Éditions Gallimard Série Noire, 272 pages, 18,50 Euros.

 

« Les Enchanteurs » de James Ellroy : Los Angeles, Marilyn et les K Boys

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Au fond, elle restait la dernière. Celle à qui la plume déjantée de James Ellroy n’avait pas encore osé s’attaquer. Oser ? Non, James Ellroy a toujours tout osé. La preuve. Alors que tout le monde garde en mémoire la « Blonde » de la romancière Joyce Carol Oates qui, si tant est que ce soit possible, ajoutait une couche au mythe insubmersible de l’actrice américaine, James nous fait comprendre d’emblée qu’il n’est pas le genre de gars à se faire balader. Le mythe Marilyn Monroe attendra. Sa propre mère, « La Rouquine », a occupé la première place de son panthéon personnel pendant des années, il n’a pas eu de temps à consacrer à cette créature adulée, mais over rated selon lui, si on sait lire entre les lignes du dernier roman de l’écrivain américain, « Les Enchanteurs. »

Désenchantés au mieux. Désespérés au pire. James Ellroy qui sera présent au Festival America le 28 septembre prochain à Vincennes, n’est pas un monsieur youp la boum, ne comptez pas sur lui pour vous offrir une version Barbie acidulée de l’Amérique. Celle-là ne l’intéresse pas. Non, celle qui le fascine autant qu’elle l’interpelle, c’est celle des marginaux, des criminels, des losers qu’il prend plaisir à associer à des personnages bien réels. James Ellroy est le grand maître d’œuvre du mélange fiction/réalité. On n’y coupe pas cette fois encore. Début des années 60. Freddy Otash, ex-flic du LAPD, est devenu enquêteur privé. Il bosse pour Jimmy Hoffa, le tout puissant responsable syndical des Teamsters (Syndicat des Camionneurs). Le gars veut se faire les K Boys, les frères Kennedy qui lui mettent une pression monstre, l’accusant d’être trop lié à la pègre. Il demande à Freddy O de mettre sous surveillance La Blonde. Il pense ainsi récolter des informations juteuses et dévastatrices contre le président américain John Fitzgerald Kennedy, JFK, et son frangin Robert, procureur général parti en croisade contre les mafieux. Oubliant au passage que leur paternel Joe a sollicité ces mêmes pourritures pour faire élire son gamin JFK. Il fallait bien dans ce paysage politique saturé, une blonde, The Blonde, la Marylin Monroe, le fantasme absolu de tous les mâles blancs de l’Oncle Sam, pour ne pas dire de la planète. Mais la star sous la plume du romancier est loin d’être glamour. Elle passe ses journées pas lavée, vautrée dans son lit, hébétée, assoiffée. Ne se levant que pour aller chez son psy ou chercher du matos, défonce et alcool, et de temps en temps pour se pointer sur un plateau de cinéma, se rappelant soudain qu’elle est une actrice. Et pas n’importe laquelle. Celle qui couche avec JFK. Qui ne lui répond plus au téléphone. Les K Boys. Ces enfoirés qui étaient bien contents de se la refiler avant de s’en lasser. Mais comment peut-on se lasser de la Blonde ? Avec Ellroy, qui a envie d’une gonzesse de ce genre. En tout cas pas Freddy. Non, lui en pince pour Pat Lawson, la sœur des K Boys. Mais elle est mariée au tocard number one, Peter Lawson, acteur de seconde zone mais pourvoyeur first class en nanas et substances toxiques pour qui sait demander. Il est une sorte de fixeur pour les K Boys qui entre deux crises politiques n’ont guère le temps de faire les courses eux-mêmes. Et JFK a une libido no limit, un appétit féroce en matière de nouvelles filles. Peter est au taquet.

Quatre mois de filature, d’écoutes harassantes, Fredy O l’espionne même sur son lieu de travail. Trois jours d’affilée, il ne quitte pas le mobile home où la star se réfugie.  » I observed the Marilyn Quadrafecta : pop pills/booze/bar/pass out. » Freddy est au bout du rouleau, il n’en peut plus de la Blonde. Et puis, boum, crac. « OK. Elle est morte. Nous voilà dans un tout nouveau merdier maintenant. » Irrévérencieux au possible. Annoncer la mort de la star, comme ça, de façon aussi nonchalante que lapidaire. Seul Ellroy pouvait se le permettre. « Pas de brigade, d’équipes scientifiques… c’est une star qu’a clamsé ». Conclusion de l’autopsie : overdose de barbituriques ou suicide. « Deux anomalies : de minuscules petits trous sur le lobe de l’oreille gauche. Une vague trace de morsure humaine cicatrisée. » Freddy O revient en grâce. Le chef de la police, Bill Parker, lui demande de reprendre du service. Il veut faire chanter le petit frère, Bobby, Robert Kennedy. Il vise le poste du FBI. Tout est toujours pourri, violent dans le monde ellroylien. On trahit, on boit, on carbure à la dope, on baise, on vit en trois dimensions. On meurt beaucoup et facilement.

Otash est le narrateur du roman. On avait fait sa connaissance en 2021 dans « Widespread Panic ». Sa langue est celle du jargon des 60’s, version Rat Pack, Frank Sinatra et The Outfit de Chicago. C’est un gars aux mauvaises habitudes. En défonce constante. Entre ses propres délires et ceux de l’écrivain, qu’est-ce qui est vrai et faux ? Le kidnapping bidon de l’actrice de seconde zone Gwen Perloff ? Les détectives du Hat Squad, un groupe de policiers de Los Angeles ultra dangereux ? Le roman fourmille de personnages peu recommandables, de gens au pouvoir long et parfois opaque. James Ellroy dégaine toujours aussi puissamment, la faconde est intacte, un diamant en apparence mal taillé. En réalité, une pierre précieuse qui n’existe pas encore. L’Histoire de son pays demeure son obsession, cette Amérique dont la moitié est prête à voter une nouvelle fois pour un Donald Trump en totale roue libre. Une Amérique maudite que le grand romancier s’échine à décrire, décortiquer, voire déchiqueter depuis des années. Comme s’il lui en voulait de n’avoir pas su devenir ce que l’on attendait d’elle. Le rêve américain traîné dans un désespoir rouge sang obstiné et tragique.

« Les Enchanteurs » de James Ellroy, traduction de l’Anglais (États-Unis) par Sophie-Aslanides et Séverine Weiss, Éditions Rivages/Noir, 400 pages, 26 euros.

 

« Mater Dolorosa » de Jurica Pavičić : jusqu’où peut aller l’amour d’une mère

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Imaginez le ciel bleu de la côte dalmate en Croatie. La ville de Split et ses restaurants où l’on déguste du poulpe à moindre frais. Un rêve. Mais pas celui de Juric Pavicic. Dans son dernier roman, « Mater Dolorosa », l’ombre a pris possession des hommes et des lieux. Un viol et un meurtre. Celui de Viktorija Reba, une jeune fille de 17 ans découverte sur la Route F Tudjman, du nom de l’ancien président croate. Et tout devient noir.

