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« Le Baiser de la Demoiselle » : histoire d’une femme décapitée de Kate Foster

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C’est un premier roman furieusement féministe. Une fiction tirée d’une histoire vraie ayant eu lieu en 1679. La justice de l’époque n’allait pas rater une accusée de ce calibre. Une lady, adultérine, putain et meurtrière, surnommée la « Dame blanche de Corstorphine ». La romancière écossaise Kate Foster aussi n’est pas passée à côté de ce true crime fabuleux et nous conte l’aventure malheureuse d’une femme de sang bleu qui s’est crue tout permis, et qui fut punie de cette audace, décapitée par la lame tranchante du « Baiser de la Demoiselle ».

Un bien joli nom donné à l’ancêtre de la guillotine française, la redoutable machine, « conçue  pour décapiter les membres de la noblesse », avec un mécanisme rapide et réputé moins douloureux que cette bonne vieille hache. « Sans qu’aucune de ses victimes n’a survécu pour en témoigner ». Le roman de Kate Foster est savoureux. Il nous transporte à une époque de libertinage absolu et d’obscurantisme religieux tout aussi vivace. L’église est toute puissante. Elle régit l’existence de ses ouailles. Seuls les nobles s’enhardissent et tentent de s’en affranchir.

Comment a-t-elle pu croire qu’elle n’allait pas en payer le prix ? Lady Christian Nimmo s’est amourachée de son oncle lord James Forrester. Ce fut un long et patient processus de la part de ce dernier. En bon prédateur qu’il est, il a repéré sa proie à l’adolescence, bénéficiant de son statut familial de proximité. Le père de Christian est mort. Lord James gère les comptes. « Il ne repartait jamais les mains vides. Les biens disparaissaient dans les voitures qu’il envoyait. Et pendant un certain temps, nous avions droit aux meilleurs morceaux de viande, aux tourtes au bœuf et aux rognons. Aux robes neuves. Ils vendaient nos biens au nom de Mère ». Le gentil tonton ne prend pas que ça. Il considère sa nièce comme une prise de guerre. Nécessaire à sa libido insatiable.

Lord James joue sur du velours. L’enfant devenue femme a épousé un marchand de tissus. Un homme bon et généreux, respectueux au point de l’ignorer lorsque la nuit tombe et que les couples se retrouvent à l’abri des regards dans leur chambre fermée. En réalité, Andrew Nimmo n’a que peu d’appétence pour le corps féminin. Or, lady Christian déborde d’un appétit sexuel que ce cher oncle James a su attiser. Cela tombe bien. Andrew part souvent en voyage. L’épouse délaissée trouve refuge chez cet amant libidineux qu’elle croit tout à elle.  Si les apparences restent sauves quelque temps, le sens des conventions s’envole au fil des pages et du drame annoncé. D’autant que Christian découvre une autre femme qui intéresse aussi James : Violet la servante qui n’en n’est pas une mais une prostitué que le laird extirpe régulièrement du bordel du coin pendant plusieurs semaines, et qu’il cache dans une aile de la demeure. Les deux femmes finiront par se rencontrer.

Le portrait de la prédation à cette époque est remarquable. Dans une toute puissance caractéristique, ce nanti protégé par une impunité totale, se sert de son statut social pour traîner toutes les femmes dans son lit. Christian qui se brûle d’amour pour cet homme comprend trop tard sa bévue. Mais ce n’est pas l’ère MeToo. La transgression sociale de Christian est allée trop loin. Pour cette fois, même sa parole n’aura pas le poids de celle d’une fille de joie. Comment est-ce possible ? Kate Forster dresse un magnifique portrait de femme. Ou plutôt de femmes. Toutes, quel que soit leur statut, sont prises au piège de la volonté et du désir de l’homme. Il n’y a pas d’affranchissement possible.

Le désir, voilà ce dont parle Kate Forster. Et celui de la gent féminine ne peut exister dans cette société bon teint et religieuse jusqu’à l’excès. Celui de ces messieurs est en revanche tout puissant, même si dans le cas de James, il le conduira à sa perte. La mère de Christian, sa sœur, toutes savaient ce qui se tramait, mais la peur du déclassement les a poussées à fermer les yeux. Laissant la jeune fille bien incapable de résister aux assauts de cet homme sans limite. Le jour fatidique, elles sont trois autour de leur proie : Christian, Violet et Oriana, la bonne. Cette dernière, faussement et tragiquement renvoyée du château pour vol, a dû goûter à l’infâme séance de repentir imaginée par l’ecclésiastique, et elle s’est retrouvée  assise sur le tabouret à l’église, sous les yeux de tous. Ce jour-là, pourtant, ce trio bafoué, humilié et incapable de se défendre, a pris son destin en main. Un poignard et une mise à mort. Une seule en paiera le prix fort. Lady Christian meurt vêtue d’une robe en dentelle exquise. Offerte par son marchand de tissus de mari. Un homme qui aimait habiller les femmes mais sans jamais les toucher.

« Le Baiser de la Demoiselle » de Kate Foster, Éditions Phébus, 406 pages, 22,90 euros.

 

« Les suppliciées d’Appoigny » de Sabrina Champenois : la désinvolture coupable de la justice

Il se passe toujours plein de choses dans les villages. Pas forcément sympathiques. Voire sordides. Comme l’affaire des « Suppliciées d’Appoigny » que nous raconte Sabrina Champenois. Après avoir traité précédemment de quelques grands dossiers froids outre-Atlantique, la collection True Crime 10/18, en collaboration avec Libération, s’intéresse, cette fois, aux faits-divers français. Et c’est la journaliste du quotidien qui ouvre le bal printanier de cette farandole macabre.

1984. Nous sommes dans l’Yonne, la région de Guy Roux, le chouchou, l’entraîneur de l’AJ Auxerre. Celui qui a eu la chance de voir évoluer Djibril Cissé et surtout Éric Cantona sur ses terrains. De la graine de stars. Claude et Monique Dunand vont accéder à une relative notoriété d’un autre genre. Beaucoup moins sexy. Même si tout commence justement par des jeunes filles. Huguette a 18 ans, elle vient de la DDASS. « Elle est un fétu, écrit Sabrina Champenois, elle n’a pas de formation particulière, pas d’appuis, pas de moyens, pas de projets ». Elle est la proie idéale. Les prédateurs savent les repérer. Le couple passe une annonce dans la presse locale. Un miracle pour Huguette qui a dû quitter son foyer parce qu’elle a atteint sa majorité. Elle sera nourrie, logée et s’occupera d’un handicapé. L’affaire est rondement menée, un seul rendez-vous dans un café d’Auxerre et c’est plié. Il n’y a aucune fioritures chez le couple Dunand. Dès son arrivée, Huguette qui croyait avoir son petit logement personnel, atterrit à la cave. La suite est un cauchemar. Tortures, viols et pâté pour chiens en guise de nourriture. Il y a de la complicité dans l’air. Elle est tellement abîmée qu’un généraliste vient l’ausculter. Le verdict est sans appel : « Elle ne sert plus à rien ». Il y aura une deuxième victime.  Michaëlla ne pourra pas s’échapper.

