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« Refuge au crépuscule » de Grégoire Domenach : roman initiatique dans les steppes du Kirghizstan

Tout est parti d’une rencontre qui frise le roman policier. Et qui a bouleversé Gregoire Domenach. Un Français en cavale depuis 14 ans, réfugié dans un des pays les plus montagneux de la planète : le Kirghizstan. L’auteur est fasciné. Il en a tiré un roman initiatique plein de finesse. La construction intellectuelle et spirituelle d’un jeune homme qui ne craint pas la vie.

« On prenait le thé avec un ami dans une yourte lorsque le berger nous dit qu’il y a un Français qui vit à deux heures de cheval d’ici. On s’est dit que ce n’était pas possible mais on a essayé, on a pris la route et on l’a trouvé. Il vivait là, en effet, avec femme, enfants, moutons et chevaux. J’ai cru qu’il allait me sauter dans les bras, avide de converser avec un compatriote. Eh bien pas du tout, il m’a dit : « tu as vu personne, compris. » » La suite appartient aux souvenirs de Grégoire Domenach. Les bières, et une connaissance abyssale des cultures locales.

Parce que qui connaît le Kirghizstan ? Une douzaine de Français y résident aujourd’hui. Grégoire Domenach aussi a passé quelques années là-bas.  » J’y ai vécu quatre ans. Je suis tombé amoureux d’une femme et des paysages avec ces montagnes, ces steppes qui forment un relief étonnant presque magique. J’ai appris la langue pour bien comprendre le pays et j’ai découvert une culture où les contes, les mythes et les légendes sont permanents. » Le résultat est là.

Il s’appelle Gaspard Dernaise et il est photographe. Un jour, il parle à un inconnu à l’aéroport d’Istanbul. Qui lui dit s’appeler Arstan (le lion) Isaev et qu’il vient du Kirghizstan. Malade, il veut offrir un album photos de son pays à son épouse allemande, elle-même grande spécialiste de la photographie. Il lui propose un travail. Se rendre au Kirghizstan afin de constituer cet album. Il le met en contact avec un Français qui y vit depuis plus de dix ans, Barza, et qui lui servira de guide. Gaspard accepte.  » J’étais épris d’une vive sensibilité à l’égard des paysages. J’avais cette soif-là. Grâce à la photo, j’avais aussi compris que je pouvais rendre au présent un instant déjà passé, ou plutôt, comme disait ma mère avec ses mots :  » Apporter à l’avenir le fragment d’un moment révolu. »

Commence alors un curieux voyage. Une découverte souvent à dos de monture. « Les chevaux nous entraînaient vers le sommet, lentement, leur poitrail se glissait entre les bosquets d’argousier, et face à nous se découvraient les montagnes Teskey Ala-Too. » « Au début, poursuit l’auteur, Gaspard est très naïf. Il aime ces rencontres simples avec les gens. C’est la magie de la photographie, les rapports sont faciles et les gens souvent très sympathiques, modestes. Les prendre en photo lui permet aussi de mettre en scène les paysages grandioses. » Il apprend la mort. Parce que les Kirghiz n’utilisent jamais de cercueil.  » La dépouille du défunt est lavée par la famille, enveloppée dans un simple linceul, portée jusqu’au cimetière où on creusé une tranchée…on ouvre une cavité, une niche latérale qui porte le nom de Kahana, » écrit le romancier. La mort y est vue comme une chrysalide.

On traverse aussi l’Histoire du pays. Avant et après l’URSS. Jusqu’à cet « Echopark », cette dernière idée grandiose pour attirer les touristes en mal d’aventures. Des yourtes et des bungalows en bois, grand luxe. « Ici, on avait déjà les islamistes et les contrebandiers…Voilà maintenant qu’arrivent les touristes, » s’emporte un Kirghiz, rencontré en chemin. Le livre fera 137 pages. Il y aura les photographies de Gaspard mais aussi quelques-unes de Arstan, prises pendant la période soviétique. L’album d’une vie. Arstan sera enterré au Kirghizstan. Gaspard a toute la vie devant lui.

« Refuge au crépuscule » de Grégoire Domenach, Éditions Christian Bourgois, 324 pages, 21 euros.

 

Cru millésimé pour la vingtième du Festival du Quai du Polar.

Avec plus de 100 000 visiteurs, ce n’est même plus le rendez-vous international et incontournable de la planète polar. C’est tout simplement devenue la grande messe des dieux en chair et en os, ces créateurs de « fiction criminelle » comme le dit si bien la chercheuse Nathalie Levet, que des milliers de visiteurs veulent voir et toucher. Pendant trois jours, du 5 au 7 avril, la Ville des Lumières de Lyon accueille la vingtième édition du Festival du Quai du Polar.

Voir James Ellroy, écouter Harlan Coben ou encore se dire que l’on a aperçu, avant qu’ils ne meurent, le Suédois Henning Mankell ou la Britannique P.D. James et son collier de perles. Telles sont les sensations que l’on peut éprouver pendant un week-end en déambulant aussi bien dans les allées du Palais des Bourses qui accueillent libraires, éditeurs et auteurs mais aussi dans toute la ville de Lyon. Le mystère fait corps avec la cité bordée par le Rhône et la Saône, les fondateurs de l’événement ayant multiplié les manifestations liées à cette thématique du crime. Imaginé un peu par hasard, il y a vingt ans par un petit groupe désireux d’offrir à un public plus large et totalement gratuitement, l’accès à cette littérature, le Quai du Polar attire désormais les vedettes internationales du monde entier. « Je venais de terminer le festival de Frontignan, se souvient Hélène Fischback, directrice et l’une des fondatrices de l’événement, quand des gens de la mairie de Lyon ainsi que des professionnels de la profession m’a approché. Puis plus rien. Je pensais à ce moment-là que rien n’aboutirait. Un rêve resterait un rêve. » Un an plus tard, la réalité prend forme et la suite est une sucess story à l’Américaine avec quelques moments phares comme les dix ans du festival. Parce que « le chacal » débarque en ville. Le créateur du Dahlia Noir, James Ellroy en personne, affole les compteurs. Ce n’est plus une rencontre, c’est un show. « Il y a eu un avant et un après, » concède Hélène Fischback. Et il y en aura d’autres. La Suédoise Camilla Läckberg, Donald Westlake (Rivages/Noir) avec qui les connaisseurs se frottent les mains, ou encore le Millenium de Stieg Larsson à l’origine d’un raz-de-marée scandinave qui va durer une décade avant de se calmer. La venue de l’Italien Roberto Saviano garde une place particulière dans la mémoire d’Hélène. « Il a fallu prévenir le ministère de l’Intérieur, on ne pouvait rien programmer : ni ses déplacements, ni ses apparitions. Les gens se sont levés à la fin de sa présentation, c’était très émouvant. Il y avait sept-cents personnes dans la salle. Et lui parlait de résistance. » L’homme est sous bonne garde escorté de gardes du corps en permanence. Hélène en sourit encore. « Il n’empêche. Un peu plus tard, je l’ai croisé totalement par hasard, marchant seul dans les rues… »

Au fil des ans, les organisateurs ont multiplié les manifestations liées au Noir. Films, expositions, débats, rencontres, énigmes à résoudre, tout est sujet à discuter à l’ombre du roman policier. L’édition 2024 devrait compter 135 auteurs de quinze nationalités différentes. De grosses têtes d’affiche étrangères : Joe Nesbo, Tim Willocks, Dennis Lehane, Ragnar Jonasson, et les Français : Dominique Manotti, Michel Bussi, Hanneylore Cayre, Hervé Le Corre ou bien DOA dont le roman Citoyens clandestins vient d’être adapté par la réalisatrice Laetitia Masson pour Arte. Maxime Chattam nécessite une organisation à lui tout seul. « Avec cet auteur, c’est l’émeute, dit encore Hélène Fischback, on a dû émettre un nombre de billets limités. » Au programme de 2024, de grands thèmes sociétaux seront encore abordés. Comme les défis de l’intelligence artificielle avec notamment la présence de Benjamin Fogel ou Sylvain Forges qui explorent le futur et ses dangers. Le polar du réel avec la journaliste Patricia Tourancheau. Et les anciens flics ou enquêteurs qui ont fait de cette matière première, une source d’inspiration de premier ordre pour leurs romans. L’ex- patron du 36 Quai des Orfèvres, Bernard Petit, l’ancien policier puis enquêteur privé, Danü Danquigny, Olivier Norek… « Le polar a perdu de sa substance marginale, poursuit, Hélène Fischback, et c’est une bonne chose. On a d’ailleurs invité Philippe Jaenada à deux reprises. La vague du True Crime ajoute à l’ambiguïté du genre. » En revanche, il y a peu de chances que tout ce beau monde se retrouve dans un des Bouchons lyonnais, restaurant typique de la région. « Nous avons arrêté, conclu Hélène Fischback, il y a eu quelques petits soucis de digestion. Tout le monde n’apprécie pas la cuisine française. Notamment les Anglo-Saxons… »

 

« Vine Street » de Dominic Nolan : Plongée tentaculaire au cœur de Londres.

