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« Le Prix de la Victoire » de Karl Malantes : la mort ou la vie au bout des skis

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Karl Marlantes est un ancien lieutenant des Marines. Il a rejoint la longue liste des soldats qui, une fois rentrés définitivement de mission, ont décidé de prendre la plume. Au fil du temps, il s’est débarrassé de ses habits de guerrier et s’est émancipé du fardeau de la poudre. Il est passé du splendide « Retour à Matterhorn » au non moins incroyable « Faire bientôt éclater la Terre ». Mais se libère-t-on jamais de ces images, de ces flashs, de ces décisions prises en une seconde qui ont pu entraîner la mort de femmes, d’hommes ou d’enfants pris dans la violence de conflits qui souvent les dépassent. Peut-on y résister ? Non. Karl Marlantes a repris ce qu’il connaît si bien. Mais cette fois, ce n’est pas le bourbier du Vietnam avec ses rizières humides et tropicales. Cette fois, ce sont les contrées glaciales d’une terre blanche et gelée de Finlande où les superpuissances, Russie et États-Unis, à peine sorties du conflit de 39/40, s’affrontent déjà sourdement, préfigurant ainsi les tensions de la Guerre froide. La Finlande, ce petit pays qui en 1939 a tenu bon, face à l’ogre soviétique. « Le Prix de la Victoire » est à la fois d’un romantisme échevelé et un roman sur la loyauté. Doit-on être fidèle à ses amis ou à sa nation ?

Ce sont deux femmes. L’une, Louise Koski, est une caricature de l’Amérique profonde, en l’occurrence d’Oklahoma, mariée à un attaché militaire, autant dire un espion, envoyé en poste  à l’ambassade américaine d’Helsinki. Arnie Koski a été décoré de la Purple Heart, il est promis à bel avenir. Mais encore faut-il que son épouse ne vienne pas tout gâcher. Ce qui n’est pas gagné puisque d’emblée, alors que le couple cherche désespérément un logement, c’est avec une maladresse confondante qu’elle accepte un appartement en réalité truffés de micros, et confond la nounou de son amie russe avec une garde-chiourme. L’autre femme s’appelle Natalya Bobrova, elle est l’épouse de Mikhail Bobrov, véritable héros de l’Union soviétique. Elle, est tout, sauf naïve. Elle a juste été biberonnée à l’anticapitalisme et antiaméricanisme prônés avec virulence par les dirigeants du Kremlin. Il se trouve que les deux conjoints âgés de trente ans se connaissent. Ils se sont rencontrés à la libération de l’Europe, en Autriche, lorsque des sentiments amicaux avaient encore leur place chez les soldats de l’Ouest et ceux de l’Est. Leur ennemi commun était Adolf Hitler, désormais la donne a changé, chacun est revenu derrière sa ligne. Ils sont redevenus ennemis. La nostalgie de cette amitié passée va bousculer ces nouvelles règles édictées par une soif impérialiste insatiable. Les deux hommes qui se retrouvent lors d’un pince fesse et beaucoup de vodka, se souviennent de leurs talents de skieur et de leur sens de la compétition. Pourquoi ne pas se lancer dans une course de fond dans le Grand Nord, sur cinq cents kilomètres et une période de dix jours. Un challenge de potaches surdoués qu’il faut impérativement dissimuler aux supérieurs respectifs des deux sportifs.

Comme si rien n’échappait à l’œil de Moscou et à son service d’espionnage. D’autant que l’information lui est servie sur un plateau par la très spontanée Louise qui, lassée de ne rien faire et débordant d’empathie pour l’espèce humaine, décide de récolter des fonds pour un orphelinat d’Helsinki. Emballée par cette toute nouvelle amitié avec la très belle Natalya, elle lui propose ce projet fou : lever des fonds pour aider l’orphelinat. Mais Louise n’est pas russe, elle ne se méfie de rien. L’Américaine, bercée à la liberté d’expression, pense tout naturellement à rendre public cet appel aux dons. L’affaire prend alors une autre dimension. La crise diplomatique est imminente. Natalya lui rappelle avec dureté que la course ne devait en aucun cas être divulguée, les conséquences étant potentiellement terribles pour le couple. L’auteur en profite largement pour comparer les deux systèmes. D’un côté, la chape de plomb soviétique, de l’autre, la légèreté supposée des Américains. Le bras de fer n’a plus rien de sportif. Si d’aventure Mikhail devait perdre, Staline serait mondialement humilié. Ce qui évidemment n’est pas envisageable. Comment réparer cette énorme bévue ?

Louise en bonne yankee qui avance dans la vie avec ce mantra, « quand on veut, on peut », tape à toutes les portes sans grand succès. En dernier ressort, elle estime que Arnie, fondamentalement un bon gars, acceptera de perdre pour sauver son ami et sa femme, s’il est prévenu à temps. Elle pousse alors une dizaine de Finlandais aguerris au froid et à la neige à aller retrouver les deux skieurs. Mais la politique se moque des sentiments. La raison d’État l’emporte toujours. Surtout lorsqu’il s’agit de Staline et que le redoutable Lavrenti Beria, chef du NKVD (police politique) est dans la boucle. Louise n’a pas non plus mesuré que les Finlandais haïssent les Russes qu’ils ont combattus des années auparavant. D’ailleurs, le messager ne laissera pas passer l’occasion et se vengera. Si Karl Malantes est sans pitié avec l’Union Soviétique, le portrait qu’il brosse de cette Louise n’est guère flatteur. Souvent agaçante de naïveté – elle le reconnaît d’ailleurs elle-même en fustigeant cette Amérique rurale où l’on ne vous apprend rien du monde extérieur – Louise Koski a du mal à concevoir cet univers de faux-semblants et de dangers dans lequel elle évolue par la force du statut de son époux. À l’aube de la Guerre froide, ce roman sur l’amitié et la loyauté, celle deux femmes et deux hommes, nous parle aussi de résistance. L’auteur qui a des racines finlandaises nous rappelle que ce petit territoire glacé a su faire plier Staline, comme l’Ukraine avec Poutine. À garder précieusement en mémoire.

« Le Prix de la victoire » de Karl Malantes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello, Éditions Calmann-Lévy, 486 pages, 23.90 euros. 

 

 

« Beyrouth Forever » de David Hury : plus que jamais d’actualité

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Tout de suite, là comme ça, dès les premières pages du roman, on ne peut pas dire qu’il soit très sympathique l’inspecteur Marwan Khalil. Le policier attend sa retraite avec impatience et on se dit qu’il est temps en effet qu’il raccroche les gants tellement le monde qui l’entoure l’insupporte. Évidemment, on a tort.

