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« Eden, L’affaire Rockwell » de Christophe Penalan

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Eden. Paradis. C’est tout le contraire qui va se produire. Eden connaîtra l’enfer. C’est du moins ce que le jeune auteur Christophe Penalan promet de nous raconter. Mais le journaliste de sport a l’habitude des histoires, des destins. Le monde sportif en regorge. Des trajectoires dramatiques, des rebondissements, des feintes et des surprises. Justement, « Eden, L’affaire Rockwell » en est une, et une sacrée bonne.

Bakerfield, Californie, 2004. La Murvey Elementary School. C’est la sortie des cours. Sandra et Eden s’apprêtent à prendre le bus. Finalement, Eden change d’avis. Elle rentre à pied. On ne la reverra plus. L’inspecteur Dwight Myers a quitté LA pour Bakersfield. Il voulait être plus tranquille. Il va être servi. Il est à peine entré en fonction qu’il a droit à un meurtre, une affaire de stupéfiants. Et une disparition. La famille Callahan alerte la police parce que leur fille de 11 ans, Eden, placée chez eux il y a trois ans, n’est pas rentrée de l’école. Quand on dit famille d’accueil, on imagine tout de suite le pire. Pas cette fois. L’enfant qui est décrite comme brillante, est tendrement aimée par James et Dana Callahan. Il faut dire qu’elle est atypique. Très bonne élève, partante pour mille activités, elle n’est pas une enfant à problèmes. Ils ont même du mal à la suivre dans son hyperactivité.

Une station-service. Une caméra. Eden est vivante, aperçue, assise côté passager. Le conducteur est vite identifié. Suspect numéro un dans le cadre d’un enlèvement. Vite retrouvé aussi. Vissé sur une chaise, dans sa ferme. Il s’est suicidé, une balle dans la tête. Mais pas de trace de Eden Rockwell. La presse s’en mêle. Pire selon les policiers, elle fait des raccourcis, tire des conclusions jugées dangereuses et anxiogènes pour la population. Deux jeunes filles de 12 ans ont disparu ces deux derniers jours dans des circonstances identiques, à Los Angeles et sa proche banlieue. Un kidnappeur en série ? Les médias ont déjà conclu. Myers n’ose même pas y penser. Les flics n’aiment jamais les séries.

Pourtant la liste s’allonge. D’autres fillettes, adolescentes qui se sont évanouies dans la nature. Un premier élément trouble néanmoins les enquêteurs. Aucune ne ressemble à Eden. Une anomalie dans la psychologie d’un criminel. En général, ils ont un type précis et récurrent. Réseau pédophile ? Réseau mafieux ? Puis, ce sont les cadavres qui se multiplient, ceux d’individus que l’on a soupçonnés un temps. Et qui meurent. Tués par la même personne. Il serait temps de se pencher sérieusement sur la vie et le profil de Eden Rockwell. Tout n’est qu’apparence dans son histoire. 

Premier roman où l’on décèle l’amour d’une Amérique des petites banlieues proprettes. Une carte postale gravée dans la rétine de l’auteur et presque écrite à l’envers. Puisque le journaliste est revenu sur les lieux du drame, seulement après avoir achevé sa fiction. Cheminement mental surprenant. Tout comme l’intrigue de son livre. La réussite incontestée de son « Affaire Rockwell » va lui mettre la pression. On attend son deuxième roman avec impatience.

« Eden, L’affaire Rockwell », de Christophe Penalan, Éditions Viviane Hamy/Chemins nocturnes, 384 pages, 21,90 Euros.

 

La « Rat Island » de Jo Nesbo

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Ce soir-là, il a fait mentir les mauvaises langues. Présenté comme une rock star, avec tout ce que cela comporte de bien et de mal, Jo Nesbo est apparu, un poil en retard, mais charmant et prêt à se plier à cet exercice de promotion peu connu du grand public : s’adresser pendant plus d’une bonne heure à une trentaine de libraires chanceux, venus pour l’occasion.

Alors, le voilà qui arrive, sec comme un coup de tique, résultat d’une certaine hygiène de vie et d’une passion pour l’escalade, de grandes lunettes cachant en partie son visage. Tout juste montre-t-il, une demi seconde d’agacement, lorsque l’impeccable modératrice Marie- Caroline Aubert choisit de revenir sur ses débuts afin de clarifier une biographie, de toute évidence écornée par de mauvais journalistes. Ainsi apprend-t-on que Jo n’a signé en tout et pour tout qu’un seul malheureux article en tant que journaliste, et encore, avec un autre camarade, dans la rubrique économique d’un quotidien norvégien et qu’il n’a donc jamais exercé ce métier. À cette époque, il était encore analyste financier dans une banque. De même qu’il torpille cette étiquette de musicien (mais pas de pop star) qui lui colle aux basques, en revenant sur ses débuts dans ce domaine. « J’étais parolier, explique Jo Nesbo, je ne joue d’aucun instrument. On changeait de nom chaque semaine et on a fini par se faire appeler « Ces Gars » parce que c’est comme ça que l’on nous présentait. On faisait 180 concerts par an. J’ai fini par écrire plus long que des chansons. » Un premier roman à 37 ans. Pas de grandes ventes mais un accueil louable des critiques. Il poursuit, décroche son premier prix et sa carrière décolle. « J’ai démissionné et je me suis mis au travail. » La suite est connue. Harry Hole devient l’un des inspecteurs les plus traduits dans le monde entier. Nesbo aligne les aventures, les rebondissements de cet ombrageux personnage. Une question sur la série « Occupied » (Netflix) lui permet d’expliquer le contexte mais de balayer une quelconque prémonition de sa part, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. « Dans les années 70, il y avait une réelle crainte vis à vis du voisin russe. J’ai d’ailleurs grandi dans une famille de résistants. Mon père était communiste, il les a combattus. Ma mère était une messagère pendant la Seconde Guerre mondiale. Résister, c’est se battre pour la démocratie et Occupied a été écrit en réaction à cette période, pas parce que j’avais anticipé ce que ferait Poutine. Cela parlait aussi de la honte à se coucher face à l’ennemi. »

Si la star littéraire norvégienne poursuit le jeu des questions et revient sur son passé, il est clair qu’elle est surtout là pour parler de son dernier ouvrage, « Rat Island », une collection de quatre nouvelles ultra-violentes et dystopiques. La première et la plus longue raconte le monde de demain. Avec une élite qui a de quoi s’en sortir et une masse de gueux qui tuent et s’entretuent à ses pieds. Une pandémie, un effondrement économique et tout est parti en vrille. « Certains devenaient pilleurs et agresseurs par nécessité. » Mais pas Brad Lowe, fils de Colin Lowe, richissime patron et l’ami d’enfance du narrateur. Ce dernier a une fille, Amy, envers laquelle le jeune Brad a fait une fixette malsaine. Brad a pris la tête d’une horde de pilleurs qui se fait appeler Le Chaos. Le môme est clairement un loser, en guerre avec un père écrasant et rongé par la culpabilité de ne pas assurer auprès du fiston. Mais l’auteur aime les choix cornéliens. Son fils Brad a enlevé Amy, la fille de son ami. Réfugié sur Rat Island, loin des sauvages et des gangs, Colin louvoie puis admet que oui, il est au courant mais lâche. « Tu es mon ami, il est mon fils. » La descente aux enfers est totale, absolue. Le Mal contre le Bien, l’humanité contre la déshumanisation. Du pur Mad Max en noir et blanc. Les autres nouvelles ne sont guère plus réjouissantes. La palme revient à « L’Antitode ». Encore un duo dysfonctionnel père/fils. Emerson Abbott et Ken Abbott se retrouvent au Botswana, au bord d’un fleuve. Emerson s’est retiré dans cette partie du monde et a installé une ferme d’élevage de serpents. Il est question de haine, de morsure, d’injection et d’antidote. Conte macabre, âmes noires qui s’affrontent, Jo Nesbo n’envisage que le pire dans ce dernier ouvrage.

Une des caractéristiques de l’homme qui a vendu plus de vingt-cinq millions de livres dans le monde, qui a signé le scénario de la série « Occupied » et qui a cartonné, c’est de la jouer modeste. Cette fois encore, alors que Netflix rempile et vient de lui offrir sur un plateau le titre très convoité de showrunner pour l’adaptation de « L’Étoile des Neiges », cinquième opus à mettre en scène Harry Hole, il fait part de son étonnement. « Il faut bien admettre que l’adaptation ciné « d’Un Bonhomme de neige » avec Michaël Fassbinder n’était pas une réussite, dit-il. Cette fois, on me donne carte blanche. Vertigineux, quand on pense que je vais travailler avec des gens tous qualifiés dans leur domaine, alors que moi, je ne sais rien faire.” Jo Nesbo est comme un grand enfant au pied du sapin qui ouvre ses jouets. On devine le grimpeur face aux aspérités d’une paroi lisse et glissante et qu’il se doit de dompter, sans faux pas. En équilibre. Tout un art. Et de sourire à l’idée que Matthew McConaughey soit pressenti pour incarner HH.