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Le personnage central du livre de Dominic Nolan ? Londres, London. Pas la capitale aseptisée et mondialiste d’aujourd’hui avec une City financière gangrénée par l’argent étranger mais Londres des séries Netflix, de White Chapel à Peaky Blinders et de son tout juste oscarisé, Cillian Murphy. Le Londres des laissez-pour compte, des putes et de leurs macs, de la misère qui colle aux semelles, le Londres du fog et de ce bon vieux Jack. « Vine Street », premier roman historique de cet écrivain anglais, est un tour de force.

Le livre commence en 2002 puis court très vite sur trois époques : 1930, 1940 et 1960. Un corps a été retrouvé dans un champ, dans les Costwolds du Nord. En réalité, deux corps. Il s’agirait de Leon Geats. On est d’emblée un peu dans le brouillard. On comprend que la partie s’est jouée à trois. Mark Cassar de la Brigade volante, alias le Flic le Flouze, un vrai dandy, Leon Geats, un castagneur picoleur, et Billie Massez avant de devenir Madame Cassar. Cette dernière représentait la branche féminine de l’époque, la A4. Rattachée à la Division C de Vine Street, à Soho. Le haut lieu des bars et des night-clubs. Le trio enquête sur une affaire. Qui deviendra l’AFFAIRE de leur vie.

Archer Street. 1935. Fifi, une Piccadilly Circus girl gît sur son lit encore habillée mais étranglée avec l’un de ses bas autour du cou. Elle s’appelait Josephine Martin et elle avait une fille. Nell. Qui s’est cachée. Geats le hargneux ne le sait pas encore. Mais il a un cœur. Pour un gars qui travaille aux mœurs. Mais ce sont ceux de la criminelle qui prennent le dossier en main. Le cas est classé suicide. De son côté Mark Cassar, sergent de rang, est obligé de remonter les ourlets de son pantalon pour éviter de salir. Lui aussi a un cadavre sur les bras. De quel clan vient le macchabée ? Celui des Grecs, des Italiens ou des Juifs ? « Ouais, pourrait bien être juif ». Le pénis tout rabougri sur la table du médecin légiste confirmerait la première impression. Le ton est donné.

L’intrigue est complexe. Tortueuse comme les venelles de Soho. Opaque comme la vie nocturne que Geats connaît comme sa poche. Il est un peu le roi de ces lieux. Il est le bras armé géographique du romancier. Avec lui, on visite le Londres de cette époque, la crasse, les bourgeois qui s’encanaillent, les Français ou les Russes blancs qui se disputent le marché de la prostitution et de la came. Son Londres, « ce sont des immeubles étroits, liés entre eux comme les piquets d’une palissade, des couloirs miteux et des caves humides dont la saleté prouvait que les vieilles pierres de l’ancienne cité grouillait encore. » On est au Yard, au Windmill Club ou encore Globe. Les musiciens de jazz font rugir leur trompette, les batteurs s’acharnent dans une lumière floutée par les cigarettes. Geats les connait toutes et tous. Max Kassel, le proxénète dézingué, était Russe. Pas bon à cette époque. Déjà. Un homme approche Geats. Se fait appeler, Harrison. Il n’est pas de Scotland Yard. Mais bien de quelque part. Que vient faire l’Abwehr, le service des renseignements militaires allemands du Reich dans cette histoire ? Harrison explique :  » Leur objectif : redoubler d’efforts pour recruter des espions dans toute l’Europe et tenter de placer leurs propres agents à l’étranger. » Le trio de flics est convaincu qu’un taré tue les filles de Soho. Mais la guerre ravage tout, les années passent, Léon quitte la police, les deux autres se marient. « Vine Street » est puissant, les dialogues sont signés d’époque, le travail de reconstitution topographique exemplaire, le suspens bien dosé et les personnages cabossés à souhait. Du Noir très très solide.

« Vine Street » de Dominic Nolan, traduit par Bernard Turle, Éditions Rivages/Noir, 672 pages, 24.90 euros.

 

 

 

 

 

Les « Cinq mois de décembre » de James Kestrel

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« Vous avez déjà promené un chien, demande le capitaine Beamer. Oui, monsieur, lui répond l’inspecteur Joe McGrady. S’il ignore la longueur de sa laisse, il risque de se blesser, poursuit Beamer. Voici la vôtre. Allez trop loin et je vous briserai la nuque en tirant la vôtre. » Il est clair que les deux bonhommes ne partent pas du bon pied. Mais on est en sous-effectif. Beamer n’a pas d’autre choix que d’envoyer ce jeune flic, ancien soldat, couvrir un homicide à une heure d’Honolulu, dans la baie de Kahana. Aucune intention d’avance masqué pour l’auteur James Kestrel qui signe un polar avec les codes du genre. Sans jamais forcer le trait ou tomber dans la parodie. Un vrai bonheur. Qui va le conduire un 7 décembre 1941 à Hongkong puis Tokyo. Où là les choses se passent très mal pour lui. Il est arrêté,  accusé d’un viol qu’il n’a pas commis. Derrière les murs de sa geôle, il entend les bruits de la guerre, les avions, les armes. Les Japonais sont passés à l’action.

Joe est déporté dans un camp de Yokohama. Un homme, un civil, se présente et l’interroge. Il s’appelle Takahasei Kansei, il est le premier adjoint du ministre des Affaires étrangères, Togo Shigenori. Il a du pouvoir, beaucoup de pouvoir. À commencer par le faire sortir du camp. Il le laisse en vie, le temps qu’il rembourse sa dette. Mais quelle dette? Celle de retrouver L’assassinat de sa nièce, ce corps sans visage de la remise. Elle s’appelait Takahashi  Miyako. Elle était la nièce de l’adjoint du ministre. Elle travaillait au consulat d’Honolulu. Elle tapait des notes manuscrites de l’amiral Yamamoto. McGrady ne sait même pas qui est cet homme. Il le découvrira bien assez tôt. Il est le cauchemar des Américains, il est l’architecte de l’attaque sur Pearl Harbor.

Le roman de James Kestrel se colore. Il tourne à l’espionnage. Les codes du roman noir classique basculent quelque peu mais l’auteur tient la barre de sa narration avec habileté. McGrady est de nouveau enfermé. Une maison japonaise, un futon, une femme, la fille de son sauveur/geôlier. Elle lui apprend le Japonais, elle lui sert à manger. Ils tournent en rond dans le jardin. Il y reste jusqu’à la fin de la guerre. Il n’avait pas parlé à sa fiancée Molly depuis le 2 décembre 1941. La suite le conduit vers Honolulu. Il doit s’acquitter de sa promesse. Retrouver l’assassin de ce double meurtre. Un homme est dans le viseur. Un Allemand. Japon/Allemagne, l’axe du Mal de l’époque. Le roman de James Kestrel s’offre des moments couleur sépia, des moments de nostalgie douloureuse. Une Amérique attaquée, des personnages comme le bon Noir en produit encore. Et des mois de décembre où la vie d’un homme bascule à tout jamais.

« Cinq mois de décembre, par James Kestrel, traduction de Estelle Roudet, Éditions Calmann Lévy /Noir, 432 pages, 22,80 euros.

 

 

Le « Point de rupture » de Kevin Powers

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Kevin Powers est un ancien soldat. Il ne l’oublie jamais. En 2012, il sort son premier roman, « Yellow Birds », remarqué et remarquable. Avec « Point de rupture », il franchit la ligne de sable et s’engage sur la route chaotique du polar tout en gardant le cap de la guerre. Audacieux et maîtrisé. Une réussite.

Le héros est Irakien. Il s’appelle Arman Bajalan. Quand on le découvre, il a 26 ans, bénéficie d’un visa spécial dans le cadre d’une réinstallation aux États-Unis. Il travaille comme agent d’entretien dans un motel de Ocean View, en Virginie. Avant, il était interprète de l’armée américaine à Mossoul, dans la province de Ninive, dans le nord de l’Irak. Depuis qu’il en est parti après avoir échappé à une tentative d’assassinat, il a établi une routine de survie : il se lève un peu avant 5 heures du matin pour aller nager et prendre ensuite son poste au motel. Mais ce jour-là, le bus est en retard. Il craint les remontrances de Monsieur Peters. Elles ne seront rien face à ce qui l’attend. Il est sept heures moins dix à sa montre.

Le corps d’un homme gît, allongé au pied de la dune. « Les talons d’une paire de richelieu enfoncés dans le sable, puis le tissu du pantalon de costume claquant dans la brise intermittente. L’homme avait les mains croisées sur la poitrine, comme s’il attendait impatiemment quelqu’un qui frissonnait dans un froid improbable par un matin d’été à Norfolk ». On se dit tout de suite que Arman Bajalan sera le suspect numéro 1. Un Irakien tôt sur une plage déserte, que faisait-il là ?

