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« Rue de l’Espérance, 1935 » d’Alexandre Courban : lutte des classes et fascisme rampant

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« Rue de l’Espérance, 1935 », deuxième volume de la grande saga historique et policière sur le Front populaire. Le conseiller du 13e arrondissement de Paris, Alexandre Courban, ne lâche pas l’affaire. Cette période le passionne toujours autant. Cette fois, il nous entraîne dans le monde de l’aéronautique de l’entre-deux guerres. Et comment les grandes puissances européennes se sont fait concurrence sur fond de lutte idéologique.

La dynamique reste la même. Le commissaire Bornec, homme passe-muraille consciencieux, fait son boulot, il tente de résoudre des meurtres. Gabriel Funel, quant à lui, enquête pour son journal l’Humanité sur le sort des ouvriers. Par la magie du romancier, les deux finissent toujours par se croiser, voire se retrouver. André Legendre est un dessinateur apparemment sans histoire. Il gît pourtant dans le wagon rouge de première classe du métro, égorgé. Le couteau est enfoncé jusqu’à la garde dans le cou du macchabée. Bornec doute d’emblée que ce soit un suicide. Le manche du couteau l’intrigue. Il a été fabriqué à partir d’une corne animale. Bizarre de laisser ça sur place, se dit le commissaire. On appelle ça un arburesa et il est typique de Sardaigne. Bornec ne le sait pas encore. Lui, n’y voit qu’un message ou une signature. À cette époque, on n’est pas très regardant avec les procédures. Bornec se rend au domicile du défunt, obtient la clé grâce à la voisine et pénètre dans l’appartement. Il découvre une grande table à dessin avec de grandes feuilles de papier roulées les unes sur les autres. Bornec s’en détourne. Il aura tort. De son côté, Gabriel Funel poursuit son travail journalistique qui a toujours pour objectif premier de défendre les ouvriers. Cette fois, il navigue dans le milieu aéronautique. Parce que derrière le discours officiel et lénifiant servi à l’occasion du Salon de l’aviation au Grand Palais à Paris, les conditions de travail des ouvriers sont éprouvantes. C’est Luigi Balboza le syndicaliste qui lui a encore rappelé dernièrement. L’homme est son contact au syndicat antifasciste de l’usine de Gnome et Rhône.

On retrouve la thématique de la lutte des classes chère à l’écrivain mais il prend aussi le temps de nous dévoiler un autre combat : celui des fascistes et des antifascistes. Sous les traits d’un tueur à gages qui a l’art de se travestir pour mieux disparaître. Que vient faire ce dessinateur mort dans ce combat idéologique ? Le récit d’Alexandre Courban est un billard à bandes multiples. Avec en prime, un personnage féminin qui prend son envol dans un monde clairement dominé par ces Messieurs. La jeune Camille Dubois, ancienne peseuse de la raffinerie de la Jamaïque, travaille désormais à L’Humanité. Elle rêve aussi de devenir photographe. Elle s’entraîne d’ailleurs tous les jours. Et elle a déjà des photos qui feront parler d’elle. Alexandre Courban semble avoir une connaissance encyclopédique de cette période historique française. Elle lui a permis de franchir le cap du deuxième volume d’une série décidément bien partie.

« Rue de L’Espérance, 1935 » de Alexandre Courban, Éditions Agullo, 289 pages, 19,90 euros.

 

« La petite fasciste » de Jérôme Leroy : l’amour à mort

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Happé. Par une histoire racontée dans un français que l’on avait un peu oublié. Celui où la grammaire et la conjugaison brillent comme les feux dans la nuit. Jérôme Leroy est le narrateur de ses deux passions : la politique et la littérature. Il nous prend à témoin, sûr de son fait, impérial, le verbe haut et pur. Un réconfort pour nous lecteurs abreuvés de mots si souvent vidés de leur substance.

Nous sommes en France et comme bien souvent avec le romancier français, nous sommes au bord du chaos. Le président est surnommé Le Dingue. Il a une certaine propension à ne pas se laver et à abuser de la dissolution. Nous sommes aussi témoins de la chute de notre République. Qui commence comme un film de gangsters. Un certain Victor Serge. Profession : tueur à gages. Mais ce soir-là, alors qu’il avance dans les rues sombres de Fort-Mahon, la chance n’est pas avec lui. Il se trompe de cible. Cela arrive. Même aux meilleurs

Jérôme Leroy remonte sa montre et nous ramène en arrière. En juin de l’année 2020, soit deux mois avant la tentative d’assassinat contre le député Patrick Bonneval qui, à ce stade du roman, n’a pas encore résolu sa crise de la cinquantaine. On nous présente Francesca Crommelynck, une jeune femme à priori pas très sympathique. Elle est « La Petite Fasciste » de Jérôme Leroy. Elle a un frère encore plus désagréable qui commettra l’irréparable. Francesca a été élevée à la droite de la droite. Elle est l’ennemie de Bonneval. Problème. Les sentiments et la politique peuvent être à géométrie variable. Et le coup de foudre, cela existe. Jérôme Leroy est un romantique, la sortie de route est possible. À gauche, à droite. On peut changer. Il suffit d’aimer.

« La Petite Fasciste » de Jérôme Leroy, Éditions la manufacture de livres, 190 pages, 12.90 euros.

« Hors la Brume » de Julien Freu : promenons-nous dans les bois

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L’auteur connaît ses classiques. Un couple de jeunes, Célie et Daniel, sont tués à bout portant dans leur véhicule alors qu’ils s’apprêtaient à se livrer à une petite partie de jambes en l’air, sur un parking pas si désert que ça. La fille prend le maximum. Le tueur lui bousille en prime le visage à coups de marteau. Du beau boulot de psycho. Le modus operandi n’est pas sans rappeler la grande affaire du tueur du Zodiac aux États-Unis dans les années 60/70. « Hors la Brume » de Julien Freu s’inspire sans doute de ce fameux cold case américain qui avait provoqué une véritable psychose chez les adeptes de batifolage en voiture, pour mieux le détourner et le transformer en un thriller glaçant avec des personnages de fêlés comme on aimerait pas du tout en croiser un jour dans sa vie.

Prenez l’inspecteur Léon Marvin, il est en haut du top five des cas gentiment perturbés même s’il est du côté de la loi. C’est un bon flic, la soixantaine fatiguée, un peu alcoolo, et coach de foot à ces heures de moins en moins perdues. Obsessionnel, il explique tout par le prisme du ballon rond. « Une enquête, c’est comme une saison de football. C’est long » , tente-t-il d’expliquer à Hervé Dantre, également inspecteur et en plein désarroi conjugal. Sa femme a changé de coiffure et se trimballe un air béat toute la sainte journée. Béatitude dont il a la certitude de n’y être pour rien. Alors, Marvin repart dans ses métaphores footballistiques et égrène tout un tas de meurtres non élucidés avec quelques constantes. Un écart de deux ans entre chaque crime, un autre de vingt kilomètres sur un axe nord-sud, des victimes jeunes, une dimension aquatique avec la présence d’une rivière, d’un étang, d’un lac ou encore d’un barrage. Et une montagne. Le commissaire qui chapeaute nos deux policiers n’est guère au mieux de sa forme. Ariel Lanecquer souffre de migraines dantesques accompagnées de visions. Mais pas n’importe lesquelles. Il voit une forêt, puis une clairière et des arbres recouverts d’oiseaux cloués, morts ou agonisants. Des éclairs d’apocalypse insoutenables. Voilà pour le trio d’enquêteurs. Du lourd sur le plan psychologique.