« Rat Island » de Jo Nesbo, traduit du Norvégien par Céline Romand- Monnier, Éditions Gallimard/Série Noire, 448 pages, 21 Euros.

 

 

« La Stratégie du Lézard » de Valerio Varesi

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Le commissaire Sonori ne va pas tellement mieux. Les choses, les gens lui échappent. Angela, la femme qui l’accompagne ces dernières années lui reproche ses humeurs. Il rétorque souvent que ce n ‘est pas lui l’inadapté mais le monde qui va de plus en plus mal. Et la suite des événements ne lui donne pas tort. Un mort de froid, un suicidé et une overdose plus que suspecte.

Avec l’auteur Valerio Varesi, cela commence toujours par un incident qui n’a ni queue ni tête. En l’occurrence, la disparition d’un patient à la clinique Villa Clelia, à Palerme. Disparu ou plutôt perdu, comme si cela était possible. Soneri en personne va vérifier cette histoire abracadabrante. Un vieux de 85 ans frappé de démence et qui prend la poudre d’escampette. Enlèvement ? Soneri en a vu d’autres. Il réfléchit deux secondes, direction l’escalier de secours. Le corps est là, sans vie. Mort de froid ? Ensuite, il y a deux croquemorts qui s’empoignent justement près de la Villa Clelia. Les deux réclamaient le même cadavre. Romagnoli, le disparu de la clinique. Soneri est comme tous les policiers, il n’aime pas les coïncidences. Voilà que Angela lui rapporte qu’elle a entendu de drôles de bruit en provenance de la rive du fleuve. Soneri s’y rend également et trouve un téléphone portable dernier cri. Il veut que l’on enquête, ses collègues le prennent pour un fou. Mais lui se dit : « Un type qui vole un objet de ce genre ne le bazarde pas. » Alors, le commissaire prend de l’altitude. Il emmène Angela un week-end à la montagne. Prendre l’air. Enfin, pas tout à fait. Il cherche le maire Corbellini qui a loué une chambre au Holiday pour une semaine. Et qui demeure introuvable. Lui aussi.

L’enquête de Soneri est un Rubik’s Cube qu’il a bien du mal à emboîter. C’est un peu sa marque de fabrique. Elle illustre son bazar intérieur, il ne sait que rarement et immédiatement lui donner un sens. Alors, il avance à l’instinct. Cela lui donne l’occasion de nous faire partager ses interrogations, sa mélancolie. Palerme, sa ville, aux prises de la mafia. Finis les crimes à tous les coins de rue, les mafieux ont d’autres habits. Des élus complices de la pieuvre, des truands qui ramassent de beaux paquets de votes, et les gangsters qui ont leurs entrées au Parlement. Tandis que d’autres échafaudent de subtils transports de drogue. Les uns en mourront, les autres feront fortune. Tout est la faute du contexte. Valerio Varesi a épousé la mélancolie il y a bien longtemps. Il n’a aucune intention de divorcer. Et il a bien raison.

« La Stratégie du Lézard », de Valerio Varesi, traduit de l’Italien par florence Rigollet, Éditions Agullo, 389 pages, 22.90 Euros.

 

 

Le « Vieux Kapiten » albanais de Danü Danquigny

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Un polar entre la France et l’Albanie. Danü Danquigny aime ce pays austère et ne s’en cache pas. Il dénonce même une mauvaise réputation injustifiée. Pourtant, les personnages de son dernier roman, « Vieux Kapiten », ne possèdent pas le CV le plus exemplaire, loin de là. Mais pour mener à bien un bon roman policier, ils sont du pain béni. Kapiten est un ancien de la Sigurimi albanaise. Un type qui se considère comme un homme honnête mais un type avec du sang sur les mains. Un vieux à bout de souffle, rongé par une vendetta personnelle à l’encontre de La Brique, l’un des personnages de son enfance devenu criminel, et en quête de rédemption avec une dernière mission : sauver sa dernière fille, Jorgjica.

« L’idée m’est venu, lors d’un voyage en Albanie, explique, Danü et notamment en visitant les fameux bunkers que l’on trouve à travers le pays. Enver Hoxha, le dictateur était un grand paranoïaque. A Tirana, la capitale, certains de ces bunkers ont été aménagés en musée. On vous met dans les conditions de l’époque, en ayant le droit de visiter les cellules. Il existe des pièces entières où sont affichées les listes interminables de personnes exécutées par le régime. C’est comme ça qu’est né le personnage de Kapiten. » Le pays des aigles agit comme un aimant sur l’auteur, lui qui pourtant, ne voulait pas être enfermé dans cette case exclusive d’écrivain albanais. Le vieil Ernest Dervishi, alias Kapiten, quarante ans de Segurimi, le terrible appareil sécuritaire albanais, se sait mourir. Il boit du xhevze, sa femme est morte, deux de ses filles sont à l’étranger. Et il fait des cauchemars.

Pendant ce temps-là, à l’Ouest, à Morclose, une ville imaginaire. « La ville est très importante dans le cadre d’un roman noir et pour ceux qui connaissent Rennes, ils verront que c’est un peu le calque de cette ville. Je l’ai imaginée parce que je ne voulais pas être coincé par le réel, je souhaitais pouvoir montrer les multiples visages d’une cité dans laquelle j’ai glissé des lieux de mémoire réels. » La Morclose bétonnée de Danquigny n’est pas accueillante, elle abrite des gens qui s’ignorent ou se croisent sans se voir, disparaissent parfois avant de revenir une fois sortis de prison, des gens toujours chargés à quelque chose de pas bon pour la santé, des femmes et des hommes partis battus d’avance dans la grande roue de la vie. Dans cette galerie de portraits, il y a Didier Sourisse, petit dealer à une échelle « bazar du coin plutôt qu’hypermarché de la défonce. » Le genre qui vivote pour ne pas vivre bien vieux. Il y a Élise Archambault, détective privée, bardée de casseroles qui l’ont fait virer de la police. Un coup de sonnette et l’avocat Simon Cachin est là sur le seuil de sa porte. La dernière personne qu’elle ait envie de voir, c’est un pourri. Mais même ceux-là ont un cœur. En l’occurrence un fils, Joshua Cachin, 24 ans, disparu et dont la mère est folle d’inquiétude. Élise accepte. Il y aussi Desmond Sasse. Alias Peter Punk. La loose sympathique, quasi grand seigneur. En cheville avec Didier Sourisse qui gît justement sur le sol de son studio. Nu et mort. Que s’est-il passé ?

Il s’est passé que tout ce petit monde va se télescoper et surtout que les flics vont s’imaginer que Sasse, « zikos foutraque » a dézingué Sourisse. Alors, il faut qu’Élise le croit parce que ces deux-là ont peut-être un bout de chemin à faire ensemble. Alors, il imagine un plan qui le conduira sur les routes albanaises. Avec pour objectif furieux de s’en prendre à Dritan Kovaçi, surnommé Amerikano, le diable du Kapten. Et si le Français avait raison, se dit Kapiten. Et s’il fallait agir plutôt que d’observer comme il l’a fait depuis tant d’années. Au fond, pas difficile dès que l’on parle de stupéfiants. « L’Albanie, poursuit, Danü Danquigny, est en train de devenir un narco-état, le Mexique de l’Europe. La moitié de la drogue consommée en Europe occidentale transite par l’Albanie. C’est plus facile de passer par là et d’avoir ainsi un accès direct au marché européen que d’utiliser les grands ports du continent. D’où la mauvaise réputation… » Il fallait bien la folie de ce Français pour s’attaquer au diable. D’ailleurs, il lui suffira « de moins de trois heures pour foutre le feu partout. » L’auteur applique les règles classiques du roman noir. Il soigne ses personnages et sa connaissance du pays nous donne envie d’aller voir d’un peu plus près ce territoire meurtri et qui vécut dans un trou noir pendant près de quarante ans.

« Vieux Kapiten », de Danü Danquigny, Éditions Gallimard/Série Noire, 256 pages, 18 Euros.

 

 

 

 

 

La « Guerrière » d’Helene Bukowski

La guerre du point de vue d’une femme. Helene Bukowski, de nationalité allemande, s’est attelée à la tâche. Deux héroïnes, l’une a fui l’armée avant même d’être envoyée sur le terrain, l’autre a tenu. Jusqu’au moment où. Deux guerrières à fleur de peau. Hypnotique.

La guerre arrive de façon épistolaire chez la romancière. La guerrière raconte. Elle s’adresse à Lisbeth, une sœur d’armes en cavale. À travers ses lettres, on remonte le fil du temps, on détricote la mécanique de leur amitié. On entrevoit la guerre qui fut la leur, à elles deux, à un moment. Il n’y a pas de jargon mili, pas de M16 ou de Kalachnikov, pas de fuck ou de son of a bitch, de hadji, on évolue dans une perception féminine, un ailleurs, dans l’infini des sentiments, des sensations. On tâtonne. On perçoit. Rien n’est jamais acquis, définitif. Sûr et sans danger.