1991. L’instruction dure sept ans. Le procès Mazan n’a pas encore eut lieu. Le huis clos est évident. « Raconter leur calvaire au vu et au su de tout le monde leur est impossible, la perspective du procès les hante depuis des mois. Se retrouver face aux Dunand, replonger dans les abysses, revivre ces jours et ces nuits où toute dignité leur a été niée, est un cauchemar ». Normalement, c’est une affaire sans mauvaise surprise, Claude Dunand risque la perpétuité. Cette façon qu’il a de décrire la routine de son quotidien de l’époque va dans ce sens : « Oh, toujours la même chose. Les fouets, les épingles, le tournevis, le transformateur… » Peu de chances d’émouvoir le tribunal. S’il accepte de plaider coupable, c’est pour mieux en rejeter la faute sur Monique. Ce serait elle, l’instigatrice de toute cette folie. Il n’est lui-même qu’une victime. Il ne convainc pas grand monde et prend la réclusion à vie. Logique.

Pourtant, seize ans plus tard (avec la préventive), il est dehors. Claude Dunand bénéficie de la toute nouvelle loi sur la présomption d’innocence, qui lui permet de faire appel de sa condamnation. Son côté prisonnier modèle, le fait qu’il ait soixante-dix ans et qu’il se soit amendé ont plaidé en sa faveur. Comme l’écrit la journaliste, « la libération de Dunand ne choque que ses victimes. » D’autant  que la presse nationale a braqué ses projecteurs sur une autre affaire, celle de Émile Louis, le brave monsieur chauffeur de car qui avoue sept meurtres d’handicapés avant de se rétracter. Si les deux affaires ne se rejoignent pas, elles ont des similitudes administratives : « Le parquet d’Auxerre a été dans les deux cas d’une remarquable désinvolture, au minimum ». Ce genre de fait-divers est propice à toutes les rumeurs et toutes les théories du complot. On parle d’un petit carnet noir, de gens hauts placés qui auraient été des visiteurs réguliers du sous-sol de chez les Dunand. C’est d’autant plus facile d’élaborer ce genre de théories que l’un des grands noms politiques de l’époque dans la région de l’Yonne est Jean-Pierre Soisson, et « qu’il intercède en 1990 auprès de son collègue garde des Sceaux, Arpaillange, en faveur de la remise en liberté conditionnelle de Dunand ». De quoi emballer l’imagination.

Et Dunand dans tout ça ? Il est mort de sa belle mort dans son lit. Il s’était même payé le luxe de se remarier – sa dernière femme mourra dans des conditions douteuses-. Il n’a jamais rien ajouter à ce qu’il avait avoué à son procès. Huguette et Michaëlla  ont continué à vivre. Ou plutôt à survivre. Leur drame n’a pas particulièrement ému. Elles ont été les dégâts collatéraux d’une justice bordélique et sans âme. Et d’une indifférence de la société.

« Les Suppliciées d’Appoigny » de Sabrina Champenois, Éditions 10/18, Libération, 208 pages, 8.30 euros.

 

 

« Moscou X » de David McCloskey : poker menteur entre Russes et Américains

David McCloskey a fait une entrée fracassante sur la scène du thriller d’espionnage avec Mission Damas, l’an dernier. Il revient avec Moscou X, un autre pavé de 588 pages aussi musclé que le précédent. Cette fois, on fricote avec le Khozyain, le Maître, le président Vladimir Poutine, et ses sbires du Kremlin. Et on s’interroge. Qui est le plus fort ? Le pays de l’Oncle Sam ou la Fédération de Russie ? Une rivalité romanesque rattrapée par la réalité du moment. Trump est-il bien inspiré de se rapprocher de son homologue russe ?

La CIA n’a que faire des railleries. Ses échecs passés, pas grave. Au fond, cela reste dans son ADN de continuer à échafauder toutes sortes de coups tordus pour déstabiliser l’ennemi. On retrouve donc Ed Bradley, le directeur adjoint de la CIA et Artemis Aphrodite Procter. Cette dernière vient de se faire avoir par les Russes en possession de quelques des photos compromettantes. Le gars qui a eu cette grande idée n’est pas prêt de remarcher normalement avant longtemps, mais Procter a franchement énervé les huiles de l’Agence. Comme elle ne manque pas d’air et ne lâche jamais l’affaire, elle réclame un poste dans « la nouvelle arrière-boutique qui gère tous les coups tordus contre la Russie Moscou X ». On ne peut pas dire qu’elle suscite l’enthousiasme de Bradley. Mais le big boss a une idée en tête. La Russie, oui, bien sûr, avec un plan bien précis, et Procter possède quelques atouts. Comme cette obsession quasi pathologique envers les Ruscovs tout en ayant intégré depuis belle lurette que ce pays ne sera jamais une démocratie. Non, ce qu’elle aime, c’est chatouiller Vladimir, attiser sa paranoïa. Monter de toutes pièces des situations de déstabilisation en est la parfaite illustration. Parce que Procter en est convaincue. « La mentalité russe consiste à nous pousser et à nous asticoter jusqu’à ce qu’ils obtiennent une réaction. Ils iront aussi loin que nous les laisserons aller. Nous devons tracer une limite, leur rendre des coups, les forcer à réévaluer leur approche ». Et comme Procter n’est pas dénuée de perversité, elle tient aussi à s’assurer que Vladimir pense que c’est la CIA. Parce que ce sera bien la CIA.

Au même moment, à Saint-Pétersbourg, un casse d’un genre un peu spécial est entrain de se dérouler à la banque Rossiya dont l’actionnaire principal est le général à la retraite, Andreï Borissovitch Agapov. Sur la foi d’un document émanant du FSB (Service fédéral de sécurité russe), le lieutenant-colonel Konstantin Konstantinovich Tchernov vient récupérer 221 lingots d’or pour les transférer vers une réserve stratégique située à l’Est. « Les chaussures Ferragamo noires de Tchernov claquèrent sur le marbre du hall, leurs talons immaculés suivis par une imposante cohorte de policiers en tenue des chariots et des caisses ». Inutile de dire que le chef de la sécurité qui trouve la manœuvre curieuse ne moufte pas. Personne n’aime les hommes du FSB et surtout pas son patron, Vassili Platonovitch Grusev, dit La Grue.