En face, on a les jeunes, comme Alexandre le skater qui développe une jolie amitié avec l’inspecteur Lanecquer. Ou encore Cilia obsédée par la mort de sa grande sœur Célie et qui veut se substituer à la police. Elle est aidée dans cette entreprise hasardeuse par Joachim, le frère de Daniel. On a aussi les suspects potentiels comme Le Fleuriste qui vend du shit aux lycéens à l’arrière de son van blanc qui sent les fleurs. On a aussi une ville imaginaire, Hérrières, forte de douze milles âmes, nichée dans une ancienne vallée de textile agonisante parce que des « types, quelque part, avaient décidé que la Chine et le Bangladesh, c’étaient des chouettes coins pour fabriquer des fringues ». Le contexte social où des gens crèvent à petit feu à cause de la délocalisation est explosif. Conséquence, le lien parent/enfant est distendu. Il y a une atmosphère générale délétère. Mais ce qui nous emporte dans ce récit, c’est l’atmosphère et le ton. « Le ciel conserva une teinte aigue-marine… de temps à autre, l’obscurité se propageait dans l’air, comme si l’on avait déversé quelques gouttes d’encre noire dans une eau limpide ». Julien Freu ouvre de nombreuses portes, injecte aussi des éléments à limite du surnaturel qui provoque de l’angoisse à la lecture de son roman. Qui aura envie d’aller se promener en forêt après ça ?

« Hors la Brume «  de Julien Freu, Éditions Actes Sud/Actes Noir, 336 pages, 16.99 euros

« Le Tombeau oublié » de Douglas Preston : quand la réalité dépasse la fiction

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À ceux qui pourraient se demander comment on passe du journalisme à la fiction, Douglas Preston répond : « Jamais je n’aurais pu devenir romancier si je n’avais pas été journaliste auparavant ».  « Le Tombeau oublié » est composé de treize récits passionnants d’ossements et de meurtres racontés par le romancier américain qui d’ordinaire signe souvent avec son acolyte, Lincoln Child. Mais cette fois, il l’a joué solo.

L’homme l’avoue, au départ il ne s’intéresse pas à la fiction. Seul le réel compte à ses yeux. Encore que. S’il y a un semblant de surnaturel, pourquoi pas. La preuve avec cette histoire de chasseurs de trésors à Oak Island. Il convainc le Smithsonian Magazine de l’envoyer là-bas et il se retrouve au bord du Money Pit, ce puits abandonné dont sa mère lui avait raconté l’histoire lorsqu’il était enfant. Un trésor y serait caché et personne ne connaît l’identité de celui qui l’a enfoui. Si lui fait chou blanc, son reportage sera l’article le plus lu de toute l’histoire du journal. À la même époque, il rencontre un jeune éditeur, Lincoln Child, qui change le cours de ses réflexions. S’inspirer du réel et le romancer. Le récit de Oak Island est parfait. Voilà comment peut naître un écrivain.

Douglas Preston a clairement aimé se servir de l’un pour passer à l’autre. Dans cet ouvrage, il revient sur des mystères qui l’ont fascinés tout au long de sa carrière. Des mini thrillers qui sont en réalité de vraies histoires qu’il a même parfois tenté d’élucider. Sa méthode ? Ne pas se démonter la tête en buvant à outrance, mais travailler, chercher des pistes sources d’écriture, surfer sur Internet dont il ne se méfie guère au début. Ainsi retrouve-t-il sur Google le visage et la trace de Petey Stark Anderson, son meilleur ami d’enfance. Ensemble, ils avaient enterré une boîte en fer « recelant la vie de Petey, la précieuse pointe de flèche de Douglas et un morceau de plomb fondu ». Curieux de savoir ce qu’est advenu de lui, il creuse les entrailles du Net. Il s’en serait passé. L’ancien copain a été assassiné en 2011 dans une pension d’Ewing, dans le New Jersey. Une sordide affaire d’abus sexuel semble à l’origine de sa mort. Stupéfaction, malaise, l’auteur s’interroge : « La vérité a-t-elle des vertus salvatrices lorsqu’on la regarde en face ? » C’est malgré tout ce qu’il a fait puisqu’il a publié cette histoire dans le magazine Wired en 2019.

Le réel encore avec « Le Monstre de Florence ». La curiosité l’anime une nouvelle fois. Rencontrer Mario Spezi, le journaliste qui a couvert ce tueur en série, alors qu’il est en vacances avec femme et enfants, ne lui semble pas problématique. Deux obsessionnels dans un même bateau. Un naufrage pour Mario Spezi et une quasi catastrophe pour Preston qui se retrouve en garde-à-vue et échappe à une inculpation abusive décidée par le juge Mignigni qui lui conseille vivement de quitter le territoire. L’Italie encore avec le fait-divers retentissant « Amanda Knox ». Le pays veut la peau de la jeune femme, accusée d’avoir tué une camarade cours. Douglas Preston découvre que c’est à nouveau le juge Mignigni qui officie. Preston accorde une interview à une journaliste de Seattle, Candace Dempsey, la première à mettre en doute les charges contre la jeune américaine. Elle le prévient. Des blogueurs se déchaînent contre Amanda. « Je lui ai rétorqué, plein d’assurance, que j’étais blindé contre les chroniques défavorables ». Le pauvre n’a aucune idée de ce qui l’attend. Il reviendra sur sa naïveté et conclura : « D’une certaine façon, j’ai la conviction d’avoir écrit là, l’un de mes articles les plus importants. Internet fait désormais partie intégrante de nos vies mais le Net est un cloaque de commentaires anonymes, d’insultes, de mensonges, de haine, de théories du complot et de pulsions cruelles qui détruisent des vies, minent la démocratie ». C’était en 2013.

Comme entre-temps le personnage de The Apprentice a réussi pour la deuxième fois à occuper le Bureau Ovale, on se réjouit de changer d’air et de voyager jusque dans la vallée des Rois, en Égypte. l’archéologie est l’une des autres passions du romancier depuis plus de vingt ans. On est donc avec lui dans le tunnel conduisant au tombeau qui abrite la silhouette momifiée d’Osiris. Preston est dans les pas de l’archéologue Kent R. Weeks qui s’est fait connaître en ayant découvert la tombe des fils de Ramsès II. Plus rien ne compte que ces trésors d’un autre temps, pas d’internet, pas d’insultes ou de haine. De la poussière, du sable et des questions. Un vrai bonheur pour un romancier qui adore se servir du réel pour imaginer des trames à enflammer notre imagination.