Au début, il n’est question que d’une boutique de fleurs, au bord de la Spree. Lisbeth est encore mariée à Malik, ils ont un enfant, un garçon, Eden. Elle le regarde. Il lui semble fait de papier mâché. Elle sort. Elle ne reviendra pas. L’enfant pleure. Elle loue un bungalow au bord de la Baltique. Elle a une nouvelle fois déserté. Dans ce trio familial, elle est la femme qui part, la maman qui abandonne.

Lisbeth souffre de neurodermatite depuis qu’elle est enfant. Le sien, elle le tenait à distance, dans sa poussette. Un jour, elle découvre la mer. La Baltique. Sa peau guérit. Encore un saut dans le temps. Lisbeth travaille sur un bateau de croisière. Elle n’est pas rentrée chez elle. Elle a poursuivi dans le commerce des fleurs mais cette fois en embarquant sur un bateau de croisière. Elle est en mouvement, toujours sur les flots. Elle réserve le bungalow pour quinze jours de vacances. Elle y attendra la guerrière. 

La guerrière est restée. Elle n’a pas quitté l’armée. Pas encore. Elle lui parle de leur amitié, de ces petites pierres qu’elle trimballe toujours dans ses poches même en Afghanistan avec son barda qui fait pourtant déjà trente kilos. Elle a commencé à prendre des cachets pour dormir. Elle signe toujours par cette petite phrase : « J’espère que tu tiens bon. » Les deux femmes sont en PTSD. L’une l’a compris avant l’autre. L’une a donné la vie, l’autre l’a reprise. La guerre n’épargne personne. On a beau fuir, elle se glisse sous la peau, elle devient une vie à part entière. Helene Bukowski nous parle de deux trajectoires, deux amitiés qui se repoussent et se rapprochent. Le goût métallique est leur trait-d’union. À la vie, à la mort.

« La Guerrière » de Helene Bukowski, traduit de l’Allemand par Elisabeth L. Guillerm. Éditions Gallmeister, 304 pages, 22,90 Euros.

 

« L’Absence selon Camille » de Benjamin Fogel : l’algorithme de la prophétie

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Tout y est. Codes du roman policier maîtrisés, approche psychologique des personnages aussi fine que séduisante, et capacité intellectuelle bouillonnante à vulgariser des concepts d’actualité parfois difficiles à saisir. Benjamin Fogel a quelque chose du surdoué bienveillant qui prend le temps de vous expliquer ce qui ne tourne plus rond dans une société qu’il a située dans un futur ultra-flippant. La civilisation de l’auteur a pris un sérieux coup de vis. Malheureux héritier de ce qui se construit sous nos yeux depuis le début de l’ère internet, l’univers du romancier se décline en mode dystopique. « L’absence selon Camille » est le troisième volet de sa série commencée en 2019 avec « La Transparence selon Irina » suivi du « Silence de Manon ». Benjamin Fogel a le doigt sur la gâchette avec un message à peine subliminal : Comment en sommes-nous en arrivés là ? Comment ces nouveaux outils de communication au potentiel infini sont-ils venus hanter nos vies ?

« Je viens de la génération d’Internet, explique Benjamin Fogel, Aaron Swartz est très important pour moi. Il y a eu à un certain moment un projet humaniste d’Internet avec le libre-échange des données, le libre-échange du savoir. Cela voulait dire donner la possibilité aux gens qui, en temps normal, ne s’expriment pas ouvertement par peur ou timidité. On, j’ai, vraiment cru à ce nouvel outil de libération de la parole ultra vertueux. » Et puis, c’est comme si l’auteur avait fait le chemin inverse. Le doute s’est infiltré. Des événements aussi intimes que socio-politiques ont bousculé ses nouvelles certitudes en ce futur technologique pur et lumineux. « J’ai noué une relation d’amitié intellectuelle et culturelle pendant cinq ans avec quelqu’un et au terme de cinq longues années, j’ai découvert qu’il n’existait pas, que c’était une création. J’ai été très perturbé. En parallèle se sont installés les débuts des mécanismes de harcèlement en meute de manipulation de l’opinion publique à travers des prises de paroles sur les réseaux sociaux et d’événements diverses. Je me suis senti piégé, pris entre deux feux, intellectuels et intimes. La question de l’anonymat, de la transparence est apparue dans le débat public. L’utiliser en fiction fut une évidence » C’est la fin du temps de l’innocence. Le réveil est d’autant plus brutal que les espoirs avaient été placés très hauts. Benjamin Fogel se lance dans l’écriture d’un tryptique littéraire dont le dernier volet résonne fortement, à quelques semaines d’un scrutin européen où l’extrême-droite n’attend même plus en embuscade, mais bien dévoilée, le verbe aigu et violent.

« Faire un pas de côté par rapport au monde réel. Changer les mécanismes du monde et regarder ce que cela provoque chez nous, observer ce qui peut être inhérent à l’évolution de la technologie versus à ce qui peut l’être de nos sociétés ». Alors, nous sommes en 2060. Pas si loin de nous. La mue est totale. Les débuts balbutiants de la transparence ont fini par l’emporter. Le gouvernement en place sait tout de nous. La totalité de nos données en ligne lui a ouvert un accès illimité à nos existences. Les Rienacas qui représentent la majorité silencieuse, adhèrent sans retenue. Recourir à l’anonymat serait un sacrilège pour ces ardents défenseurs du capitalisme. Encore plus radicaux, les Rienacalistes en veulent encore plus. Leur rêve absolu : la mise en place d’un système où l’on ne pourrait rien cacher à l’État et à autrui. En gros, la droite et l’extrême-droite si l’on établit un parallèle avec notre monde à nous. En face de ces deux machines de guerre du futur, l’équivalent de notre Gauche et son extrême, les Nonymes qui sont OK avec une transparence modérée et les Nonistes, qui militent pour que les données mondiales soient consenties et non imposées. Il reste les affreux, ceux qui mettent en péril les autorités au pouvoir. Benjamin Fogel les désigne sous le nom d’Obscuranets. Le roman débute par un de ces doigts d’honneur dont ils ont l’habitude quand ils se décident à narguer le régime. Le fils de l’héritier de cette contestation clandestine, Léonard Parvel, 13 ans, est sur le point de commettre son premier acte de dissidence. Sous la forme d’un slogan : « Malgré la transparence, on nous ment » qui fleurit sur tous les murs de Paris, et qui inquiète les forces de l’ordre. Ils n’ont pas tort.

Parce que Léonard n’est pas le fils de n’importe qui. Il est celui de Russel Jim Devoto, alias Zax, le leader des Obscuranets. Quatorze années de clandestinité. L’homme a abandonné femme et enfant pour réaliser son rêve politique. Renverser le système parce que « la transparence donne le plein pouvoir aux faux prophètes ». Il refuse l’emprise, celle de l’État, il rêve d’une société où chacun toucherait le revenu universel décent. Il a rencontré sur ce chemin de lutte, une héritière d’un conglomérat chimique et biologique, Mia Queyne, dont les parents ont trouvé refuge en Arabie-Saoudite quand le capitalisme a disparu de la surface de la terre. Mia a rejoint la révolution de Jim et elle en finalement est devenue le moteur. Les deux ne le savent pas encore mais ils sont à la croisée des chemins.

Un homme en particulier, un ancien policier qui ne sait pas quoi faire de sa vie, si ce n’est pourchasser les criminels, veille au grain. Le romancier qui a découpé son ouvrage en chapitre court et qui commence par un personnage, l’appelle le veilleur de nuit. Sébastien Mille sera celui qui va faire dérailler la machine révolutionnaire. Son zèle le pousse à parcourir les rues de la capitale à l’affut d’incidents. Justement, en voilà un : Léonard Parvel n’est encore qu’un novice de la lutte politique. Il se fait prendre la main dans le sac. Ce qui va forcer son père à sortir de l’ombre. D’autant que la fille de Sébastian, Holly Mille est aussi policière et rêve de le mettre sous les verrous. Depuis le temps que le leader des Obscuranets les nargue. Le couple père/fille incarne l’application zélote du régime. « Avec eux, poursuit l’auteur, on est vraiment dans la dictature de la transparence et au-delà. Je voulais aussi que les gens réfléchissent que même quand on vit sous un gouvernement de gauche et que l’on tolère certaines limites (surtout quand tout va bien), en réalité, on peut très vite basculer à l’extrême-droite. On se doit d’être vigilant, surtout lorsque la démocratie nous apporte un certain confort. Cette acceptation a un prix ». Le duo de policiers va se lancer à la poursuite de Zax.