L’écrivain se laisse porter par son humeur que l’on devine ombrageuse. Il n’y aucun personnage sympathique, hormis l’un des inspecteurs. Le meurtre est quasi secondaire. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la peinture sociale, les dynamiques familiales dans ces contrées encore peu progressistes. Ces grands enfants qui vivent encore chez leurs parents. Qui cuisinent pour eux ou vice-versa. Ces classes sociales immuables, les riches et les pauvres, quel que soit le régime politique. Mais pas une seconde, on ne veut lâcher l’histoire. Fascinés par ceux à qui on ne voudrait surtout jamais ressembler. Commençons par le trio. Mère, fille et fils. Katja, Ines et Mario Şevelj. C’est ce dernier qui va poser un problème. Étrange quand on y pense. Il ne fait rien de sa vie. Il se lève tard, boit son café dans la cuisine familiale, se lave, sort, se rend au même café, y retrouve ou non des copains puis marche jusqu’à la falaise. D’où il admire la mer et fume une cigarette. Un suspect sans aspérité. Il aurait fallu se plonger dans ses cahiers d’école. « Dès la cinquième, ils se résumaient à un grand vide blanc ». À l’inverse, sa sœur travaille dans un hôtel pour touristes. Elle rêve d’émancipation, de départ au-delà des frontières. Elle vit une aventure avec un homme marié. Leur mère est veuve. Elle cuisine, range, nettoie, se plaint et prie. Elle a dû se mettre à travailler. Elle est femme de ménage dans une clinique dont le directeur et médecin est justement le père de la victime. Katja va beaucoup à l’église. Sur l’autel, il y a Notre-Dame des Sept Douleurs. Elle se recueille devant la Mater Dolorosa, la mère de toutes les mères. Elle s’identifie à elle. Sa souffrance, c’est la sienne. « L’église lui fait du bien, comme une boîte de silence. » Bigote et obtuse, elle est indifférente à la souffrance de l’autre. Lorsqu’elle demande de l’aide au prêtre, c’est pour une sombre histoire de buanderie. Il ne l’écoute pas. Focalisé sur Ines dont il juge la conduite scandaleuse.

À quel moment tout déraille ? Quand le meurtre de la jeune fille fait la Une, quand Katja comprend ce qu’elle a mis dans le tambour de la machine à laver. Quand Inès découvre « le truc », le sac de foot que leur propre mère a caché à la cave. Il y a peu d’amour dans cette famille. Elle défend son fils mais a nourri sa fille « la vipère » en son sein. Les deux femmes devront pourtant pactiser. Au nom des liens du sang.  « Quoi qu’il arrive, une mère ne donne pas son fils. » Du côté des autorités, ils sont trois. Aussi. Un bon flic, Zvone qui vit toujours chez son père. Tomaṣ̌ est le plus âgé, il applique encore les méthodes de l’époque soviétique et Krivić, un jeune loup prêt à tout. Ils se fourvoient. L’un par réflexe, l’autre par ambition. Il reste Zvone qui a tout compris mais ne pourra rien. Il n’a pas ça en lui. Ça quoi ? Ce que son père et d’autres anciens soldats ont eu pendant la guerre, la capacité de tuer. Mais eux, ils en avaient le droit, le devoir. Lui se doit de suivre le chemin de la justice en temps de paix.

Avec Pavičić, c’est un peu comme caméra à l’épaule. Il trimballe toujours son regard sur l’ancienne Yougoslavie, celle de la guerre de 1991. On est dans le gris. La Croatie a affronté la Serbie. Le temps s’est arrêté puis il est reparti. On a fait table rase avec de nouvelles constructions. Certains sont allés de l’avant. Mais pas Katja, pas Ines et encore moins Mario. Ces hommes et ces femmes ne semblent avoir guère de prise sur leur destin. Incapables de sortir de leur condition, hermétiques à la résilience. La mort brutale d’une autre va les précipiter dans l’inconnu. Le romancier leur donne la parole. Chacun leur tour. Comme pour mieux les mettre à nu, puis pour les étouffer, les fuir. Comme Ines. Peut-être. Un roman noir puissant, hypnotique par la banalité de ses personnages. Magnifiés par la grâce de l’écrivain croate.

« Mater Dolorosa » de Jurica Pavičić, traduit du Croate par Olivier Lannuzel, Éditions Agullo Noir, 416 pages, 23,50 euros.

 

« Les Adversaires » de Michael Crummey : frère et sœur à la vie à la mort

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Avis de tempête. Force maximale. Un tsunami littéraire qui nous emporte sur les rivages lointains de Terre-Neuve. Tout commence par un mariage. Une pauvre malheureuse jetée en pâture par son propre père dans une union de misère avec un soûlard pathétique mais riche. Ce mariage-là n’aura pas lieu. Une veuve retord y veillera. Une autre jeune fille sera sacrifiée. « Les Adversaires » de Michael Crummey possède le souffle des très grands romans.

Cette union bricolée n’est que le nouvel épisode d’un duel fratricide entre « la carcasse avinée » de Abe Strapp et de sa « foutue sorcière » de sœur, la Veuve Caines. Leur père Cornelius Strapp est mort. Il était originaire de Bristol avant de s’installer dans cette île de Terre-Neuve au bout du monde, dans le village de Mockbeggar. Il fait fortune dans la pêche à la morue. Nous sommes dans la première partie du 19ème siècle. Les filles de leurs pères ont peu de droits. Enfants déjà, la fillette et le garçon se détestent. Pour le Sacristain, Abraham Clinch qui veille sur cette famille disloquée comme un corbeau noir et maudit, elle ne reste pas à sa place. Il n’aura de cesse de la marginaliser.

Lorsqu’on découvre la Veuve en ce jour de mariage, elle a perdu son mari, le Quaker Elias Caines. Elle ne porte pas de robe, fume la pipe et a recueilli deux geais qu’elle autorise désormais à voler librement dans sa maison. Elle fait ce qu’elle veut. Elle est devenue tout ce que déteste le Sacristain. Elle vit dans une grande maison, elle possède des domestiques, elle règne sur sa propre compagnie que son défunt époux a osé lui laisser. Sans gardien, tout à elle. Le mariage arrangé était bien sûr son idée. Tout faire pour entraver la fortune de son frère. Le Sacristain le sait, lui qui lui rend une visite forcée. Il se remémore son enfance. « Elle manifestait une avidité peu naturelle pour le savoir. » Forcément, elle seule, a le don. « Jongler avec les chiffres était sa seule préoccupation. » Il avait cru pouvoir la contenir en l’obligeance à essayer d’éduquer ce frère inapte à tout. « L’impérieuse liberté d’esprit de la jeune fille grandit comme une tumeur maligne. Tous ses élans étaient contraires à la nature féminine. » Il croyait avoir trouvé la parade, une solution radicale pour « développer son instinct maternel. » Peine perdue. Le frère est irrécupérable. Cette brève parenthèse éducative avortée ne fait qu’attiser la haine réciproque des deux enfants. Et elle, trace son chemin. Déjà implacable. Elle grandit à la compagnie, y vient chaque jour accompagnée de son cerf apprivoisé, elle conseille, donne des ordres mais lorsque son abruti de frère a 16 ans et que son père change la raison sociale de l’entreprise pour C. Strapp et Fils Cie Limitée, elle n’y remet les pieds que pour la lecture du testament qui ne lui laisse rien. Hormis la dot accordée à l’époux lors de son propre mariage.