« Le tombeau oublié » et autres histoires d’ossements et de crimes, par Douglas Preston, traduit de l’américain par Sebastian Danchin, Éditions de l’Archipel, 384 pages, 22.90 euros.

« Les Lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason : tout a déjà été dit et fait. Mais personne n’écoute

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Tout ce qui touche de près ou de loin à la Russie intéresse désormais. Arnaldur Indridason en sait quelque chose, lui l’Islandais dont le pays a eu affaire au voisin encombrant par le passé. « Les Lendemains qui chantent » avec l’emblématique inspecteur Konrad, lève le voile sur une période que peu parmi nous connaissent. L’époque où l’espionnage soviétique avait pris ses aises dans les étendues glacées islandaises et dragué des militants socialistes locaux séduits par la Révolution rouge.

Une Lada d’occasion. Qu’un couple islandais essaie de fourguer à des marins soviétiques. Premier chapitre, année 70. On leur a affirmé que les matelots de ces navires en transit raffolaient de la marque, trop contents de récupérer les pièces détachées et de jeter la carcasse du véhicule en haute mer. Mais ce jour-là, les Russes n’ont pas l’air d’être ravis. La femme et l’homme lâchent l’affaire et se disent que le véhicule sera aussi bien à la casse.

Arnaldur Indridason aime bien nous laisser mijoter. Et ça va durer un certain temps parce que la suite n’est guère plus lisible. Un homme meurt dans une chambre d’hôtel en Autriche. On n’a pas de nom, seulement qu’il était haut fonctionnaire, célibataire et qu’il a bu un verre avec une femme, une veuve de dix ans de moins que lui. Avant de mourir, il s’est demandé pourquoi Pétur Jonsson le teinturier avait abandonné sa voiture avant de disparaître sans dire un mot à son fils. Impensable, selon lui. On continue. On fait un bond en avant dans le temps. Un corps a été retrouvé sur la colline d’Oskjuhlid près de Reykjavik. Il s’agit de Skafti Timoteus Hallgrimsson dont on pensait qu’il avait été assassiné dans la capitale islandaise dans les années 70. Ah enfin, un petit fil que le romancier nous lâche comme un os à ronger. À l’époque, un homme a été condamné. Quelqu’un dans la police a gravement merdé. Le meilleur pote de Konrad était sur le coup. Un certain Leo, désormais aux abonnés absents.

Il n’en faut pas plus à Konrad pour trouver tout çà bizarre et vouloir enquêter. Au grand dam de son ancienne collègue, Marta, qui aimerait bien qu’il reste à sa place, à la retraite. Elle lui glisse quand même qu’il existe un lien quelque part. On va alors découvrir un Konrad pas très reluisant. L’auteur n’est pas tendre avec sa création. Pas vraiment ripoux le Konrad mais pas non plus blanc, blanc avant qu’il arrête ses bêtises, laissant son acolyte Leo poursuivre ses magouilles. À croire que l’un avait une conscience et l’autre pas.

Mais laissons les problèmes de morale de côté et revenons au volet soviétique. La guerre froide bat son plein. Les Américains ont installé une base en terre islandaise. Reykjavik grouille d’espions. CIA, KGB et d’autres, tout ce petit monde se croise, s’épie et parfois disparaît. Certains se piquent d’observer les oiseaux. Quel point de vue magnifique avec les bateaux au loin dans le port de la ville. Ces chalutiers qui croisent dans les eaux islandaises et qui font bien autre chose que de pêcher. La presse de l’époque rapporte les récits des marins islandais qui décrivent ces drôles de manœuvres. « Mais on était bien sûr une petite nation qui faisait comme toujours figure de quantité négligeable confrontée à un contexte qui nous dépassait ». Konrad essaie de relier tous les points de l’équation. On en veut à sa vie. Il s’obstine à retrouver Leo, son ancien collègue et ami. Jusqu’où est-il allé à l’époque ? À quel point s’est-il compromis ? Konrad craint le pire. Il n’a pas tort parce que lui-même revient de loin. Arnaldur Indridason  s’est penché sur le passé pour comprendre ce qui se trame aujourd’hui. La neige est tombée. Et Donald Trump a donné le clés du coffre à Vladimir Poutine.

« Les Lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason, traduit de l’islandais par Éric Boury, Éditions Métailié Noir, 336 pages, 22,50 euros. 

 

 

« Dios et Florida » de Ivy Pochoda : violence gratos

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Il faut faire un pas de côté, fermer son carnet et poser son stylo pour entrevoir l’autre Ivy Pochoda. S’éloigner de son terrible roman, l’interroger sur les feux de Los Angeles où elle habite, sur la présidence Trump pour comprendre que la force de la romancière, ancienne championne de haut niveau, n’est pas faite de titane au quotidien. Celle qui fonce telle une voiture lancée à 300 km/h dans ses romans, en viendrait-elle à douter ?  « Ma maison n’a pas été touchée par les incendies alors que nous vivons à quelques kilomètres seulement », glisse-t-elle, presque coupable. Trump, président, un problème ? « Oui, bien sûr, mais la Californie est encore démocrate. Une bulle, peut-être ». La romancière, à la voix magnifiquement grave, baisse le ton. Il y a un semblant d’hésitation que j’interprète comme l’expression d’un souffle. Celui d’une incompréhension nouvelle à cerner ce qui l’entoure, une incapacité possible d’avoir barre sur son propre avenir. L’Américaine est comme son livre. Rough. Mais jusqu’où ?

Il n’y a pas l’ombre d’une hésitation chez ses héroïnes, Florence Baum, dîtes Florida, et Dios. Ces deux-là se jettent tout droit vers le précipice. L’une croît encore pouvoir y échapper, l’autre en fait son but absolu. Florida et Dios, une version épopée sanglante de Thelma et Louise mais sans l’amitié qui liait les deux personnages du film culte. Pas du tout même. L’une fuit tandis que l’autre ne cesse de la rattraper. « Je me suis inspirée de « Méridien de Sang » de Cormack McCarthy, explique Ivy Pochoda. Je voulais pouvoir parler de la même violence qui traverse son roman mais en l’appliquant aux femmes et sans jamais me demander, mais est-ce que ce serait possible chez elles. Et ma réponse est oui. L’autre question, c’est est-ce que les autres, ceux qui liront mon livre, penseront comme moi. Ou est-ce qu’ils se diront, bon ce n’est pas possible, jamais une femme se conduirait de la sorte. Moi, justement, je voulais un personnage féminin qui croit en la violence pour la violence ».