Le propos de l’écrivain qui se veut un reflet sociétal bouillant de ce qui est déjà en train de mûrir et qui a déjà explosé dans son imagination fertile, prend alors une tournure plus romanesque. On découvre Sarah, la mère de Léonard, l’épouse abandonnée, qui elle aussi a changé, s’est éloignée de ce mari disparu qui ressemblerait aujourd’hui à un babyboomer avec une vision traditionaliste du couple. Les parents de Sarah, Ivan de Christo et Manon habitent dans le Verdon. C’est là que l’un des nombreux drames du roman va se jouer. Retrouvailles du père et du fils. Zax, le révolutionnaire largué face à un ado dont il ne connaît plus les codes. Déstabilisation totale. À quoi lui sert sa révolution ? Il n’a pas le mode d’emploi de l’éducation. Folie du moment, il a fait prisonnier Sébastien qu’il retient dans ce Verdon inaccessible. Confrontation de tous les protagonistes qui vacillent sur leurs certitudes acquises dans leur jeunesse, cette jeunesse trompeuse, miroir aux illusions. Ivan avait été un des premiers à soutenir le système de la transparence. « Pour un monde meilleur », pensait-il. Son petit-fils ressemblera -t-il à son père Russell Jim ?

Benjamin Fogel a construit une galerie de personnages souvent dominants. Certains utilisent cette force pour prendre l’ascendant sur autrui, d’autres tentent de rectifier la trajectoire de leur destin personnel. Comme Kenneth Hassan et Heezy Kyalo, deux jeunes hommes originaires du Kenya. Le père de Kenneth travaillait dans l’industrie du tourisme avant que le réchauffement climatique ne pousse l’Occident à un repli sur soi et à une interdiction de prendre l’avion plus de trois fois par an. Survivants d’un monde qui nous attend, ils fuient leur pays pour trouver refuge dans cet Occident devenu frileux et rabougri. Benjamin Fogel met le doigt sur une réalité douloureuse : une révolution entraîne toujours des sacrifices qui conduisent eux-mêmes à une redistribution des cartes avec de nouveaux perdants et de nouveaux gagnants. Chaque mot, chaque phrase est pensée chez cet auteur talentueux. Il ne faut rien louper parce qu’il passe tout au tamis de sa puissante réflexion. Une chose est sûre, les belles idées d’aujourd’hui ne seront peut-être pas celles qui nous apporteront un monde meilleur.

Benjamin Fogel aime aussi les prénoms de filles. Il y a eu Irina puis Manon et enfin Camille. Évidemment. Patronyme double. Homme ou femme. « La question du genre était hyper importante pour moi, souligne Benjamin Fogel. Aller au-delà. Camille Lavigne est totalement double. Avec elle/lui, il n’y a pas besoin de choisir blanc ou noir. Elle/lui se situe dans une zone intermédiaire, elle passe de l’un à l’autre selon les besoins de la situation. Elle représente le personnage qui peut réparer le monde. » Une Camille incandescente, à la fois solide et fragile, altruiste et narcissique, vénéneuse et pure. L’avenir de l’Homme ?

« L’absence selon Camille », de Benjamin Fogel. Éditions Rivages/Noir, 400 pages, 21 Euros.

 

 

 

 

 

 

Le roman policier, reflet de la société

« Le crime est mon métier » avait coutume de dire le célèbre photographe de faits-divers, Arthur Fellig, alias Weegee, quand on l’interrogeait sur ses photos en noir et blanc de toute la pègre new-yorkaise. À défaut de l’avoir exercé, comme ces anciens policiers qui se sont tournés vers l’écriture, un nombre croissant d’auteurs s’est emparé de ce genre littéraire. La preuve, cette année encore, avec la programmation du Festival du Quai du Polar à Lyon où l’objet Noir a semblé agir comme un aimant, autant pour les écrivains que pour le public. Déclinée sous de multiples formes, « la fiction criminelle » comme le dit la chercheuse Natacha Levet, est-elle encore le reflet de la société et de quelle société ? Les professionnels du secteur, auteurs, éditeurs et journalistes sont unanimes.

Plus de cent mille visiteurs ont défilé à Lyon pendant trois jours. Le pari d’Hélène Fischback, l’une des fondatrices de l’événement il y a vingt ans, est total.  » À l’époque, on voulait élargir le roman policier à un plus grand public, se souvient-elle. Il fallait que le rdv soit gratuit, porté par les libraires indépendants, international et pluridisciplinaire. » Avec plus de 135 auteurs et quelques grosses têtes d’affiche, le contrat est largement rempli. Mais pour elle, la mission de ce genre littéraire n’a pas changé.  » Le roman policier reste un miroir mais il a sans doute perdu de sa substance marginal, poursuit-elle. Ce qui n’est pas une mauvaise chose. Il est aussi bousculé, on a ainsi invité Philippe Jaenada deux fois, par exemple. La vogue du True Crime ajoute de l’ambiguïté au genre dont les frontières sont de plus en plus poreuses. » Au fonds, ce qui varie, ce sont les déclinaisons que l’on en fait, les zones géographiques, les cultures, l’Histoire du pays, le regard de l‘écrivain qu’il soit natif de ce pays ou étranger, ou encore l’ancien professionnel du crime reconverti à l’écriture. L’éditeur et puriste Aurélien Masson aime à parler de regard, lui, qui a replacé le roman noir français au firmament ces vingt dernières années, face à la concurrence sanglante des Anglo-Saxons puis des Scandinaves. « Un regard qui plonge dans les racines du mal et n’a pas peur. … Le noir c’est une paire de lunettes qui transforme la réalité conflictuelle, bordélique, joyeuse parfois mais souvent douloureuse, qui nous ceint. » D’ailleurs, Aurélien Masson élimine très vite cette notion de polar, « ça ne veut rien dire », et préfère s’appesantir sur celle de roman noir. « Parce que c’est un récit qui se libère de toute la problématique de la résolution d’une intrigue. Sinon, ce n’est qu’un alibi pour être étiqueté », déplore-t-il. Il n’empêche. Il a bien fallu y mettre un peu d’ordre parce que le Noir ratisse très large désormais. Chaque année, au Quai du Polar, on a du réel, de l’anticipation, du Noir pur et dur, du Thriller, du cosy, de l’espionnage, du True Crime. Et tous revendiquent de vouloir dire quelque chose en allant au-delà du simple amusement.

Le roman policier fait désormais l’objet de très sérieuses recherches

Il y a encore dix ans, envisager d’écrire une thèse ou un mémoire sur cette littérature aurait été perçu comme impossible pour ne pas dire farfelu. Aujourd’hui, deux femmes ont explosé cette barrière invisible, Émilie Guyard, professeure des Universités en littérature espagnole à Pau, spécialiste du polar ibérique, et Natacha Levet, Maître de conférences à l’université de Limoges et qui vient de sortir aux Éditions Presses universitaires de France (PUF), une étude très sérieuse sur le roman noir français (Prix Claude Mesplède au Quai du Polar) « La fiction criminelle”, selon Natacha Levet, possède encore cette spécificité de s’emparer du réel, d’en être le reflet et une vision. « J’aime bien cette expression parce qu’elle englobe tout. La querelle terminologique est vivace parce que le roman noir ne se place pas forcément sous le signe de l’enquête policière mais plutôt sous celui d’une dénonciation sociale et politique. Le roman noir est du côté des perdants, il est aussi un décryptage et une mise à jour des disfonctionnements des institutions quelles qu’elles soient. Ce n’est jamais une pure entreprise de divertissement. »

Le Noir français n’a pas échappé pas au « hardboiled » mais il existe bien selon Natacha Levet, « une construction française » du genre qui va de Léo Mallet à Georges Simenon, en passant par tous les auteurs de la Série Noire qui dépoussière le genre. Et qui s’est affiné au fil du temps. « Fin 60 et période 70, poursuit-elle, le réel s’inscrit dans le roman noir français sans pour autant être engagé. Certains auteurs aujourd’hui refusent catégoriquement cette étiquette et pourtant ils parlent bien du réel mais sans message politique revendiqué. Ils décrivent une société et ses forces à l’œuvre, les tensions qui animent les individus et décryptent les mécanismes sociaux en place. D’autres multiplient les points de vue, les voix narratives en faisant le choix de la polyphonie. L’auteur refuse ainsi de trancher et ne montre que la complexité des questions sociales et politiques. Cela déconcerte souvent le lecteur ou le critique qui ne trouve pas ses repères. » L’exemple le plus frappant fut celui de Jérôme Leroy qui a écrit Le Bloc, en référence à l’extrême-droite et le Front National et dans lequel il adopte le point de vue d’un membre de ce mouvement. « Pour le dire de manière un peu caricaturale, ajoute Natacha Levet, la « fiction criminelle » engagée de cette époque était perçue plutôt de gauche. Jérôme Leroy sème la confusion dans l’esprit de certains qui se demandent si l’auteur n’est pas un peu complaisant vis-à-vis des gens de cette mouvance. Son livre est au contraire le reflet de la complexité de la chute des grandes idéologies. Par conséquent, son roman noir se fait aussi l’écho de la difficulté à prendre ou à adopter un point de vue tranché politiquement. » 