« Beyrouth forever » est le quatrième roman d’un fin connaisseur du pays, le journaliste et photo-reporter David Hury. Écrit avant les bombardements israéliens sur le Liban, eux-mêmes consécutifs de l’attaque du Hamas contre l’État hébreu, le 7 octobre dernier, la portée de ce roman policier prend une allure plus tragique que distrayante. Et le personnage de ce flic bourru, revenu de tout et sectaire, suscite un intérêt décuplé. Comment ce pays en est-il arrivé là !

Mais revenons à l’intrigue policière. Une universitaire de renom, une vieille dame têtue comme une mule, est retrouvée morte chez elle, au quatrième étage d’un immeuble que l’auteur qualifie de façon quelque peu surannée, de « bath ». L’inspecteur Marwan Khalil est flanqué d’une jeune équipière de 24 ans, dont il se passerait bien Ibtissam Abou Zeid, chiite voilée et French manucure irréprochable. Parce que quitte à travailler avec un musulman, selon Marwan, autant que ce soit un homme. « il y aurait toujours un moyen de discuter autour d’un verre et de se serrer la main à la fin ». Pas politically correct l’inspecteur, c’est peu dire. Pour la hiérarchie, l’affaire n’a aucun intérêt et veut qu’elle soit classée le plus vite possible. Marwan ne l’entend pas de cette oreille. Parce que rien ne colle sur cette scène de crime. Ou plutôt tout, justement. Pour lui, ce n’est pas un suicide mais bel et bien un meurtre. Il le sent.

La victime s’appelait Aimée Jean Asmar. Chrétienne née le 15 octobre 1946, à Ras Beyrouth, à l’ouest de la capitale, dans un quartier musulman, cela se remarque. La géographie des lieux est d’une importance primordiale dans ce pays ravagé par des années de guerre, et qui subit encore une fois les coups de boutoir de ses voisins. La confession est aussi déterminante. Une chrétienne née chez les musulmans. Une historienne à la retraite de 77 ans qui travaillait sur un ambitieux manuel scolaire, l’Histoire unifiée du Liban. Dans le contexte local, une très bonne raison de mourir.

On suit ainsi les tâtonnement de l’enquête avec cet inspecteur cash du collier. Le gardien de l’immeuble où e eu lieu le drame (à ce stade) est syrien. Ah oui, ces fichus Syriens. « Cela fait douze ans que la guerre a commencé chez le voisin syrien, douze ans que les réfugiés pullulent sous des tentes dans la plaine de la Békaa… Il est temps que cela cesse, le pays ne peut accueillir toute la misère du monde. Même s’il le fait depuis le péché originel de 1948. C’est le prix à payer pour avoir perdu la première guerre contre Israël. La seule qu’il n’aurait jamais fallu perdre ». Jamil Chakar, le chef de Marwan, avec qui il entretient une relation pour le moins compliquée, aime bien le profil du Syrien. Parfait candidat à la culpabilité inattaquable. Mais Marwan s’obstine.

Et il trouve dans cette quête de la vérité, une alliée inattendue, la jeune Chiite bien décidée à honorer ce métier qui l’a toujours fait rêver. En réalité, au-delà de l’intrigue qui sert à expliquer le bordel historique du pays, Ibtissam est presque la clé de l’ouvrage. Surtout en ce moment, avec la perception erronée que peuvent avoir les Occidentaux envers cette branche de l’islam. Même Marwan est gavé de clichés. « Faut pas croire que tout le monde est pro Hezbollah, lui explique la jeune femme. Dans ma famille, comme tant d’autres, il y a deux camps. Du côté de ma mère, on m’a raconté que mon oncle Hussein a été assassiné par le Hezbollah en 1987. Il était communiste. Cette histoire a toujours divisé la famille ». Marwan se dit qu’il a peut-être jugé un peu trop vite son adjointe voilée.

Les rapports avec sa hiérarchie se dégradent à la vitesse grand V. L’amitié torturée qui le lie à son chef sert à expliquer le Liban d’avant et de maintenant. En d’autres termes, elle ne peut que mal finir. Parce qu’au Liban, rien ne peut se lire autrement que par son appartenance confessionnelle ou par les alliances que l’on choisit d’avoir tout au long de sa vie. Mona, une potentielle suspecte, n’échappe pas à cette équation maudite. Le roman a été écrit avant la chute de Bachar al-Assad. Marwan haïssait le gouvernement syrien. On imagine qu’aujourd’hui il se frotte les mains. Les deux ennemis du Liban, le Hezbollah et la dynastie Assad ont été décapités. Reste les autres.

« Beyrouth Forever », de David Hury, Éditions Liana Levi, 295 pages, euros.

 

« Shell Shock » de Michaëla Watteau : les gueules cassées, l’obusite et la Grande Muette

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Ne vous fiez pas à la couverture. Deux visages en noir et blanc et encadrement doré style Art déco, marqueur des Années folles. Ce qui est vrai. Mais réducteur. Parce que le roman de Michaëla Watteaux, « Shell Shock », vaut largement plus que cette légèreté visuelle, et cette analyse rapide et sommaire. Sur fond de lutte des classes et d’une intrigue classique de tueurs en série, la romancière dévoile la double peine des rescapés de 14-18. De ceux qui ont survécu la gueule cassée ou le corps plié en deux, incapables de se relever et pourtant sans lésion apparente. Mais à la merci d’une justice militaire sans pitié. 

Ces soldats revenus morts-vivants des tranchées de la Grande Guerre. Vivants parce que debout, morts parce que obligés de dissimuler leurs visages détruits par des bombes, et qui aujourd’hui suscitent peur et répulsion chez tous ceux qui les approchent. Lorsque le roman débute, on fait la connaissance de la journaliste, Jeanne Duluc, de l’inspecteur de la Brigade criminelle Paul Varenne, de la psychanalyste Mathilde, et des femmes du Central téléphonique Gutenberg. Comme Tatiana Darmon, grande gueule, fâchée avec le syndicaliste de la CGT PTT, mais qui n’a pas son pareil pour amadouer les messieurs ronchons qui râlent contre les grésillements d’une mauvaise connexion. Leurs abonnés sont souvent célèbres, Colette ou Jean Cocteau notamment.