Et cette charmante créature s’appelle Diana Diosmary Sandoval. Diminutif Dios. Une vrai furieuse, genre tueuse née, qui fait une fixette sur Florida. Le réfectoire est le lieu de tous les dangers derrière les barreaux. Dios est en forme ce jour-là. Il y a de l’électricité dans l’air. Elle a une fourchette dans la main. « Allez Florida, susurre-t-elle, je sais que tu en meurs d’envie ». Florida résiste. Dios, la beauté métis et boursière, attaque alors comme un chien féroce. Plante le couvert dans la joue d’une autre prisonnière, « faisant aussitôt jaillir des ruisseaux de sang. Elle appuie, enfonce, les dents, puis creuse un sillonner la mâchoire de sa victime ». Elle regarde ensuite Florida et lui dit : « La prochaine fois ». Parce qu’elle le sait Dios que la Florida, petite gosse de riche de Hancock Park à L.A. qui se fait passer pour une victime de la criminalité, n’est qu’une imposture, qu’elle peut toujours tenter de berner les autres, mais pas elle, Dios. Âmes sensibles s’abstenir, Ivy Pochoda n’a pas l’intention de nous épargner. Son propos est justement une énorme démonstration de force. La violence n’est pas genrée.

La prison pour femmes en Arizona est saturée. Grâce au Covid, les deux détenues sont libérées de manière anticipée. Elles ont néanmoins interdiction de franchir l’État. Mais Florida n’a qu’une seule idée en tête, récupérer sa Jaguar 68 à Los Angeles et partir sillonner le pays. Au passage, on a un aperçu de l’absurdité du système post-carcéral américain. La liberté, oui. Mais confinée dans une chambre de motel miteux désigné, épidémie oblige. Boire, manger ? Pas le problème de l’établissement. Faut pas être devin pour comprendre que les règles ne s’appliquent pas à Florida ou Dios. Ou plutôt si. Les règles existent mais pour être transgressées. Avec jouissance. Les deux femmes se retrouvent dans un bus. Plus tard, le chauffeur dira qu’elles ne sont pas montées et descendues ensemble. Oscar Reyes, surveillant pénitentiaire les rejoint. Par hasard. Too bad. Carnage. Combustion, le feu de leur rage se propage. Mais début du fil rouge, début de l’enquête pour Lobos, personnage dont l’humanité nous fait respirer. « J’aime beaucoup la création de Dios, souligne avec gourmandise la romancière, mais mon cœur va à Lobos ».

Détective, en proie à la violence conjugale. Un comble pour une représentante des forces de l’ordre. « Un bain de sang. Le car sent le fer. Le car est collant ». Easton, son coéquipier l’interroge : « Tu crois que ce sont deux nanas qui ont fait ça ». Pourquoi pas, lui répond Lobos. « Tu ne penses pas qu’une femme en soit capable ? » Elle, ce qu’elle se demande juste, c’est quel genre de meuf peut être capable d’un truc pareil. « Quand j’écrivais sur Dios, poursuit Ivy Pochoda, il fallait que je revienne en arrière sans arrêt. J’étais toujours tentée de l’expliquer, de la justifier. On a une sorte de mémoire collective inconsciente qui nous empêche d’appréhender la violence gratuite chez les femmes. C’est pourtant ce que Dios pratique. La violence pour la violence. Pourtant, elle n’a souffert de rien, elle n’a pas d’excuses particulières ».

Ivy Pochoda vit dans la capitale du cinéma. Sa vision de la société est imprégnée de cet environnement cinématographique. Ses personnages racontent à tour de rôle le destin funeste des deux prisonnières en cavale. Une sorte de narcocorrido littéraire où chacun joue son oraison macabre. Une vision noire et sans concession d’un monde où les femmes tentent d’exister à l’égal des hommes. Même dans la baston. On sait dès le premier chapitre qu’il n’y aura pas de happy end. Ce qui est toujours gonflé. Mais l’ex-sportive qui avoue un ralliement tardif au mouvement #MeToo, ne craint pas les défis. Alors, soyez très attentif au récit de Kace qui vous raconte une histoire.

« Dios et Florida » de Ivy Pochoda, traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon, Éditions Globe, 336 pages, 23 euros.

 

« Rares ceux qui échappèrent à la Guerre » de Frédéric Paulin

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Frédéric Paulin, second round. Le Liban, toujours. De 1983 à 1986. L’actualité prend décidément une drôle de place dans l’œuvre du romancier français. Au moment où s’est ouvert le procès des bourreaux de L’État islamique en France face à leurs victimes, « Rares ceux qui échappèrent à la Guerre » commence par l’attentat contre le poste français du Drakkar à Beyrouth. Choc, sidération, avec les Américains, ce sont aussi les Français qui sont visés dans un pays soi-disant ami. En réalité, ce n’est que la confirmation d’une guerre asymétrique sourde entre deux mondes : l’arabo-musulman et l’occidental. À cette époque, personne ne perçoit la portée de ces attaques sanglantes et leurs conséquences à long terme. Personne ne voit le début d’une spirale mortifère où l’islam allait se faire piéger et nous avec.

La tragédie est néanmoins suffisamment importante pour que le président François Mitterrand en personne, fasse le déplacement. Une folie pour Dixneuf, le commandant sombre et ombrageux de la DGSE, et une grande première depuis l’Indépendance en 1943. Aucun chef d’État français n’était revenu au Liban. À ce stade, on ne sait pas encore qui est derrière l’explosion. Nous voilà replongez dans le bourbier libanais. Sur l’échelle de Richter, les secousses qui brutalisent le pays sont de plus en plus violentes. La guerre reste la seule option pour ceux qui veulent en découdre, ceux qui ont quelque chose à y gagner. Tous ont faim de cet état d’exception enivrant que procure l’absence de paix. Frédéric Paulin ne lâche rien. Les personnages, les tensions, l’intrigue, en flux tendu, toujours. On navigue entre le pays du Cèdre et l’hexagone, on s’échappe sans respirer vraiment en Iran. On ne souffle guère. Pas le temps, l’Histoire en marche a été lancée comme un boulet de canon. « Il n’y a qu’ici, que la guerre se reproduit elle-même. Ici, la guerre a généré son économie, de nouvelles strates sociales, des classes politiques et économiques qui maintiennent un niveau de violence élevé ».

Qui est le coupable ? L’Iran, la Syrie, le Hezbollah ou le Jihad islamique ? Le nom de Imad Mughniyeh émerge rapidement dans le roman de Frédéric Paulin. Une star de l’ombre, le cœur de cible du Mossad, l’homme des basses œuvres du régime de Téhéran. L’individu est parfait pour la trame romanesque. Qui dit Iran, dit Hezbollah, non ? Alors, on retrouve le terrible Abdul Rasool al-Amine, l’homme en colère, amoureux de Zia al-Faqîh, elle-même encore nostalgique de ses rencontres avec le diplomate français Philippe Kellermann dans une vie antérieure. S’il savait ce qu’elle est devenue. « Elle ne se ment jamais. Elle sait qu’elle est la responsable d’innombrables morts. Elle n’est pas la commanditaire, mais son rôle est primordial. C’est elle qui a recruté les chahidi, les martyrs ». Il n’y a plus de retour en arrière, la mécanique de la mort n’obéit qu’un seul bouton : celui qui va en avant. Toujours.