On repart. Direction Londres. Hortensia Fox est avocate pour un cabinet qui ne paie pas de mine mais rémunère cinq fois plus que les autres. Les clients sont douteux. Assad, Poutine, Al Saoud, Khamenei et d’autres. Et de quoi va-t-elle s’occuper, celle qui déteste son prénom et se fait appeler Sia ? De fameuses caisses d’or. Une grossière erreur, selon Sia Fox, parce que la demoiselle émarge à la CIA. Qui a donc osé s’attaquer à Agapov, cet ancien du KGB ? Un seul nom émerge. La Grue, l’ancien camarade du KGB de Agapov et qui trône désormais dans un bureau au bout du couloir de Poutine. Des intrigues staliniennes à revendre avec des hommes aux mains pleines de sang. On est au cœur du roman. David McCloskey déploie la même habileté à nous faire découvrir la Russie d’aujourd’hui qu’il a eu à nous balader dans les venelles de Damas, avant qu’elle ne soit libérée de la dictature Assad. L’ancien analyste de la CIA s’appuie sur ses connaissances personnelles passées qui donnent au livre une expertise qui tombe à pic. Qui n’a pas envie en ce moment d’aller voir ce qui se passe chez les Russes ? Qui n’a pas envie de farfouiller dans la tête de Vladimir, histoire de comprendre à quelle sauce le monde va être mangé.

Une ambiance à la narcos. Avec le Mexicain torride Maximiliano Castillo, propriétaire d’un haras à San Cristobal et qui est en cheville avec la CIA, depuis des années. Le deal de l’Agence est tordu. Attirer dans leurs filets le couple Anna Andreevna Agapova, fille du père banquier, et son mari, Vadim Kovaltchouk, argentier d’un circuit parallèle dans les finances de Poutine et grand amateur de purs sangs. Deux couples qui jouent au poker menteur. Un numéro de claquettes à la Roméo et Juliette qui tourne autour de cette histoire de caisses d’or. Qui blanchit quoi, qui a pris à qui ? Anna est la cible principale. La CIA sait déjà qu’elle l’appellera PERSEPHONE. Ce qui nous amène au duo le plus intéressant, les deux agentes, Anna et Sia qui savent reconnaître en l’une et l’autre, une grosse menteuse. Sia n’est pas plus avocate que Anna, charmante épouse sans lien avec les Services de renseignements russes. Bien au contraire, la dame respire le SVR (Service des renseignements extérieurs de Russie). La confiance ne fait pas partie du schéma mental d’un espion. Comment être sûr que la CIA pourra la retourner et quel sera l’argument pour la pousser à trahir son pays ? La confrontation est savoureuse. Qui pour jouer qui au cinéma, si par le plus grand des hasards, quelqu’un à Hollywood achète les droits du roman américain.

Moscou ne semble pas avoir plus de secrets que Damas pour David McCloskey. Si dans le premier ouvrage, on suivait les filatures dantesques du héros dans les rues de la capitale syrienne, cette fois l’auteur nous plonge dans la culture du secret et des crapuleries du régime poutinien. On étouffe autant que l’on flippe avec Sia lorsqu’elle pénètre en Russie. On a qu’une envie, c’est de ficher le camp. Au jeu de la plus solide, Anna qui boit autant de vodka que ses congénères masculins, est Number One, comme si le régime russe avait produit des individus hors normes. Genre super héros robotique machiavélique et sans état d’âme aucun. Sia et ses tourments intérieurs nous apparaissent aussi sympathiques que fragiles. Poutine balaierait d’un revers de la main tous ces traits de caractère comme occidentaux et décadents. En ces temps de bruit de bottes, il n’aurait peut-être pas tort.

Moscou X de David McCloskey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel-Guedj, Éditions Verso, label du Seuil, 592 pages, 23.90 euros. 

 

 

« Toutes les nuances de la nuit » de Chris Whitaker : une ode à la différence

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C’est un conte où l’on carbure à l’émotion. Sans retenue. En mode montagnes russes et à plein régime. Le rythme est infernal. Au terme de 800 pages, Chris Whitaker nous achève avec cette histoire intense et des personnages incandescents. « Toutes les nuances de la nuit » s’étend sur trente longues années faites de multiples rebondissements. Un superbe roman qui ne cesse de prendre le lecteur à contre-pied.

Le héros s’appelle Patch Macauley et porte un cache-œil. L’héroïne, Saint, est surnommée « l’apicultrice » parce qu’elle cultive les abeilles. Patch en anglais signifie correction, réparation. Un prénom lourd de sens. Ces deux-là vont se rencontrer dans l’enfance. Chacun à leur façon détonnent à Monta Clare, petite bourgade humide des Monts Ozark du Missouri. Eux-mêmes ont leurs différences. Elles deviendront complémentaires. La ville se niche au creux d’une vallée et se prolonge à flanc de montagne. Tout le monde se connaît, tout le monde s’épie. Mais c’est Patch, 13 ans, qui le voit. L’agresseur, celui qui s’en prend à Misty Meyer, l’adolescente la plus populaire du lycée. Il la sauve. Puis il disparaît à son tour. Saint alerte la police. L’inspecteur Nix se montre sceptique, mou, condescendant. Alors, elle enquête toute seule, elle mettra plus d’un an mais elle le sauvera. La première de mille fois. Ce sera donc leur histoire. Celle d’une amitié hors norme, envers et contre tout. Avec Chris Whitaker, on sera constamment dans la dynamique de la bascule.

Sauver Misty puis être lui-même séquestré marquent les actes fondateurs de la destinée de Patch. Lorsqu’il est enfermé, une fille que ce dernier ne voit jamais, lui murmure à l’oreille dans une obscurité grinçante. Quand il est enfin délivré, il n’aura de cesse de la chercher. Elle aura été sa planche de sauvetage à l’intérieur, elle sera son enfer à l’extérieur. Obsédé par l’idée de la retrouver afin de l’arracher des griffes de celui qu’il croît être le même agresseur, Patch suivra la piste de disparues dans tout le pays, pendant des années. Il ira même jusqu’à braquer des banques pour financer son road trip et donner le reste des butins aux associations de personnes manquantes. « Il cherchait une fille dont il ignorait tout, qui venait d’un passé si lointain qu’il ne rencontrait que des désespérés ». Il savait juste ce qu’elle lui avait soufflé. Qu’elle s’appelait « Grace ».

Chaque personnage ne vit que par et pour son obsession. Une ombre entêtante, paralysante. Ils sont tous prisonniers de leurs blessures. Ils avancent avec peine, reculent souvent, bifurquent, se perdent. Mais Patch aura une fille. Elle incarnera l’ultime réparation, la rédemption et l’avenir. Chris Whitaker signe un roman où toutes les nuances de l’existence se noient dans une vie qui glisse entre les mains de ses protagonistes. Une épopée, un western moderne d’un romanesque subtil où loyauté et vérité sont les compas dans un univers déboussolé. Une réussite.

« Toutes les nuances de la nuit » de Chris Whitaker, traduit de l’anglais par Cindy Colin-Kapen, Éditions Sonatine, 816 pages, 25.90 euros.

 

« Rue de l’Espérance, 1935 » d’Alexandre Courban : lutte des classes et fascisme rampant

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« Rue de l’Espérance, 1935 », deuxième volume de la grande saga historique et policière sur le Front populaire. Le conseiller du 13e arrondissement de Paris, Alexandre Courban, ne lâche pas l’affaire. Cette période le passionne toujours autant. Cette fois, il nous entraîne dans le monde de l’aéronautique de l’entre-deux guerres. Et comment les grandes puissances européennes se sont fait concurrence sur fond de lutte idéologique.