La lieutenante Catherine Wheel et son nouveau co-équipier le sergent Lamar Adams délaissent le toxico qui sort de son overdose grâce au Narcan et foncent vers View Beach Park. D’emblée, le légiste est perplexe. « Le gars est dans une condition physique incroyable. Dans la quarantaine et pas plus de dix pour cent de gras. Il porte un costume, le sable autour était pour ainsi dire intact. » Pas de portefeuille, pas de pièce d’identité, pas d’argent mais un aller-retour en autocar Washington-Norfolk au nom de Thomas Brown. À ce stade, les flics n’excluent pas encore totalement l’overdose. Le Fentanyl fait des ravages dans toute l’Amérique, leur bled n’est pas épargné. « Tu crois que c’est lui » entend Arman. Il répond aux questions avec méfiance. Les premières vingt-cinq années de sa vie, il a soigneusement évité la police de son pays. Raconter n’importe quoi pour ne pas avoir à faire aux moukhabarat, les redoutables services de renseignements irakiens. Mais avec les Américains, la vérité est importante. Alors, il lâche : « Putain de hadji ». Voilà ce que les deux autres hommes qu’il a vus marcher et s’éloigner, ont dit alors que lui s’apprêtait à aller se perdre dans les vagues. « Hadji », désigne celui qui a effectué le pèlerinage à la Mecque, en Arabie-Saoudite. Une marque de respect. Mais plus du tout depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre les Tours jumelles à New-York. Le terme totalement dévoyé s’applique désormais à tout musulman que l’on s’imagine se trimballer avec une bombe prête à exploser. Il aura fallu moins de deux chapitres à Kevin Powers pour nous embarquer dans cette enquête où le passé de l’auteur revient en force dans la dynamique du roman. La nationalité du protagoniste principal aura une importance capitale. Kevin Powers se sert de ses souvenirs de soldat pour les faire fonctionner au service d’une intrigue qui commence, classique, par la mort d’un homme. Ce qui le sera moins par la suite, ce seront les objets retrouvés dans la chambre d’hôtel du macchabé : quatre passeports, un paquet de dollars et d’euros, une boîte de cartouches subsoniques Fiocchi de calibre neuf millimètres. « C’était qui ce mec », interroge Catherine, qui sent que pour la première fois en vingt-sept ans de carrière, elle va enfin avoir une affaire digne de ce nom. Si elle savait.

En parallèle, Sally Ewell, une jeune journaliste bien trop portée sur la bouteille pour son âge, assiste à une audience au tribunal du coin qui porte sur les opérations actuelles de Decision Tree (DT), une société militaire privée sous-traitante de l’armée américaine, en Irak et en Afghanistan. Sally bosse au Virginian-Pilot depuis sa sortie de l’université. Elle est persuadée qu’il se passe quelque chose d’intéressant entre Decision Tree et les différentes administrations de la région de Tidewater. Des demandes de dérogation, d’optimisations, d’exemptions d’applications des règlements, des ventes de terrains qui ne font qu’accroître les bénéfices de la société militaire. Et il se trouve justement que cette audience est importante pour Trevor Graves, le président-directeur-général de DT qui attend du Congrès qu’il valide les négociations en cours de DT et du Département d’État et de la Défense. Soit l’équivalent de plus de deux milliards de dollars. La commission s’inquiète : « Est-ce que DT ou ses employés ont été traduits devant la justice américaine par des proches de civils irakiens tués à la suite de leur conduite ? ». « Ses affaires ont été classées sans suite, » rétorque Graves. Kevin Powers porte en lui les effets de la guerre. Dans ce troisième roman, il les ramène à la maison. Les fameux dégâts collatéraux, terme utilisé jusqu’à plus soif pendant la première guerre en Irak afin de justifier les blessés civils. L’auteur porte un regard désabusé sur le monde des politiques où la trahison semble la norme et l’appât du gain plus fort que tout. Gagner de l’argent, toujours plus, quitte à tuer de sang-froid des populations qui ne peuvent imaginer que leur survie dépend d’une bande de crapules qui décident à Washington et opèrent via leur bras-armé de société paramilitaire, sur le terrain sablonneux ou montagneux des zones de guerre.

La poésie qui imprégnait « Yellow Birds » se retrouve dans le personnage de Arman Barjalan. La façon que cet homme a de se distancier des gens et des événements, échaudé par une vie de violence laissée derrière lui. Avec pour seul bagage : l’alerte. Et il a tout de suite compris ce que voulait dire ce cadavre sur la plage. « Ils veulent que je me rappelle. » Oui, qu’il n’oublie jamais que sa femme et son fils sont morts et que leurs quatre assassins ont marché dans leur sang. Chaussés de Merrell. Qui porte cette marque de sneaker en Irak ? « Pas les Irakiens. » Arman les a vus. La guerre l’a rattrapé, elle a couru sur plus de 12 000 kilomètres, au cœur de la plus grande démocratie au monde. Comment a-t-il attiré l’attention sur lui ? Lui qui vit sous le radar depuis qu’il est réfugié aux USA. « Est-ce que quoi que ce soit vous a paru inhabituel, lui demande la lieutenante Wheel, depuis que vous êtes ici ? » « En Amérique ? dit-il.  Tout semble bizarre. Parce que comment expliquer à quel point survivre était étrange ? Comment expliquer la cruauté de ces quelques secondes quotidiennes lorsqu’on fermait les yeux en priant pour que ce ne soit qu’un rêve, avant de finalement devoir accepter la réalité d’un monde sans eux. »

La lieutenante Catherine Wheel a toujours bien fait son métier. Elle n’a pas servi en Irak. Mais elle sert son pays. Elle ne fait pas de grandes phrases, ni de promesses. « Je suis responsable de vous. Et c’est la seule chose au monde qui m’importe. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. » Elle n’a pas besoin. En tant que réfugié, Arman Bajalan sait que les zones de conflit sont mouvantes, qu’elles se déplacent. Et qu’il sera toujours au bord de la rupture.

« Point de rupture » de Kevin Powers, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Stock, La Cosmopolite, 416 pages, 23 euros.

 

« Au Nord de la Frontière » du Mal de R.J. Ellory

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La région des Appalaches aux États-Unis n’en finit pas d’inspirer les écrivains. R.J. Ellory situe son action dans une petite ville de Géorgie où la vie se déroule au ralenti, où les taiseux sont légion. Parler pour ne rien dire n’est pas le genre des gens du cru. Le shérif Victor Landis du comté de l’Union ne fait pas exception. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il se rend sur son porche, c’est un matin lumineux et dégagé, il boit une seconde tasse da café, fume une seconde cigarette et appelle Barbara Wedlock, au bureau : « Mon frère s’est tué dans le comté de Dade, dit-il, je vais aller l’identifier. » Cette dernière lui propose de prendre un peu de champs : « Pourquoi faire, » lui répond, Landis.

Le ton est donné, le rythme aussi. Il sera très lent dans le seizième roman de l’auteur britannique, comme le ralenti d’un film que l’on passe et repasse pour voir ce que l’on a pu louper. Justement, cette mort inattendue de Frank Landis, lui-même également shérif, n’est pas un banal accident de la route. Pas même un délit de fuite.  C’est un meurtre. L’enquête est confiée à l’inspecteur Mike Fredericksen qui le connaissait bien et l’appréciait. Ce dernier n’a qu’un souci : est-ce que Victor en fera une affaire personnelle, susceptible de perturber l’enquête ? « Je n’ai pas l’intention de me mêler de quoique ce soit, inspecteur. »

Pourquoi poserait-il des questions maintenant, alors que cela faisait des années que les deux frères s’ignoraient royalement. Au point de ne même pas savoir que Frank avait été marié puis divorcé, qu’il avait une ex-femme, Eleonor et une fillette, Jennifer (Jenna). Une tranche de vie à cent dix kilomètres à vol d’oiseau dont Victor n’avait pas eu la moindre connaissance. Jenna sera la clé d’une porte cadenassée, d’un cœur figé, la découverte d’un nouveau monde, de nouvelles sensations qui forceront cet homme de 46 ans, seul et anesthésié, à sortir de sa coquille. « Il n’avait jamais pensé qu’il serait père et n’avait jamais envisagé non plus que Frank le soit. La lignée Landis se serait achevée avec eux – toujours éloignés, toujours brouillés. Mais il y avait dorénavant une descendante, et même si le nom ne survivait peut-être pas, la lignée, si. D’une manière ou d’une autre cette simple idée changeait la donne. » 

Frank Landis aura menti à l’inspecteur Fredericksen. Il se décidera à parler plus que nécessaire. Poussé par Eleonor : « Si c’était mon frère, et quoi qu’il se soit passé entre vous, je voudrais savoir pourquoi quelqu’un l’a écrasé avec une voiture et l’a mis dans cet état. Et si je ne voulais pas savoir, je me demanderais sérieusement pourquoi. » La charge est suffisamment violente pour le faire bouger. Il ne peut pas reculer, faire comme si de rien n’était. On demande de lui des réponses, alors il interroge. Obtient peu d’explications. Dans quoi ce frère s’était-il embarqué, était-il même un bon flic ou un ripou ? Les éléments sont curieux, les interlocuteurs troublés et troublants. Landis va passer outre et mener sa propre enquête. Au diable, Fredricksen.