Poser ses yeux sur elle incommode le Sacristain. Cette audace qui la caractérise le met dans un état de fureur absolu. L’homme d’église a choisi son camp. Il travaille désormais pour Abe qu’il a toujours su manœuvrer. Ce frère qui a tué un homme, installé un bordel, ce frère ivrogne dont le salut de l’âme est perdu. Mais au fond, c’est elle qu’il hait le plus. « La Veuve était imprévisible, insondable. Il avait parfois l’impression d’entendre l’Adversaire s’exprimer à travers elle, de sentir en elle la malice et la ruse du Prince des Ténèbres. » Parce qu’elle fait peur, la Veuve. Elle agit comme un homme. Elle est dure, juste et injuste. Elle jure comme un charretier, baise de la même façon. Lorsqu’elle daigne s’intéresser à la chose. Elle prend autant qu’elle offre ce corps de femme mûre. Ce corps qu’elle veut unique, sans enfant. Au point de presque mourir pour s’en débarrasser. Michael Crummey a créé un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années. Sans concession, obsédée par sa propre liberté, ivre de gagner, de maîtriser la nature de l’homme. Est-elle meilleure que son frère ? Ne cherchez pas, là n’est pas la question.

Parce que l’époque n’est pas la bonne époque. Les éléments sont contre elle, la Veuve Caines. La société, son frère, l’église. C’est un combat inégal que nous dépeint le romancier canadien avec une puissance et une intelligence sidérante. Il fait chavirer les mots et nos émotions, on est pris dans l’œil du cyclone de sa narration. La société patriarcale de l’époque gangrenée par une religion omniprésente et toute puissante est passée au crible. Les conventions dominent, la Veuve Caines est une injure, un élément perturbateur insupportable. Un seul homme dans cette galerie de personnages la regarde autrement. Elle provoque chez Seulomonde Lamb des sentiments contraires à la norme. Il admire ses vêtements, ses cheveux qu’elle a osé couper, sa liberté. Elle vit recluse et distante. « Elle semblait se suffire à elle-même. » Seulomonde se retrouve en elle. Il est bien le seul.

« Les Adversaires » de Michael Crummey, traduit de l’Anglais (Canada) par Aurélie Laroche, Éditions Phébus, 368 pages, 23,50 Euros.

 

« Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques » de Iain Levison : sûrement

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Donner des conseils juridiques dans un bar à stripteaseuses. Fallait y penser. Retour super gagnant du romancier américain, Iain Levison, qui nous concocte une histoire de dope, de mafieux de seconde zone sur le ton qui le caractérise : faussement nonchalant, le regard perçant et généreux envers ses personnages. Une histoire de ouf qu’on imagine pourtant possible dans une Amérique où l’on tire encore sur un président, en campagne électorale.

Justin Sykes est ce qu’on appelle un avocat commis d’office. Il offre ainsi ses services à ceux qui ne peuvent se payer les big shot du barreau américain. Il tente à sa modeste manière de redresser un système judiciaire basé davantage sur le dollar que sur la justice. Et il y met du cœur. Mais quand un gus s’approche et lui propose pour mille dollars de l’heure tous les jeudis de faire partager son savoir auprès de jeunes dames dévêtues, il se dit pourquoi pas. Fallait quand même être un poil naïf pour croire que le Kitties Gentleman’s Club n’est qu’un bar à  stripteaseuses un peu miteux, situé sur Arrington Avenue. Encore plus naïf pour gober que ces créatures dénudées aient véritablement besoin de quelques conseils juridiques. D’autant que le deal est franchement curieux. Une fois la séance terminée, Justin qui habite pourtant à 15 kilomètres de là, doit aller s’enfermer au motel voisin sans parler à qui que ce soit, et repartir le lendemain à 5 heures du matin. Mais Justin est un bon gars toujours un peu à court d’argent. Alors, il accepte le deal sans oublier de laisser ses clés de voiture à Marcus Sayles pour qu’il en fasse un double. Justin hésite. Mais Marcus s’esclaffe :  » Vous croyez que j’ai envie d’une vieille Hyundai pourrie alors que je conduis une BMW M8 2023. » Marché bizarre mais marché conclu. Iain Levison aime les marginaux de l’Amérique. Il leur porte un regard quasi amoureux. On croise Misty, Liz ou encore Devon, la plus coriace des danseuses. Celle qui pose le plus de questions. Pourquoi un type comme Justin qui a fait Columbia se retrouve avocat commis d’office. Le genre de fille impossible à baratiner. Le genre de fille dont Justin pourrait bien tomber amoureux.

En attendant, il enchaîne les jeudis, remarque une femme dans la quarantaine et distinguée. Puis, c’est Phil Avellino le plombier qui fréquente aussi le strip. Lequel a photographié la plaque d’immatriculation de sa voiture. Tous des faux clients ?, s’interroge Justin. Mais c’est toujours mieux que sa routine à négocier des peines avec un procureur plus puissant que lui. Le genre à dégainer les condamnations les plus sévères. Sur un ton caustique, Iain Levison nous raconte une Amérique des riches et des pauvres dans un système judiciaire impitoyable pour ces derniers. Il suffit de regarder Donald Trump, toujours en vadrouille, alors qu’il a été reconnu coupable de 34 chefs d’inculpation à New-York, acquitté en Floride bien qu’il ait embarqué chez lui des dossiers qui n’auraient jamais dû franchir les murs de la Maison Blanche. Le cœur du romancier bat pour les laissés-pour-compte. Tableau doucement cruel d’une nation où le rêve pour tous s’est perdu quelque part, sur une bretelle d’autoroute où flics et criminels s’entretuent parfois.

« Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques » de Iain Levison, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Liana Levi, 240 pages, 22 euros.

 

« Ma mère est un fait divers » de Maria Grazia Calandrone : de l’ombre à la lumière

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« Ma mère est un fait divers ». Quel titre magnifique. Quelle déclaration d’amour de la part de Maria Grazia Calandrone, bébé abandonné sur la pelouse de la Villa Borghèse, le 24 juin 1965. Deux photos en noir et blanc, un mystère, des questions et une urgence à rendre réelle cette mère du passé. Il aura fallu cinquante ans à la poétesse italienne pour revenir aux sources de sa conception. Pour donner une voix à Lucia qui s’échappe du cahiers à spirale aux feuilles blanches, sans lignes ni carreau. Une quête, enquête de vérité, la certitude que savoir rime souvent avec pardon. Se taire avec colère.