Pour Émilie Guyard, c’est un genre littéraire qui s’empare des questions politiques et sociales de premier ordre et qui prend à bras le corps de grands sujets. « Pour autant, ce n’est pas forcément un outil de dénonciation, cela dépend fortement du contexte historique de chaque pays. En Espagne, le roman policier n’apparaît qu’en 1965 et est très lié à la mise en place de la démocratie. Il ne pouvait tout simplement pas exister autrement avant parce qu’il est quasi impossible de critiquer ou de dénoncer sous un régime dictatorial. Il a donc connu des débuts de type « Hardboiled ». Puis il s’est construit petit à petit en s’installant  d’abord autour des deux grandes villes de Madrid et Barcelone avant de connaître un mouvement de décentralisation vers des régions périphériques comme le Pays Basque, le pays de Navarre… avec un polar rural qui met maintenant en avant le patrimoine culturel naturel local. Il est devenu le reflet d’évolution de pratiques culturelles d’une image à l’instant T. » L’Espagnole Dolores Redondo rendue célèbre avec sa Trilogie de la Vallée du Baztan en est l’exemple parfait. Elle a permis aux lecteurs de découvrir une région qu’elle connaît bien, tout en gardant le personnage de l’enquêtrice et en abordant les coutumes locales. Ce qui se passe dans la région des Canaries a aussi propulsé deux auteurs encore non traduits en France, Alexis Ravelo et Antonio Lozano, vers un énorme succès dans tout le pays. « Ces écrivains à l’ancrage local, continue, Émilie Guyard, se sont emparés de questions politiques et économiques de premier ordre appliquée à leur région, les Canaries étant devenues la porte d’entrée pour l’immigration africaine vers l’Europe. Ils abordent cette réalité avec un regard à la fois humain et politique mais restent très critiques vis-à-vis des politiques nationales et aussi locales lorsqu’il s’agit de l’accueil des migrants. » Pour l’écrivain en langue française, le Gabonais Janis Otsiemi, les codes du roman policier demeurent universels. « C’est la lutte du Bien contre le Mal, explique-t-il, mais ce qui change, c’est la société dans laquelle on vit, le compte-rendu qu’on en donne, le parcours personnel de l’auteur, ses propres convictions, ses obsessions, son style… » Crudité des propos, dénonciation de la corruption, questions identitaires nationales. Otsiemi a son propre canevas policier dont le cœur névralgique est la capitale Libreville qu’il considère comme un personnage à part entière. « La ville apparaît toujours en fond sonore parce qu’elle est le théâtre des travers de ma société. Ce qui m’intéresse dans ce lieu, c’est le monde interlope comme toute part sombre qui habite chacun de mes personnages. » Son roman noir décliné avec une légèreté feinte lui sert à dénoncer les grands méchants d’une société corrompue sans pour autant en faire une tribune politique.

L’Europe est à ce titre un fabuleux terrain de chasse policier. Nadia Agullo, directrice et fondatrice de la maison d’Éditions Agullo en a fait sa spécialité et se demande même s’il n’y aurait pas une identité européenne du polar. Une chose est certaine, les romans policiers qu’elle publie ne ressemblent pas à ceux des Anglo-saxons qui passent tous par un marketing éditorial défini à l’avance. « En-dehors de l’Italien Valerio Varesi qui utilise le flic enquêteur classique, les autres écrivent avec leurs propres codes, s’enflamme Nadia Agullo. Ils n’ont pas encore été formatés par dans la « creative writing » et leur prose reflète un environnement, la manière dont ils le perçoivent, ou le vivent. Ce qui m’a intéressée, c’est la perception qu’ils ont de leur propre pays, de leur Histoire avec leurs propres codes. Beaucoup de ces lieux, comme la Pologne notamment, ont été occupés par les Allemands, les Russes, ils ont une vision peu apaisée de ce qui les entoure. En ce sens, leur roman noir est bien un reflet de leur société. La leur, pas celle d’un étranger qui raconte ce qui s’y passe, qui réinterprète. Avec Jurica Pavici, on est en Croatie devenue très touristique, mais lui, en a la connaissance géopolitique. Il peut raconter la guerre au début des années 90, il peut l’insérer dans l’intrigue mais à sa façon pas comme celle d’un Anglais ou d’un Français. » 

Benjamin Fogel incarne les nouvelles préoccupations d’un roman policier dont parfois la classification demeure délicate. Édité par la maison d’éditions Rivages/Noir, le romancier vient de sortir le dernier opus de sa trilogie, « L’Absence de Camille ». Doté d’une intelligence aussi bouillonnante qu’un réacteur nucléaire, il s’est attaqué dans son roman à des thèmes très actuels : changement climatique, dangers d’internet et de l’intelligence artificielle, extrême-droite, sous forme de dystopie tout en y glissant une intrigue. C’est aussi fascinant que perturbant. D’autant plus fascinant que la genèse du roman démarre sur une histoire personnelle. « J’ai entretenu une relation amicale intense pendant cinq ans, confie -t-il, avec quelqu’un sur Internet qui n’existait, que c’était une pure création et qu’il avait eu pourtant une très grande influence pour moi au point de devenir référent intellectuel. » Benjamin Fogel, 43 ans, fait partie de cette génération qui croyait au pouvoir vertueux d’Internet. « Oui, j’ai cru à cet outil synonyme de libération de la parole, à un anonymat positif pour des gens qui en temps normal n’osaient pas s’exprimer tout haut.  Mais le début des mécanismes de harcèlement en meute et la manipulation de l’opinion publiques à travers des prises de paroles sur les réseaux sociaux des événements diverses, ont bousculé mes certitudes. Ce sont des questions qui sont maintenant très vives dans le débat public. » Le romancier questionne la dictature de la transparence et son évolution vers l’extrême-droite à travers deux personnages, père et fille, qui sont aussi policiers. Lui est à la retraite active, elle, est encore en exercice. Ils incarnent un ordre rigide et appellent à une transparence totale et absolue. « Jusqu’à quel point est-on d’accord pour subir le contrôle d’un État ? L’épisode du confinement à la suite de l’épidémie de COVID interroge. » Le titre dans lequel figure le prénom Camille est un autre exemple d’un écrivain en prise avec le réel de son époque. Camille, masculin, féminin, évidemment. What else.

La réalité dépasse la fiction. Pas sûr

Les anciens policiers passés écrivains sont-ils davantage ancrés dans le réel eu égard à leurs fonctions passées ? Pour l’ancien patron du 36 Quai des Orfèvres, Bernard Petit, et auteur d’un très bon polar, Le Nerf de la Guerre, qui conte de manière clinique la trajectoire d’un petit dealer de cannabis à grand trafiquant de drogue, le souci principal est de coller à la réalité. « Je m’applique à être le plus proche possible de ce qui est vrai et juste, souligne l’ancien policier. Mes références sont ce que j’ai vécu et connu. Je ne m’affranchis de la réalité que pour sublimer ce que je dépeins. Il ne faut pas oublier que le monde criminel est déjà le reflet déformé, exagéré de notre société avec tous les maux que cela entraîne. La part obscure d’un univers où les gens ne se soumettent pas mais au contraire transgressent. » Le propos de Bernard Petit est donc autant d’instruire que de divertir. « Les stups, c’est la mère des batailles dans le monde du crime parce que c’est l’endroit où l‘on se fait le plus d’argent. Mon ouvrage explique comment un trafiquant d’abord de cigarettes puis de cannabis et d’héroïne et un criminel en col blanc, banquier basé en Suisse, se rejoignent sur l’échelle du crime. Je laisse aux lecteurs le choix de son interprétation. » Un autre adepte de ce qui sonne juste est l’ancien commandant de la police nationale et ancien Attaché de sécurité intérieure en Afghanistan, puis au Kazakhstan, Pierre Pouchairet. Ses nombreux postes dans le monde lui ont apporté la matière nécessaire pour parler de problèmes géopolitiques. « Bien sûr que je décris les gens et ce qu’ils vivent, la situation d’un pays au plus près de la réalité mais le réalisme du travail mené par le groupe d’enquêteurs est très important pour moi. Maigret n’existe pas dans la vraie vie. Ce sont toujours des hommes et des femmes qui ne s’en prennent pas au chef comme je peux le voir ou le lire parfois. Ils marchent tous dans le même sens. Je ne dénonce rien, je décris. » Pour Jean-Marc Souvira qui a dirigé l’Office central pour la répression de la traite d’êtres humains (OCRTEH) puis celui de la grande délinquance financière (OCRGDF) la matière brute dont il a disposé pendant quarante ans n’a été au fond que marginale. « En réalité, je m’échappe très vite pour les besoins de la narration. Pour moi, transcrire la réalité serait d’un ennui mortel. » D’ailleurs, à l’inverse de beaucoup de ses homologues, il considère que la fiction dépasse souvent la réalité. L’ancien policier a écrit un livre passionnant La Porte du Vent qui traite des mafias juives et chinoises en France. « C’est réellement un monde que j’ai côtoyé, confirme Jean-Marc Souvira. J’ai commencé à de façon classique avec une trame policière avant de bifurquer vers l’Histoire. La façon dont la France a fait venir puis utilisé et enfin jeté en première ligne, des centaines de Chinois, lors de la Première Guerre mondiale. L’intrigue est presque un prétexte pour raconter des faits plus importants que le crime. » Pour l’ancien enquêteur privé devenu enseignant dans le 93, Danü Danquigny (Un Breton pas du tout Albanais comme le pense beaucoup de monde) qui revendique comme Jérôme Leroy de parler de la police ou de la politique sans que cela relève d’un engagement personnel, l’influence de sa vie passée a été marginale : « Je parle d’un certain nombre de problèmes sociétaux, explique – t – il. J’aime bien la façon dont Raymond Chandler a eu de constater froidement les événements. Il dénonçait peu. Je me sers forcément de ce que j’ai vécu mais cela n’a pas eu vraiment d’impact. En tout cas, pas de façon appuyée. » 

