On l’appelle désormais Don Sebastian. Il tient un troquet, le Bar du Suisse, au cœur de la ville de Santiago au Chili. En réalité, un café élégant fréquenté par la bonne société locale. Et à quelques encablures du Palacia de la Moneda, résidence des présidents de la République. Un établissement chic pour un monsieur dont la véritable identité est Paul-Henri de la Salles.
On retrouve ainsi le héros récurrent de Stéphane Keller dans une nouvelle phase de sa vie. Celle d’un homme qui tente de tourner le dos à son passé tumultueux. Comme cet engagement de jeunesse exalté qui lui a fait porter l’uniforme nazi, sa participation à un assassinat en mai 1945 contre un grand homme de l’Histoire française, et enfin un mariage sans amour avec deux enfants, une fille et un garçon. Un homme sans regrets ni remords, assez imperméable aux examens de conscience, toujours aussi raide dans sa façon d’aborder l’existence. Un homme à femmes. Qui ce matin-là, alors qu’il s’apprête à ouvrir son café, répond sèchement à son employé soucieux de l’absence de Pilar, la serveuse. Sebastian a bien eu une aventure avec elle. Mais sans lendemain, il n’aime pas les attaches. Il ne le sait pas encore, mais cette jeune fille d’origine modeste en quête d’une nouvelle vie, va représenter son ticket vers la rédemption.
Au même moment, en Amérique du Nord, le général Lee Preston Beaulieu salive à l’avance d’entrer dans le Bureau ovale, ce salon de la Maison Blanche source de tous les fantasmes. Beaulieu a été adoubé par le colonel Westfield, le patron des Black Ops, le maître d’œuvre de tous les coups tordus dans le monde, lorsque la parie de l’Oncle Sam ne veut pas se salir les mains officiellement. Et justement, le président de la première puissance mondiale a sa tête des mauvais jours. Ce qui se passe au Chili l’énerve, Allende l’horripile. « Je ne vais pas prendre de précautions de langage, Général, je veux la peau d’Allende… ». On ne peut pas être plus clair.
On est au cœur des magouilles économiques du pouvoir américain, véritable pie vorace et insatiable, et qui pourrait se résumer en une phrase : comment faire main basse sur les richesses des autres pour gonfler les siennes. Le président, c’est Richard Nixon et son Secrétaire d’État, Henry Kissinger. Ce bon vieux Henry et sa haine de tout ce qui est en iste, communiste, socialiste, trotskiste ou encore maoïste. Beaulieu aime son drapeau et l’action. Il confirme avoir des relais au Chili et propose aussi d’intégrer quelques éléments français dans l’équation. Comme Paul Aussaresses… « Depuis la guerre d’Algérie, ceux-ci ont acquis un certain savoir-faire en ce qui concerne le quadrillage ou disons le contrôle strict d’une population, sans oublier les interrogatoires… ». Créer le chaos pour que l’ordre américain puisse ensuite s’installer comme seul recours. Voilà le job à venir pour ces bras armés du pouvoir, quand il veut agir dans l’ombre. « Nous sommes le chaos permanent, nous le fabriquons mieux que quiconque et pourtant, nous faisons croire au monde que nous sommes les shérifs purs et honnêtes qui rétablissent l’ordre dans les rues de Tombstone ».
Au Chili, la tension est vive. Ils savent tous que le scrutin du 11 septembre 1973 est capital. Que tout sera différent après. Ils ne savent pas à quel point. Le coup d’État est en préparation, l’armée affûte ses troupes dans le plus grand secret, la police se délecte à l’avance de casser de l’étudiant. L’auteur en profite pour installer ses personnages. Après les gros méchants américains, on a inspecteur chilien Alejandro Vega-Pirri, 22 ans, qui n’a pas oublié malgré cette période électorale, que son premier boulot n’est pas de coincer les gauchistes du MIR (Mouvement de la Gauche révolutionnaire), mais bien de serrer les criminels et d’enquêter sur des disparitions. Le patron du Bar Suisse en a signalé une. Justement.
Ce qui nous amène à l’autre figure clé du roman, le lieutenant Arturo Yanez-Vidal. Lorsque l’on fait sa connaissance à la page 100 de ce roman de près de 600 pages, il nous apparaît comme un bon garçon. Il vient rendre visite à son vieux père, à l’hôpital de l’université catholique de Santiago. Incapable de parler, le vieillard qui ne s’est jamais remis d’avoir épousé une femme volage, écoute son fils avec attention. « Tu te souviens de ce petit garçon, Papa ? Il est mort. Il y a longtemps. Mais je vais le venger. Aux autres de pleurer maintenant. Tu es d’accord ». Et le père d’acquiescer. Son enfant a toujours été exemplaire. Dans un genre particulier, c’est sûr. Arturo, tueur de dames mais aussi métaphore sanglante d’un régime de tortionnaires à l’aube de sa mise en place, et qui va profiter de cette ambiance délétère à quelques jours de l’élection. Qui va se préoccuper d’un gars qui zigouille des femmes ? La police est plus intéressée par les gauchistes qu’elle rêve de torturer, de violer et même de tuer. Le militaire Arturo a une autoroute devant lui.
Oui. Mais il n’est pas le seul que le crime ne rebute pas. Don Sebastian a rendez-vous avec sa propre histoire, il est temps pour lui de remettre les compteurs à zéro, de s’engager du bon côté. Il n’a pas peur de le faire avec du sang sur les mains. Stéphane Keller dont le roman précédent, “Mourir en Mai”, imaginait la mort du Général de Gaulle, n’a pas eu à inventer celle de Salvador Allende qui s’est suicidé plutôt que d’assister à la victoire d’Augusto Pinochet. Le romancier s’est servi d’une trame historique réelle sur laquelle il a encore une fois surfé avec habileté. D’une série de meurtres atroces de femmes et d’hommes, Stéphane Keller nous raconte aussi cette bourgeoisie chilienne à l’ouest qui se gargarise de grands concepts et ne voit pas arriver le réel danger. L’Allemagne a eu son Philip Kerr, la France aura Stéphane Keller.
« Moneda », de Stéphane Keller, Éditions Toucan Noir, 560 pages, 18 euros.