En France, l’ami libanais Michel Nada se sent de plus en plus Français. Il a divorcé, retrouvé l’amour en la personne de Josiane qui travaille à la mairie de Nice. Elle s’occupe du parc immobilier municipal. « Il l’a rencontrée lors de la visite d’un millionnaire libanais, un certain Rafic Hariri, proche de Jacques Chirac ». Josiane fait remarquer à Michel fraîchement élu député des Alpes-Martimes, qu’il n’a pas l’air atteint par le nouveau drame de Beyrouth. Il lui dit qu’elle se trompe. Il ment. Il se sent de moins en moins Libanais. « Son pays, qu’est devenu son pays ? Dévasté par la guerre entre chrétiens, Palestiniens, musulmans, il est la proie de violences intracommunautaires »Tragédie nationale mais aussi tragédie à hauteur d’homme. Ainsi le petit frère de Michel Nada a-t-il eu la mauvaise idée de tomber dans le trafic de drogue et pire, de faire affaire avec des gus encore plus aguerris côté violence, si tant est que ce soit possible. Les narcotrafiquants, ceux des cartels d’Amérique centrale. Cela lui coûtera sa tête. Au sens figuré et propre. La famille Nada se disloque un peu plus chaque jour. Elle part dans les eaux noires de la folie humaine comme tout le reste du pays.

Parce que la saison des otages a commencé. Les attentats n’ont pas suffi aux yeux de certains acteurs majeurs de la région. Dorénavant, le kidnapping sera l’angoisse des Occidentaux.  Américains et Français sont des trophées de guerre de premier choix, les Juifs ne sont pas mal non plus. C’est du moins ce qui a été dit à Abdul Rasool, lui qui gère au quotidien ces précieux prisonniers. Mais il fulmine Abdul, il estime que les chiites de Téhéran sont les vainqueurs de ce storytelling macabre. Pas eux, les chiites libanais, alors qu’ils ont fait tout le travail. La torture demande du savoir-faire. Mais qui saura que lui et ses hommes ont été à la manœuvre. D’autres, plus tard, bien plus tard, sous un label différent, celui de Daech, poursuivront ce travail de terreur en Syrie kidnappant humanitaires et journalistes et pratiquant les pires tortures.

Le commandant Dixneuf sait à quoi s’en tenir mais Paris s’en moque. Mitterrand a dû accepter la cohabitation. Chirac a été nommé Premier ministre. La libération des otages ne vaut que par le gain politique qu’elle rapporte. Pour Chirac, il serait bien qu’elle survienne avant la présidentielle de 1988. D’un seul coup, Téhéran devient The Place to Be pour les émissaires français. On y retrouve les hommes de Mitterrand et de Chirac. Compétition d’hommes en costume cravate et de barbouzes endimanchées. Dixneuf comprend que les Iraniens se paient leur tête. Ce qu’ils veulent, ce sont des armes et le remboursement d’une dette énorme. Gros sous et politique. Rien de neuf sous le soleil. 

En reprenant ses personnages pris dans la tourmente de grands événements historiques, Frédéric Paulin poursuit cette fresque passionnante sur un pays qui peine à exister, dans l’impossibilité d’être libre et maître de son propre destin. Les plaques tectoniques se sont déplacées. Les sirènes retentissent dans Paris. Le magasin Tati rue de Rennes vient d’être soufflé par une bombe. C’est un carnage. Le conflit libanais a débordé. On doit laisser nos personnages œuvrer. Pour mieux les retrouver l’année prochaine dans le dernier opus de la trilogie Benlazar, maîtrisée de bout en bout par Frédéric Paulin. 

« Rares ceux qui échappèrent à la Guerre », de Frédéric Paulin, Éditions Agullo Noir, 416 pages, 23.50 euros.

 

« Le Dossier 1569 » de Jørn Lier Horst : cold cases pour enquêteur obstiné

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Je ne sais pas si Jørn Lier Horst est un homme sur lequel on peut compter mais en tant que romancier du Noir, la réponse est oui, dix fois oui. « Le Dossier 1569 » de l’écrivain norvégien en est la preuve absolue. À croire que le parti pris de l’enquête pépère est un gage de talent et de succès.

On retrouve l’inspecteur William Wisting. Il est en vacances. Comme si un policier de ce genre prenait des congés. Quelqu’un doit penser la même chose parce qu’une feuille blanche avec une série de chiffres inscrite en gros, est déposée dans sa boîte aux lettres. Le message fait référence à une vieille affaire qui date de l’été 1999. Tone Vaterland, 17 ans, est tuée en rentrant de son travail à bicyclette. Le coupable est identifié, il s’appelle Daniel Momrak. Il a purgé sa peine. Wisting qui se morfond, contaminé par une nostalgie malheureuse – c’est l’anniversaire de la mort de sa femme disparue dix ans auparavant – se jette sur l’enquête. Rien de mieux qu’un bon cold case pour le sortir de cette torpeur estivale subie.

Et si la justice s’était trompée ? Voilà ce que entrevoit Wisting après avoir longuement étudié le dossier. Il fait nuit, l’inspecteur ne dort pas. Il perçoit le ronronnement d’un véhicule. Il se précipite dehors. Cette fois, c’est une enveloppe. À l’intérieur, encore une feuille pliée avec un numéro de référence. Wisting comprend tout de suite que l’affaire le concerne. Elle date de 2001, soit deux ans après le meurtre de Tone Vaterland. Celle-là, il en avait eu la responsabilité.

Le romancier prend son temps. Par le passé, un autre inspecteur, homme de peu de mots, n’allait guère plus vite. Il s’appelait Kurt Wallander. Il était l’œuvre du voisin suédois Henning Mankell. Il disparut avec son créateur décédé. Il nous reste aujourd’hui Wisting,  méticuleux, habité par le doute. Ne pas prendre pour argent comptant les pistes ou les indices trop évidents est un peu son leitmotiv. Il n’en fait qu’à sa tête. Après tout, il est le héros. Il a aussi une fille, Line, qui a eu un enfant avec un agent américain du FBI, présent dans un précédent roman. Wisting ne pose pas de questions mais veille. Comme ce soir-là, lorsque le copain actuel de Line vient rôder près de chez elle. Lui qui a bien du mal à exprimer ses sentiments avec ses enfants, n’hésite pas à se mêler d’une façon musclée de la vie privée de cette dernière. Parce que autant Wisting sait construire ses enquêtes, quitte à les déconstruire s’il le faut, autant il peine à communiquer avec sa progéniture, et en particulier son fils.