La dynamique reste la même. Le commissaire Bornec, homme passe-muraille consciencieux, fait son boulot, il tente de résoudre des meurtres. Gabriel Funel, quant à lui, enquête pour son journal l’Humanité sur le sort des ouvriers. Par la magie du romancier, les deux finissent toujours par se croiser, voire se retrouver. André Legendre est un dessinateur apparemment sans histoire. Il gît pourtant dans le wagon rouge de première classe du métro, égorgé. Le couteau est enfoncé jusqu’à la garde dans le cou du macchabée. Bornec doute d’emblée que ce soit un suicide. Le manche du couteau l’intrigue. Il a été fabriqué à partir d’une corne animale. Bizarre de laisser ça sur place, se dit le commissaire. On appelle ça un arburesa et il est typique de Sardaigne. Bornec ne le sait pas encore. Lui, n’y voit qu’un message ou une signature. À cette époque, on n’est pas très regardant avec les procédures. Bornec se rend au domicile du défunt, obtient la clé grâce à la voisine et pénètre dans l’appartement. Il découvre une grande table à dessin avec de grandes feuilles de papier roulées les unes sur les autres. Bornec s’en détourne. Il aura tort. De son côté, Gabriel Funel poursuit son travail journalistique qui a toujours pour objectif premier de défendre les ouvriers. Cette fois, il navigue dans le milieu aéronautique. Parce que derrière le discours officiel et lénifiant servi à l’occasion du Salon de l’aviation au Grand Palais à Paris, les conditions de travail des ouvriers sont éprouvantes. C’est Luigi Balboza le syndicaliste qui lui a encore rappelé dernièrement. L’homme est son contact au syndicat antifasciste de l’usine de Gnome et Rhône.

On retrouve la thématique de la lutte des classes chère à l’écrivain mais il prend aussi le temps de nous dévoiler un autre combat : celui des fascistes et des antifascistes. Sous les traits d’un tueur à gages qui a l’art de se travestir pour mieux disparaître. Que vient faire ce dessinateur mort dans ce combat idéologique ? Le récit d’Alexandre Courban est un billard à bandes multiples. Avec en prime, un personnage féminin qui prend son envol dans un monde clairement dominé par ces Messieurs. La jeune Camille Dubois, ancienne peseuse de la raffinerie de la Jamaïque, travaille désormais à L’Humanité. Elle rêve aussi de devenir photographe. Elle s’entraîne d’ailleurs tous les jours. Et elle a déjà des photos qui feront parler d’elle. Alexandre Courban semble avoir une connaissance encyclopédique de cette période historique française. Elle lui a permis de franchir le cap du deuxième volume d’une série décidément bien partie.

« Rue de L’Espérance, 1935 » de Alexandre Courban, Éditions Agullo, 289 pages, 19,90 euros.

 

« La petite fasciste » de Jérôme Leroy : l’amour à mort

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Happé. Par une histoire racontée dans un français que l’on avait un peu oublié. Celui où la grammaire et la conjugaison brillent comme les feux dans la nuit. Jérôme Leroy est le narrateur de ses deux passions : la politique et la littérature. Il nous prend à témoin, sûr de son fait, impérial, le verbe haut et pur. Un réconfort pour nous lecteurs abreuvés de mots si souvent vidés de leur substance.

Nous sommes en France et comme bien souvent avec le romancier français, nous sommes au bord du chaos. Le président est surnommé Le Dingue. Il a une certaine propension à ne pas se laver et à abuser de la dissolution. Nous sommes aussi témoins de la chute de notre République. Qui commence comme un film de gangsters. Un certain Victor Serge. Profession : tueur à gages. Mais ce soir-là, alors qu’il avance dans les rues sombres de Fort-Mahon, la chance n’est pas avec lui. Il se trompe de cible. Cela arrive. Même aux meilleurs

Jérôme Leroy remonte sa montre et nous ramène en arrière. En juin de l’année 2020, soit deux mois avant la tentative d’assassinat contre le député Patrick Bonneval qui, à ce stade du roman, n’a pas encore résolu sa crise de la cinquantaine. On nous présente Francesca Crommelynck, une jeune femme à priori pas très sympathique. Elle est « La Petite Fasciste » de Jérôme Leroy. Elle a un frère encore plus désagréable qui commettra l’irréparable. Francesca a été élevée à la droite de la droite. Elle est l’ennemie de Bonneval. Problème. Les sentiments et la politique peuvent être à géométrie variable. Et le coup de foudre, cela existe. Jérôme Leroy est un romantique, la sortie de route est possible. À gauche, à droite. On peut changer. Il suffit d’aimer.

« La Petite Fasciste » de Jérôme Leroy, Éditions la manufacture de livres, 190 pages, 12.90 euros.

« Hors la Brume » de Julien Freu : promenons-nous dans les bois

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L’auteur connaît ses classiques. Un couple de jeunes, Célie et Daniel, sont tués à bout portant dans leur véhicule alors qu’ils s’apprêtaient à se livrer à une petite partie de jambes en l’air, sur un parking pas si désert que ça. La fille prend le maximum. Le tueur lui bousille en prime le visage à coups de marteau. Du beau boulot de psycho. Le modus operandi n’est pas sans rappeler la grande affaire du tueur du Zodiac aux États-Unis dans les années 60/70. « Hors la Brume » de Julien Freu s’inspire sans doute de ce fameux cold case américain qui avait provoqué une véritable psychose chez les adeptes de batifolage en voiture, pour mieux le détourner et le transformer en un thriller glaçant avec des personnages de fêlés comme on aimerait pas du tout en croiser un jour dans sa vie.

Prenez l’inspecteur Léon Marvin, il est en haut du top five des cas gentiment perturbés même s’il est du côté de la loi. C’est un bon flic, la soixantaine fatiguée, un peu alcoolo, et coach de foot à ces heures de moins en moins perdues. Obsessionnel, il explique tout par le prisme du ballon rond. « Une enquête, c’est comme une saison de football. C’est long » , tente-t-il d’expliquer à Hervé Dantre, également inspecteur et en plein désarroi conjugal. Sa femme a changé de coiffure et se trimballe un air béat toute la sainte journée. Béatitude dont il a la certitude de n’y être pour rien. Alors, Marvin repart dans ses métaphores footballistiques et égrène tout un tas de meurtres non élucidés avec quelques constantes. Un écart de deux ans entre chaque crime, un autre de vingt kilomètres sur un axe nord-sud, des victimes jeunes, une dimension aquatique avec la présence d’une rivière, d’un étang, d’un lac ou encore d’un barrage. Et une montagne. Le commissaire qui chapeaute nos deux policiers n’est guère au mieux de sa forme. Ariel Lanecquer souffre de migraines dantesques accompagnées de visions. Mais pas n’importe lesquelles. Il voit une forêt, puis une clairière et des arbres recouverts d’oiseaux cloués, morts ou agonisants. Des éclairs d’apocalypse insoutenables. Voilà pour le trio d’enquêteurs. Du lourd sur le plan psychologique.