Mais Tatiana est tuée, retrouvée avec un masque sur le visage. Un masque qui ressemble fort à celui que porte le gardien du Central Gutenberg et gueule cassée, Étienne Mangin. C’est Jeanne qui en informe l’inspecteur Varenne. Pour les besoins de son enquête, elle s’était fait embaucher au Central, elle en connaît donc un peu le fonctionnement. Très vite, la presse embraye et titre ,« Le nouveau crime du tueur des Halles ». Jeanne a justement pour amie de cœur cette Mathilde. Qui elle-même a pour oncle le très puissant et brillant neurologue Gustave Soyrus qui a œuvré pendant la guerre, en tant que médecin militaire et a même obtenu la croix de guerre. La psychanalyste a pour patient/patiente, Antoinette, une créature divine, capricieuse et torturée et chanteuse. L’inspecteur Varenne qui trimballe de très mauvaises habitudes, coke et héroïne, n’est pas insensible à ses charmes ambigus. Lui qui ne vit pourtant que dans le souvenir de sa Marguerite. Comment ces personnages sont-ils liés ? La romancière est habile. Tout se met magnifiquement en place. Comme une évidence.

Mais là encore, ce ne sont qu’apparences. Sous couvert d’un bon petit roman policier, Michaëla Watteaux qui situe son action dans un Paris en ébullition artistique nous éclaire sur le sort de ces hommes broyés par une guerre dévastatrice et qui pour certains ont eu le malheur de passer entre les mains de docteurs, genre Mengele à la Française. Des sorciers à qui la Grande Muette a donné le pouvoir sans limite de soigner par électrochoc. Un corps médical médusé par ces soldats ramassés sous des piles de cadavres dans les tranchées, sourds, muets et souvent en position fœtale, tous frappés d’obusite. Non contents de les faire légalement torturer, les huiles militaires, convaincus que ces « déchets » étaient au bout du bout un déshonneur pour la France, ont même parfois préféré les passer par les armes. Si nécessaire. « Shell Shock », c’est un peu comme du Canada Dry. Le goût et l’allure d’un roman policier. Mais pas que. En ces temps de sérieux bruits de bottes, la romancière née en Suède et qui signe son premier roman historique, nous rappelle que la folie n’est pas l’apanage des criminels, et que parfois, ces derniers se cachent derrière un savoir et une blouse blanche. Comme d’autres derrière une grande table ovale. À consommer sans modération. 

« Shell Shock, Meutres au Central Gutenberg » de Michaëla Watteaux, Éditions BlackLAB, 352 pages, 21,90 euros.

 

« Les Morsures du Silence » de Johana Gustawsson : la plus French Noir suédoise

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« Ma fille est morte. La mienne aussi ». Il n’y a pas de mot en suédois pour décrire un parent veuf ou orphelin de son enfant. Il existe en sanskrit : « vilomach », qui signifie « contre nature ». La commissaire Maïa Rehn vient de donner un nom à la peine de Sophia Akerman en deuil de sa fille.

Johana Gustawsson aime les duos. Elle s’est fait connaître dans le monde du polar avec celui de sa série « Roy&Castells ». Elle revient en ce début d’année 2025 avec un autre tandem, celui d’Aleksander Storm, commissaire dans le grand nord suédois, sur la mer gelée de Stincklinge, et de Maïa Rehn personnage inspirée en partie de sa propre histoire, puisque Française mariée à un Suédois, et qui vit aussi sur l’île de Lidingö,  située face à la capitale, Stockholm. Puiser en soi reste toujours une source d’inspiration judicieuse. La plus française des écrivains de romans policiers suédois a su encore une fois tirer parti de son parcours personnel pour monter une intrigue où les différences nationales se rejoignent dès qu’il s’agit de grands thèmes universels comme la mort ou le crime.

La romancière aime aussi frapper les esprits dès les premières lignes. Une femme, Anna Hellström, se tire une balle dans la bouche devant une salle de classe ahurie. Nous sommes en juin 2023. Quatre mois plus tard, la mère de cette dame désespérée demande à Maïa d’enquêter sur ce décès tragique et spectaculaire et sur son petit-fils, Gustav, accusé de viol. En parallèle, une autre disparition violente réveille l’île congelée. Le commissaire Aleksander Storm est à la manœuvre. Daniel Brink est retrouvé mort en habits de Sainte-Lucie, le crâne fracassé. Un meurtre sur l’île de Lidingö. De quoi faire saliver la presse locale qui fouille dans ses archives. Et retrouve la trace d’une autre mort violente, celle de Jenny Dalenius, le jour de la Sainte-Lucie en 1999, vêtue d’une aube blanche et coiffée d’une couronne de bougies. Son petit ami de l’époque, Gustav Hellström, fut reconnu coupable et incarcéré. Il devait sortir il y a peu mais s’est suicidé quelques jours avant sa libération. Gustav, fils d’Anna Hellström et petit-fils de Sophie Akerman. Qu’est-ce que c’est que ce micmac ? D’autant que les décès ne s’arrêtent pas là. Quel rapport entre ces morts ?

Maïa qui est en congé sabbatique après le décès de son mari et de sa fille, reprend du service bon gré mal gré. Elle rencontre Aleksander et le couple professionnel se met en place. Doucement. La Franco-Suédoise est plutôt douée dans ce pas de danse à deux, à cheval entre les lignes, en équilibre sur une mer gelée. Elle navigue elle-même entre deux cultures. Maïa fait connaître de bons vins à Aleks. Et nous aide à comprendre les mœurs locales qui imposent aux habitants du cru à se tenir à bonne distance les uns des autres. Une gageure pour cette Méditerranéenne habituée à gesticuler et embrasser son prochain comme du bon pain. Mais le résultat est là, une écriture à double détente. « Les Morsures du Silence » est un thriller maîtrisé qui se lit au chaud, sous la couette. Parce que comme le dit un personnage du roman, il n’y a pas de mauvais temps en Suède, juste de mauvais vêtements.

« Les Morsures du Silence » de Johana Gustawsson, Éditions Calmann Lévy Noir, 387 pages, euros.

 

« De silence et d’or » de Ivan Butel : pardon, rédemption, est-ce vraiment possible

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Payer sa dette à la société. Telle est la question centrale du livre de Ivan Butel. « De silence et d’or » est le premier roman du scénariste et réalisateur français. Il ne se contente pas d’observer, il choisit de s’impliquer pour mieux comprendre. Qui Sebastián Rodriguez ? Se lier d’amitié avec lui suffira-t-il à définir un être condamné par la société à avoir commis le pire. Á travers un cheminement aussi personnel que fictionnel, Ivan Butel s’interdit de juger et tente juste de cerner la destiné d’un homme égaré.