R.J. Ellory nous emmène alors faire un tour de la Géorgie, on passera aussi la frontière du Tennessee. Des personnages plus glauques les uns que les autres, les « white trash » ces petits-blancs déclassés et frappés de plein fouet par la crise des opioïdes, et qui mentent à la police soit parce qu’ils sont coupables, soit parce ce par principe ils ne lui parlent jamais. Landis doit aussi mener de front sa propre enquête. Annoncer à une famille que leur fille est morte. Au cours des sept années qu’il avait passé en tant que shérif, il y avait eu au total, cinq meurtres dans un périmètre relativement restreint. Le légiste dira plus tard que le lieu de la découverte du corps n’était que celui d’un dépôt, la jeune fille avait été tuée ailleurs. On s’interroge, quel rapport avec son frère ?

Peut-être tout. Landis entend alors parler de gens comme Eugene Russel et son petit frangin, Stanley appelé aussi Wasper. Des sales types. La gamine décédée était l’une des leurs, la famille va en faire une affaire personnelle. Encore une. Tout n’est que perso dans ces montagnes aussi grandioses que hostiles. Une autre fille est découverte, ligotée, violée et abandonnée dans les bois. Six mois auparavant. La liste s’allonge. Les adolescentes sont tuées sur place puis déplacées dans un autre comté. Le mode opératoire, en revanche, est identique. Il y a un dingo qui quadrille l’État et se débarrasse des corps un peu partout comme le Petit Poucet jetait des cailloux. Les shérifs des comtés concernent s’unissent avant que le FBI ne vienne foutre le bazar.

Alors, il continue à creuser, le shérif Landis. La Géorgie est pourrie, lui dit-on, le comté de Dade est number one. Pendant dix longues années, son frère en a été le shérif. Que faisait-il sur cette route qui mène au Tennessee voisin ? Ce pipeline de la dope, des armes, des véhicules volées, « une putain de corne d’abondance qui forme un réseau. » Avec Frank au milieu. Homme de loi ou criminel ? Où trouvait-il cette somme d’argent à donner à son ex-femme avec un salaire de flic ? Victor Landis n’a aucune réponse, il ne connaissait plus son frère. Mais il doit aller jusqu’au bout, Jenna veut savoir. Parce que pour elle, il n’y a aucun doute, son papa, son héros, est innocent. Il y a des pistes et rien qui ne les relient. Jusqu’à cette histoire de bénévoles. Les Jeunes républicains de Géorgie (JR), une sorte d’organisme destiné à aller faire voter les jeunes et surtout à faire basculer le vote, en l’occurrence en faveur du GOP (Grand Old Party). Landis qui est un type foncièrement droit, n’a pas l’intention de plier ou de revenir en arrière. Si son frère a quelque chose à voir dans ce qui qui a tout l’air d’être bien sordide, il en tirera les conséquences. Pour lui, son ex-femme et sa nièce. Avec une atmosphère bien poisseuse à la True Detective, « Au Nord de la Frontière » nous montre encore une fois la face noire de l’Amérique où pauvres et riches s’entendent parfois sur le dos de jeunes filles afin d’assouvir leur soif de sexe dévoyé et de fric qui pue.

« Au Nord de la Frontière », de R.J. Ellory, traduit par Fabrice Pointeau, Éditions Sonatine, 496 pages, 23.50 euros.

 

« L’Année de la Sauterelle » de Terry Haynes est celle de tous les dangers

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Disons-le tout net, c’est l’un des gros pavés les plus attendus de ce premier semestre 2024. La reprise de service de l’un de nos agents secrets préférés, répondant au nom de code de Kane. Terry Hayes, auteur du génialissime « Je suis Pilgrim », aura donc mis dix ans avant de faire revivre l’homme de la CIA, roi de l’infiltration en territoires ennemis hermétiques. Le romancier reste au taquet, toujours bien branché actu, Al-Qaïda, la Russie, la Tchétchénie, l’Iran, tous ces ennemis de l’Occident. Mais Terry Hayes s’est aussi intéressé à un autre genre sur près de 700 pages : la dystopie. Résultat, alors qu’on est bien tranquille assis dans notre zone de confort, nous voilà embarqués dans l’Amérique de demain, véritable champ de bataille entre humains et créatures surhumaines qui ont infusé quelque part, en ex-Union-soviétique. Déstabilisant et flippant.

Mais laissons de côté notre ami Kane un petit moment et commençons par le bad guy, Abu Muslim al-Tundra, l’homme des mornes hivers. Après tout, c’est grâce ou à cause de lui que l’auteur a changé son fusil d’épaule et délaissé en partie le thriller d’espionnage pour une science-fiction étonnante. Un gars supposé mort sous le poids d’un largage de deux bombes de deux cent cinquante kilos sur une prétendue planque en Irak. Un gars au CV impeccable selon les normes terroristes en vigueur chez les fidèles de la planète djihad international et sanglant : petit soldat d’Allah passé bourreau puis commandant opérationnel d’Al-Qaïda au pays des deux fleuves, l’Irak, pour enfin devenir l’un des dirigeants de l’armée des Purs, organisme terroriste encore plus sanguinaire si tant est que ce soit possible, de feu Daech. Pas de photo claire du lascar, une quarantaine d’années supposée, le visage toujours dissimulé par un keffieh et de grandes lunettes de soleil. Le Mossad en personne s’était cassé les dents, infichu de deviner qui était ce fantôme. Mais heureusement la NSA a récupéré une image que la CIA s’apprête à montrer à Kane. Et que voit-il, lui le super agent ? Un tatouage dans le dos, avec des caractères en cyrillique. Pas celui de l’impressionnant lion de Zlatan mais entre autre celui d’une sauterelle. Sacré symbole. « Pendant des années, il n’y a rien, commente le directeur de la CIA, Richard Rourke, alias, Falcon, puis c’est l’invasion, on ne peut plus les arrêter, elles détruisent tout sur leur passage. Peut-être est-ce le moment. Leur heure est peut-être venue. » Histoire d’humaniser le personnage, Terry Hayes nous raconte très vite que le pauvre garçon a subi un traumatisme dans son enfance dont visiblement il a du mal à se remettre. Ce serait donc l’acte fondateur, celui d’une injustice, la mort de son père… Mais Hayes habile conteur, corse le portrait en révélant que le bonhomme vient en réalité de Sibérie dans cette bonne vieille Russie.

Ils étaient donc faits pour se rencontrer. Un agent de la CIA de 36 ans, polyglotte, et un ancien colonel de l’armée russe ayant tourné vilaine crapule à la solde de l’un des pires réseaux terroriste islamistes de la planète. Le colonel Roman Kazinsky (patronyme qui rappelle Theodore Kaczynski, alias, Unabomber, citoyen américain et responsable de plusieurs attentats dans son pays) de son vrai nom. Confrontation magistrale, le Bien contre le Mal, deux hommes, soldats hors pair, chacun dans son genre, rompus à tous les combats, à toutes les astuces, d’une intelligence hors norme mais avec un objectif diamétralement opposé. L’un sauve, répare et s’il faut tuer pour ça, il n’hésite pas. L’autre n’a pas pour vocation d’épargner qui que ce soit se mettant entre Allah et lui. Sa mission est essentiellement de dégommer les mécréants. En l’occurrence, Walker, AKA Kane. Qui s’est hasardé un peu trop loin de chez lui en se faisant passer pour un Saoudien parti à la recherche de son frère. Une ficelle un peu grosse que le djihadiste ne laisse pas passer. Les lascars de son genre ont un faible pour les cages. Comme ses prédécesseurs de chez Daech. Eux avaient mis le feu à un pilote jordanien. Al-Tundra préfère la noyade. Aussi quand il il met la main sur l’agent Kane, il le fait boucler avec Laleh, une jeune Afghane embarquée dans cette histoire d’espions qui la dépasse dans cette prison flottante, située dans le Golfe à quarante kilomètres du port iranien de Bandar Lengueh. Et regarde longuement les deux prisonniers s’enfoncer dans l’eau. Comme pour s’assurer de leur mort. Méfiant al-Tundra, le mot est faible.

Mais il n’a pas tort. Le duo survit. Et Kane devient alors l’homme qui a vu l’homme. Inestimable. Il peut dire aux pontes de la CIA qu’il connaît son véritable patronyme, son visage et même les autres tatouages de son dos. Comme les trois étoiles et les deux bandes rouges de colonel. Il déchiffre aussi ce qui est écrit : la 3e brigade des Spetsnaz, un groupe des forces spéciales qui s’était illustré par sa brutalité. Chaque bataille tatouée sur le dos, comme celle d’Alep, meurtrière où une boîte en carton trouvée dans une vieille cuisine de la citadelle prit une certaine importance. La CIA est sur les charbons ardents, elle veut ce Kazinsky, elle possède l’agent pour cette mission. Suffit d’établir un plan. Qui va mal tourner en ce sens que le djihadiste va échapper aux Américains. Pas faute pourtant d’avoir mis le paquet et fait sortir du bois les meilleurs conducteurs de drone mais le terroriste est comme les chats, il a plusieurs vies. On est en Iran, au Pakistan et en Afghanistan, Terry Hayes a bien potassé son sujet, il sait de quoi il parle.