En face, on a les jeunes, comme Alexandre le skater qui développe une jolie amitié avec l’inspecteur Lanecquer. Ou encore Cilia obsédée par la mort de sa grande sœur Célie et qui veut se substituer à la police. Elle est aidée dans cette entreprise hasardeuse par Joachim, le frère de Daniel. On a aussi les suspects potentiels comme Le Fleuriste qui vend du shit aux lycéens à l’arrière de son van blanc qui sent les fleurs. On a aussi une ville imaginaire, Hérrières, forte de douze milles âmes, nichée dans une ancienne vallée de textile agonisante parce que des « types, quelque part, avaient décidé que la Chine et le Bangladesh, c’étaient des chouettes coins pour fabriquer des fringues ». Le contexte social où des gens crèvent à petit feu à cause de la délocalisation est explosif. Conséquence, le lien parent/enfant est distendu. Il y a une atmosphère générale délétère. Mais ce qui nous emporte dans ce récit, c’est l’atmosphère et le ton. « Le ciel conserva une teinte aigue-marine… de temps à autre, l’obscurité se propageait dans l’air, comme si l’on avait déversé quelques gouttes d’encre noire dans une eau limpide ». Julien Freu ouvre de nombreuses portes, injecte aussi des éléments à limite du surnaturel qui provoque de l’angoisse à la lecture de son roman. Qui aura envie d’aller se promener en forêt après ça ?

« Hors la Brume «  de Julien Freu, Éditions Actes Sud/Actes Noir, 336 pages, 16.99 euros

« Le Tombeau oublié » de Douglas Preston : quand la réalité dépasse la fiction

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À ceux qui pourraient se demander comment on passe du journalisme à la fiction, Douglas Preston répond : « Jamais je n’aurais pu devenir romancier si je n’avais pas été journaliste auparavant ».  « Le Tombeau oublié » est composé de treize récits passionnants d’ossements et de meurtres racontés par le romancier américain qui d’ordinaire signe souvent avec son acolyte, Lincoln Child. Mais cette fois, il l’a joué solo.

L’homme l’avoue, au départ il ne s’intéresse pas à la fiction. Seul le réel compte à ses yeux. Encore que. S’il y a un semblant de surnaturel, pourquoi pas. La preuve avec cette histoire de chasseurs de trésors à Oak Island. Il convainc le Smithsonian Magazine de l’envoyer là-bas et il se retrouve au bord du Money Pit, ce puits abandonné dont sa mère lui avait raconté l’histoire lorsqu’il était enfant. Un trésor y serait caché et personne ne connaît l’identité de celui qui l’a enfoui. Si lui fait chou blanc, son reportage sera l’article le plus lu de toute l’histoire du journal. À la même époque, il rencontre un jeune éditeur, Lincoln Child, qui change le cours de ses réflexions. S’inspirer du réel et le romancer. Le récit de Oak Island est parfait. Voilà comment peut naître un écrivain.

Douglas Preston a clairement aimé se servir de l’un pour passer à l’autre. Dans cet ouvrage, il revient sur des mystères qui l’ont fascinés tout au long de sa carrière. Des mini thrillers qui sont en réalité de vraies histoires qu’il a même parfois tenté d’élucider. Sa méthode ? Ne pas se démonter la tête en buvant à outrance, mais travailler, chercher des pistes sources d’écriture, surfer sur Internet dont il ne se méfie guère au début. Ainsi retrouve-t-il sur Google le visage et la trace de Petey Stark Anderson, son meilleur ami d’enfance. Ensemble, ils avaient enterré une boîte en fer « recelant la vie de Petey, la précieuse pointe de flèche de Douglas et un morceau de plomb fondu ». Curieux de savoir ce qu’est advenu de lui, il creuse les entrailles du Net. Il s’en serait passé. L’ancien copain a été assassiné en 2011 dans une pension d’Ewing, dans le New Jersey. Une sordide affaire d’abus sexuel semble à l’origine de sa mort. Stupéfaction, malaise, l’auteur s’interroge : « La vérité a-t-elle des vertus salvatrices lorsqu’on la regarde en face ? » C’est malgré tout ce qu’il a fait puisqu’il a publié cette histoire dans le magazine Wired en 2019.

Le réel encore avec « Le Monstre de Florence ». La curiosité l’anime une nouvelle fois. Rencontrer Mario Spezi, le journaliste qui a couvert ce tueur en série, alors qu’il est en vacances avec femme et enfants, ne lui semble pas problématique. Deux obsessionnels dans un même bateau. Un naufrage pour Mario Spezi et une quasi catastrophe pour Preston qui se retrouve en garde-à-vue et échappe à une inculpation abusive décidée par le juge Mignigni qui lui conseille vivement de quitter le territoire. L’Italie encore avec le fait-divers retentissant « Amanda Knox ». Le pays veut la peau de la jeune femme, accusée d’avoir tué une camarade cours. Douglas Preston découvre que c’est à nouveau le juge Mignigni qui officie. Preston accorde une interview à une journaliste de Seattle, Candace Dempsey, la première à mettre en doute les charges contre la jeune américaine. Elle le prévient. Des blogueurs se déchaînent contre Amanda. « Je lui ai rétorqué, plein d’assurance, que j’étais blindé contre les chroniques défavorables ». Le pauvre n’a aucune idée de ce qui l’attend. Il reviendra sur sa naïveté et conclura : « D’une certaine façon, j’ai la conviction d’avoir écrit là, l’un de mes articles les plus importants. Internet fait désormais partie intégrante de nos vies mais le Net est un cloaque de commentaires anonymes, d’insultes, de mensonges, de haine, de théories du complot et de pulsions cruelles qui détruisent des vies, minent la démocratie ». C’était en 2013.

Comme entre-temps le personnage de The Apprentice a réussi pour la deuxième fois à occuper le Bureau Ovale, on se réjouit de changer d’air et de voyager jusque dans la vallée des Rois, en Égypte. l’archéologie est l’une des autres passions du romancier depuis plus de vingt ans. On est donc avec lui dans le tunnel conduisant au tombeau qui abrite la silhouette momifiée d’Osiris. Preston est dans les pas de l’archéologue Kent R. Weeks qui s’est fait connaître en ayant découvert la tombe des fils de Ramsès II. Plus rien ne compte que ces trésors d’un autre temps, pas d’internet, pas d’insultes ou de haine. De la poussière, du sable et des questions. Un vrai bonheur pour un romancier qui adore se servir du réel pour imaginer des trames à enflammer notre imagination.


« Le tombeau oublié » et autres histoires d’ossements et de crimes, par Douglas Preston, traduit de l’américain par Sebastian Danchin, Éditions de l’Archipel, 384 pages, 22.90 euros.