La journaliste Patricia Tourancheau, fait-diversière aguerrie depuis plus de 30 ans au journal Libération, a quant à elle préféré rester les pieds bien campés dans le réel. « Avec Kim et les Papys Braqueurs, analyse -t-elle, c’est décrire le grand banditisme des années 70 à maintenant. Avec Le Grêlé, on suit les progrès de la police scientifique. Chaque fait-divers reflète un moment, une époque une évolution de la société. Lorsque Kim Kardashian se fait voler ses bijoux, elle le doit en partie à son profil sur les réseaux sociaux où elle dévoile toute sa vie. Le crime et les criminels s’adaptent, la police aussi. Mais au fond, le ressort demeure immuable. On est toujours dans une lutte des plus faibles envers les plus forts, le pot de terre face au pot de fer. Ces faits-divers parlent d’eux-mêmes. » Habillés de noir, ils traversent les âges et font le miel d’auteurs fascinés par le genre…

« Le Roman Noir. Une histoire française », de Natacha Levet. Éditions Presses Universitaires de France, 300 pages, 22 Euros.

« Le Bloc », de Jérôme Leroy. Éditions Gallimard/ Série Noire, Réédition Folio policier, 336 pages, 8.90 Euros.

« Trilogie de la Vallée du Baztan », de Dolores Redondo. Traduit de l’Espagnol par Marianne Million. Réédition Gallimard, collection Folio policier, n° 752, 785, 826, 9.90 Euros.

« Au Ras des Hommes », de Janis Otsiemi. Éditions Les Lettres Mouchetées, 141 pages, 16 Euros.

« La Stratégie du Lézard », de Valerio Varesi. Traduit de l’Italien par Florence Rigollet. Éditions Agullo, 352 pages, 22.90 Euros. Sortie le 11 avril 2024.

« Le Collectionneur de Serpents », de Jurica Pavici. Traduit du Croate par Olivier Lannuzel. Éditions Agullo Court, 192 pages, 12.50 Euros. 

« L’Absence de Camille », de Benjamin Fogel. Éditions Rivages/ Noir, 350 pages, 21 Euros.

« Le Nerf de la Guerre », de Bernard Petit. Fleuve éditions, 384 pages, 21.90 Euros.

« L’Enquête inachevée » de Pierre Pouchairet. Éditions du Palémon, 285 pages, 11 Euros. Prochain livre prévu à la rentrée de septembre à la Manufacture des Livres.

« La Porte du Vent », Jean-Marc Souvira. Fleuve Éditions, 592 pages, 22.90 Euros.

« Vieux Kapiten », de Danü Danquigny. Éditions Gallimard/Série Noire, 256 pages,18 Euros

« Kim et Les Papys Braqueurs », de Patricia Tourancheau. Éditions Seuil, 240 pages, 19 Euros.

 

« Refuge au crépuscule » de Grégoire Domenach : roman initiatique dans les steppes du Kirghizstan

Tout est parti d’une rencontre qui frise le roman policier. Et qui a bouleversé Gregoire Domenach. Un Français en cavale depuis 14 ans, réfugié dans un des pays les plus montagneux de la planète : le Kirghizstan. L’auteur est fasciné. Il en a tiré un roman initiatique plein de finesse. La construction intellectuelle et spirituelle d’un jeune homme qui ne craint pas la vie.

« On prenait le thé avec un ami dans une yourte lorsque le berger nous dit qu’il y a un Français qui vit à deux heures de cheval d’ici. On s’est dit que ce n’était pas possible mais on a essayé, on a pris la route et on l’a trouvé. Il vivait là, en effet, avec femme, enfants, moutons et chevaux. J’ai cru qu’il allait me sauter dans les bras, avide de converser avec un compatriote. Eh bien pas du tout, il m’a dit : « tu as vu personne, compris. » » La suite appartient aux souvenirs de Grégoire Domenach. Les bières, et une connaissance abyssale des cultures locales.

Parce que qui connaît le Kirghizstan ? Une douzaine de Français y résident aujourd’hui. Grégoire Domenach aussi a passé quelques années là-bas.  » J’y ai vécu quatre ans. Je suis tombé amoureux d’une femme et des paysages avec ces montagnes, ces steppes qui forment un relief étonnant presque magique. J’ai appris la langue pour bien comprendre le pays et j’ai découvert une culture où les contes, les mythes et les légendes sont permanents. » Le résultat est là.

Il s’appelle Gaspard Dernaise et il est photographe. Un jour, il parle à un inconnu à l’aéroport d’Istanbul. Qui lui dit s’appeler Arstan (le lion) Isaev et qu’il vient du Kirghizstan. Malade, il veut offrir un album photos de son pays à son épouse allemande, elle-même grande spécialiste de la photographie. Il lui propose un travail. Se rendre au Kirghizstan afin de constituer cet album. Il le met en contact avec un Français qui y vit depuis plus de dix ans, Barza, et qui lui servira de guide. Gaspard accepte.  » J’étais épris d’une vive sensibilité à l’égard des paysages. J’avais cette soif-là. Grâce à la photo, j’avais aussi compris que je pouvais rendre au présent un instant déjà passé, ou plutôt, comme disait ma mère avec ses mots :  » Apporter à l’avenir le fragment d’un moment révolu. »

Commence alors un curieux voyage. Une découverte souvent à dos de monture. « Les chevaux nous entraînaient vers le sommet, lentement, leur poitrail se glissait entre les bosquets d’argousier, et face à nous se découvraient les montagnes Teskey Ala-Too. » « Au début, poursuit l’auteur, Gaspard est très naïf. Il aime ces rencontres simples avec les gens. C’est la magie de la photographie, les rapports sont faciles et les gens souvent très sympathiques, modestes. Les prendre en photo lui permet aussi de mettre en scène les paysages grandioses. » Il apprend la mort. Parce que les Kirghiz n’utilisent jamais de cercueil.  » La dépouille du défunt est lavée par la famille, enveloppée dans un simple linceul, portée jusqu’au cimetière où on creusé une tranchée…on ouvre une cavité, une niche latérale qui porte le nom de Kahana, » écrit le romancier. La mort y est vue comme une chrysalide.

On traverse aussi l’Histoire du pays. Avant et après l’URSS. Jusqu’à cet « Echopark », cette dernière idée grandiose pour attirer les touristes en mal d’aventures. Des yourtes et des bungalows en bois, grand luxe. « Ici, on avait déjà les islamistes et les contrebandiers…Voilà maintenant qu’arrivent les touristes, » s’emporte un Kirghiz, rencontré en chemin. Le livre fera 137 pages. Il y aura les photographies de Gaspard mais aussi quelques-unes de Arstan, prises pendant la période soviétique. L’album d’une vie. Arstan sera enterré au Kirghizstan. Gaspard a toute la vie devant lui.

« Refuge au crépuscule » de Grégoire Domenach, Éditions Christian Bourgois, 324 pages, 21 euros.

 

Cru millésimé pour la vingtième du Festival du Quai du Polar.

Avec plus de 100 000 visiteurs, ce n’est même plus le rendez-vous international et incontournable de la planète polar. C’est tout simplement devenue la grande messe des dieux en chair et en os, ces créateurs de « fiction criminelle » comme le dit si bien la chercheuse Nathalie Levet, que des milliers de visiteurs veulent voir et toucher. Pendant trois jours, du 5 au 7 avril, la Ville des Lumières de Lyon accueille la vingtième édition du Festival du Quai du Polar.