Derrière les mots, l’image. Celle d’un poing levé comme Tommy Smith et John Carlos aux Jeux Olympiques de Mexico, en 1968. Le poing de la révolte, de la résistance. Là s’arrête le parallèle. Parce que le passé de Sebastián Rodriguez est bien plus chargé que celui des deux sportifs noirs – américains. Lorsqu’il monte sur le podium olympien en octobre 2 000 à Sydney, en Australie, celui que l’on surnomme Cha, est aussi médaillé d’or. Cinq fois, rien que ça. Mais ce n’est pas ce que le quotidien espagnol El País retient réellement. Non, ce qu’il préfère souligner, c’est le passé du nageur paralympique. Son appartenance à un groupe armé d’extrême – gauche dans les années 80, sa condamnation pour participation à un assassinat et une longue peine de prison. La mémoire collective n’oublie jamais et il existe toujours quelqu’un quelque part pour vous le rappeler.

« N’effacez pas les traces ». En lettres de sang sur le mur d’une école primaire de la ville de Gênes. Le sommet du G8 s’y déroule à l’été 2001. Ivan Butel tourne son premier documentaire. Sur les traces de Nietzsche. Sur son temps libre, il filme ce qu’il voit, et plus tard il mélangera les images. Il veut préserver les preuves, conserver la mémoire de cet événement d’une violence urbaine inouïe. Il filme. « Par-delà le bien et le mal », comme le titre du livre de Nietzsche. Voilà ce qu’il a retenu de la trajectoire de ce Cha. Et voilà pourquoi il la raconte.

« Le destin de Cha est profondément lié à celui de l’Espagne. Il cristallise la violence politique du pays ». Une adolescence à Vigo, en Galice, sur fond de conflits sociaux et de fin du franquisme. Il travaille au chantier naval comme son père. Il assiste à la première constitution d’un groupe armé dans sa ville. Il se fait arrêter pour la première fois à 18 ans, après avoir manifesté contre les exécutions ordonnées par Franco, en 1975. Presque dix ans plus tard, il entre dans la clandestinité. Plusieurs actions armées, une arrestation et une lourde peine d’emprisonnement entament sa première vie. Puis c’est une grève de la faim qui provoque une paralysie de ses deux jambes. Il finit par sortir et se met à nager. Encore et encore jusqu’à atteindre un niveau olympique. La trame d’un livre tient à peu de choses. Un geste, un son, un sentiment, une image. Qui laisse entrevoir autre chose que cet instant saisi sur le vif. Lorsque Ivan Butel découvre le visage du vainqueur à la Une du journal, son sourire suspendu, il échafaude des hypothèses parce qu’à travers les méandres de ce parcours, il perçoit quelque chose de l’ordre du mythe : « Violence, répudiation, sacrifice, rédemption. Tout est extrême, par-delà le bien et le mal. » Cha ne s’est jamais excusé. Il est temps de le rencontrer.

Parce que croit-il encore à ce moment-là, tout deviendra limpide, le pourquoi du comment et avec un peu de chances, des explications et des regrets. Mais peut-on demander à un homme qui perçoit à peine lui-même sa propre trajectoire de s’expliquer. Cha accepte le premier entretien. Il y en aura d’autres. Des rencontres parfois souhaitées, parfois subies. Des pas en avant, des pas en arrière. On pense à Bertrand Cantat et son impossible légèreté de vivre. Les conséquences de l’acte, éternelles aux yeux des autres, à ses propres yeux. Qu’importe l’exemplarité du comportement, il reste toujours une vigie anonyme et puissante. Cha devenu citoyen exemplaire, nageur olympien, modèle désormais à suivre. La ville de Vigo, cette même cité qu’il a meurtrie il y a bien des années, veut lui rendre hommage. Parcours de vie devenu source de fierté pour beaucoup mais insupportable pour d’autres. Lorsque Séville veut lui donner la médaille d’honneur de la ville en 2005, l’événement lui attire les foudres de la veuve de Raf P., assassiné par le groupuscule de Cha. Il renonce à sa récompense et continue à se taire.

Ce silence trouble l’auteur. Peut-être Cha aurait-il dû expliquer afin de gagner une paix incertaine. Au fil du temps, Ivan Butel a apprivoisé cet homme blessé et qui a blessé. Il y a eu des moments forts, des agacements lorsque Ivan Butel s’est approché du frère Pax. Une limite à ne pas franchir. Puis les liens se sont à nouveau resserrés. Le 27 avril 2007, le roi Juan Carlos a signé l’arrêté de la grâce, de l’indulto. Enfin. Quelque temps auparavant, Cha avait invité l’auteur chez lui. Il avait posé un plateau avec des verres. Il y avait aussi des photos étalées devant eux. « J’aimerais que tout ça n’ait jamais eu lieu, dit-il. J’essaie de comprendre ce passé, mon passé… Pour que le futur soit différent… » Des mots prononcés doucement, avec des blancs. Comme pour reprendre son souffle au terme de la plus longue des longueurs : celle de sa vie.

« De silence et d’or », de Ivan Butel, Éditions Globe, 256 pages, 22 euros.

 

« Chiens des Ozarks » de Eli Cranor : un magnifique rural Noir

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« Chiens des Ozarks » est un roman noir pur jus. Préambule à une fin sans espoir dans une nature en osmose avec ses habitants. Brutal, sans pitié, traversé par des veines de sang noir, imperméable au bonheur. C’est aussi un roman so very much American. Trois quarterbacks. L’un est mort, l’autre en prison, le dernier sur le point de faire une énorme connerie.

L’Amérique profonde n’a pas grand-chose à offrir à sa population. Et l’un des événements majeurs de ses petites villes, comme Taggart, Arkansas, c’est le bal de fin d’année. Une reine sera élue, en général la plus belle, la plus riche, blablabla. Mais le poids du passé rance et rancunier dans ses contrées reculées n’autorise jamais ni bonheur, ni changement de braquet.

Il n’y a pas de père, il est en taule, il y a un grand-père. Sobre depuis 18 ans, Jeremiah Fitzjurls teste sa propre résistance avec une bouteille toujours à portée de main, cachée bien au fond de sa poche de pantalon. Ancien vétéran de la guerre du Vietnam, décoré de la Bronze Star, l’homme qui affame ses chiens pour les maintenir bien vicieux, ne résiste guère à sa petite-fille Jo, depuis que le père de la gamine, son propre fils Jake, croupit derrière les barreaux. Alors, oui, la mort dans l’âme, il l’accompagnera au bal ce soir, il affrontera la ville, ses élus et ses propres démons. Et puis elle est tellement belle Jo qu’elle est sûre de rafler le titre.

Mais que croyait-il Jeremiah ? Que ces gens avaient changé ? Que lui-même était passé à autre chose. La mécanique implacable du destin qui déraille se met en mouvement. Il y a d’abord le petit copain, Colt Dillard. Il aurait dû s’en douter, le vieil homme, la famille Ledford est dans la boucle. Le pire des scénarios. S’il savait Jeremiah, que c’est au-delà de tout. Le grand frère Evail Ledford, imperméable au discours KKK du paternel, carbure néanmoins à une autre connerie. Celle de la vengeance et du vice. Il a fait appel aux Mexicains. Il sait ce qu’il va faire de cette JO, la cause selon lui, de tous ses malheurs. 