« Les Lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason : tout a déjà été dit et fait. Mais personne n’écoute

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Tout ce qui touche de près ou de loin à la Russie intéresse désormais. Arnaldur Indridason en sait quelque chose, lui l’Islandais dont le pays a eu affaire au voisin encombrant par le passé. « Les Lendemains qui chantent » avec l’emblématique inspecteur Konrad, lève le voile sur une période que peu parmi nous connaissent. L’époque où l’espionnage soviétique avait pris ses aises dans les étendues glacées islandaises et dragué des militants socialistes locaux séduits par la Révolution rouge.

Une Lada d’occasion. Qu’un couple islandais essaie de fourguer à des marins soviétiques. Premier chapitre, année 70. On leur a affirmé que les matelots de ces navires en transit raffolaient de la marque, trop contents de récupérer les pièces détachées et de jeter la carcasse du véhicule en haute mer. Mais ce jour-là, les Russes n’ont pas l’air d’être ravis. La femme et l’homme lâchent l’affaire et se disent que le véhicule sera aussi bien à la casse.

Arnaldur Indridason aime bien nous laisser mijoter. Et ça va durer un certain temps parce que la suite n’est guère plus lisible. Un homme meurt dans une chambre d’hôtel en Autriche. On n’a pas de nom, seulement qu’il était haut fonctionnaire, célibataire et qu’il a bu un verre avec une femme, une veuve de dix ans de moins que lui. Avant de mourir, il s’est demandé pourquoi Pétur Jonsson le teinturier avait abandonné sa voiture avant de disparaître sans dire un mot à son fils. Impensable, selon lui. On continue. On fait un bond en avant dans le temps. Un corps a été retrouvé sur la colline d’Oskjuhlid près de Reykjavik. Il s’agit de Skafti Timoteus Hallgrimsson dont on pensait qu’il avait été assassiné dans la capitale islandaise dans les années 70. Ah enfin, un petit fil que le romancier nous lâche comme un os à ronger. À l’époque, un homme a été condamné. Quelqu’un dans la police a gravement merdé. Le meilleur pote de Konrad était sur le coup. Un certain Leo, désormais aux abonnés absents.

Il n’en faut pas plus à Konrad pour trouver tout çà bizarre et vouloir enquêter. Au grand dam de son ancienne collègue, Marta, qui aimerait bien qu’il reste à sa place, à la retraite. Elle lui glisse quand même qu’il existe un lien quelque part. On va alors découvrir un Konrad pas très reluisant. L’auteur n’est pas tendre avec sa création. Pas vraiment ripoux le Konrad mais pas non plus blanc, blanc avant qu’il arrête ses bêtises, laissant son acolyte Leo poursuivre ses magouilles. À croire que l’un avait une conscience et l’autre pas.

Mais laissons les problèmes de morale de côté et revenons au volet soviétique. La guerre froide bat son plein. Les Américains ont installé une base en terre islandaise. Reykjavik grouille d’espions. CIA, KGB et d’autres, tout ce petit monde se croise, s’épie et parfois disparaît. Certains se piquent d’observer les oiseaux. Quel point de vue magnifique avec les bateaux au loin dans le port de la ville. Ces chalutiers qui croisent dans les eaux islandaises et qui font bien autre chose que de pêcher. La presse de l’époque rapporte les récits des marins islandais qui décrivent ces drôles de manœuvres. « Mais on était bien sûr une petite nation qui faisait comme toujours figure de quantité négligeable confrontée à un contexte qui nous dépassait ». Konrad essaie de relier tous les points de l’équation. On en veut à sa vie. Il s’obstine à retrouver Leo, son ancien collègue et ami. Jusqu’où est-il allé à l’époque ? À quel point s’est-il compromis ? Konrad craint le pire. Il n’a pas tort parce que lui-même revient de loin. Arnaldur Indridason  s’est penché sur le passé pour comprendre ce qui se trame aujourd’hui. La neige est tombée. Et Donald Trump a donné le clés du coffre à Vladimir Poutine.

« Les Lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason, traduit de l’islandais par Éric Boury, Éditions Métailié Noir, 336 pages, 22,50 euros. 

 

 

« Dios et Florida » de Ivy Pochoda : violence gratos

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Il faut faire un pas de côté, fermer son carnet et poser son stylo pour entrevoir l’autre Ivy Pochoda. S’éloigner de son terrible roman, l’interroger sur les feux de Los Angeles où elle habite, sur la présidence Trump pour comprendre que la force de la romancière, ancienne championne de haut niveau, n’est pas faite de titane au quotidien. Celle qui fonce telle une voiture lancée à 300 km/h dans ses romans, en viendrait-elle à douter ?  « Ma maison n’a pas été touchée par les incendies alors que nous vivons à quelques kilomètres seulement », glisse-t-elle, presque coupable. Trump, président, un problème ? « Oui, bien sûr, mais la Californie est encore démocrate. Une bulle, peut-être ». La romancière, à la voix magnifiquement grave, baisse le ton. Il y a un semblant d’hésitation que j’interprète comme l’expression d’un souffle. Celui d’une incompréhension nouvelle à cerner ce qui l’entoure, une incapacité possible d’avoir barre sur son propre avenir. L’Américaine est comme son livre. Rough. Mais jusqu’où ?

Il n’y a pas l’ombre d’une hésitation chez ses héroïnes, Florence Baum, dîtes Florida, et Dios. Ces deux-là se jettent tout droit vers le précipice. L’une croît encore pouvoir y échapper, l’autre en fait son but absolu. Florida et Dios, une version épopée sanglante de Thelma et Louise mais sans l’amitié qui liait les deux personnages du film culte. Pas du tout même. L’une fuit tandis que l’autre ne cesse de la rattraper. « Je me suis inspirée de « Méridien de Sang » de Cormack McCarthy, explique Ivy Pochoda. Je voulais pouvoir parler de la même violence qui traverse son roman mais en l’appliquant aux femmes et sans jamais me demander, mais est-ce que ce serait possible chez elles. Et ma réponse est oui. L’autre question, c’est est-ce que les autres, ceux qui liront mon livre, penseront comme moi. Ou est-ce qu’ils se diront, bon ce n’est pas possible, jamais une femme se conduirait de la sorte. Moi, justement, je voulais un personnage féminin qui croit en la violence pour la violence ».

Et cette charmante créature s’appelle Diana Diosmary Sandoval. Diminutif Dios. Une vrai furieuse, genre tueuse née, qui fait une fixette sur Florida. Le réfectoire est le lieu de tous les dangers derrière les barreaux. Dios est en forme ce jour-là. Il y a de l’électricité dans l’air. Elle a une fourchette dans la main. « Allez Florida, susurre-t-elle, je sais que tu en meurs d’envie ». Florida résiste. Dios, la beauté métis et boursière, attaque alors comme un chien féroce. Plante le couvert dans la joue d’une autre prisonnière, « faisant aussitôt jaillir des ruisseaux de sang. Elle appuie, enfonce, les dents, puis creuse un sillonner la mâchoire de sa victime ». Elle regarde ensuite Florida et lui dit : « La prochaine fois ». Parce qu’elle le sait Dios que la Florida, petite gosse de riche de Hancock Park à L.A. qui se fait passer pour une victime de la criminalité, n’est qu’une imposture, qu’elle peut toujours tenter de berner les autres, mais pas elle, Dios. Âmes sensibles s’abstenir, Ivy Pochoda n’a pas l’intention de nous épargner. Son propos est justement une énorme démonstration de force. La violence n’est pas genrée.