Voir James Ellroy, écouter Harlan Coben ou encore se dire que l’on a aperçu, avant qu’ils ne meurent, le Suédois Henning Mankell ou la Britannique P.D. James et son collier de perles. Telles sont les sensations que l’on peut éprouver pendant un week-end en déambulant aussi bien dans les allées du Palais des Bourses qui accueillent libraires, éditeurs et auteurs mais aussi dans toute la ville de Lyon. Le mystère fait corps avec la cité bordée par le Rhône et la Saône, les fondateurs de l’événement ayant multiplié les manifestations liées à cette thématique du crime. Imaginé un peu par hasard, il y a vingt ans par un petit groupe désireux d’offrir à un public plus large et totalement gratuitement, l’accès à cette littérature, le Quai du Polar attire désormais les vedettes internationales du monde entier. « Je venais de terminer le festival de Frontignan, se souvient Hélène Fischback, directrice et l’une des fondatrices de l’événement, quand des gens de la mairie de Lyon ainsi que des professionnels de la profession m’a approché. Puis plus rien. Je pensais à ce moment-là que rien n’aboutirait. Un rêve resterait un rêve. » Un an plus tard, la réalité prend forme et la suite est une sucess story à l’Américaine avec quelques moments phares comme les dix ans du festival. Parce que « le chacal » débarque en ville. Le créateur du Dahlia Noir, James Ellroy en personne, affole les compteurs. Ce n’est plus une rencontre, c’est un show. « Il y a eu un avant et un après, » concède Hélène Fischback. Et il y en aura d’autres. La Suédoise Camilla Läckberg, Donald Westlake (Rivages/Noir) avec qui les connaisseurs se frottent les mains, ou encore le Millenium de Stieg Larsson à l’origine d’un raz-de-marée scandinave qui va durer une décade avant de se calmer. La venue de l’Italien Roberto Saviano garde une place particulière dans la mémoire d’Hélène. « Il a fallu prévenir le ministère de l’Intérieur, on ne pouvait rien programmer : ni ses déplacements, ni ses apparitions. Les gens se sont levés à la fin de sa présentation, c’était très émouvant. Il y avait sept-cents personnes dans la salle. Et lui parlait de résistance. » L’homme est sous bonne garde escorté de gardes du corps en permanence. Hélène en sourit encore. « Il n’empêche. Un peu plus tard, je l’ai croisé totalement par hasard, marchant seul dans les rues… »

Au fil des ans, les organisateurs ont multiplié les manifestations liées au Noir. Films, expositions, débats, rencontres, énigmes à résoudre, tout est sujet à discuter à l’ombre du roman policier. L’édition 2024 devrait compter 135 auteurs de quinze nationalités différentes. De grosses têtes d’affiche étrangères : Joe Nesbo, Tim Willocks, Dennis Lehane, Ragnar Jonasson, et les Français : Dominique Manotti, Michel Bussi, Hanneylore Cayre, Hervé Le Corre ou bien DOA dont le roman Citoyens clandestins vient d’être adapté par la réalisatrice Laetitia Masson pour Arte. Maxime Chattam nécessite une organisation à lui tout seul. « Avec cet auteur, c’est l’émeute, dit encore Hélène Fischback, on a dû émettre un nombre de billets limités. » Au programme de 2024, de grands thèmes sociétaux seront encore abordés. Comme les défis de l’intelligence artificielle avec notamment la présence de Benjamin Fogel ou Sylvain Forges qui explorent le futur et ses dangers. Le polar du réel avec la journaliste Patricia Tourancheau. Et les anciens flics ou enquêteurs qui ont fait de cette matière première, une source d’inspiration de premier ordre pour leurs romans. L’ex- patron du 36 Quai des Orfèvres, Bernard Petit, l’ancien policier puis enquêteur privé, Danü Danquigny, Olivier Norek… « Le polar a perdu de sa substance marginale, poursuit, Hélène Fischback, et c’est une bonne chose. On a d’ailleurs invité Philippe Jaenada à deux reprises. La vague du True Crime ajoute à l’ambiguïté du genre. » En revanche, il y a peu de chances que tout ce beau monde se retrouve dans un des Bouchons lyonnais, restaurant typique de la région. « Nous avons arrêté, conclu Hélène Fischback, il y a eu quelques petits soucis de digestion. Tout le monde n’apprécie pas la cuisine française. Notamment les Anglo-Saxons… »

 

« Vine Street » de Dominic Nolan : Plongée tentaculaire au cœur de Londres.

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Le personnage central du livre de Dominic Nolan ? Londres, London. Pas la capitale aseptisée et mondialiste d’aujourd’hui avec une City financière gangrénée par l’argent étranger mais Londres des séries Netflix, de White Chapel à Peaky Blinders et de son tout juste oscarisé, Cillian Murphy. Le Londres des laissez-pour compte, des putes et de leurs macs, de la misère qui colle aux semelles, le Londres du fog et de ce bon vieux Jack. « Vine Street », premier roman historique de cet écrivain anglais, est un tour de force.

Le livre commence en 2002 puis court très vite sur trois époques : 1930, 1940 et 1960. Un corps a été retrouvé dans un champ, dans les Costwolds du Nord. En réalité, deux corps. Il s’agirait de Leon Geats. On est d’emblée un peu dans le brouillard. On comprend que la partie s’est jouée à trois. Mark Cassar de la Brigade volante, alias le Flic le Flouze, un vrai dandy, Leon Geats, un castagneur picoleur, et Billie Massez avant de devenir Madame Cassar. Cette dernière représentait la branche féminine de l’époque, la A4. Rattachée à la Division C de Vine Street, à Soho. Le haut lieu des bars et des night-clubs. Le trio enquête sur une affaire. Qui deviendra l’AFFAIRE de leur vie.

Archer Street. 1935. Fifi, une Piccadilly Circus girl gît sur son lit encore habillée mais étranglée avec l’un de ses bas autour du cou. Elle s’appelait Josephine Martin et elle avait une fille. Nell. Qui s’est cachée. Geats le hargneux ne le sait pas encore. Mais il a un cœur. Pour un gars qui travaille aux mœurs. Mais ce sont ceux de la criminelle qui prennent le dossier en main. Le cas est classé suicide. De son côté Mark Cassar, sergent de rang, est obligé de remonter les ourlets de son pantalon pour éviter de salir. Lui aussi a un cadavre sur les bras. De quel clan vient le macchabée ? Celui des Grecs, des Italiens ou des Juifs ? « Ouais, pourrait bien être juif ». Le pénis tout rabougri sur la table du médecin légiste confirmerait la première impression. Le ton est donné.

L’intrigue est complexe. Tortueuse comme les venelles de Soho. Opaque comme la vie nocturne que Geats connaît comme sa poche. Il est un peu le roi de ces lieux. Il est le bras armé géographique du romancier. Avec lui, on visite le Londres de cette époque, la crasse, les bourgeois qui s’encanaillent, les Français ou les Russes blancs qui se disputent le marché de la prostitution et de la came. Son Londres, « ce sont des immeubles étroits, liés entre eux comme les piquets d’une palissade, des couloirs miteux et des caves humides dont la saleté prouvait que les vieilles pierres de l’ancienne cité grouillait encore. » On est au Yard, au Windmill Club ou encore Globe. Les musiciens de jazz font rugir leur trompette, les batteurs s’acharnent dans une lumière floutée par les cigarettes. Geats les connait toutes et tous. Max Kassel, le proxénète dézingué, était Russe. Pas bon à cette époque. Déjà. Un homme approche Geats. Se fait appeler, Harrison. Il n’est pas de Scotland Yard. Mais bien de quelque part. Que vient faire l’Abwehr, le service des renseignements militaires allemands du Reich dans cette histoire ? Harrison explique :  » Leur objectif : redoubler d’efforts pour recruter des espions dans toute l’Europe et tenter de placer leurs propres agents à l’étranger. » Le trio de flics est convaincu qu’un taré tue les filles de Soho. Mais la guerre ravage tout, les années passent, Léon quitte la police, les deux autres se marient. « Vine Street » est puissant, les dialogues sont signés d’époque, le travail de reconstitution topographique exemplaire, le suspens bien dosé et les personnages cabossés à souhait. Du Noir très très solide.

« Vine Street » de Dominic Nolan, traduit par Bernard Turle, Éditions Rivages/Noir, 672 pages, 24.90 euros.

 

 

 

 

 

Les « Cinq mois de décembre » de James Kestrel

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« Vous avez déjà promené un chien, demande le capitaine Beamer. Oui, monsieur, lui répond l’inspecteur Joe McGrady. S’il ignore la longueur de sa laisse, il risque de se blesser, poursuit Beamer. Voici la vôtre. Allez trop loin et je vous briserai la nuque en tirant la vôtre. » Il est clair que les deux bonhommes ne partent pas du bon pied. Mais on est en sous-effectif. Beamer n’a pas d’autre choix que d’envoyer ce jeune flic, ancien soldat, couvrir un homicide à une heure d’Honolulu, dans la baie de Kahana. Aucune intention d’avance masqué pour l’auteur James Kestrel qui signe un polar avec les codes du genre. Sans jamais forcer le trait ou tomber dans la parodie. Un vrai bonheur. Qui va le conduire un 7 décembre 1941 à Hongkong puis Tokyo. Où là les choses se passent très mal pour lui. Il est arrêté,  accusé d’un viol qu’il n’a pas commis. Derrière les murs de sa geôle, il entend les bruits de la guerre, les avions, les armes. Les Japonais sont passés à l’action.

Joe est déporté dans un camp de Yokohama. Un homme, un civil, se présente et l’interroge. Il s’appelle Takahasei Kansei, il est le premier adjoint du ministre des Affaires étrangères, Togo Shigenori. Il a du pouvoir, beaucoup de pouvoir. À commencer par le faire sortir du camp. Il le laisse en vie, le temps qu’il rembourse sa dette. Mais quelle dette? Celle de retrouver L’assassinat de sa nièce, ce corps sans visage de la remise. Elle s’appelait Takahashi  Miyako. Elle était la nièce de l’adjoint du ministre. Elle travaillait au consulat d’Honolulu. Elle tapait des notes manuscrites de l’amiral Yamamoto. McGrady ne sait même pas qui est cet homme. Il le découvrira bien assez tôt. Il est le cauchemar des Américains, il est l’architecte de l’attaque sur Pearl Harbor.