Noir. Toujours plus. Chaque chapitre apporte une information. Une pièce dans le puzzle. Il est question de trahison, de retour en arrière impossible. De la faute des pères, et plus encore de celle de la mère. Formidable personnage que cette Lacey qui survient à la fin du roman. Atroce et grandiose tout à la fois. L’auteur s’est inspiré d’une histoire vraie, ce qui donne une dimension encore plus tragique au roman. Il existe donc dans la vraie vie des hommes et des femmes qui ont perdu toute humanité.

« Chiens des Ozarks » de Eli Cranor, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Heurtebize, Éditions Sonatine, 304 pages, 22 euros.

 

« Gracier la Bête » de Gabrielle Massat : l’enfance en grand danger

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S’il y a autant de force et d’énergie dans les mains de la kinésithérapeute Gabrielle Massat, dernière révélation française du genre, que celles démontrées dans son dernier roman, alors ses patients peuvent dormir tranquille. « Gracier la bête » n’est pas un roman noir de tout repos à lire mais qu’est-ce que c’est bien.

Le récit est porté par les deux personnages principaux. Till Aquilina et « l’ouragan », le docteur Anya Woodworth. Le premier a commis l’irréparable, il a frappé Audrey, une des adolescentes de quatorze ans dont il avait la charge en tant qu’éducateur. Le second est un petit bout de femme solide comme un roc qui s’est donnée pour mission de sauver son prochain, surtout quand la cause est perdue de tous. Till en fait partie. Pourtant, il n’est pas facile le bonhomme. Une bombe à fragmentation. Dont la jeune Audrey a déjà fait les frais, alors qu’elle gît sur un lit d’hôpital après avoir été renversée par un chauffard sur la route. Till se sent responsable parce que la drame est survenu juste après une altercation dramatique entre lui et elle. Depuis, il ne cesse de vouloir réparer. Ce qui veut dire croire Audrey et retrouver cette mère, Patricia Marty, soi-disant morte, que la jeune fille persiste à considérer vivante. Persuadée en outre que cette dernière va venir la chercher. Délire d’adolescente à la dérive ou réalité ? Till est tellement rongé par la culpabilité qu’il va tout mettre en œuvre pour découvrir la vérité, quitte à se saborder.

Till est un peu un miracle. Celui qui a tenu le plus longtemps dans cet enfer institutionnel de la villa des Prunelliers. « Un nom qui, de mon point de vue, sonnait comme celui d’une armée maléfique œuvrant dans l’ombre à la destruction  de l’humanité. » Un foyer pour les 14-18 ans situé à une quarantaine de kilomètres d’Albi au beau milieu de la forêt. « Le dernier rempart avant le chaos ». Parce qu’en réalité, cet endroit lugubre accueille tous les enfants et ados incasables dans la grande machinerie de la protection de l’enfance. Un placement d’urgence qui devenait permanent. Jusqu’à la majorité. Les éducateurs y survivent cinq ans avant de démissionner ou de prendre congé pour burn-out et de se faire muter ailleurs. Till y est depuis six ans.  » Celui qui combat les monstres doit prendre garde à ne pas de devenir un monstre lui-même. Ton boulot est un usine à maltraitance », lui rappelle Anya. Till le sait au plus profond de lui-même, il est off-limit depuis trop longtemps. Est-on jamais guéri de toute façon ? Delmas, le flic, qui va dans un premier temps aider Till, se veut en être la preuve vivante, lui l’ancien enfant placé, rescapé des Prunelliers, protégé par Anya, devenu représentant de l’autorité. Vraiment ?

À quel moment, celui qui soigne bascule dans la maltraitance ? À quel moment, le sauveur devient-il aussi bourreau ? Gabrielle Massat est sans pitié avec le système de la protection à l’enfance. Défaillant ? Le mot est faible. Impuissant, fait de bout de ficelles, de bric et de broc, de rustine sur rustine avec des équipes épuisées. Qui ne deviendrait pas violent après des heures de présence destinées à gérer des situations ingérables et qui s’accumulent. Comment ne pas perdre patience avec des enfants/adolescents, eux-mêmes produits d’une violence intra-familiale abyssale. Superman, Batman ? Till n’est rien de tout ça, lui l’éducateur né, et qui a pourtant déraillé. Protéger les enfants, mission impossible ? La réponse fictionnelle de Gabrielle Massat n’est guère rassurante. Pas sûr que la réalité ne le soit davantage.

« Gracier la Bête » de Gabrielle Massat, Éditions du Masque, 336 pages, 20.90 euros.

« Dernier Cri » de Hervé Commère : quand la vérité n’est pas si bonne à dire

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Les premières pages sont trompeuses. Nous sommes au Bangladesh. Un jeune homme, Rafi, trime dans une usine textile. Il économise pour délivrer sa sœur de treize ans d’un mariage forcé et l’emmener ensuite en Californie où elle rêve de devenir championne de surf. Deuxième entrée, la France. Focus sur un certain Étienne Rozier, ancien flic, reconverti homme à tout faire aux méthodes musclées pour un cabinet de lobbying parisien. On se doute qu’à un moment donné du roman, ces deux histoires vont se télescoper. Mais Hervé Commère a corsé son intrigue, mieux, il l’a multipliée. « Dernier Cri », est un polar social de grande tenue où les méchants et les gentils ne sont pas forcément ce que l’on croît. Où la misère économique peut même faire dérailler ceux animés des meilleures intentions. 

Alors, on rembobine. Rozier, le gars au salaire triple, amoureux de sa femme, fête son anniversaire. Son meilleur copain, Olivier, lui offre un voyage à Rotterdam. Une histoire fumeuse de salon du tuning. En réalité, il a rendez-vous avec une dame qui s’avère être aussi journaliste. Mais Anna Dufossé est assassinée dans la chambre. Le début de l’enfer. Par réflexe, Rozier préfère fuir plutôt que d’attendre les policiers. Mauvaise idée. Il le dit lui-même, il a eu deux vies. Désormais, il va entamer la troisième. Celle du fugitif qui tente par tous les moyens de prouver son innocence. Une sorte de Harrison Ford sans Tommy Lee Jones à ses basques. Parce que l’affaire ne fait pas la Une très longtemps. Qui s’intéresse à la mort d’une femme dont l’amant a fichu le camp, prouvant ainsi que c’est sûrement lui le meurtrier.