Mussolini est au pouvoir. Lucia vient au monde à Palata. Lucia n’est qu’un grain de sable dans un temps historique déterminant pour l’Italie. Elle a sept ans lorsque « le bourg se transforme en front de guerre et devient une cible de bombardements intenses. » Les Allemands ont pris possession du lieu. Ils tueront cent vingt-huit personnes dont trente-quatre enfants de moins de dix ans : « La mort pour le plaisir de la mort. » Palata sera libéré par les troupes indiennes et népalaises. Le contexte historique est posé. Maria Grazia Calandrone rythme l’ouvrage de ces deux temporalités : celle de la grande Histoire et celle de sa mère qu’elle reconstitue époque après époque dans le langage du cru de la région, un parler rugueux, épineux.

Deux photos, donc. Deux clichés scolaires. La première date du 10 juin 1947. « Son regard ne cède pas, il est épouvantablement ferme. D’autres filles se montrent plus désinvoltes. » La deuxième se situe une année plus tard, en juin, Lucia a eu douze ans quatre mois plus tôt. L’ombre a été chassée par la lumière. Il lui est arrivé quelque chose. Il s’appelle Tonino. Sa famille est venue s’installer à cinq cents mètres de celle des Galante, les parents de Lucia. Six ans d’amour joyeux et une fin de non-recevoir. Lorsqu’il demande la main de Lucia, la réponse est lapidaire : non. « Sans ce lointain refus, écrit la romancière, je ne serai pas née et cela m’aurait – je crois – été dommageable. Mais la vie de Lucia aurait été simple et heureuse. » En 2021, Maria Grazia Calandrone retrouve Tonino, lui parle au téléphone. C’est un homme bon. Il n’avait que dix-sept ans. Qu’aurait-il pu faire ?

Lucia été promise à l’idiot du village, au « sciaccò », à Luigi Greco, surnommé Gino Cent -Lire. Le jour de la noce, elle s’enfuit. Des torgnoles règlent l’outrage de la jeune fille. On est au maximum de « l’utilisation de l’énorme force de travail et de reproduction d’une jeune fille en échange de l’accroissement des biens de la famille. » Lucia n’est pas de taille. Elle rejoint le foyer conjugal : un garage pourvu d’une étable intérieure. Trois ans sans eau, sans électricité, sans lumière, sans rien. Maria Grazia imagine sa mère, jeune mariée sans rêve. Sous la plume de l’écrivaine, Lucia regarde « la meule du soleil qui roule au-dessus du blé, Lucia parcourt avec l’âne le sentier muletier, elle va à la source d’eau claire. » Une poésie qui se heurte à une réalité sordide. Sept longues années de coups et de privation.

L’enfant qui ne vient pas. « Une femme qui n’est pas bonne à enfanter n’est bonne à rien, elle n’est que matière morte. » Nous sommes dans les années 60. Pour accroitre la fécondité, la Sécurité sociale italienne a décidé de rembourser de brèves cures d’eaux thermales soi-disant favorables à la fécondité. « Lucia part à Termoli, prend trois autocars et se soumet aux applications de boue, à l’humidification des membranes… » Elle tombe enceinte. En réalité, de la façon la plus classique. Elle succombe aux charmes d’un homme, Giuseppe Di Pietro, venu reconstruire le mur de la chambre de ce couple malheureux. Et Luigi Greco « qui n’est pas un homme », porte plainte contre cette épouse volage. « L’égalité morale et juridique des époux » n’existe pas encore à ce moment-là dans le pays. En 1964, Lucia et son amant risquent deux ans de prison. Ils s’enfuient. Les tests de grossesse n’existent pas. Maria Grazia naît à Milan. Sur le certificat de naissance retrouvé par l’écrivaine, figure le nom de famille Greco. Parce que c’était ça ou les services sociaux. A ce moment-là, Lucia ne veut, ne peut envisager d’abandonner cet enfant considéré comme illégitime par une société intrusive qui corsète les âmes et les corps des femmes.

La vie, l’amour et la mort. Le couple a revêtu ses habits du dimanche. Il se prépare à la Vie éternelle. « Les deux corps sont retrouvés à environ cinq kilomètres de distance l’un de l’autre. » On parle de suicide. Après tout, le bébé de huit mois a été laissé seul aux vents. Maria Grazia Calandrone envisage toutes les hypothèses. Y compris qu’elle soit la fille d’un assassin. On imagine son angoisse à construire des scénarios plus fous les uns que les autres. Alors, elle reprend le fil de sa vie et s’appuie sur les faits. « J’étudie la chronologie de leurs pas et m’assure que les délais concordent. » Ils ont pris le train, sont arrivés à Rome, ont expédié une lettre à un journal dans laquelle ils ont révélé l’identité du nourrisson. Eux, des passe-murailles de la vie, ils ont décidé de placer leur enfant sous la lumière de la Villa Borghèse. Le geste ultime d’un amour vaincu par un destin funèbre. Mais ressuscité par l’opiniâtreté d’une enfant devenue femme et mère. « Ils t’ont laissé là, lui dit sa propre fille, parce qu’ils voulaient que le monde entier te voit. » C’est chose faîte.

« Ma mère est un fait divers », de Maria Grazia Calandrone, traduit de l’Italien par Nathalie Bauer, Éditions Globe, 368 pages, 22 euros.

 

 

 

 

« Le Premier Renne » d’Olivier Truc : le retour de Klemet et Nina

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Si la colère et la rage étaient une femme, elles s’appelleraient Anja. Les hommes ne le savent que trop bien. Ils la tiennent à distance, conscients qu’elle pourrait faire exploser leur petit entre-soi. Personnage incandescent dans un paysage blanc et polaire, Anja Heagga illumine le dernier roman d’Olivier Truc. Une reine parmi les hommes et les loups.

Ces derniers, elle les a régulièrement dans son viseur. Les hommes ne l’aiment pas mais c’est vers elle qu’ils se tournent lorsqu’il faut se débarrasser de la bête, de ce loup, tueur de rennes. Ces mêmes hommes qui pourtant lui interdisent selon la loi Sami d’être à la tête d’un élevage de rennes alors qu’elle est l’aînée de son clan. Anja possède ses bêtes, sa marque, mais pas le statut. Seuls les Sami disposent du droit de pratiquer l’élevage des rennes, que ce soit en Suède ou en Norvège. Une décision à l’initiative du gouvernement suédois. Mais un autre conseil, celui d’un samebyar de la région de Kiruna, et tenu par une main de fer par le vieil éleveur Per-Oka Stenfors, a aussi tranché. Pas de femme à la tête d’un élevage de rennes. Il lui a préféré son frère Aaron Heagga. Anja, la fille de la toundra, n’est que fureur.