La prison pour femmes en Arizona est saturée. Grâce au Covid, les deux détenues sont libérées de manière anticipée. Elles ont néanmoins interdiction de franchir l’État. Mais Florida n’a qu’une seule idée en tête, récupérer sa Jaguar 68 à Los Angeles et partir sillonner le pays. Au passage, on a un aperçu de l’absurdité du système post-carcéral américain. La liberté, oui. Mais confinée dans une chambre de motel miteux désigné, épidémie oblige. Boire, manger ? Pas le problème de l’établissement. Faut pas être devin pour comprendre que les règles ne s’appliquent pas à Florida ou Dios. Ou plutôt si. Les règles existent mais pour être transgressées. Avec jouissance. Les deux femmes se retrouvent dans un bus. Plus tard, le chauffeur dira qu’elles ne sont pas montées et descendues ensemble. Oscar Reyes, surveillant pénitentiaire les rejoint. Par hasard. Too bad. Carnage. Combustion, le feu de leur rage se propage. Mais début du fil rouge, début de l’enquête pour Lobos, personnage dont l’humanité nous fait respirer. « J’aime beaucoup la création de Dios, souligne avec gourmandise la romancière, mais mon cœur va à Lobos ».

Détective, en proie à la violence conjugale. Un comble pour une représentante des forces de l’ordre. « Un bain de sang. Le car sent le fer. Le car est collant ». Easton, son coéquipier l’interroge : « Tu crois que ce sont deux nanas qui ont fait ça ». Pourquoi pas, lui répond Lobos. « Tu ne penses pas qu’une femme en soit capable ? » Elle, ce qu’elle se demande juste, c’est quel genre de meuf peut être capable d’un truc pareil. « Quand j’écrivais sur Dios, poursuit Ivy Pochoda, il fallait que je revienne en arrière sans arrêt. J’étais toujours tentée de l’expliquer, de la justifier. On a une sorte de mémoire collective inconsciente qui nous empêche d’appréhender la violence gratuite chez les femmes. C’est pourtant ce que Dios pratique. La violence pour la violence. Pourtant, elle n’a souffert de rien, elle n’a pas d’excuses particulières ».

Ivy Pochoda vit dans la capitale du cinéma. Sa vision de la société est imprégnée de cet environnement cinématographique. Ses personnages racontent à tour de rôle le destin funeste des deux prisonnières en cavale. Une sorte de narcocorrido littéraire où chacun joue son oraison macabre. Une vision noire et sans concession d’un monde où les femmes tentent d’exister à l’égal des hommes. Même dans la baston. On sait dès le premier chapitre qu’il n’y aura pas de happy end. Ce qui est toujours gonflé. Mais l’ex-sportive qui avoue un ralliement tardif au mouvement #MeToo, ne craint pas les défis. Alors, soyez très attentif au récit de Kace qui vous raconte une histoire.

« Dios et Florida » de Ivy Pochoda, traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon, Éditions Globe, 336 pages, 23 euros.

 

« Rares ceux qui échappèrent à la Guerre » de Frédéric Paulin

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Frédéric Paulin, second round. Le Liban, toujours. De 1983 à 1986. L’actualité prend décidément une drôle de place dans l’œuvre du romancier français. Au moment où s’est ouvert le procès des bourreaux de L’État islamique en France face à leurs victimes, « Rares ceux qui échappèrent à la Guerre » commence par l’attentat contre le poste français du Drakkar à Beyrouth. Choc, sidération, avec les Américains, ce sont aussi les Français qui sont visés dans un pays soi-disant ami. En réalité, ce n’est que la confirmation d’une guerre asymétrique sourde entre deux mondes : l’arabo-musulman et l’occidental. À cette époque, personne ne perçoit la portée de ces attaques sanglantes et leurs conséquences à long terme. Personne ne voit le début d’une spirale mortifère où l’islam allait se faire piéger et nous avec.

La tragédie est néanmoins suffisamment importante pour que le président François Mitterrand en personne, fasse le déplacement. Une folie pour Dixneuf, le commandant sombre et ombrageux de la DGSE, et une grande première depuis l’Indépendance en 1943. Aucun chef d’État français n’était revenu au Liban. À ce stade, on ne sait pas encore qui est derrière l’explosion. Nous voilà replongez dans le bourbier libanais. Sur l’échelle de Richter, les secousses qui brutalisent le pays sont de plus en plus violentes. La guerre reste la seule option pour ceux qui veulent en découdre, ceux qui ont quelque chose à y gagner. Tous ont faim de cet état d’exception enivrant que procure l’absence de paix. Frédéric Paulin ne lâche rien. Les personnages, les tensions, l’intrigue, en flux tendu, toujours. On navigue entre le pays du Cèdre et l’hexagone, on s’échappe sans respirer vraiment en Iran. On ne souffle guère. Pas le temps, l’Histoire en marche a été lancée comme un boulet de canon. « Il n’y a qu’ici, que la guerre se reproduit elle-même. Ici, la guerre a généré son économie, de nouvelles strates sociales, des classes politiques et économiques qui maintiennent un niveau de violence élevé ».

Qui est le coupable ? L’Iran, la Syrie, le Hezbollah ou le Jihad islamique ? Le nom de Imad Mughniyeh émerge rapidement dans le roman de Frédéric Paulin. Une star de l’ombre, le cœur de cible du Mossad, l’homme des basses œuvres du régime de Téhéran. L’individu est parfait pour la trame romanesque. Qui dit Iran, dit Hezbollah, non ? Alors, on retrouve le terrible Abdul Rasool al-Amine, l’homme en colère, amoureux de Zia al-Faqîh, elle-même encore nostalgique de ses rencontres avec le diplomate français Philippe Kellermann dans une vie antérieure. S’il savait ce qu’elle est devenue. « Elle ne se ment jamais. Elle sait qu’elle est la responsable d’innombrables morts. Elle n’est pas la commanditaire, mais son rôle est primordial. C’est elle qui a recruté les chahidi, les martyrs ». Il n’y a plus de retour en arrière, la mécanique de la mort n’obéit qu’un seul bouton : celui qui va en avant. Toujours.