En attendant, Muslim al-Tundra a disparu des radars. La CIA a des moyens et des agents compétents. Ils comprennent que le terroriste a réussi à monter à bord d’un bateau, le Legend, qui navigue vers le port russe de Makhatchkala. Une escale imprévue à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan rebat les cartes. Heureusement que Kane a autant de muscles que de cervelle. Bakou est située à deux mille kilomètres de Moscou et cinq mille de la Sibérie. Il se souvient de l’enfance du colonel et devine. Qu’il se rend vers « le cœur des ténèbres », Grozny la capitale de Tchétchénie. Une ville islamique que Kane a bien connu par le passé. Les satellites de la NSA s’activent et l’équipe de Langley découvre une ZATO, une zone interdite proche de Grozny, une zone où il faut montrer patte blanche avant d’être autorisé à y pénétrer. Il existe quarante ZATO sur le territoire russe mais cette agglomération a connu des jours de gloire. Elle a accueilli Baïkonour, le cosmodrome, d’où partit le cosmonaute Youri Gagarine, le premier homme à avoir quitté l’atmosphère terrestre. La course à l’espace, celle qui fit rêver le monde entier et des millions d’enfants. Tout ça, c’est fini, désormais l’endroit va devenir synonyme du pire des cauchemars pour les Occidentaux. « Le mal s’accroche à certains lieux ». On peut compter sur al-Tundra pour le leur rappeler. Il va se transformer en Hulk puissance mille et avec lui une armada de cinglés prêts à tout.

Un petit tour en sous-marin invisible, un renvoi puis un rappel vers la CIA, Kane vit multiples aventures sans pouvoir mettre la main sur l’ennemi numéro 1. Et c’est là où le roman fleuve de Hayes prend une tournure à la Stephen King. Vingt-quatre ans plus tard, l’Apocalypse a frappé. La 42e s’appelle désormais l’allée des snipers (en référence à Sniper Alley de Sarajevo), les résistants ont trouvé refuge au centre de Manhattan dans les tunnels, à l’abri des drones de l’ennemi. Le final entre les deux hommes approche. Ce sera le dernier feu d’artifice. Avec Terry Hayes, on a retrouvé quelques grandes figures du djihadisme internationale mais le romancier, scénariste, a eu la bonne idée d’élargir le champ d’action des méchants. Il les a secoués comme un bon vieux shaker, incluant dans le grand jeu un salopard de Russe plus assassin que dévot. « L’Année de la sauterelle » est un roman d’espionnage où les goodies ultra-tendus et habituels du genre, axe du mal, islamistes déchaînés, se sont mêlés à de nouvelles donnes géopolitiques, avec une Chine contrôlant toutes les réserves de terres rares de la planète. On patauge dans une guerre finale où le monde a accouché de créatures surdimensionnées face à une bande de résistantes et résistantes dont l’héroïsme anticipe peut-être celui de demain lorsque notre vie d’aujourd’hui aura basculé dans une folie sans retour. Et que les sauterelles auront tout envahi.

« L’Année de la Sauterelle » de Terry Hayes, traduit par Sophie Bastide -Foltz, Éditions JC Lattès, 400 pages, 22.90 euros. 

 

 

 

 

 

 

La « Colère » d’Árpad Soltész : la démocratie, nouvel eldorado criminel

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Pas question que les choses s’arrangent avec Arpád Soltész. L’auteur né Tchécoslovaque mais désormais Slovaque, ne change pas de braquet. Il continue à dénoncer la corruption et les magouilles dans une Slovaquie des années 1990. Portait au vitriol d’une police et d’un Service de renseignements gangrénés jusqu’à l’os et où les héros ont bien du mal à émerger. Avec « Colère », on comprend que l’auteur ne lâche pas l’affaire : mettre la tête des ripoux sur le billot.

On retrouve le lieutenant Mikulas Miko (Miki) de la police criminelle et on découvre son nouveau partenaire le lieutenant Molnar (Moly), jeune policier idéaliste bien décidé à vider la ville de tous ses criminels. Miki est moins acharné que par le passé, de l’eau a coulé sous les ponts, il a mûri, s’est calmé et a compris comment marche la nouvelle machine étatique en démocratie. Il n’empêche. La mort soudaine de Moly dans un accident de voiture le remet en selle. « Même avec trois grammes dans le sang, il ne comprend pas comment on peut avoir un accident. Il en collera deux à Moly. » Mais quand il arrive sur zone et qu’on lui annonce que son pote est mort, il voit rouge et la colère le consume. Dans un premier temps.

N’allez pas croire que tout va être simple. Le romancier aime les chemins de traverse. Les galeries de portraits. On s’y perd un peu parfois. Mais l’Arpad touch est bien là, toujours aussi incisive et trash. Pas de compromis possible avec le politically correct, Arpád Soltész dépeint des criminels, la lie de l’humanité, n’attendez pas de lui qu’il en parle avec une retenue British, pas sa cup of Tea. Ça baise, ça taille des pipes, les lieux sont pourris, les fringues ne valent guère mieux, et ça picole un maximum. Pendant, avant, après le service, il n’y a pas de temps mort pour les braves, il faut étancher la soif et la fureur. « Il n’y a pas eu d’autopsie. Ils l’ont habillé, lavé et fourré au frigo. Tout le procès-verbal est complètement inventé. » Voilà ce que dit le légiste de la morgue. Miki n’est pas surpris, il sait que ce système judiciaire fait tout pour protéger les assassins. En tout cas, les siens.

Miki a donc besoin de décompresser avant de perdre la raison et de faire des conneries. Il se rend au Shield, une salle de sport des bas-fonds. Il est le seul flic toléré. Ce soir-là, il veut se bastonner, il les veut tous ces criminels endurcis. On lui attribue le géant Nounours. Et Nounours, il aime pas les flics mais Miki a la rage. Il rosse le gorille le plus redouté de Bandi Farkas, le boss d’un gang local à Kosice (région natale de l’auteur, située aux confins extrême-orientaux du pays, près de l’Ukraine), il le détruit : « Les sports de combat et son travail ont ceci en commun : celui qui y prend seulement part sans l’emporter se fait descendre. » Miki porte l’insigne mais se bat comme un voyou. Pire. La violence transpire à chaque mot, chaque chapitre, l’écrivain ne décrit pas une jolie banlieue américaine, il n’est pas là pour nous parler d’un petit pays de l’ex-Union-soviétique auréolé d’une démocratie pure et dure et qui aurait éliminé les scories du passé comme on balaie la poussière devant de sa porte. La Slovaquie a fait du neuf avec l’ancien. 

Résultat, elle possède les acquis et gère aussi désormais les nouveaux acteurs d’une criminalité en plein essor. D’autant que l’horizon géographique s’est élargi. Albanie, Ukraine, Bosnie, n’en jetez plus, les frontières ont quasi disparu et les autoroutes filent sous un ciel gris-bleu vers des milliards d’euros. Avec des criminels qui savent désormais compter en bon capitaliste. Si la dope, la traite des femmes ou mieux encore aujourd’hui, la traite des migrants, restent des valeurs sûres dans le business du crime, les plus malins ont pris des cours et assimilé quelques règles fondamentales de l’ultra-libéralisme destinées à passer sous le radar des autorités du fisc. Miki n’est pas un flic borné, têtu oui, mais pas buté, il comprend qu’il a intérêt à ne pas foncer comme un taureau devant un chiffon rouge. Dans un deuxième temps.

Un autre homme est rongé par le virus de la morale, le journaliste Pali (diminutif de Pavol) Shlesinger.  Personnage emblématique et double de l’auteur que l’on rencontre dans son premier roman « Il était une fois dans l’Est », paru en 2019 et toujours chez Agullo/Noir. Il va recroiser le chemin de Miki. Après tout, ce n’est pas une mégapole. Il lui en arrive toujours de belle au gaillard, tabassage en règle par les flics ou les bandits, il demeure le poil à gratter de tous les puissants de la ville. Rien, jamais ne semble le décourager. Que Miki veuille faire alliance est plus troublant. Ce que Pali ne sait pas, c’est que cette fois, Miki a décidé de prendre son temps. Le SIS, Service de renseignements slovaque est dans la boucle. Sa tête est mise à prix, « l’Ingénieur », un redoutable et mystérieux sicario, est sur son dos. Miki va venger Moly en se servant autant de sa tête que de ses muscles avec pour objectif final :  éliminer un à un tous les gars impliqués. « Colère » est le troisième roman d’Árped Soltész. Intense, viril et sans compromis. Avec un zest de sagesse à la Sun Tzu pour mieux terrasser ses ennemis. Du grand art.

« Colère » d’Árpad Soltész, traduit par Barbara Faure, Éditions Agullo/Noir, 464 pages, 22.50 euros.

 

 

 

 

« Mirror Bay » de Catriona Ward ou les dangers de l’écriture

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Il est bien question de serial-killer dans le dernier roman de Catriona Ward. Mais cela serait presque anecdotique pour la romancière américaine. L’atmosphère compte davantage. Nous sommes en 1989, la chute du Mur de Berlin résonne au loin pour ces vacanciers en bord de mer, sur les côtes du Maine. Ce qu’ils perçoivent à travers la brume, ce sont des rumeurs comme celle d’une mystérieuse noyée ou encore cette ombre qui serait un homme. Un « Rôdeur » qui s’introduit dans la nuit dans les villas d’été de Whistler Bay pour prendre en photo des enfants dans leur sommeil. Sentir et ressentir, les sensations préférées de Catriona Ward. Effrayer le lecteur par petite touche, suffisamment pour qu’il ne se détourne pas et l’emmener toujours plus profonds dans les méandres d’une imagination torturée et frissonnante. L’horreur se décline avec délicatesse à « Mirror Bay ».