Nous voilà de retour en Laponie suédoise et norvégienne, à Kautokeino, village Sami. Olivier Truc a remis en selle ce couple d’enquêteurs quasi mythique, Klemet Nango le Sami et Nina Nansen la Suédoise afin de démêler cette nouvelle intrigue ardue et polaire. Tout commence par un massacre. Klemet Nango pensait avoir tout vu. Mais pas ça. En pleine saison de marquage des faons, quarante-sept rennes sont découverts, éparpillés sur des dizaines de part d’autre de la voie ferrée, la piste du minerai. « Certaines étaient encore en vue, la langue pendante, le coin de la gueule, grands yeux affolés. Les positions des animaux tenaient parfois de l’absurde, corps brisés, pattes désarticulées. » Les éleveurs parlent immédiatement d’un meurtre. D’ailleurs la preuve selon eux, les oreilles des animaux ont été coupées. Ce n’est donc pas juste un accident de train comme s’empresse de dire la direction de la mine LKAB. Mais ce n’est que le début d’une mauvaise série. Le corps d’Aaron est retrouvé, une balle dans le cœur, par un couple de promeneurs à quelques centaines de mètres d’un attentat dont les autorités redoutent qu’il soit politique. Elles détestent que les choses bougent dans cette partie du monde. Après tout, les Sami ont perdu 70% de leurs zones de pâturage depuis que L’État a commencé à développer la région et le discours officiel n’a rien de rassurant. Parce qui se joue dans ce cadre grandiose n’est rien d’autre que la mort de l’un pour la survie de l’autre. Réussir la transition écologique grâce à la réserve en minerais dans le sol lapon, c’est faire disparaître la culture Sami basée sur l’élevage traditionnel des rennes. Nina sait mieux que personne que son ami et collègue Klemet est bousculé par cette perspective, lui qui est assis entre deux cultures.

Loin, bien loin de ce territoire glacial, à 2750 kilomètres dans les Alpes – de – Haute -Provence, un berger est habité d’une colère de feu. Joseph Cabanis devient fou. Il ne veut pas quitter les cadavres de ses brebis avant le passage de l’équarrisseur. « À moitié bouffées par un putain de loup ». Ses rennes à lui sont des brebis. Un troupeau de trois cents demoiselles. Anja et Joseph ignorent tout l’un de l’autre. Deux blocs de granit, empêtrés dans leur fureur respective face à des événements qui leur échappent. Lui rêve de tuer un loup, un imbécile lui a soutenu que chez les Lapons c’était autorisé. Anja ne rêve pas, elle le fait. Duo improbable dont les destins vont se croiser. Le Français débarque, Anja le prend sous son aile. Ils vont se nourrir l’un, l’autre, se défier, communier, se perdre et se retrouver. Duo improbable rugueux et sombre. Ils ont en commun un amour inconditionnel de leur habitat naturel. Associé à un brin de folie existentielle.

Avec Olivier Truc, on est dans une colonisation qui ne dit pas son nom, on est dans le pillage de richesses d’une minorité légitime au profit d’une majorité vorace, aux abois, ivre d’un confort qu’elle redoute de perdre. Gavée de discours pontifiants sur une écologie toujours à sens unique. Avec des personnages toujours aussi attachants, d’autres plus nouveaux et perturbants, Olivier Truc laisse une trace blanche et rouge de plus en plus féroce et romanesque au-delà du cercle polaire. Grandiose.

« Le Premier Renne » d’Olivier Truc, Éditions Métailié Noir, 544 pages, 22 euros. 

 

« Les Deux Visages du Monde » de David Joy : le poids de l’héritage

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David Joy ne quitte pas sa Caroline du Nord. Elle est la parfaite illustration des maux d’une Amérique qui ne veut pas, ne peut pas guérir. Un monument et l’acharnement d’une jeune fille vont ranimer des sentiments que l’on croyait en voie de disparition dans ce Sud en convalescence permanente. Une tragédie menée obstinément par un romancier en quête de ce qui est juste, et parfois de justice. Mais comment effacer les péchés du passé ? Comment se racheter ?

Il faut un sheriff. Il s’appelle John Coggins, il effectue son dernier mandat du comté de Jackson avant la retraite. Il y a une famille afro-américaine. Vess Jones et sa petite-fille Toya Gardner. À première vue, l’illusion est parfaire. Les deux semblent même y croire. Il y aurait donc une amitié bien réelle, incompréhensible aux yeux de l’extérieur, entre cet homme de loi et la grand-mère Voss. Mais la petite-fille de 24 ans émancipée du poids de cet héritage encombrant, est l’élément perturbateur. Elle est celle qui va forcer les autres à ouvrir les yeux. Elle se moque de ce sheriff qui crie haut et fort qu’il n’est pas raciste. Elle lui rit au nez.

Il faut une arrestation. Celle de William Dean Cawthorn est musclée. Elle est menée par l’adjoint Ernie Allison, un policier intègre. Il est de nuit. Il s’ennuie. Il croise un collègue, un boulet, Tim McMahan qui a repéré un break avec un gars qui dort à l’intérieur. La voiture contient beaucoup de choses, un morceau de tissu blanc qui n’a rien d’un costume d’Halloween et un petit carnet qui affiche des tas de noms dont celui du chef de Tim. Les suprémacistes rôdent encore.

Enfin, il faut un meurtre. Et une déflagration qui survient juste avant. La statue d’un soldat en cuivre patiné, un drapeau confédéré sculpté dans le granit et une inscription : « À nos héros de la confédération. Toya ajoute un mot. « Déplacé ». La suite est une mécanique implacable. Le corps de la jeune fille est retrouvé criblé de balles. Le passage à tabac de l’agent Ernie Allison laissé quasiment pour mort est presque anecdotique … D’ailleurs, le sheriff refuse de lier les deux événements. L’inspectrice Leah Green n’est pas si catégorique. C’est son premier homicide. Les deux enquêtes vont être menées en parallèle jusqu’au point de convergence.

Jusqu’à la démonstration de l’écrivain. Qui est de dénoncer les fractures de son pays. Cette ligne de démarcation jamais effacée entre les Noirs et les Blancs. Toya Gardner, c’est « Le cri » de Munch. Le rappel obstiné d’une blessure jamais réparée. Que valent les mots du sheriff lorsqu’il parle de son amitié avec ses grands-parents. Toya est une enfant des Black Lives Matter. Elle n’a pas, à l’inverse de sa mère et grand-mère, fait avec, tourné le regard, voire pardonné. Elle traverse la vie la tête haute, sans tâche et sans honte. Ce sont les autres qui doivent s’incliner désormais. Les Blancs. Même Coggins.

On décèle un peu de souffrance chez David Joy. Cette terre de Caroline du Nord où il habite toujours, cette terre de petits blancs hargneux et racistes, il l’aime aussi pour ce qu’elle est. Les face – à – face de Coggins avec Vess Jones sont tragiques. Le shérif n’est pas en mesure de comprendre le message de Toya. Il a cru bien faire toutes ces années, ses meilleurs amis, croyait-il, étaient noirs. Que peut-elle comprendre, cette Toya de ce Sud où elle n’a pas grandi, cette fille d’Atlanta. David Joy confirme, roman après roman, qu’il est bien un écrivain de ces territoires scarifiés et hantés. Un Sud qu’il prend frontalement sans pitié mais aussi sans honte. Il y vit, il connaît cette terre pillée par d’autres Américains et il la défend. À sa manière, avec une grande humanité.

« Les deux visages du Monde » de David Joy, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Jean-Yves Cotté, Éditions Sonatine, 432 pages, 23 euros. 

