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« Quand l’Abîme te regarde » d’Éric Emeraux : sur la trace des criminels de guerre

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« Il n’y a pas de guerre sans crime de guerre. » Éric Emeraux signe son premier thriller. L’auteur du formidable, « La traque est mon métier », creuse toujours le même sillon. La chasse aux criminels de guerre et sa devise pourrait bien être : ne jamais rien lâcher. Parce qu’on finit toujours par les coincer.

Quel rapport entre un vol chez un riche Américain à Paris, un groupe de braqueurs aux tatouages évocateurs, un chasseur de criminels de guerre et un groupuscule d’extrême-droite ? Une convergence d’intérêts basée sur un nationalisme rance, une soif d’argent et de pouvoir et un pseudo affrontement Est/Ouest. Miroslav ouvre le bal. Il est en route pour un dernier tour de piste. Le boss lui a promis. Après, ce sera l’Australie. Un boulot précédent avec la milice Wagner lui a permis de se remplir les poches. Les gars du moment avec qui il fait équipe, s’appellent Darko, Branimir et Bogdan. Aleksandra est la cerise sur le gâteau, la clé du bureau d’un certain Andy Wright, collectionneur d’œuvres d’art. Lorsqu’elle prend par surprise le bonhomme, Aleksandra qui se faisait passer pour la bonne, a des arguments. Couper les couilles par exemple. Pas pour rien qu’elle est surnommée la Veuve. Andy Wright ouvre le coffre. À l’intérieur, il y a une boîte que la dame doit rapporter au boss. Mais l’entreprise menée tambour battant par la petite bande déraille, un flic, un vrai, est blessé, Miroslav aussi. Adieu l’Australie. L’enquête est confiée au capitaine Bonnier de la 3e DPJ (Direction de la Police judiciaire). Qui remarque deux détails. Le gars a une oreille coupée, et porte deux tatouages. Un serpent, la face tournée vers un aigle à deux têtes enserrant un cœur. De quoi intéresser Rhino, le colonel Michel Granier-Rinocci.

Eric Emeraux ne perd pas de temps. Premiers chapitres ultra nerveux, présentation carrée des protagonistes, surtout celle des méchants. La Veuve nous fait saliver. Les flash-backs à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, nous aident à comprendre la dynamique romanesque et historique de l’ouvrage. Comment s’organise la traque des criminels de guerre ? Le temps très long de la chasse, la faculté de ces criminels à renaître, à rebondir et à se vendre au plus offrant. Sans oublier que derrière ces hommes sans foi ni loi, d’autres en revanche, animés de principes moraux, ne cessent de se battre pour que justice soit rendue.

En 2012, il débarque à Sarajevo, la ville olympique. Il y passe cinq ans. Il adore. Mais il découvre que les militaires présents au moment de la guerre en 1992 ne sont pas sortis indemnes de leur mission. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il accumule du matériel pour un roman qu’il mettra deux ans à écrire. Plus tard, bien plus tard. L’exfiltration et la crucifixion sont réelles. Je me suis aussi appuyé sur un journal de marche qu’un ami m’a envoyé et je l’ai romancé. Tout ce qui se passe dans les montagnes, je l’ai vécu. J’ai été entraîné pour le paravent et les caches dans le sol. » Cela donne des scènes très proches de la réalité. Comme celle de l’infiltration périlleuse en parapente le 14 février 1995 d’une ferme dans la région de Trnovo où devait se tenir une réunion secrète entre des Serbes et des Bosniaques. Une mission de renseignement couvert, comme ils disent. Autrement dit, en s’enterrant dans le sol. L’idée est de prendre des photos afin de prouver que les belligérants discutent dans le dos de la communauté internationale. Une façon de les pousser à la table des négociations. Drôle de réunion. En réalité, un viol, une tournante entre soldats que l’auteur qualifié de « humanimaux ». Et une jeune femme qui meurt sous les coups et l’objectif de Rhino. Un homme se dégage. L’assassin. « Tout est vrai, poursuit Éric Emeraux. Le capitaine André Arnoux a vécu dans sa chair tout ce que je raconte. »