Étienne Rozier débarque à Elbeuf. C’est un bled qu’il connaît bien, il y a passé une partie de son enfance. Avant, il est passé par la ZAD de Bonneterre où il a pactisé avec un des membres, jusqu’à lui emprunter son identité. Désormais, il se fait appeler Swann Artigaud et pousse l’identification en se faisant charcuter le visage la même balafre que le zadiste. Ses nouveaux copains ont toujours besoin de munitions pour verrouiller leur cause. Ils vont analyser tous les documents que Étienne/Swann, désormais passé dans leur camp, leur envoie après avoir pirater des ordinateurs de l’entreprise de nettoyage où il s’est fait embaucher. Anne la journaliste les avait dans le collimateur. Est-ce pour cela qu’elle a été tuée ?

À force de creuser, Rozier en est convaincu. Tout est là criant de vérité, devant lui, les pourris qui exploitent les pauvres et les clandestins, comme Rafi. Malade, mourant, Rafi l’honorable frère qui jusqu’au bout aura tout fait pour sa sœur. Rozier accumule les informations qui pourraient enfin l’innocenter et au passage aider ce Rafi. Il veut sa vérité, il l’aura. Mais la justice ? Est-elle toujours celle que l’on croît ? Hervé Commère se sert des clichés pour mieux les casser. Les protagonistes se refilent la patate chaude de la misère comme s’ils avaient la peste. Et les miséreux, eux, que demandent-ils ? Du respect. Et du travail. Et ce n’est pas forcément ce que Anne Defossé leur offrait…

« Dernier Cri », de Hervé Commère, Éditions Fleuve Noir, 480 pages, 21.90 euros.

 

« Saturation totale » de Jakub Szamalek : le monde de demain, une ligne de code mortifère

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Les nouvelles matières du XXIe siècle pour lesquelles les gens tueront sûrement, seront les métadonnées. Dernier volet de sa série techno-polar, « Saturation totale » de Jakub Szamalek, nous plonge encore une fois dans le monde de l’internet avec sa version la plus aboutie du moment : l’IA, qui alliée au crime donne des résultats, genre époustouflants et flippants.

Le romancier polonais aux cheveux longs si l’on en croît la photo qui accompagne la notice presse, a eu l’air de vouloir finir en beauté une aventure commencée en 2022, avec ses personnages fétiches, la journaliste Julita Wójcicka et Jan Tran, ex-flic, geek de génie et partenaire d’enquête. Et voir plus, si affinités. La demoiselle toujours au taquet dès qu’il s’agit de surfer sur Internet, rêve encore de ce qu’elle appelle un sujet d’enquête sérieux, celui qui pourrait lui valoir respect et admiration de la part de ses pairs. Le dénommé Daniel Tadeusz Królak avec lequel elle a débattu en télé va peut-être le lui apporter. Lui, c’est le gars venu de nulle part, le maître des manipulations en ligne, en cheville avec Moscou, le roi de la Fake News. Travail de terrain classique, Julia se rend à l’adresse supposée de son entreprise. Qui est vide. Le gérant lui raconte dans quel état il a trouvé les lieux. « Tout le sol était couvert de bouts de papier, ces longues bandes magnétiques de déchiqueteuse, des ordinateurs, des imprimantes et des cheveux, partout, des tas ». Voilà comment commence un scoop. À l’aveugle, dans le noir total. Julia ne comprend pas encore grand-chose mais elle creuse. Elle sait faire.

Quel rapport entre son enquête et l’éboulement du barrage d’une mine de cuivre dans le pays, un homme d’affaires qui s’active à signer des contrats avec les grandes bibliothèques afin de numériser leur fonds et enfin, un virus étrange, isolé et qui intrigue les spécialistes. Sans oublier, ce mathématicien soviétique chasse de l’université à la fin des années 80 pour avoir créé ce qui fut considéré à l’époque comme un truc inutile, l’intelligence artificielle. L’intrigue à tiroirs est posée, le rythme est infernal comme toujours, aussi rapide qu’une ligne de code informatique. L’auteur qui a gagné en maturité connaît son sujet sur le bout des doigts, et sait le vulgariser afin de ne pas perdre le lecteur en route. Cette fois encore, on voyage pas mal, on va en Russie et aux États-Unis, en Californie, la Mecque des datas. Et en Suisse, ce coffre-fort international qui abrite tout ce qui rapporte toujours gros.

C’est là que leur rencontre aura enfin lieu.  Julita face à Królak. La confrontation est musclée, le pourquoi de toute cette affaire criminelle est vertigineux. Encore une fois, on mesure les dangers de cette invention aussi magique que diabolique en cas d’utilisation criminelle. Pas de pitié dès qu’il s’agit d’enrichissement personnel ou de contrôle de la majorité par une minorité. Jakub Szamalek nous alerte encore et encore sur les méfaits de la petite souris. Les concepteurs de la Silicon Valley ne s’y sont pas trompés. Eux qui désormais bannissent Internet à leurs enfants. Saturés de métadonnées et proies idéales d’une cybercriminalité toujours à l’affût.

« Saturation totale » de Jakub Szamalek, traduit du polonais par Kamil Barbarski, Éditions Métailié Noir, 400 pages, 22,50 euros.

 

« L’Agent » de Pascale Dietrich : du rififi chez les as de la gâchette

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Jubilatoire, le dernier roman de Pascale Dietrich. Son héros s’appelle Anthony Barreau. Il dégaine toujours avec un Magnum mais il habite les beaux quartiers de Paris, l’assurance selon lui d’une relative sécurité. « Les rares contrôles policiers étaient toujours courtois et il ne risquait pas de croiser des tueurs dans la queue à la boulangerie ». Lorsque ce n’est pas lui qui dégomme, il délègue aux meilleures dans la partie. Il a une fiche pour chacun de ses « employés ». Prenez Ghost Dog par exemple, il est méthodique, précis et possède une grande expérience. Sans compter le nombre de contrats qu’il a à son actif : 35 mecs rétamés proprement. Un gars sur qui on peut compter. Mais Anthony a une nouvelle recrue dans le viseur. Alba Ferrari, championne d’Europe de biathlon 2023. Précision chirurgicale, endurance et excellente gestion du stress. Problème : encore aucun cadavre au compteur. Anthony est un businessman, il n’aime pas les prises de risques non calculées. Il laisse tomber la championne. Pour le moment. Seulement voilà, la machine s’emballe. Le domaine de la mort sur contrat n’échappe pas à la sous-traitance. Sissoko Samaké ne peut s’acquitter du job, Alba a été recommandée. Tope là pour 80 000 euros. Négociations trop faciles, elle aurait dû demander plus. Mais bon, Anthony verra qu’elle n’est pas une sportive au rebus (elle a eu un accident qui a stoppé net sa carrière), qu’elle a un savoir-faire hors du commun et fort utile dans sa petite entreprise. Et que d’autres l’ont bien compris.