 

« La Mission » de Richard Morgiève ou la destinée incertaine d’un homme

Richard Morgiève ressemble à un joueur d’échecs surdoué. Il avance fiévreux et agité sur le chemin cabossé de la littérature, remplit les cases blanches et noires. Inquiet de ses propres trouvailles, équilibriste des mots et d’une histoire qu’il tient à bout de bras. Toujours faussement nonchalant, en réalité proche d’une perfection ignorée.

« La Mission » parle d’amour. Entre deux hommes. Ils n’étaient pas destinés à se rencontrer. Ils se connaîtront peu de temps, l’un blessé succombant à la mort. Avec Richard Morgiève on est dans ce monde de la beauté des sentiments piétinée. On est aussi au cœur d’une souffrance indicible : « Mon nom, ça ne valait rien. Un nom de l’assistance. » Celui de Jacques Paul. Toujours cette quête de l’identité existentielle douloureuse, vécue comme une injustice permanente, incompréhensible. Jacques Paul, donc, qui se laisse porter par les événements comme s’il rechignait à prendre en main un destin si incertain. « Je devais rejoindre une ferme où l’on m’avait placé et j’ai choisi la rivière. » Acteur de sa propre destinée ? Mais il croise alors un groupe de résistants, on est en 1944. « Ils étaient là, Bonnet, Pierrot et les autres… » La France vit ses dernières heures de guerre. L’atmosphère est volatile, dangereuse, les promesses d’hier ne vaudront bientôt plus rien. Le temps est au règlement de comptes.

D’ailleurs, très vite, ils sont quinze rescapés. Les informations sont livrées au compte-goutte, le romancier joueur d’échecs l’a décidé, rien ne serait facile. Au fond, l’auteur de « Cherokee » se méfie des cases. Les héros du jour ont été vendus par Joubert. Leur tribunal vote à main levée : la mort. Le groupe se disloque. Il est question de Nation, de trahison, de collaboration… Les vainqueurs ont encore changé de visage. Jacques Paul s’enfuit. On l’accuse de viol et de meurtre. Il court, longe le ruisseau et il le voit. Tout en bas dans la caillasse et les genêts. « Je ne m’attendais pas à ça… Quelqu’un d’aussi seul que moi ? » Il est jeune, il s’appelle Erwin Boy. Il a la jambe gauche cassée. Deux fuyards qui vont s’aimer d’emblée. On retrouve les obsessions américaines de l’auteur. Ils veulent aller là-bas en Idaho, « L’État joyaux ». Mais le blessé est un soldat allemand déserteur. Il a refusé de prendre part au délire nazi. En vain. Il se meurt. Avant, il a fait jurer à son amant de prendre possession de son identité. Le surnaturel l’emporte toujours avec Richard Morgiève. Ainsi Jacques Paul/Erwin Boy est-il retrouvé sur un chemin, la jambe cassée, traumatisme crânien, une carte postale à la main. L’Idaho. Un homme se porte à son chevet. On est en 1945. On le désigne comme le Cardinal. On dit de lui beaucoup de choses. Est-il un espion ? Lui aussi attend la mort. Il souffre d’un cancer mais refuse de prendre de la morphine. Ils ont tous une mission, ces hommes croisés sur la route. Ils veulent tous quelque chose de Jacques Paul/Erwin Boy. La Mère supérieure va y veiller. Lui, l’enfant de l’Assistance publique, il sera leur exécutant testamentaire.

Les chemins de Richard Morgiève demeurent sinueux, parfois opaques, le romancier célèbre ce qui l’entoure. « La nature est Dieu. Un jour, elle se vengerait des hommes. » Il y a toujours comme un appel au-secours dans ses romans, une envie furieuse de bousculer, de se bousculer pour tenter de vivre. Et parfois d’être heureux.

« La Mission » de Richard Morgiève, Éditions Joëlle Losfeld, 234 pages, 20 euros.

 

 » Les vérités parallèles » de Marie Mangez ou le cauchemar de tout journaliste

Cette histoire pourrait être le cauchemar de tout journaliste si d’aventure il ou elle était frappé de la même malédiction. Inventer, bidonner un récit. Avec « Les vérités parallèles » de Marie Mangez, on assite au naufrage d’une star du métier qui a confondu littérature et journalisme. On est soudainement pris d’une furieuse envie d’aller prier la Sainte Vierge pour que jamais, oh grand jamais, une telle chose nous arrive.

Arnaud Daguerre rêvait d’être grand reporter. Lui ce petit garçon lunaire et contemplatif. Lui qui a toujours fait ce qu’il fallait pour plaire aux grandes personnes. Et le voilà vingt-cinq ans plus tard en 2007, en route pour Le Miroir, le temple du journalisme d’investigation depuis 1948. Il y est arrivé, he made it, comme on dit en Anglais. D’ailleurs, il est introduit comme le nouveau petit prodige, fort d’un succès récent obtenu dans un quotidien concurrent. Une série de portraits croqués sur le vif, lors des émeutes de 2005, à la Courneuve. Rebelote en 2007. Il suscite l’admiration. Se balader en banlieue revient dans l’imaginaire des bobos parisiens à traverser une zone de guerre. Trop fort cet Arnaud.

Il plante parfaitement le décor. Décrire, utiliser les silhouettes croisées sur le bitume, imaginer leurs vies, dialoguer avec elles, magnifier leurs pensées, leurs destins, ça, il sait très bien faire. Il obtient de nouveaux succès, de nouvelles félicitations. La voie du grand reportage, le Graal de tout apprenti reporter, lui tend les bras. Il demande Gaza, il aura Athènes. Moins exotique comme il dit. En réalité, il pourrait être envoyé n’importe où sur la planète sans que cela ne change grand-chose pour lui. L’infection s’est répandue lentement, elle se développe au millimètre, elle est le poison dont il ne connaît pas l’antidote. Une chambre d’hôtel, un chauffeur de taxi ou un patron de bistrot et l’histoire, mieux ou pire, le scoop prend forme.

Pourtant, en France, il y avait déjà des inexactitudes, des approximations voire des erreurs. Mais le couperet n’est jamais tombé, il n’a jamais été convoqué, il n’a jamais été démasqué. Alors, il s’est enhardi. Loin des yeux… Ainsi à Athènes le banquier a-t-il les traits du mari de la réceptionniste de l’hôtel. Et comme tous les mythomanes, son mensonge repose sur une petite vérité. L’homme a travaillé dans une banque, il s’y connaît en économie. Détail de peu d’importance dans son esprit, il était juste employé à l’Alpha Bank, pas son directeur. Pas grave, sa plume fera le reste.

Il finit par être nommé grand reporter et intègre le prestigieux service Société. La gloire enfin, la consécration avec le Prix Albert Londres. Reporter, enquêteur, le trentenaire est sur tous les fronts, doué et plein de talent. Et de bullshit. Parce que ce ne sont que bidonnage après bidonnage. Assange ? Une réussite tirée en réalité d’un article paru il y a longtemps, dans un hebdomadaire américain. Bagdad et ses ruelles trouées par la guerre, le condensé littéraire de tous les gens rencontrés dans son hôtel miteux où il est resté terré. Arnaud n’aurait même pas besoin d’aller voir ailleurs, la guerre et la peur, il les porte en lui. Il est son pire ennemi. Il est ses propres munitions. Mais ne va-t-il pas en Australie, en Irak et ailleurs, la preuve absolue vis à vis des autres et de lui-même qu’il fouille, enquête et ne reste pas derrière son bureau à passer des coups de fil. Mais plus l’imposture est grande, plus la terreur l’envahit.