Miroslav Marjanovic incarne le passé lointain et douloureux de Rhino. Il n’a rien oublié de cette époque de 1994, alors qu’il était en mission de renseignement au sein des commandos de montagne.  Celui qui gît sur ce lit d’hôpital s’appelait Le Srbosjek, le « coupeur de Serbes » et appartenait au groupe paramilitaire « les serpents ». Recherché par les Bosniens pour avoir commis les pires exactions pendant la guerre. Son chef de la milice était Vuk, Mirko Nicolić, « le loup ». Le gars serait mort au Monténégro. Mais Vuk est comme Jésus et le paon est un symbole de résurrection chrétien. Marjanović possède une vidéo. Son ticket de sortie, s’imagine-t-il. Il n’est pas prêt d’en profiter. C’est donc cette même crapule de Vuk que Rhino retrouve des années plus tard. Ce professeur de philosophie de Sarajevo. Un gars qui a très mal tourné. Serbe mais en réalité musulman et qui a toujours misé sur la folie des hommes pour s’enrichir, planqué derrière un habillage intellectuel nationaliste. Du vent, juste du vent pour un salopard. Que Rhino s’apprête à mettre hors d’état de nuire, une bonne fois pour toute. Il s’interroge tout de même : mais comment s’en est-il sorti ? La réponse lui sera donnée plus tard par un vieil ami de terrain. L’affaire des militaires français pris en otage en 1995, ça lui rappelle quelque chose à Rhino ? Les millions de francs pour leur libération. Le monde du renseignement est une zone de non-droit légale. Rhino est un naïf. Il a oublié ses leçons d’histoire. Le marché d’êtres humains à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale. Combien de scientifiques et autres nazis ont sauvé leur peau en passant soit chez les Américains, soit chez les Soviétiques pour éviter de comparaître devant la justice allemande.

Serbe et Russe, main dans la main. Vuk est désormais au service de Poutine et de sa grande Russie. Pour le chef du Kremlin, tout est bon à prendre pour déstabiliser les démocraties occidentales. Comme de fricoter avec l’extrême-droite française. Vuk tisse des liens avec le général Yves Vogüe- Duval, un Breton pure souche, alias « Rose des vents » et le général Lamy qui se planque à Kaliningrad, en Russie et se fait appeler C2. Convaincu d’être supplanté par les étrangers, le militaire a vrillé et mène une sorte de guerre secrète basée sur le chaos. Et de ce « chaos jailliront les conditions de l’ordre nouveau. » Il est à la tête d’une organisation baptisée Stay in Front sur le modèle de Stay behind de l’OTAN. Selon lui, « la réponse du berger à la bergère ». Dans cette lutte à mort, la mission de Rhino se corse avec le voyage de son fils dans la capitale bosniaque. David communique mal avec son géniteur. Et pour cause.

Les derniers chapitres sont plus ancrés dans la fiction pure. Rhino et Vuk ont quelque chose en commun. Une femme, Samra, interprète. Une espionne aussi peut-être. L’un l’a aimée, l’autre l’a violée. Des jumeaux sont nés. David et Dragan ou Xavier. Un innocent et un pourri. Mais qui a élevé qui ? Le Mal est une hydre. Éric Emeraux en sait quelque chose. Après des années à traquer les vrais criminels, il utilise la fiction un peu comme du soft power. « Éveiller la conscience des plus jeunes, dit-il, sincèrement inquiet, parce qu’il existe une sorte de déni, on n’a pas envie de regarder la partie la plus noire de l’âme. Alors qu’il le faut avant qu’il ne soit trop tard. » Un thriller qui réclame une suite. L’auteur est déjà parti en chasse. Une avocate sera son bras armé. Celui de la justice et des Droits de l’Homme. Les yeux tournés vers le ciel.