Ce sont trois mousquetaires, Nat, Harper et Wilder. Ce n’est pas rien pour Wilder Harlow, un ado maigrichon qui d’ordinaire a du mal à se faire des amis. Le premier chapitre lui est consacré. Sous forme d’extraits de mémoire, nous apprenons ainsi que Wilder a raconté sa vie dans un livre non publié. Catriona Ward n’a pas l’intention de nous faciliter la vie. Il va falloir suivre avec attention.

Les débuts de cet écrivain en herbe. Qui nous présente ses nouveaux amis. Harper est en vacances comme lui, « elle semble sortir tout droit d’un film. Elle a de la classe », et Nathaniel Pelletier (Nat) est un petit gars du cru. « Le genre de mec qui n’a aucun problème avec les nanas. » Leur première rencontre est rugueuse. D’emblée, les deux jeunes hommes se battent pour la belle. Un œil au beurre noir pour Wilder. Leur amitié est scellée. La plage, la mer et l’alcool. Les premiers émois amoureux. Et le mystère. Nat leur montre une grotte. C’est là qu’une femme se serait noyée. « On l’appelle Rebecca, explique-t-il, mais qui sait s’il s’agit de son vrai nom ? «  On joue à se faire peur. Wilder est la proie parfaite. Ses nouveaux amis lui font une blague. La marée monte vite et réduit l’entrée de la grotte à un petit croissant de lumière. Wilder manque de se noyer. Il s’en est fallu de peu. Ils jurent de ne plus y retourner. Ils se mentent.

L’histoire du « Rôdeur » les occupe tout l’été. L’imagination est grande à cet âge. Et puis tout devient plus sérieux. Sur la route, non loin de chez lui, Wilder trouve un Polaroïd qui montre un enfant endormi. Il est tout excité, son père l’emmène au poste de police, il fait une déposition et tout s’emballe. D’un seul coup, Wilder en a assez de ces histoires d’adulte, la réalité n’a plus rien de séduisant, l’inspectrice Harden a trouvé un couteau. Il prend peur, réclame les bras de sa mère. Sans honte et en vain. Le temps de l’innocence touche à sa fin. L’été suivant, le trio navigue de nouveau vers la grotte, Nat s’est blessé, un couteau dans la main. Une lame, encore. L’inspectrice reconnaît l’arme qui figure sur le Polaroïd. Les Pelletier, père et fils, intéressent désormais la justice. « Finalement, le véritable danger pour les nageurs ne venait pas des courants. »

Catriona Ward entame alors la deuxième partie de son roman. Wilder a été admis à l’université de Pennsylvanie où le seul littoral est un minuscule bout du lac Érié. Il trouve ça rassurant. Il est sorti, traumatisé de cet été. Son identité a été révélée par la presse, huit femmes sont mortes et la neuvième est toujours manquante. Wilder écrit la liste de noms noir sur blanc sur un cahier. « Le seul moyen que j’ai trouvé pour empêcher le rêve de m’engloutir. » Mais il ne rêve jamais de Nat. Il change de coloc ou plutôt un autre s’impose. Il s’appelle Sky. Lui aussi se pique d’écriture. Quelques nouvelles mais ce qu’il veut par-dessus tout, c’est écrire un roman. « Écrire, ça permet de purifier les choses, dit-il, ce monde est trop dur, on a besoin de quelque chose de meilleur. Comme les livres. » Il tombe sur le manuscrit de Wilder. Il se l’accapare. De façon unique et tragique. Il force Wilder à revenir sur ces événements bouleversants, ces femmes mortes noyées au fond d’une grotte, à enquêter. Sky a besoin de matériel pour ce livre qu’il peine à accoucher. Le manuscrit de Wilder lui servira de tremplin.

La romancière entame la troisième partie de son ouvrage, un roman dans le roman. La vérité brûle les yeux, qu’est-ce qui est vrai et ne l’est pas ? Catriona Ward s’interroge sur le processus d’écriture, la panne, la feuille blanche. « Ça ne fonctionne pas, explique Wilder qui est revenu à Whistler Bay trente ans plus tard, pour tuer Sky. Pourtant, tout est là, scintillant dans mon esprit comme un vitrail illuminé. Alors pourquoi est-ce que je n’arrive pas à écrire ? » Les personnages se battent pour vivre, mourir, revenir, pour exister. Catriona Ward ne fait pas que raconter une histoire, des histoires. Elle plante le clou, sans chichi, entraîne le lecteur dans un vague de mots, de phrases pour la beauté de l’exercice, tout en utilisant les codes de la frayeur. On est ébranlé. Et si l’écriture n’était pas la plus grande source de danger ?

« Mirror Bay » de Catriona Ward, traduit par Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.

« Les doigts coupés » de Hannelore Cayre : « La ligne, c’est l’homme, la femme, c’est le cercle »

Hannelore Cayre est une guerrière qui vient d’écrire sur une autre guerrière. « Les doigts coupés », roman noir préhistorique, l’auteure insiste, – pas de conte ou de tribune féministe -, sort dans un moment de tragédie personnelle. Quel regard portera -t-elle plus tard sur cette période sombre, lorsque l’intime encore une fois chahuté, aura cicatrisé, quand il sera retourné se dissimuler dans les interstices d’une douleur si violente que seul un affrontement sans concession avec soi et l’autre pouvait en atténuer les effets. Aujourd’hui, la vie a succédé à la mort d’un être proche. Hannelore Cayre qui vient de dire adieu à une longue vie d’avocate pénaliste, publie un livre et sa fille, la photographe Louise Carrasco, attend un enfant. L’avenir se dessine plus doux, plus clément. Il tient les forces de l’obscur à distance. Pour l’instant.

Un rideau de pluie. Une petite ville de province qui accueille un grand festival, celui des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. « C’était atroce, j’avais une montagne de manuscrits à lire, il faisait un temps de chien, » raconte la créatrice de la « La Daronne » en 2017, avec une franchise décapante, véritable marque de fabrique d’une femme grande (1.80) qui, quand on l’observe attentivement, nous fait un peu penser, à ce moment-là, à Françoise Dorleac (sœur de Catherine Deneuve) par sa vitalité restée intacte et une désinvolture narquoise propre aux gens qui se méfient des épreuves enrobées d’un papier cadeau. Alors, en ce jour pluvieux et de confinement, Hannelore, un patronyme qui vient du côté de sa mère autrichienne, tente d’échapper à cette ambiance morose en se plongeant dans la lecture des romans qu’elle doit lire en tant que juré, mais qui se perdent dans les méandres de la grande Histoire. Ce qui provoque chez elle un instant d’agacement et une remise à plat de Dominique Manotti sur la définition d’un roman noir, et que reprend volontiers Hannelore Cayre. « En quoi, les forces sociales rendent un crime possible, en quoi la société rend l’homme criminel. Voilà ce qu’est un roman noir. Mon livre n’a rien à voir avec un plaidoyer féministe. J’ai raconté des faits, la vérité de cette époque injuste pour les femmes. »

Un débat sur l’archéologie et le handicap va parachever la genèse d’une histoire qu’elle n’a pas encore imaginée. « Ce fut la révélation, s’exclame-t-elle. La préhistoire ne m’avait jusque-là jamais passionné. Mais j’ai eu devant moi une conférencière qui expliquait que la bonne santé d’une société se mesure aux soins que cette même société apporte aux handicapés. Elle avait pour postulat de départ la théorie de Margaret Mead, une anthropologue qui a révolutionné la discipline, et qui disait « l’homme, c’est la sollicitude, l’intervention du collectif pour aider. » Elle a parlé d’une main artificielle élaborée au Moyen Âge. J’ai trouvé ça génial, je tenais un sujet. » Caisse de résonnance évidente pour cette écrivaine qui à l’âge de 26 ans perd une partie de sa mobilité dans un très grave accident de voiture. Elle en a gardé une petite claudication et un handicap à la main. De fil en aiguille, elle approfondit ses recherches et s’intéresse plus précisément aux chasseurs-collecteurs et la répartition du travail entre les sexes qui est abominable. Le livre prend forme. Mais il ne portera pas sur une faiblesse mais sur une force toute féminine, qu’elle appelle Oli. « Une héroïne qui va sortir du cercle. »