Jusqu’à quand va-t-il tenir ? Jusqu’à quand peut-il berner son patron, sa femme Adèle et tous les autres. Marie Mangez décortique parfaitement la mécanique de l’escroquerie, à quel moment un détail inventé devient une réalité, voire un scoop. C’est tellement facile d’imaginer ce que les autres veulent entendre. Ces chefs qui vous disent ce qu’ils veulent lire dans votre article avant même sa réalisation. Dans ce concert de louanges, un homme doute. Il n’a pas la plume d’Arnaud, on le dit jaloux. Il n’empêche. Le piège dans lequel le journaliste escroc s’est enfermé mord autant que celui des braconniers. Il pénètre, entaille la chair du possédé, il va le broyer aussi sûrement que les fers du condamné.

« Les Vérités parallèles » de Marie Mangez, Éditions Finitude, 256 pages, 20 euros.

« On n’est plus des gens normaux » de Justin Morin : quand tout bascule

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Leur fille est morte. Mais leur couple n’a pas implosé. Il s’est même renforcé. Sous la plume pleine de tact de Justin Morin, « On n’est plus des gens normaux » raconte un drame. Celui d’une voiture lancée volontairement à pleine vitesse sur la terrasse d’une pizzeria. Une famille ordinaire commence son repas. Elle ne l’achèvera pas.

À ce moment très précis, Angèle 13 ans, est assise à côté de ses deux frères, Nikola, dix-sept ans et Dimitri, quatre ans. Toute La journée, ils ont aidé leur mère Betty, à ranger le bazar dans le jardin. Le restaurant devait être la récompense. C’est Sacha qui voit la BMW. Betty est de dos, elle l’entend. « L’espace-temps avant le choc est infime et infini à la fois. » Il y aura des dizaines de blessés, cinq en urgence absolue, dont Angèle. Betty l’a compris. Elle court vers Sacha et lui glisse : « On va perdre notre fille. »

Nous sommes le 14 août 2017, dans la commune de Sept-Sorts, il est 20 h 10. Ce fait-divers est suffisamment violent pour que la presse nationale s’en empare. Attentat ? La piste est abandonnée. P voulait se suicider. « Avec une ultime manœuvre, il s’est positionné dans l’axe du restaurant. Une voiture, c’est une arme, et quand on l’envoie sur des gens ça fait des dégâts, ça aussi il l’a dit aux gendarmes. » Alors, il a accéléré. Quand il a échoué à mourir il a voulu vivre. Il n’a opposé aucune résistance. C’étaient les gendarmes ou la populace prête à le lyncher.

Le récit s’appuie sur la couverture du procès par Justin Morin envoyé couvrir l’événement pour la radio qui l’emploie. D’emblée Betty l’impressionne. D’emblée, Sacha l’intimide. Il tente de lire en eux. Plus tard, lorsqu’il apprendra à les connaître, ils lui diront qu’il y avait de la fureur dans leur cœur. Qu’ils ne pouvaient qu’attendre et essayer d’attraper le regard de l’assassin de leur fille.

Justin Morin écoute. La voix du gendarme qui a recueilli les premiers mots de l’accusé à qui il apprend qu’une jeune fille est morte. « C’est dommage ». Celle du légiste qui a cartographié le corps d’une adolescente de treize ans. Celle de cet homme ravagé par l’impuissance. Cet inconnu propulsé dans un trou noir où une jeune fille meurt sans qu’il ait pu et encore moins dû la sauver. Les victimes défilent à la barre. « Elles semblent s’exprimer d’une seule voix. » Justin Morin entend. La sœur de P. Ce drame était-il un accident lui demande l’avocat de la famille d’Angèle. Oui. Il entend le oui. Il entend que l’on n’abandonne pas son frère, fut-il un monstre.

Justin Morin a quitté la radio. Mais il est enchaîné à cette histoire. Il veut la prolonger. Comment ? Il ne sait pas encore. Il rencontre Betty et Sacha, ne leur cache rien, leur dit qu’il va aussi parler à Lisa, la sœur de P. Qui ne veut rien savoir. Alors, il l’imagine, il délaisse le réel pour la fiction. Il la revoit lors du procès avec son petit carnet noir qu’elle remplit avec frénésie. Leur enfance, la séparation des parents, l’alternance, la cabane au grenier chez la maman où ils veulent désormais résider en permanence. Il dresse des profils, la mère larguée, le père dépressif, la sœur rassurante et le frère timide, solitaire, petit oiseau fragile. L’artifice littéraire au service de la compréhension. Comment, pourquoi P a-t-il fait ça ? Il s’excuse, sa repentance est prise de haut. Un bon acteur selon Sacha. Justin Morin est allé bien au-delà de ce drame de la route. Il nous fait découvrir un couple d’une noblesse solaire qui ne cache ni sa haine ni son amour. Betty et Sacha, vivants, avec leurs enfants. Une famille amputée, endeuillée sous le regard d’un jeune journaliste fauché par un procès qu’il allait couvrir de façon mécanique. Et qui l’a transporté au-delà de tout. À la rencontre de gens peu ordinaires.

 » On n’est plus des gens normaux  » de Justin Morin, Éditions La manufacture de livres, 247 pages, 16,90 euros.

 

 

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair : un récit poétique de feu et de résilience

Elle est arrivée la veille des États-Unis. Il serait logique qu’elle soit chiffonnée par un jetlag revanchard. Il n’en n’est rien. Safiya Sinclair surgit, solaire en cette fin de matinée parisienne. Vêtue d’une mini-jupe noire et d’une chemise blanche oversize, la poétesse jamaïcaine en impose. Mais n’allez surtout pas lui faire remarquer cette allure de créature sexy, le politically correct américain coule dans ses veines. « Le genre de remarque qui ne passerait jamais aux États-Unis, surtout chez un homme », lâche- t-elle, sans la moindre trace de plaisanterie. Safiya Sinclair a affronté son père, ce tyran rasta, désormais plus rien ne lui fait peur.