Les intrigues de Jørn Lier Horst sont constituées d’une multitude de chemins qui se croisent et se décroisent. Elles reposent sur la grande humanité d’un personnage attachant et faussement nonchalant. Un grand contemplatif qui regarde le monde tel un enfant en perpétuelle découverte. En réalité, cela cache une peur diffuse d’être dépassé, de ne plus comprendre ce qu’il entoure. La technique au service de l’homme peut elle tout ? Et surtout qui est le plus susceptible de se tromper et d’envoyer des innocents derrière les barreaux. Wisting connaît la réponse.

« Le Dossier 1569 » de Jørn Lier Horst, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Gallimard/Série Noire, 448 pages, 20 euros.

 

« Bleus, Blancs, Rouges » de Benjamin Dierstein : aux armes citoyens !

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Un jeu de jambes à la Muhammad Ali, une force de frappe à la George Foreman. « When We Where Kings », Kinshasa, combat mythique, spectacle grandiose. Chez Benjamin Dierstein le verbe a la violence d’un uppercut, la beauté d’une feinte rageuse de combattant hors sol. « Bleus, Blancs, Rouges » est un roman hargneux et ténébreux écrit par un écrivain pugnace en état de grâce.

Si l’acte fondateur et premier chapitre ultra-violent de tout ce qui va suivre dans le récit se situe en 1968, on passe très vite à 1978. Et il va falloir être très attentif parce que le livre fourmille de personnages dont les noms vont forcément vous dire quelque chose. Leurs points communs : tous sont méchants, tous sont gonflés à l’hélium, tous véhiculent une violence stratosphérique, induite ou ouverte. Mais, tous, absolument tous, veulent une part du gâteau. Il y a l’autorité. Á la tête de l’État, Valéry Giscard d’Estaing, surnommé Le Monarque. Il est le guide suprême, caché et ostensible. Il y a celle des flics avec les stars comme le commissaire Robert Broussard et les vilains par définition comme le ministre de l’Intérieur Christian Bonnet… Suivent les apprentis, ces jeunes gens et filles sortis de l’école de police, prêts à en découdre pour ressembler à leurs « Dirty Harry » version boys de la République. Marco Paolini, Christian Ragot et la seule fille, Jacquie Lienard qui en chie des rondes de chapeau dans ce monde masculin décomplexé.

Qui dit flics, dit bad guys. On a le choix. Les vieux de la vieille, ceux des grands parrains de la pègre, les frères Zemour, les Zampa et d’autres. Le tableau des voyous ne serait pas complet sans le grand- banditisme et l’ennemi numéro 1 de l’époque, « Le Grand », Jacques Mesrine. Les politiques eux se classent en deux catégories : ceux qui occupent les ministères ou les allées de l’Assemblée, et les agitateurs comme les gauchistes, parce que soyons francs, les nazis n’intéressent pas trop les poulets. Non, eux ce qu’ils veulent c’est casser du rouge, du coco, du bolcho. On entend parler d’écoutes, de filatures, de noms comme Pierre Goldman, Serge July, Daniel Cohn-Bendit, Alain Krivine et bien d’autres. Manque que les barbouzes. Robert Vauthier fera l’affaire lui qui descend souvent à l’hôtel Meurice, rue de Rivoli, à Paris. Clint Eastwood dort à l’étage au-dessus, le Shah d’Iran au septième ou encore Salvador Dali qui y séjourne à l’année. Vauthier voit loin. Il veut son propre club quitte à empiéter sur le business des grands voyous. Il se targue à juste titre de posséder le carnet d’adresse mondain de la mort. Il fournit à la faune politico-artistique filles et coke. Il possède un appui de taille en la personne du Monarque. Il côtoie Alain Delon qui lui-même fricote avec la pègre, et gère en sous-main les petites affaires africaines de Giscard. Parce que ce n’est pas ce dernier qui va se salir les mains avec Jean-Bedel Bokassa hors de contrôle ou encore Omar Bongo.

Benjamin Dierstein n’y va jamais par quatre chemins. Une première trilogie sur la France des années 2011 à 2013 avait déjà donné le ton. « La Sirène qui fume », « La Défaite des idoles » et « La cour des Mirages » (Points) baignaient dans le marigot de la politique crapuleuse. La nouvelle variation de ses obsessions est du même tonneau. Tout le monde est pourri, tout le monde touche, tout le monde dérape. Que ce soit les représentants de la loi ou les révolutionnaires qui se battent au nom du peuple. Rien à foutre des règles du droit ou de la morale. On pique dans les caisses, on kidnappe, le Baron Empain mais aussi le ministre Boulin (qui meurt dans des conditions encore disputées), on fait sauter des États, on utilise des filles pour ces mêmes nouveaux États, on se fout de la gueule de tout. L’écrivain dont la plume est de plus en plus acérée et aboutie sous la houlette de l’éditeur Aurélien Masson, nous fait coller aux basques de ces trois novices, Lienard, Paolini et Ragot. Ceux-là ont des étoiles dans les yeux, des rêves plein la caboche, ils veulent être des héros à la Broussard, à la Ottavioli, coffrer tous les méchants, et bien dormir le soir. Ben voyons. Au bout d’un an à peine, ils sont rincés, épuisés, des cauchemars en guise de repos. Fermer les yeux revient à se torturer soi-même. Parce qu’impossible d’échapper à ses propres dérapages, à ce pour quoi ils n’avaient pas signé. Marco Paolini, une bombe humaine à retardement, Jacquie ne vaut guère mieux. Tous opèrent dans des services différents mais tous veulent la main sur Mesrine et Geronimo, la véritable prise de guerre, la médaille d’honneur du flic au destin de star. Tous se font des coups de pute en veux tu, en voilà.

Suivre Dierstein, c’est aussi revenir sur les traces de ces grands fauves du terrorisme de l’époque. Carlos, l’ETA, la Bande à Baader, Action Directe avec Jean-Marc Rouillant et Nathalie Menigon, les représentants d’une ultragauche sans concession. Ils sont tous interconnectés entre groupes mais pas seulement. Flics, politiques, barbouzes, criminels, tous ont besoin des uns des autres, tous s’utilisent, s’allient, puis se déchirent avec toute la violence dont ils sont capables. Un carnage moral dans lequel Benjamin Dierstein à la manœuvre se délecte sans complexe. « Bleus, Blancs, Rouges » est le premier tome d’une tranchante saga historique haletante dont les suivants sont prévus fin 2025 et début 2026. Le Breton est en osmose avec son sujet, sa propre plume et sa vision du monde. Sa prose, pur métal hurlant, déchire les pages. Benjamin Dierstein est un carnivore heureux.

« Bleus, Blancs, Rouges » de Benjamin Dierstein, Éditions Flammarion, 795 pages, 24.50 euros.