L’héroïne. Sa famille compte dix membres. Elle-même a un frère jumeau, Daïno. Lui peut tout, elle presque rien. Elle n’a pas encore pris la mesure de sa condition de fille. Une gifle l’éveille au sentiment d’injustice. Et surtout marque le début des hostilités entre elle et « Oncle-aîné », le chef de la tribu. Elle aurait dû comprendre. Il lui avait déjà coupé les deux doigts de la main gauche parce qu’elle l’avait défié en allant chasser alors que c’est strictement interdit aux filles et femmes depuis des temps immémoriaux. « J’en ai marre d’avoir tout le temps faim alors que je suis aussi forte et grande que Daïno, sauf que lui il mange tout ce qu’il veut alors qu’il est demeuré ! » La révolte gronde. « Oli est l’élément disruptif, elle s’attaque à l’Ordre incarné par Oncle-aîné, souligne Hannelore Cayre. D’ailleurs, il le lui rappelle : « La ligne c’est l’homme. La femme, c’est le cercle. » Oli apporte le chaos, d’ailleurs pas que dans sa famille, mais partout où elle passe. »

L’écrivaine a fait des tonnes de recherche, étudié toutes les grottes de l’Hexagone avant de se lancer dans l’aventure de ce roman. Qu’elle construit autour de deux temporalités. Partir de maintenant pour revenir à l’avant. Ainsi met-elle en scène Adrienne Célarier, universitaire paléontologue, qui entend bien accéder à la gloire avec la découverte de la grotte de Winiarczyk, à Savignac-de-Miremont, en Dordogne, lorsqu’elle présente son film à une nuée de spécialistes et de journalistes. Que vont-ils découvrir, à quoi vont-ils assister ? Á l’une des plus importantes découvertes archéologiques d’Europe occidentale : deux squelettes dont celui d’une femme avec 150 pochoirs de mains mutilées. Et ce qui abrite cette grotte, désormais concurrente de celle de Chauvet, la chapelle Sixtine de la préhistoire, c’est sans doute la première scène de crime de l’Histoire. « J’ai vraiment enquêté pour trouver la trame narrative, la différence entre les chasseurs et les collecteurs de l’ère glaciaire, je n’avais pas de plan défini à l’avance, j’ai même du temps à l’écrire, mais j’avais une question évidente en tête : à quel moment l’humanité a -t-elle déraillé ? »

Au moment d’une prise de conscience. Celle de la place de la femme dans l’ordre préétabli, 35 000 ans avant notre ère. Ces dernières sont au bas de l’échelle. Déjà. « L’évolution de l’Homme a été coûteuse pour la femme, poursuit la romancière. Les hommes se sont octroyés les plus gros morceaux de nourriture et les femmes en ont été privées pour qu’eux puissent survivre. Ils ont aussi bénéficié de tous les moments de plaisir, elles étaient cantonnées aux tâches le plus ardues en plus d’enfanter. » Ce que comprend confusément Oli et qu’elle combat avec de plus en plus de force. On assite à la transformation, à l’éveil intellectuel de la jeune femme qui, en osant braver les interdits, en osant s’éloigner du groupe pour aller à la rencontre d’autres tribus, constate qu’ « Oncle-aîné » est un fieffé menteur et que ses mensonges n’ont servi qu’à une chose : garder le pouvoir. « C’était vital pour moi, je voulais pousser les gens à la réflexion, je voulais qu’ils se disent, au fond, la conscience c’est quoi. Lorsque Oli se regarde dans le reflet de l’eau, et qu’elle se demande, les gens me voient-ils comme ça et moi je suis où en réalité. Imaginez la lente prise de conscience de cette jeune femme dans une humanité qu’elle discerne à peine. »

Prenons la reproduction. Oli tire quelques conclusions. Le jus blanc que transmet l’homme à la femme dans l’accouplement, voilà ce qui fait les bébés. La preuve : Les « Étrangers », les Blancs que Oli a croisé sur sa route de la découverte du monde, l’un d’entre eux s’est accouplé avec sa petite sœur Rava et « neuf lunes plus tard, à la fin du printemps, le bébé est né ». Et ce n’est pas tout pour Oli qui insiste dans sa démonstration :  » L’Étranger a versé son liquide blanc avec son sexe dans ton trou et voilà et voilà ce que ton ventre a fabriqué : un enfant aux couleurs mélangées. » La chasse réservée aux hommes ? Oli trouve la parade. Grâce à l’une de ses sœurs qui lui offre l’arme fatale : le propulseur. Fabriqué à partir d’un os de renne, il serait peut-être, selon la paléontologue Adrienne Célarier, l’arme à qui l’on doit le premier ravage humain de la biodiversité. La romancière n’est pas sans humour, elle garde à l’oral et à l’écrit une distance teintée d’humour pour nous faire avaler en réalité des vérités difficiles à dire, mais qu’elle ne s’épargne pas de partager.

Tandis qu’au fil du roman, Oli et son destin s’accomplissent, l’humanité prend forme. Les Sapiens rencontrent les Néandertaliens, les uns se  transforment, les autres disparaissent. Parcours initiatique d’une jeune fille qui se regarde dans l’eau de mer, qui grâce à un moment de rébellion, creuse sans le savoir une nouvelle destinée à la portée universelle. Désormais, la vie se déclinera sans homme adulte et au printemps, Oli se rendra à la grotte aux femmes-ancêtres raconter sa nouvelle vie. « Cette femme est venue du fond des âges nous dire quelque chose, conclut Adrienne Célarier. Á chacun d’entendre quoi… » « Il faudrait être aveugle aujourd’hui, ajoute Hannelore Cayre, pour ne pas voir que, dans ce monde où pour la première fois le numérique permet à des gens d’un bidonville de Bombay de savoir ce qui se passe dans les milieux les plus favorisés, l’avenir de l’humanité est en suspend et que quelque chose va péter. » La mutilation des femmes n’aura-t-elle servi à rien?

« Les doigts coupés » par Hannelore Cayre, Éditions Métailié, 192 pages, 18 euros.

 

 

Le « Buffalo Blues » de Keith McCafferty

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On retrouve les personnages clés du romancier américain. La shérif Hyalite Martha Ettinger et son adjoint Harold Little Feather ainsi que le peintre pêcheur et enquêteur occasionnel, Sean Stranahan. On est toujours dans la vallée de Madison au Montana. Et cette fois, ce sont les bisons qui vont se disputer la première place de cette nouvelle intrigue de l’écrivain.

Le bison n’est pas une mince affaire dans cette partie de l’Amérique. Sans doute même un sujet radioactif. « Ces animaux sont des pions pris dans une controverse qui dépasse la régulation de la faune sauvage. Il s’agit en réalité d’une guerre culturelle qui implique tout le monde… Le gouvernement lui-même se trouve pris entre l’enclume et le marteau, avec d’un côté le secteur économique de l’élevage et de l’autre l’affection du public pour la grosse bébête, cette icône de l’Ouest qui, il y a seulement un siècle était en voie de disparition. » Alors, que s’est-il passé pour qu’un troupeau de bisons se jettent dans le vide près des Palisades Cliffs. Harold qui a découvert les bêtes agonisantes appartient à la tribu des Blackfeet, des chasseurs. Pendant des milliers d’années, ses ancêtres les ont acculé aux sommets de falaises pareilles à celles qui se dressent devant lui. On appelait ce piège le pishkum, une bouilloire de sang, ou encore un buffalo jump. Mais cela se passait avant que l’homme blanc ne débarque. Cela relevait de la tradition. Pas du carnage d’un animal désormais protégé.

Ils sont onze à avoir sauté et cinq à avoir disparu ? La première personne qui aurait pu répondre à cette question gît parmi les bisons, une flèche fichée dans la jambe. Plus tard, on découvrira qu’il est accroché à ses intestins. La deuxième personne s’appelle Theodore Thackeray, le genre de « type qui appartient à cette époque révolue où les hommes survivaient dans l’Ouest à l’aide de lames aiguisées, de scies à bûches et de fusils à bisons. » C’est un enragé qui a été rétrogradé l’année précédente. Chargé de mission auprès de Fish, Wildlfe and Park afin d’élaborer un plan de gestion du bison, il est devenu simple statisticien et autorisé à rester sur zone. On imagine facilement pourquoi il a pu déplaire. Prenez ses commentaires sur la brucellose, une maladie que porterait les bisons et qui ferait avorter les vaches. « Combien de bisons ont transmis ce truc sur le territoire du Montana ? Zéro. Nous faisons la guerre aux bisons pour une maladie qu’ils ne transmettent pas. Impossible d’un point de vue biologique. » Pas le genre de commentaires que les autorités locales veulent voir se propager pour des raisons bassement politiciennes et économiques. Une information à ce stade pas très importante mais qui le deviendra lorsque Harold se mettre en tête de sauver et de planquer un bisonneau et que le grand méchant du coin, Francis Lucien Drake, s’acharnera à récupérer. Mais pour l’heure, Thackeray refuse d’aider Harold dans son enquête.