Le roman de James Kestrel se colore. Il tourne à l’espionnage. Les codes du roman noir classique basculent quelque peu mais l’auteur tient la barre de sa narration avec habileté. McGrady est de nouveau enfermé. Une maison japonaise, un futon, une femme, la fille de son sauveur/geôlier. Elle lui apprend le Japonais, elle lui sert à manger. Ils tournent en rond dans le jardin. Il y reste jusqu’à la fin de la guerre. Il n’avait pas parlé à sa fiancée Molly depuis le 2 décembre 1941. La suite le conduit vers Honolulu. Il doit s’acquitter de sa promesse. Retrouver l’assassin de ce double meurtre. Un homme est dans le viseur. Un Allemand. Japon/Allemagne, l’axe du Mal de l’époque. Le roman de James Kestrel s’offre des moments couleur sépia, des moments de nostalgie douloureuse. Une Amérique attaquée, des personnages comme le bon Noir en produit encore. Et des mois de décembre où la vie d’un homme bascule à tout jamais.

« Cinq mois de décembre, par James Kestrel, traduction de Estelle Roudet, Éditions Calmann Lévy /Noir, 432 pages, 22,80 euros.

 

 

Le « Point de rupture » de Kevin Powers

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Kevin Powers est un ancien soldat. Il ne l’oublie jamais. En 2012, il sort son premier roman, « Yellow Birds », remarqué et remarquable. Avec « Point de rupture », il franchit la ligne de sable et s’engage sur la route chaotique du polar tout en gardant le cap de la guerre. Audacieux et maîtrisé. Une réussite.

Le héros est Irakien. Il s’appelle Arman Bajalan. Quand on le découvre, il a 26 ans, bénéficie d’un visa spécial dans le cadre d’une réinstallation aux États-Unis. Il travaille comme agent d’entretien dans un motel de Ocean View, en Virginie. Avant, il était interprète de l’armée américaine à Mossoul, dans la province de Ninive, dans le nord de l’Irak. Depuis qu’il en est parti après avoir échappé à une tentative d’assassinat, il a établi une routine de survie : il se lève un peu avant 5 heures du matin pour aller nager et prendre ensuite son poste au motel. Mais ce jour-là, le bus est en retard. Il craint les remontrances de Monsieur Peters. Elles ne seront rien face à ce qui l’attend. Il est sept heures moins dix à sa montre.

Le corps d’un homme gît, allongé au pied de la dune. « Les talons d’une paire de richelieu enfoncés dans le sable, puis le tissu du pantalon de costume claquant dans la brise intermittente. L’homme avait les mains croisées sur la poitrine, comme s’il attendait impatiemment quelqu’un qui frissonnait dans un froid improbable par un matin d’été à Norfolk ». On se dit tout de suite que Arman Bajalan sera le suspect numéro 1. Un Irakien tôt sur une plage déserte, que faisait-il là ?

La lieutenante Catherine Wheel et son nouveau co-équipier le sergent Lamar Adams délaissent le toxico qui sort de son overdose grâce au Narcan et foncent vers View Beach Park. D’emblée, le légiste est perplexe. « Le gars est dans une condition physique incroyable. Dans la quarantaine et pas plus de dix pour cent de gras. Il porte un costume, le sable autour était pour ainsi dire intact. » Pas de portefeuille, pas de pièce d’identité, pas d’argent mais un aller-retour en autocar Washington-Norfolk au nom de Thomas Brown. À ce stade, les flics n’excluent pas encore totalement l’overdose. Le Fentanyl fait des ravages dans toute l’Amérique, leur bled n’est pas épargné. « Tu crois que c’est lui » entend Arman. Il répond aux questions avec méfiance. Les premières vingt-cinq années de sa vie, il a soigneusement évité la police de son pays. Raconter n’importe quoi pour ne pas avoir à faire aux moukhabarat, les redoutables services de renseignements irakiens. Mais avec les Américains, la vérité est importante. Alors, il lâche : « Putain de hadji ». Voilà ce que les deux autres hommes qu’il a vus marcher et s’éloigner, ont dit alors que lui s’apprêtait à aller se perdre dans les vagues. « Hadji », désigne celui qui a effectué le pèlerinage à la Mecque, en Arabie-Saoudite. Une marque de respect. Mais plus du tout depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre les Tours jumelles à New-York. Le terme totalement dévoyé s’applique désormais à tout musulman que l’on s’imagine se trimballer avec une bombe prête à exploser. Il aura fallu moins de deux chapitres à Kevin Powers pour nous embarquer dans cette enquête où le passé de l’auteur revient en force dans la dynamique du roman. La nationalité du protagoniste principal aura une importance capitale. Kevin Powers se sert de ses souvenirs de soldat pour les faire fonctionner au service d’une intrigue qui commence, classique, par la mort d’un homme. Ce qui le sera moins par la suite, ce seront les objets retrouvés dans la chambre d’hôtel du macchabé : quatre passeports, un paquet de dollars et d’euros, une boîte de cartouches subsoniques Fiocchi de calibre neuf millimètres. « C’était qui ce mec », interroge Catherine, qui sent que pour la première fois en vingt-sept ans de carrière, elle va enfin avoir une affaire digne de ce nom. Si elle savait.

En parallèle, Sally Ewell, une jeune journaliste bien trop portée sur la bouteille pour son âge, assiste à une audience au tribunal du coin qui porte sur les opérations actuelles de Decision Tree (DT), une société militaire privée sous-traitante de l’armée américaine, en Irak et en Afghanistan. Sally bosse au Virginian-Pilot depuis sa sortie de l’université. Elle est persuadée qu’il se passe quelque chose d’intéressant entre Decision Tree et les différentes administrations de la région de Tidewater. Des demandes de dérogation, d’optimisations, d’exemptions d’applications des règlements, des ventes de terrains qui ne font qu’accroître les bénéfices de la société militaire. Et il se trouve justement que cette audience est importante pour Trevor Graves, le président-directeur-général de DT qui attend du Congrès qu’il valide les négociations en cours de DT et du Département d’État et de la Défense. Soit l’équivalent de plus de deux milliards de dollars. La commission s’inquiète : « Est-ce que DT ou ses employés ont été traduits devant la justice américaine par des proches de civils irakiens tués à la suite de leur conduite ? ». « Ses affaires ont été classées sans suite, » rétorque Graves. Kevin Powers porte en lui les effets de la guerre. Dans ce troisième roman, il les ramène à la maison. Les fameux dégâts collatéraux, terme utilisé jusqu’à plus soif pendant la première guerre en Irak afin de justifier les blessés civils. L’auteur porte un regard désabusé sur le monde des politiques où la trahison semble la norme et l’appât du gain plus fort que tout. Gagner de l’argent, toujours plus, quitte à tuer de sang-froid des populations qui ne peuvent imaginer que leur survie dépend d’une bande de crapules qui décident à Washington et opèrent via leur bras-armé de société paramilitaire, sur le terrain sablonneux ou montagneux des zones de guerre.

La poésie qui imprégnait « Yellow Birds » se retrouve dans le personnage de Arman Barjalan. La façon que cet homme a de se distancier des gens et des événements, échaudé par une vie de violence laissée derrière lui. Avec pour seul bagage : l’alerte. Et il a tout de suite compris ce que voulait dire ce cadavre sur la plage. « Ils veulent que je me rappelle. » Oui, qu’il n’oublie jamais que sa femme et son fils sont morts et que leurs quatre assassins ont marché dans leur sang. Chaussés de Merrell. Qui porte cette marque de sneaker en Irak ? « Pas les Irakiens. » Arman les a vus. La guerre l’a rattrapé, elle a couru sur plus de 12 000 kilomètres, au cœur de la plus grande démocratie au monde. Comment a-t-il attiré l’attention sur lui ? Lui qui vit sous le radar depuis qu’il est réfugié aux USA. « Est-ce que quoi que ce soit vous a paru inhabituel, lui demande la lieutenante Wheel, depuis que vous êtes ici ? » « En Amérique ? dit-il.  Tout semble bizarre. Parce que comment expliquer à quel point survivre était étrange ? Comment expliquer la cruauté de ces quelques secondes quotidiennes lorsqu’on fermait les yeux en priant pour que ce ne soit qu’un rêve, avant de finalement devoir accepter la réalité d’un monde sans eux. »

La lieutenante Catherine Wheel a toujours bien fait son métier. Elle n’a pas servi en Irak. Mais elle sert son pays. Elle ne fait pas de grandes phrases, ni de promesses. « Je suis responsable de vous. Et c’est la seule chose au monde qui m’importe. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. » Elle n’a pas besoin. En tant que réfugié, Arman Bajalan sait que les zones de conflit sont mouvantes, qu’elles se déplacent. Et qu’il sera toujours au bord de la rupture.

« Point de rupture » de Kevin Powers, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Stock, La Cosmopolite, 416 pages, 23 euros.