 

« Du Fil à Retordre » de Michelle Gallen : la gouaille jouissive de Maeve

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Maeve va finir par devenir LE prénom de référence de toutes les jeunes et séduisantes rebelles. Il y a eu celle de la série culte pour ados, Sex Education, et maintenant il faut compter avec Maeve Murray, une catholique pur jus à la gouaille en passe d’être homologuée par les linguistes les plus téméraires. Savoureux personnage créé par l’Irlandaise Michelle Gallen et dont le but immédiat dans l’existence est de trimer pendant ses vacances pour gagner de quoi vivre décemment à Londres mais sans pour autant faciliter la vie à son employeur, voire même lui donner « Du Fil à retordre ». Ne serait-ce que parce qu’il est Anglais.

Maeve pique le lecteur dès les premières pages. Elle trimballe une forme de cynisme qui lui sert autant de bouclier affectif contre les attaques extérieures que de frein contre ses propres pulsions. Ne pas s’emballer, ne pas exploser. À travers Maeve, Michelle Gallen offre un portrait dur et désenchanté d’une jeunesse « cornerisée » entre la pauvreté et le sectarisme religieux avec un voisin anglais omniprésent. D’un côté les catholiques, de l’autre, les Réformés ou encore les protestants, les loyalistes. Si la jeune fille qui manie l’ironie avec un art consommé essaie tant bien que mal de s’affranchir de ce schéma mortifère, la réalité la rattrape toujours.

Maeve, 18 ans, attend avec impatience et anxiété les résultats de fin d’année déterminants pour son futur immédiat. Elle ne s’emballe pas, sait très bien qu’elle a fait ce qu’il fallait mais qu’elle n’a aucune chance d’être prise dans une université anglaise, elle la Catholique d’Irlande du Nord qui prétend faire du journalisme. La vérité, un gros sujet de manière générale mais encore plus en Ulster. Il y aurait de quoi dire sur l’objectivité et la subjectivité, des concepts mal compris, voire surcotés. Mais que peut-on faire face au destin ? Le contourner, peut-être. Alors soixante-quatorze jours avant les résultats, Maeve s’inscrit à l’usine avec deux autres amies en partant du principe qu’elle sera prise. Elle aura besoin de cet argent pour sa nouvelle vie à Londres.

Qui est le boss de cette entreprise de textile ? «  Andrew Strawbridge, un connard d’Anglais » qui l’appelle constamment « Mizz Murray ». Ce qui l’énerve prodigieusement. Les ouvrières ? On pratique la réconciliation dans cette boîte, alors catholiques et protestants travaillent ensemble. Se mélangent elles ? En réalité, pas vraiment, bien évidemment. Même si parfois, la dureté des rapports entre elles et la direction les amènent à faire front commun, notamment sur les conditions de travail. Et la paie.

Justement la paie est un problème. « Andy Bandit » y veille. Maeve s’en aperçoit par hasard. Elle a été plus payée que prévu. Une erreur ? Non. Une faveur, le bon vouloir du boss. Ce n’est pas le cas d’une réformée qui découvre le pot aux roses. La politique est partout. Même à l’usine. L’ombre de l’Ira plane aussi sur les machines. Maeve va s’en apercevoir un peu à ses dépens. Mais pour l’heure son horizon immédiat  : une montagne de chemises à repasser et moins de trente-deux secondes pour y parvenir. Maeve se dit qu’il n’y a pas de raison pour que « les catholiques ne soient pas aussi minutieuses que les protestantes ». Cela doit faire soixante-dix chemises à l’heure pour atteindre le niveau de base. Un défi qu’elle veut relever.

La signature de Michelle Gallen réside sans nul doute dans le ton, la gouaille et la crudité avec lesquels s’exprime Maeve. Mais pas seulement. L’époque des « Troubles » est superbement bien racontée, à hauteur d’une jeunesse trop tôt désabusée parce que confrontée à une violence politique dont elle se serait bien passée. Maeve a des rêves plein la tête. Sa scolarité réussie l’autorise à se projeter. Ce qui est énorme. La plupart des jeunes n’ont même pas cette chance et se contente d’assister au naufrage programmé de leur propre destin.

« Du Fil à Retordre » de Michelle Gallen, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, Éditions Joëlle Losfeld, 352 pages, 25 euros.

 

« Henua » de Marin Ledun : sous le soleil trompeur des Marquises

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Après l’Afrique, le Pacifique et l’archipel des Marquises, image du paradis sur terre. On a tout faux, ce qui intéresse l’auteur français Marin Ledun, c’est l’envers de la carte postale. Pas question de se dorer la pilule et de se baigner dans une eau cristalline. Avec Henua Énana, la Terre des Hommes, le vrai nom de l’île, les maux des grandes villes s’épanouissent autant que les mauvaises herbes dans un jardin délaissé.

« Une femme assise entre deux rochers, dans une position inconfortable. Elle est pieds nus. Le pareu qui lui ceint les hanches s’est déchiré, révélant une jambe musclée et en partie tatouée de motifs traditionnels ». L’homme qui fait cette sinistre découverte la connaît. Elle s’appelle Paiotoka O’Connor. La scène de crime consiste en une zone boisée en pente raide, de roches et d’acacias. ce qu’il voit aussi et qui ne devrait pas se trouver dans le lieu-dit de Terre rouge : « un collier de petites graines rouge et noir, suspendu à une brache d’acacias ». Du põniu ou du pitipitiò, se dit-il.

Commence alors une enquête classique dans un cadre qu’il ne l’est pas du tout. Et un gendarme qui ne l’est guère davantage. Le lieutenant Tepano Morel n’est pas un hãoè, un étranger mais un demi comme on dit dans le coin. Sa mère Simone Hauata était originaire de Nuku Hiva et son père, un natif de Bordeaux. L’amour pour ce dernier l’avait fait quitter l’archipel pour ne jamais y revenir. C’est donc le fils qui retourne vers la terre ancestrale et maternelle. Un fils un peu rugueux comme la mère et le paysage qui l’entourent. Un fils qui se croit immunisé de toute sensiblerie. Il est là pour résoudre un meurtre. Rien d’autre. Parce que son supérieur et la procureure le savent très bien. Il ne connaît rien aux Marquises. « C’est écrit noir sur blanc dans mon dossier », insiste-t-il, agacé, dès qu’on évoque le sujet.

Alors ce crime ? La victime ? Elle avait 28 ans. Morel la découvre dans un dossier. « Il voit sa jeunesse, les muscles aiguisés de ses jambes abondamment tatouées. Elle est morte. Puis il y a une autre photo. Elle est en vie. Elle a l’air radieuse ». Il est accompagné dans cette enquête par la sous-officier Poerava Wong, la mūtoi farani, la gendarme polynésienne. Elle était amie avec la défunte. Morel tique. D’autant qu’elle est probablement la dernière personne à l’avoir vue en vie. Morel apprend aussi très vite que Patricia avait peut-être un petit copain, un blanc, mais qu’elle se considérait comme libre. La jalousie, toujours un bon motif, non ?