Qu’importe. Sean Stranahan entre dans la danse. De manière fortuite. Ida Evening Star qui joue les sirènes dans l’aquarium d’un bar du coin l’embauche pour retrouver un client aperçu dans la semaine et qu’elle a bien connu par le passé. John Running Boy, 26 ans aujourd’hui et cent pour cent Blackfeet. Sean accepte. Il en pince un peu pour la jeune dame. Comme Martha n’a pas donné suite à leur petite idylle… Parce qu’il s’en passe des choses dans le roman de McCafferty côté cœur. Avec la shérif Ettinger en bourreau des sentiments. Le puzzle se met en place. Á la mode locale, avec un poil de nonchalance dans le fond et la forme. L’auteur s’est fait connaître pour son amour de la pêche à la mouche. Pas question d’y renoncer. D’autant que les talents de Sean Stranaham en tant que guide de pêche à la truite vont se télescoper avec son autre qualité, celle d’enquêteur. Il se trouve qu’il va jouer au « capitaine » pour deux faux jumeaux qui se présentent ainsi : « Brady et Levi, les frères Fedora ». D’emblée, Sean convient qu’il ne sait pas quoi penser d’eux. Côté pêche, ce n’est pas ça. Ce qui a l’air de vraiment les intéresser, c’est cette histoire de bisons. Puis très vite, ils lui déplaisent d’autant que Sean se demande s’ils sont liés à American Bison Crusade, un mouvement de doux dingues hippies qui militent pour la protection de ces icônes de l’Ouest. Et qui à ce stade de l’enquête figure sur la liste de suspects potentiels dans cette figure de style meurtrière du buffalo jump. Martha se fend d’ailleurs d’un petit récapitulatif : « Deux indiens et deux Blancs (deux frères) ont visité le site historique d’un buffalo jump à l’intérieur de la réserve des Blackfeet. Une semaine plus tard, un groupe de quatre types ayant le même profil sont aperçus dans un magasin de West Yellowstone. Ensuite, on a la reconstitution d’un buffalo jump ici même dans la vallée de Madison avec pour résultat, onze bisons morts plus un Indien tué par flèche. » Elle glisse au passage que la sirène n’est pas lavée de tout soupçon. Ce que Sean se garde bien de commenter.

Entre deux parties de pêches, l’enquête avance, encore une histoire de Blancs détraquées, d’Indiens accusés à tort, et de militants énervés pour ne pas dire illuminés. Il fut un temps où la chasse au bison était le passe-temps hype des hommes bien nés de la côte Est. Aujourd’hui, l’animal reste au cœur des tentations. Et Keith McCafferty en a tiré un de ses romans dont il a le secret. Aussi tranquille que la truite qui coule au milieu de la rivière.

« Buffalo Blues » de Keith McCafferty, traduit par Marc Boulet, Éditions Gallmeister, 496 pages, 23.90 euros.

 

 

 

 

 

 » Les Ombres de Bombay » planent sur le tandem Whyndham/Banerjee

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Par la magie de l’auteur écossais, Abir Mukherjee, le couple de détectives improbables Sam Windham et Satyendra Banerjee qui d’ordinaire officient à Calcutta, se déplacent à Bombay afin de résoudre l’énigme du cinquième titre d’une série au succès de plus en plus retentissant. Une fois encore, les grands bouleversements historiques qui ont conduit à l’indépendance de l’Inde de 1919 à 1947 depuis « L’Attaque de Calcutta-Darjeeling », se mêlent à la vie des personnages. Et cette fois, l’amitié entre les deux hommes va être sérieusement mise à mal.

Le communautarisme. En voilà un sujet qui fait couler de l’encre. Voire du sang, comme le craignent les autorités coloniales britanniques, lorsque Prashant Mukherje qui est hindou, est assassiné et que le tueur pourrait bien être musulman. Des élections municipales vont bientôt avoir lieu et Calcutta est une poudrière. En tout cas, Banerjee ne raisonne pas autrement et commet l’irréparable : il détruit toutes les preuves qui tendraient à faire croire au meurtre religieux afin d’éviter justement un embrasement des communautés. Le malheureux ! Quelle idée saugrenue, le voilà poursuivi par toutes les polices de la ville. Le seul qui pourrait expliquer tout ce bazar est à l’hôpital et dans le coma. Lord Taggart est tombé dans une embuscade, il y a eu une explosion et il est grièvement blessé. S’il n’a aucun mal à convaincre son ami Sam de son innocence, Banerjee doit néanmoins en apporter la preuve. Un homme est dans le viseur, il s’appelle Farid Gulmohamed. Politicien musulman de Bombay, il est à la tête d’u parti politique mahométan qui se fait remarquer en ce moment : l’Union de l’Islam. Lord Taggart avait justement demandé à Banerjee de se renseigner sur ce gaillard, dans la plus grande discrétion et surtout sans le dire à son ami Sam. Une grande première dans leur relation. Mais n’est-il pas grotesque d’imaginer que le bonhomme ait traversé tout le pays pour venir à Calcutta tuer l’un de ses semblables au titre qu’il serait hindou.

Le pauvre Banerjee n’a eu le temps de rien. Entre l’attentat terroriste contre son supérieur, sa propre arrestation et sa tentative réussie de prendre la fuite, il lui faut désormais trouver le tueur dans une ville qu’il ne connaît pas bien, la tentaculaire Bombay. Tout ça est mené tambour battant par l’auteur qui n’aime pas que les choses traînent. Les rebondissements, les trahisons, les jolies femmes et les hommes véreux. Le tout toujours agrémenté de leçon d’histoire de cette période d’occupation britannique et d’éveil politique du géant indien. Abir Mukherjee ne se prive pas d’égratigner parfois le grand homme en personne : le Mahatma Gandhi. « Après un an de grève généralisée et de sacrifice suprême de la part de ses partisans, écrit-il, le Mahatma, dans un nuage de fumée sacrée, avait tout laissé tomber pour disparaître dans son ashram et nourrir ses chèvres… » Suite à cette retraite mystique, et sans son leader, l’unité du parti avait volé en éclats et le mouvement indépendantiste s’était effondré. « La décision d’organiser des élections municipales (ne nous emballons pas) n’aidait pas… la presse a affirmé que le Congrès était le parti des Hindous, et les musulmans se sont mis à le quitter en masse. Après quoi, des émeutes religieuses ont éclaté aux quatre coins du pays. De notre côté, nous avons appelé cela le communautarisme, façon poli et aimable de désigner ce qui en fin de compte était une boucherie généralisée d’êtres humains croyant en un dieu différent. »

La grande force de cet écrivain, né dans une famille d’immigrés indiens et d’avoir grandi dans l’ouest de l’Écosse, est bel et bien de recontextualiser l’époque bouillonnante de ces années 20/30 et de mettre en exergue des personnages dont le cheminement intérieur et intime se confond dans le paysage aride et collé -monté d’une occupation britannique sûre de son bon droit. Nous sommes dans ce cinquième volume « Les Ombres de Bombay », en 1923. La durée de vie moyenne d’une passion dure environ trois ans. Non que ces deux hommes aient développé autre chose qu’une solide amitié, mais une plus profonde connaissance de l’un et de l’autre et une situation politique exigeante, ont fissuré ce petit miracle que ce duo de policiers avait réussi à accomplir : à savoir s’apprécier par delà les différences et avoir surmonter cette situation impossible d’occupant, occupé. L’acte fondateur d’un début de changement chez Banerjee se trouve peut-être dans ce moment en suspens, lorsqu’en tentant de s’évader, il met en joue son grand ami et collègue. « Vous n’allez pas me tirer dessus, Sayten, lui demande Sam. Non, bien sûr mais quelque chose se détraque. Une ligne de faille amicale qui se superpose à l’historique, de plus en plus béante. On pourrait appeler cela, une prise de conscience.

Banerjee réalise que ces Anglais pour qui il a pris fait et cause depuis qu’il est entré dans la police, creusant chaque jour un peu plus un fossé entre son père et lui, ne méritent plus sa confiance aveugle. « Les autorités pour lesquelles je travaillais et que j’avais servies au péril de ma vie depuis plus de cinq ans étaient celles qui allaient à présent me juger pour des crimes que leurs propres agents avaient commis ». Lente déconvenue survenue par hasard et que le policier indien a tenté de régler avec panache jusqu’au bout. Mais les dernières péripéties, les accusations mensongères portées contre lui ont eu raison de sa loyauté, voire de sa fidélité. « En partie, grâce à Sayten, une sanglante guerre civile avait été évitée, se dit Sam. Il aurait dû être célébré pour cela. Au lieu de quoi, il avait été contraint à l’exil. » Amitié bousculée, embryon de trahison réciproque, embarras, les deux hommes qui ont tenté depuis toutes ces années passées à travailler ensemble de surmonter leurs différences, se trouvent rattrapés par leurs origines respectives : l’un est sujet britannique et occupant, l’autre est Indien ayant pas allégeance et qui vacille sur ses pieds. Quand Sam annonce enfin à son ami de longue date que Lord Taggart s’est réveillé, que le vrai coupable est arrêté et qu’il est temps et sûr de rentrer, le sergent Banerjee vogue déjà vers Marseille. « J’avais travaillé des années pour un système qui était fait pour maintenir mon peuple sous son joug. » Sayten Banerjee a largué toutes les amarres. Plus jamais il ne travaillera pour un système qu’il ne reconnaît plus. Il est un homme enquête de liberté et d’émancipation personnelle. Quid de son amitié avec le capitaine Sam Windham ? L’intrigue du prochain roman d’Abir Mukherjee ?

« Les Ombres de Bombay » d’Abir Mukherjee, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Liana Levi, 400 pages, 21 euros.