Comment une mamie de 75 ans en cavale va-t-elle se retrouver dans ce bourbier à tueurs à gages en roue libre ? Par la magie de la romancière qui nous déroule une intrigue survoltée où la star des sicarios et la vieille dame, qui veut échapper au placement en Ehpad, vont cohabiter à Vierzons, dans un camping déserté en plein hiver. Rien de bien sérieux dans ce roman, et c’est exactement ce qui en fait le sel. Sans compter que finalement, ce pourvoyeur de meurtriers Anthony Barreau se révèle avoir un joli petit cœur tout battant pour une vieille dame, pas si indigne que ça. Jubilatoire, je vous dis.

« L’Agent » de Pascale Dietrich, Éditions Liana Levi, 208 pages, 20 euros.

 

« Guerre nucléaire, Un scénario » de Annie Jacobsen : nous y sommes peut-être…

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Il faut lire le livre de Annie Jacobsen. Ne serait-ce que parce que la presse spécialisée s’est déchaînée contre elle. À croire que son roman, « Guerre nucléaire, Un scénario », chatouille vraiment là où cela pourrait faire mal.

Le dirigeant de la Corée du Nord a perdu patience. Il a donné l’ordre de lancer un missile nucléaire sur le Pentagone, aux États-Unis. Soixante-douze minutes plus tard, le monde a changé de visage. Radicalement. Éliminons d’emblée la première critique qui souligne le caractère impossible de ce scénario. Qui aurait pu croire à l’élection puis à la réélection de Donald Trump, à l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, ou encore à la prise de contrôle du territoire absolue de Hong Kong par la Chine. « Guerre nucléaire, Un scénario » est un thriller sacrément bien documenté et qui s’appuie sur toute une série de documents déclassifiés et d’entretiens avec les plus grands spécialistes du nucléaire. Au moment où l’on parle de diplomatie agressive de la part de Vladimir Poutine avec son missile « Orechnik » balancé sur la ville de Dnipro en territoire ukrainien, on est en droit de se montrer un peu moins tatillon que les spécialistes du genre, et de se laisser porter par cette histoire qui fait froid dans le dos, dans le contexte actuel de géopolitique internationale.

Le décompte a commencé. Il 4 h 03 du matin en Corée du Nord. Le Hawasong-17, surnommé « le monstre », par les analystes, a entamé son ascension. Trente-six mille kilomètres au-dessus de la Terre, le satellite américain détecte la chaleur produite par le moteur-fusée. C’est le niveau d’alerte le plus élevé depuis les attaques 11 septembre 2001, contre l’Amérique. À la quinzième seconde, les plus avertis ont compris que le missile se dirigeait droit vers le continent nord-américain. Le déroulement du récit repose alors sur un minutage très précis de l’engin. 15 secondes, puis une minute, 2 minutes 30 secondes et ainsi de suite jusqu’à la 72 -ème minute. À cet instant précis, à cause d’une série de  malentendus et de méfiance congénitale l’un envers l’autre, le pouvoir russe sourd aux appels des Américains et convaincu que ces derniers vont les attaquer, envoie 1 000 têtes nucléaires. Soit un déluge de feu qui va durer vingt minutes. La Troisième Guerre mondiale a eu lieu. Des millions de morts et de blessés jonchent ce qui reste de la planète. Personne n’a gagné. La certitude que, si l’arme nucléaire est possédée par plusieurs nations la dissuasion l’emportera, a échoué.

C’est une fiction. Mais l’auteur qui est aussi journaliste d’investigation, finaliste du Prix Pulitzer 2016, a bien travaillé. Elle a consulté des centaines de documents déclassifiés, interrogé des dizaines de spécialistes. Cela crédibilise l’ouvrage. Forcément. Ainsi découvre-t-on, que dans les années 50 et dans le plus grand secret au fin fond de l’Amérique, des scientifiques on travaillé à l’élaboration de protocoles préventifs, censés permettre au gouvernement américain de continuer à fonctionner, alors même que des centaines de millions de leurs compatriotes auront péri « dans une apocalypse d’une ampleur sans précédent ». En ce jour de décembre 1960, un groupe d’hommes politiques et militaires dans un délire de toute puissance après les bombardements sur le Japon, envisage des tas de scénarios. Le premier contre la Russie qui verrait l’envoi de 40 mégatonnes de bombes (4 000 fois plus qu’à Hiroshima) contre l’Union soviétique. Une autre réunion envisage l’attaque contre la Chine qui causerait la perte de la moitié de la population chinoise. On doit ces informations à John H. Ruben, 90 ans, sous-directeur de la recherche et du développement de la défense qui, pris de remords, s’est livré dans un court récit autobiographique. C’était en 2008, l’homme est vieux et fatigué. Il a besoin de s’épancher. « J’avais le sentiment d’avoir participé à un véritable plan d’extermination de masse », écrit-il. Pas vraiment les valeurs américaines, rappelle John H. Ruben, mais personne ne dit rien. « Le plan de guerre nucléaire débattu, se rappelle- t-il, prévoyait l’extermination de 600 millions de Russes, Chinois, de Polonais, de Roumains, de Tchèques… de Japonais, d’Indiens ou encore d’Afghans. Les Allemands ont eu leur solution finale, nous, nous avions le SIOP, le plan de guerre nucléaire. » Heureusement tout est resté dans les placards et les imaginations folles des apprentis sorciers de cette époque.

La romancière a préféré changer les règles d’un jeu mortifère et imaginé une attaque contre son pays. Elle décrit par le menu le temps de réaction et de décision en théorie nécessaires, des plus hautes autorités du gouvernement américain après l’attaque. Cela donne le tournis. Il faut commencer par mettre le président à l’abri, lui et la mallette qui contient les codes de l’arme nucléaire. Si la hiérarchie militaire obéit à des règles très strictes, les ordres étant transmis du haut vers le bas, le président est son propre maître et n’a besoin d’aucune autorisation. Il est le seul habilité à ordonner un tir nucléaire. De quoi donner des sueurs froides au gars en poste, à cette seconde historique. Dans la mallette de la vie ou de la mort, il y a un Livre noir dont le contenu qui passe en revue les options nucléaires, est top secret. Le président qui n’y connaît rien, doit attendre les avis de ses conseillers. L’attente est importante. « S’il donne l’ordre de tirer, c’est une guerre à grande échelle assurée ».