« Dire Babylone » est plus qu’une autobiographie, c’est un cri. Celui d’une petite fille brimée devenue une femme libre et heureuse. La poésie est une partition aux contours énigmatiques que Safiya Sinclair vénère. Mais raconter son enfance, sa famille, ce père tyrannique, lui a apporté une autre fièvre.  « J’ai pensé à ce livre pendant dix ans. Puis je l’ai mis de côté pendant cinq ans. En 2018, j’ai décidé que je l’écrirai. Le COVID m’a forcé à me poser. Je n’ai pas quitté mon bureau pendant six mois. J’ai rédigé dans un état de transe absolue, fiévreuse, comme si j’imaginais un très long poème. Impatiente d’aller au bout. »  Safiya Sinclair a ainsi délaissé le vers pour la prose. « Écrire de la poésie relève du mystère, de l’incertitude, je suis les sons qui viennent à moi. Avec la prose, c’est tout à fait différent. La signification de ce que l’on veut dire passe en premier. J’ai donc construit le récit, les dialogues, la façon dont je voulais peindre les personnes de ma famille, la musique est arrivée après. »

« Le rasta n’est pas une religion. Le rasta est une vocation, un mode de vie. » Voilà ce que répétait son père. Et de toutes les tendances, c’est celle de la Maison de Nyabinghi, la secte la plus stricte et la plus radicale du Rastafari, qu’il choisit. Musicien doué qui flirte avec la célébrité, Djani Sinclair perd assez vite pied. Avril 1996. L’empereur éthiopien, Hailé Sélassié, un demi-dieu pour certains, arrive en Jamaïque. Même la reine Elizabeth II n’a pas reçu un tel accueil. Les Rastas sont dix fois plus nombreux que les policiers. « Une légion, venue de très loin, de la pointe la plus occidentale de Negril, des Rivages de Lucea…de partout. C’étaient les réprimés et opprimés de la nation depuis la création du mouvement en 1930 par Leonard Percival Howell. » Ce qu’ils veulent ? Se libérer des colons blancs. Alors, ils se sont tournés vers l’Ethiopie avec ce Dieu réincarné en homme, Ras Tafari Makonnen. Un mythe, une militance aussi. L’État raciste blanc est désigné sous le nom de « Babylone ». Djani Sinclair y voit une planche de salut existentielle, il conçoit désormais le reggae comme un appel religieux et non comme une simple musique. Il ne parle pas de foi mais de livity, la source d’où jaillit le Rastafari. Leur mode de vie s’intitule Ital. Et c’est un homme en colère. Convergence des souffrances, l’Occident représente la source de tous ses malheurs ainsi que ceux des Noirs. Décadence et luxure de « Babylone » qui désigne autant le maquillage ou la danse que la royauté britannique ou les violences policières. Il s’enferme dans une paranoïa aiguë et violente qu’il fait subir à sa femme Esther et ses enfants. Safiya est l’aînée d’une fratrie de quatre, elle est aussi la première à le questionner. « À neuf ans, j’ai commencé à être sceptique. » La dimension narcissique du père est phénoménale. Elle se niche dans le vocabulaire utilisé. Quand il parle de lui, il dit « Moi l’homme, ou le Moi. » Quand il parle de sa propre fille, il met autant de distance que possible. Il dit « elle ou la fille. » On reste pantois.

La douleur du père devient le mètre-étalon de la maison. Elle définit ses humeurs, ses mots blessants, la ceinture rouge. Elle claque dans la nuit, frappe le jour, elle est toute puissante. « Il a fallu que je me penche sur son enfance, que j’essaie de comprendre d’où venait cette rage, et pourquoi il avait choisi d’être un Rastafari parce que cela a complètement changé le cours de ma vie. »  À la maison, il y a deux portraits, celui de Bob Marley et celui de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié. « Il était le seul dirigeant Noir au monde. En Jamaïque où les Noirs vivaient sous le joug colonial, il est apparu pour certains comme l’espoir, le symbole de leur libération. Mon père lui a donné un sens au-delà de tout. » Esther épouse la cause puis se met à veiller. Elle trouve des parades à la colère de l’époux pour ses enfants, initie Safiya à la poésie. « Elle m’a appris à lire les vagues du rivage comme on lit un poème. Adolescente, je n’ai pas compris à quel point elle nous protégeait. Je la pensais faible. Mais c’est tout le contraire. Il lui a fallu une force hors norme pour partir, quitter cet homme violent. Beaucoup de femmes n’y arrivent pas. » Safiya a douze ans, elle obtient une bourse dans une école privée. Sa coiffure constituée de dreads perturbe cet environnement blanc. La violence à la maison ne faiblit pas. À 16 ans, elle compose « Daddy ». Elle est la première femme poétesse à publier dans le Jamaican Observer. Elle est une artiste. Comme son père. Lui ne voit qu’une fille à qui on enlève toute sa pureté. Une obsession. « C’est un sentiment commun à tous les extrémistes religieux, une façon pour eux de dominer le corps de la femme. »

« J’ai alors compris qu’il me fallait trancher la gorge de cette femme. Il me fallait la tailler en morceaux, m’arracher de moi. » À dix-neuf ans, la peur a cédé la place à la rébellion. Pour la première fois, elle a riposté à son père, le Rastaman. Mais elle doit aller plus loin. Elle porte des dreads depuis l’âge de huit ans. Le symbole ultime, la marque sacrée de Rastafari. La marque personnelle de la douleur de Safiya, le début de la séparation. « Il y avait tant de cheveux, des cheveux morts, des cheveux de mon ancien moi… de sable, de sang, de larmes, toute une vie … » Le texte de l’écrivaine se nourrit de sa propre poésie. Les mots de Safiya Sinclair scintillent au-dessus de l’eau, envoûtants, capiteux comme un parfum Shalimar. Elle n’a pas encore vingt-ans. Pour son père, elle est devenue une Jezabel. Après les coups, la faim, la pauvreté et les privations, la voilà aux États-Unis grâce à une bourse. Et là encore, il faut revenir à ce père et cette Amérique du péché originel. « Ce fut une expérience douloureuse mais intéressante. J’ai touché du doigt sa fureur, j’ai compris. En Jamaïque, je n’ai jamais eu à m’interroger sur la couleur de ma peau alors qu’en Amérique il est apparu très vite et très clairement que c’est ce qui me définissait avant toute chose et je l’ai exprimé bien sûr à travers ma poésie. » Le racisme ancestral d’une nation qui s’est construite sur l’esclavage, Safiya le ressent dans sa chair. « Le racisme est une réalité de notre monde. Et il importe peu que je m’en préoccupe ou pas, l’important c’est que certains y songent en permanence. » C’est pourtant dans cette Amérique décriée que fille et mère vont trouver refuge. Loin de la machette paternelle. Loin de sa fureur.  « Je n’ai aucun regret, aucune culpabilité. J’ai l’impression d’avoir retenu mon souffle pendant tant d’années. Ce livre a été cathartique. » Que pense ce père de cette fille qui s’est écartée du chemin de la vertu, de ce sombre récit traversé par des éclairs de lumière. Elle préfère la réconciliation au pardon. « Je ne sais pas, ce n’est plus mon problème, » dit-elle avec un large sourire. Mais à la page 499 un petit indice. Elle rapporte les propos de « L’Homme » : « L’Elle de Moi fait tellement mon bonheur. » Safiya Sinclair est une guerrière feutrée. Elle refuse que sa tragédie personnelle, ses traumatismes d’enfance la définissent entièrement. « Seule la poésie peut le faire. » « Dire Babylone » donne des frissons.

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frederik Hel Guedj, Éditions Buchet-Chastel, 528 pages, 25,50 euros.