Se dessine en creux dans ce polar à l’intrigue millimétrée, le portrait d’une femme que tout le monde prétendait aimer et qui semblait pourtant sacrément se débattre avec l’existence. Son fils est autiste mais elle l’adore. Les services de protection de l’enfance s’en étaient mêlés, une fois. En vain. Elle en avait conservé la garde. Son mode de vie d’équilibriste offre une vision toute en nuance de la réalité des habitants de l’île. En particulier, celle des femmes. La beauté comme moyen de survie. Ces hommes blancs, riches ou non, ces expatriés honteux qui en profitent. Mais pas seulement. Les autochtones ne regardent pas ailleurs. Eux aussi se servent au passage. L’exploitation et la prédation sont au cœur du roman de Marin Ledun. La masse se détend sous le soleil à la plage comme si c’était un dû. Elle s’approprie le patutiki, les tatouages ancestraux, mais n’importe comment. Les militaires, les touristes, tout le monde y va de son petit dessin tribal. Il y aussi ceux qui veulent des femmes. Les plus sophistiqués ou les plus blasés, allez savoir, convoitent une faune spécifique à l’archipel. Comme cette espèce endémique menacée d’extinction, le ùpe, oiseau sacré, respecté et parfois consommé alors que c’est interdit. Morel s’interroge. Encore une piste à creuser ? Que vient faire la mort de Paiotoka dans cette histoire de volatiles précieux ?

On se laisse doucement porter par le roman de Marin Ledun qui est aussi une plongée dans une culture qui tente de renaître. Effacée pendant des années par des envahisseurs successifs, dont des missionnaires, militaires et barbouzes français, l’identité marquisienne se reconstruit peu à peu. D’où cette volonté réparatrice d’utiliser le langage de l’archipel. Que Morel lui-même, quelque peu étranger à cette terre héritée, découvre tout au long de son enquête. Le demi est à la croisée des chemins de sa propre vie. Est-il français ou marquisien ? L’enquête va l’aider à y voir plus clair. Et changer le cours de son destin. Peut-être.

« Henua » de Marin Ledun, Éditions Gallimard/Série Noire, 416 pages, 19 euros. 

 

« L’Affaire de la rue Transnonain » de Jérôme Chantreau : un cold case de la Commune de Paris

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Surprenant et formidable. « L’Affaire de la rue Transnonain », une histoire vraie, nous ramène en 1834 dans une France où le monarque sourd à la colère du peuple, commet boulette sur boulette à l’initiative d’un horrible personnage politique, Adolphe Thiers, lui-même un homme du peuple mais qui, assisté du sinistre maréchal de camp Bugeaud, renie ses origines et opte pour une violence aveugle. Les massacres perpétuités au cours de la Commune de Paris seront disséqués plus tard par les historiens, utilisés, revendiqués par les protestataires de tout poil. Mais un seul a clairement fasciné Jérôme Chantreau, celui d’un immeuble d’habitations où des innocents dormaient paisiblement lorsqu’une meute de soldats assoiffés de sang est entrée pour se venger.

Jérôme Chantreau, a repris ce cold case un peu oublié et redonné vie aux protagonistes de l’un des faits-divers les plus tragiques de Paris, et d’une certaine façon leur rend hommage à défaut de justice. L’auteur commence par elle, Annette Vacher, sublime figure féminine du roman, qui caresse le dos de son amant, Louis Breffort. Le couple vient de s’offrir sa première nuit d’amour. Ce sera aussi la dernière. La suite est un déchaînement de violence au cours duquel les hommes du 35e de ligne auront pour mission de tuer tout ce qui bouge. Femmes et enfants compris. Au total, douze personnes sont assassinées et bien d’autres blessées. Pour l’avocat Ledru-Rollin, c’est un crime d’État.

Un homme est chargé d’enquêter sur cette tuerie. L’inspecteur Joseph Lutz, une force de la nature, un des anciens de Vidocq lorsque ce dernier était encore en poste. Mais sa feuille de route donnée par le préfet Canler est biaisée dès le départ. Parce qu’on ne demande pas à cet inspecteur de faire son travail et de retrouver le soi-disant tireur qui a assassiné un capitaine, ni-même de réunir des preuves, mais de les fabriquer. Le coupable s’appelle Louis Breffort. C’est d’autant plus pratique qu’il est mort dans la foulée. Ce sera la version de L’État et rien que celle-là.

L’auteur nous décrit un Paris où le froid a gelé la puanteur, où six mille barricades ont été construites en deux jours. Un Paris où le peuple survit plutôt qu’il ne vit. Lui-même est retourné sur les lieux du massacre, dans cette rue anciennement Transnonain et qui répond désormais au nom de Beaubourg. « J’ai arpenté ces parcelles de bitume à la manière d’un voyageur du temps ». Au numéro 62 de la rue un immeuble cossu a remplacé le 12 de la rue Transnonain. « Il est entouré de réparateurs de téléphone, de restaurants de sushis, de Biocoop ». Un peu loin, au coin de la rue Beaubourg et Chapon, une simple inscription dans la pierre, Rue Transnonain. « Aucun panneau explicatif de la Ville de Paris pour éclairer le curieux ». Jérôme Chantreau ne s’en est pas contenté, il a cherché, fouillé et retracé ce fait-divers historique. Et avec lui, on bouge pas mal dans la capitale, on “passe le mur des Fermiers généraux et l’on va se percher sur les hauteurs de Belleville, dans cette partie du village adonnée aux plaisirs et à la liberté, la Courtille”. Il y aussi le Luxembourg, la rue du Caire, les bas-fonds parisiens et puis les premiers becs de gaz qui éclairent la chaussée du boulevard Haussmann. C’est un voyage dans le temps où l’histoire d’Annette Vacher nous est aussi contée.

Annette la prostituée aux cheveux roux et d’une beauté incandescente. Son corps est d’abord à la disposition des hommes. Puis elle rencontre deux femmes, deux féministes qui la sauvent. En même temps, elle se cache, elle sait que la police la recherche. Elle, la rescapée de la rue Transnonain. Bientôt, elle obsède Lutz qui veut l’épargner. La troquer. Il trouvera les preuves et on la laissera en dehors de tout ça. Inconsciente de ce deal à son sujet, elle tente de réparer sa vie et celle des autres. Elle quitte Paris. On languit encore, fasciné par ce petit bout de femme en quête de rédemption. Elle confirme que la grande Histoire est constituée de ces petits destins anonymes qui ressurgissent parfois des années après. Jérôme Chantreau l’a ressuscitée et une envie impérieuse nous saisit : rendons-nous rue Transnonain. Là où une femme et un homme se sont aimés avant d’être broyés par la raison d’État.

« L’Affaire de la rue Transnonain” de Jérôme Chantreau, Éditions La Tribu, 463 pages, 23 euros.