Les petits fours et les coupes de champagne circulent. « C’est pas pour moi, ça », marmonne Sean Maguire. Tout est dit ou presque lorsque le narrateur assiste à un vernissage, un soir à Belfast, alors que l’organisatrice désigne les œuvres exposées comme de l’art Outsider. Il suffit qu’il entende parler d’Irlande du Nord pour comprendre à qui il a affaire. « Personne parmi ces gens n’étaient de ces quartiers-là. Ils avaient l’intonation prétentieuse de ces connards qui présentaient les infos à la télé. Ça me rendait d’autant plus conscient de la manière dont je parlais, des inflexions de ma propre voix ».
Michael Maguire s’y connaît en transfuge social lui qui, rompant avec la tradition familiale ouvrière, est sorti diplômé de l’université de Liverpool. Michael Magee a puisé dans sa propre histoire pour ce premier roman dense et habité, « Retour à Belfast ». Le récit est à la fois un retour aux sources et un nouveau départ. Difficile de sortir de sa condition sociale, compliqué de se libérer de ce sentiment de trahison en étant parti et en réalisant que revenir n’est pas davantage chose aisée.
Alors le voilà, Sean Maguire auréolé d’un diplôme littéraire expédié en un temps record, économie oblige. Mais comme dit sa mère, que peut-il en faire dans ce marché du travail sinistré ? Pas grand-chose. Il doit le sentir confusément, parce que très vite, il retrouve ses vieux démons et casse la gueule d’un gars, alors qu’il est de sortie, en boîte. Mais on est loin du bon vieux temps où la castagne était incluse dans le déroulement de la soirée. Le bonhomme porte plainte. Sean écope de 200 heures de travaux d’intérêt général et d’une amende colossale qui le conduiront à travailler au cimetière de Milltown, West Belfast. Sean est effaré, lui qui a toujours marché droit. C’est Anthony, son demi-frère, qui est le bad boy de la famille. Pas lui.
Le destin. Est-ce ce voile invisible auquel on n’échappe pas ou au contraire avons-nous, du moins pour certains, cette capacité à le dessiner, à le forger jusqu’à parfois, parvenir à une sorte d’accomplissement qui tient quasiment du miracle. C’est tout l’objet de ce roman furieux et terriblement vivant, tout le combat de ce Sean Maguire, écartelé entre un passé rempli de potes déglingués, et un futur aux contours flous donc dangereux mais prometteurs. Il faut bien au narrateur quelques lignes de coke et un bon paquet de pintes pour arriver à gérer tout ce bazar psycho-social.
On le suit pas à pas dans une ville marquée par une Histoire tragique, le roman se transformant alors en une véritable topographie de l’Irlande du Nord. Le quartier catholique des Falls, Twinbrook, bastion ouvrier et terre du militant héros Bobby Sands… Chaque rue désigne une classe sociale. Mairéad Riley pour qui il éprouve un petit béguin vient de l’une de ces artères qui vous définissent socialement. Bien qu’elle se démonte la tête elle aussi, la jeune femme le pousse à se sortir de sa coquille, de sa condition, elle le tire par le haut, elle-même éprouvant un désir puissant de ficher le camp. Elle partira pour Berlin. Faire peau neuve.
Mais grâce à elle, Sean Maguire entrevoit autre chose, touche du doigt un monde différent qu’il approche avec les précautions d’usage. Que peuvent-ils lui trouver ? En quoi sont-ils liés ? Les mots, la littérature, voilà ce qu’ils ont en commun, tous ces jeunes gens. La ligne de démarcation sociale s’efface alors peu à peu, Sean Maguire tente des expériences inédites. La solitude, par exemple. Aller au cinéma voir le film « La Haine ». Impensable dans une vie antérieure encore brûlante. « J’avais franchi une sorte de seuil. Comme la fois où j’étais allé à ce vernissage avec Mairéad puis à cette soirée de poésie. Jamais, je n’aurais pris de moi-même ce genre d’initiative, avant ». Le début de l’émancipation, de la liberté, de son propre destin.
« Retour à Belfast », de Michael Magee, traduit de l’anglais par Paul Matthieu, Éditions Albin Michel, 432 pages, 22.90 euros.