L’ouvrage d’Annie Jacobsen est un mélange d’intrigue et de faits ultra documentés. La journaliste passe en revue tout le travail de développement des bombes nucléaires depuis le début des recherches. On suit à la seconde près la désintégration de l’Amérique et du reste de la planète. On comprend que la notion de guerre préventive est devenue plus que jamais dangereuse. Aujourd’hui, neuf pays détiennent des armes nucléaires : les États-Unis, la Russie, la France, la Chine, le Royaume-Uni, le Pakistan, l’Inde, Israël et la Corée du Nord. Au train où vont les choses, et depuis que le docteur Folamour a pris possession de la Maison Blanche, le roman de la journaliste américaine est un rappel salutaire que le recours à cette arme dévastatrice relèverait de la pure folie. Que ceux qui s’imaginent qu’ils pourraient se cacher dans des bunkers croyant ainsi échapper à cette force létale, se mettent le doigt dans l’œil. Et là, la fiction rejoint ce que nous connaissons de la réalité avec Hiroshima. En admettant que ces fameux bunkers sauvent la vie de quelques uns, leur remontée à la surface serait fatale. Faim, soif et radiations. « Nous sommes sur le fil du rasoir, écrit Annie Jacobsen. Et si la dissuasion échoue ? »

« Guerre nucléaire, Un scénario » de Annie Jacobsen, traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Lalechère, Éditions Denoël, 450 pages, 24 euros.

 

« Darwin, le dernier Chapitre » de Michel Moatti : mal de mer et théorie de l’évolution

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Qui faut-il être pour s’embarquer dans un périple long de cinq ans à bord d’un navire en route pour la Terre de Feu. Un navigateur sans peur, un aventurier, un criminel en quête d’oubli, un scientifique ou un doux rêveur. Hormis le profil de criminel, on peut dire sans hésiter que Charles Darwin correspondait bien à tous les autres qualificatifs. Le roman de Michel Moatti, « Darwin, le Dernier Chapitre », nous raconte, certes librement, une tranche de vie maritime d’un homme de sciences qui a révolutionné la théorie de l’évolution de l’espèce humaine. Le romancier a remporté le premier Prix Max Gallo pour ce onzième roman, le 8 novembre dernier. Amplement mérité pour ce journaliste et docteur en sociologie, auteur du très remarqué « Retour à Whitechapel ».

Dans son prologue, Michel Moatti explique que c’est un petit sac contenant des liasses de feuillets en vrac et trois carnets, retrouvés par un agent de nettoyage en mars 2022, dans l’enceinte du Trinity College à Cambridge, qui a mis le feu aux poudres de son imagination. Deux petits joyaux rédigés par Darwin lui-même et un autre écrit par Morgan Moss, dessinateur et cartographe, compagnon du scientifique à bord de ce fameux Beagle. Parker Syms, un des six Boys du bateau, domestique dévoué de Darwin dont il s’occupa la moitié du temps, entreprit lui aussi de donner sa version des faits. À sa manière, sur des feuillets reliés d’un simple fil de cire. Michel Moatti a imaginé ce huis-clos dans des mers hostiles, disséquant avec délice l’esprit du célèbre scientifique, à une époque où ses résultats furent considérés comme quasi hérétiques. Un visionnaire surdoué, pourtant affligé d’un horrible mal de mer dont il souffrit pendant toutes ces longues années de traversée. Gloire autant à ces découvertes révolutionnaires qu’à sa résistance aux vagues déchaînées.

Au départ, en 1831, la mission principale du Beagle britannique est d’explorer les parages du Cap Horn et de tracer rigoureusement ses côtes. Aucun des hommes à bord ne réalise qu’à l’issue de ce voyage, on ne regardera plus les hommes et les singes de la même façon. Comme l’écrit le jeune cartographe Moss, Darwin n’est encore personne, juste « un modeste freluquet mal coiffé », un passager « surnuméraire » du vaisseau d’exploration, dirigé par  le commandant Robert FitzRoy. S’il est le chouchou du navigateur, Darwin en revanche hérisse les poils du révérend Wilberforce qui lui est présenté comme « le gardien de toutes les vertus à bord ». Tout un programme. D’emblée, le courant ne passe pas entre les deux hommes. Wilberforce se préoccupe grandement de la religion de Darwin. « Êtes-vous anglicane, épiscopalien? » La réponse de ce dernier ne peut que susciter une méfiance congénitale envers l’homme de sciences. « Ma famille est unitarienne », lui répond Darwin. Cela ne suffit pas au religieux qui insiste. Ce à quoi Darwin rétorque. « Je suis naturaliste et géologue ». Autant dire L’Antéchrist. La guerre qui ne dit pas son nom est déclarée.

Entre deux affrontements, Darwin est malade ou quand il se sent assez fort pour quitter son lit et que le commandant daigne accoster, il se perd dans la contemplation des oiseaux pécheurs, des singes de la famille de Caĺlitharix et collectionne les échantillons de coléoptères. Au terme de huit mois de voyage seulement, Darwin a réuni plus de 1 500 échantillons dans de l’alcool, près de 4 000 autres et pièces conservées à sec, 1380 pages de notes de géologie et 370 pages de notes de zoologie. Un trésor qu’il fait envoyer à son mentor Mr Humbolt, resté en Angleterre. Mais comme le livre fricote aussi avec le genre polar historique, la mort du jeune Tyler Dunne et la présence de policiers à bord, pimentent notre curiosité. Nous sommes en 1832 et Charles Darwin découvre une sorte de toile composée de milliers de soies d’araignées minuscules qu’il rapporte immédiatement dans sa chambre. Et là, au milieu de sa table rouge, un mot sur un papier bon marché. « Monsieur,  ne mangez rien qui ne soit sûr à bord. Il en ait de votre vie ». Glurps. Y aurait-il un empoisonneur à bord ?

Il y a donc le carnet de Moss et les souvenirs de Darwin. L’alternance des points de vue peut paraître superflue. En réalité, elle ne l’est pas. Le diable se niche toujours dans les détails. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que chacun des protagonistes aura bien plus tard sa propre version de cette traversée, haute en couleur. Mais un seul ouvrage retiendra l’attention du monde. Celui de « L’Origine des espèces », désormais remis en cause par tous les docteurs Folamour de la planète et les courants les plus zélés de certaines religions. Quant au commandant FitzRoy, après avoir lui aussi écrit ses mémoires, contredisant certaines affirmations de son passager préféré, il se trancha la gorge en 1865. La réalité dépasse souvent la fiction.

« Darwin Le dernier Chapitre » de Michel Moatti, Éditions Hervé Chopin, 464 pages, 21 euros.