En France, l’ami libanais Michel Nada se sent de plus en plus Français. Il a divorcé, retrouvé l’amour en la personne de Josiane qui travaille à la mairie de Nice. Elle s’occupe du parc immobilier municipal. « Il l’a rencontrée lors de la visite d’un millionnaire libanais, un certain Rafic Hariri, proche de Jacques Chirac ». Josiane fait remarquer à Michel fraîchement élu député des Alpes-Martimes, qu’il n’a pas l’air atteint par le nouveau drame de Beyrouth. Il lui dit qu’elle se trompe. Il ment. Il se sent de moins en moins Libanais. « Son pays, qu’est devenu son pays ? Dévasté par la guerre entre chrétiens, Palestiniens, musulmans, il est la proie de violences intracommunautaires »Tragédie nationale mais aussi tragédie à hauteur d’homme. Ainsi le petit frère de Michel Nada a-t-il eu la mauvaise idée de tomber dans le trafic de drogue et pire, de faire affaire avec des gus encore plus aguerris côté violence, si tant est que ce soit possible. Les narcotrafiquants, ceux des cartels d’Amérique centrale. Cela lui coûtera sa tête. Au sens figuré et propre. La famille Nada se disloque un peu plus chaque jour. Elle part dans les eaux noires de la folie humaine comme tout le reste du pays.

Parce que la saison des otages a commencé. Les attentats n’ont pas suffi aux yeux de certains acteurs majeurs de la région. Dorénavant, le kidnapping sera l’angoisse des Occidentaux.  Américains et Français sont des trophées de guerre de premier choix, les Juifs ne sont pas mal non plus. C’est du moins ce qui a été dit à Abdul Rasool, lui qui gère au quotidien ces précieux prisonniers. Mais il fulmine Abdul, il estime que les chiites de Téhéran sont les vainqueurs de ce storytelling macabre. Pas eux, les chiites libanais, alors qu’ils ont fait tout le travail. La torture demande du savoir-faire. Mais qui saura que lui et ses hommes ont été à la manœuvre. D’autres, plus tard, bien plus tard, sous un label différent, celui de Daech, poursuivront ce travail de terreur en Syrie kidnappant humanitaires et journalistes et pratiquant les pires tortures.

Le commandant Dixneuf sait à quoi s’en tenir mais Paris s’en moque. Mitterrand a dû accepter la cohabitation. Chirac a été nommé Premier ministre. La libération des otages ne vaut que par le gain politique qu’elle rapporte. Pour Chirac, il serait bien qu’elle survienne avant la présidentielle de 1988. D’un seul coup, Téhéran devient The Place to Be pour les émissaires français. On y retrouve les hommes de Mitterrand et de Chirac. Compétition d’hommes en costume cravate et de barbouzes endimanchées. Dixneuf comprend que les Iraniens se paient leur tête. Ce qu’ils veulent, ce sont des armes et le remboursement d’une dette énorme. Gros sous et politique. Rien de neuf sous le soleil. 

En reprenant ses personnages pris dans la tourmente de grands événements historiques, Frédéric Paulin poursuit cette fresque passionnante sur un pays qui peine à exister, dans l’impossibilité d’être libre et maître de son propre destin. Les plaques tectoniques se sont déplacées. Les sirènes retentissent dans Paris. Le magasin Tati rue de Rennes vient d’être soufflé par une bombe. C’est un carnage. Le conflit libanais a débordé. On doit laisser nos personnages œuvrer. Pour mieux les retrouver l’année prochaine dans le dernier opus de la trilogie Benlazar, maîtrisée de bout en bout par Frédéric Paulin. 

« Rares ceux qui échappèrent à la Guerre », de Frédéric Paulin, Éditions Agullo Noir, 416 pages, 23.50 euros.

 

« Le Dossier 1569 » de Jørn Lier Horst : cold cases pour enquêteur obstiné

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Je ne sais pas si Jørn Lier Horst est un homme sur lequel on peut compter mais en tant que romancier du Noir, la réponse est oui, dix fois oui. « Le Dossier 1569 » de l’écrivain norvégien en est la preuve absolue. À croire que le parti pris de l’enquête pépère est un gage de talent et de succès.

On retrouve l’inspecteur William Wisting. Il est en vacances. Comme si un policier de ce genre prenait des congés. Quelqu’un doit penser la même chose parce qu’une feuille blanche avec une série de chiffres inscrite en gros, est déposée dans sa boîte aux lettres. Le message fait référence à une vieille affaire qui date de l’été 1999. Tone Vaterland, 17 ans, est tuée en rentrant de son travail à bicyclette. Le coupable est identifié, il s’appelle Daniel Momrak. Il a purgé sa peine. Wisting qui se morfond, contaminé par une nostalgie malheureuse – c’est l’anniversaire de la mort de sa femme disparue dix ans auparavant – se jette sur l’enquête. Rien de mieux qu’un bon cold case pour le sortir de cette torpeur estivale subie.

Et si la justice s’était trompée ? Voilà ce que entrevoit Wisting après avoir longuement étudié le dossier. Il fait nuit, l’inspecteur ne dort pas. Il perçoit le ronronnement d’un véhicule. Il se précipite dehors. Cette fois, c’est une enveloppe. À l’intérieur, encore une feuille pliée avec un numéro de référence. Wisting comprend tout de suite que l’affaire le concerne. Elle date de 2001, soit deux ans après le meurtre de Tone Vaterland. Celle-là, il en avait eu la responsabilité.

Le romancier prend son temps. Par le passé, un autre inspecteur, homme de peu de mots, n’allait guère plus vite. Il s’appelait Kurt Wallander. Il était l’œuvre du voisin suédois Henning Mankell. Il disparut avec son créateur décédé. Il nous reste aujourd’hui Wisting,  méticuleux, habité par le doute. Ne pas prendre pour argent comptant les pistes ou les indices trop évidents est un peu son leitmotiv. Il n’en fait qu’à sa tête. Après tout, il est le héros. Il a aussi une fille, Line, qui a eu un enfant avec un agent américain du FBI, présent dans un précédent roman. Wisting ne pose pas de questions mais veille. Comme ce soir-là, lorsque le copain actuel de Line vient rôder près de chez elle. Lui qui a bien du mal à exprimer ses sentiments avec ses enfants, n’hésite pas à se mêler d’une façon musclée de la vie privée de cette dernière. Parce que autant Wisting sait construire ses enquêtes, quitte à les déconstruire s’il le faut, autant il peine à communiquer avec sa progéniture, et en particulier son fils.

Les intrigues de Jørn Lier Horst sont constituées d’une multitude de chemins qui se croisent et se décroisent. Elles reposent sur la grande humanité d’un personnage attachant et faussement nonchalant. Un grand contemplatif qui regarde le monde tel un enfant en perpétuelle découverte. En réalité, cela cache une peur diffuse d’être dépassé, de ne plus comprendre ce qu’il entoure. La technique au service de l’homme peut elle tout ? Et surtout qui est le plus susceptible de se tromper et d’envoyer des innocents derrière les barreaux. Wisting connaît la réponse.

« Le Dossier 1569 » de Jørn Lier Horst, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Gallimard/Série Noire, 448 pages, 20 euros.