« Quand l’Abîme te regarde » d’Éric Emeraux, Éditions Récamier/Noir, 638 pages, 23 euros.

 

«Riley s’attaque au Vatican» : un voleur qui garde la foi

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C’est le voleur le plus sympathique du moment. Riley Wolfe a un sens de l’humour en téflon et un flegme assez British. Il lui en faut une sacrée dose parce qu’il a le chic pour attirer tous les bad guys de la planète. Avec néanmoins une propension à retomber sur ses pattes comme un chat qui saute du 3ème étage. Dans la morosité ambiante, la désinvolture du gentleman cambrioleur est aussi rafraîchissante qu’une Pina colada à déguster au bord de la piscine. Roman à ne pas hésiter à mettre dans sa valise avant les premières vacances.

Jeff Lindsay n’est pas n’importe qui. Il est le créateur de la célèbre série Dexter, le serial killer le moins antipathique du petit écran qui démontrait déjà que l’auteur avait une grosse tendance à ne pas se prendre au sérieux. « Riley s’attaque au Vatican » est du même tonneau. Tempo de circuit de formule Un, critique à peine sous-jacente des hommes en soutane, suivis de près par les nantis et les agences gouvernementales.  » Quand vous faîtes un boulot comme le mien, un très gros pourcentage de mes ennemis étaient des flics. Rien de plus normal. Mais pas que. » C’est du moins ce que se dit Riley quand, après avoir fauché un magnifique œuf Fabergé en Russie, il se réveille dans la cale du bateau qui devait l’emmener loin très loin des terres russes. Qui peut bien lui en vouloir à ce point ? Un narcos, un marchand d’armes ? Après tout, dans le palmarès des vrais méchants, les deux tiennent la corde. Mais Patrick Boniface est au-dessus du lot. Il fait même flipper les autres trafiquants d’armes. C’est dire. Grand collectionneur qui globalement peut tout se payer et possède un degré de patience proche de zéro, le gars a une petite idée derrière la tête pour sa nouvelle acquisition. Un truc de ouf. Même Riley, le meilleur dans sa discipline, sait que l’entreprise est vouée à l’échec. Dérober une fresque sur un mur. Et pas n’importe quel mur. Celle de La Délivrance de Saint Pierre de Raphaël, au cœur du Vatican. Vingt-deux mille visiteurs par jour. Un détail pour Boniface en pleine crise de foi.

L’ordre de mission est donc très clair. Un autre personnage vient se mêler à ce plan de dingue. Bailey Stone, encore un marchand d’armes. Le sombre individu a une dent contre Boniface. Il veut sa place donc sa peau. Riley est coincé entre la peste et le choléra. Il embarque dans ce projet fou Monique, la faussaire la plus habile au monde. Disons qu’il lui force plutôt la main. Son argument est choc et garanti  » je l’ai prouvé mille fois » : il y a toujours un moyen. Et celui-là possède les traits d’une femme, la professeure Sabharwal, une scientifique hors pair. Qui travaille sur l’absorption des solutions à base de polymètres par les surfaces semi-poreuses. Moyennant un chèque stratosphérique, elle devrait être la clé du verrou. Mais comme si cela ne suffisait pas, le pauvre Riley n’a pas que les tueurs sur le dos. Il a aussi l’agent Frank Delgado du FBI qui le piste depuis longtemps. Et la traque de Riley figure d’ailleurs dans la liste de ses priorités. Mais Riley, c’est une paroi lisse de mur d’escalade, sans aspérité. Seule point faible, sa maman, qu’il change de clinique régulièrement. Une aiguille dans une meule de foin et qui fait perdre beaucoup de temps à ses poursuivants. En attendant, Riley a deux certitudes et ce n’est pas faute de tenter de le faire comprendre à cette tête de mule de Boniface : « On ne peut pas voler un putain de mur au putain de Vatican… et dans la vie, il y a toujours un moyen. »  Lequel ? Lisez le polar et vous saurez.

« Riley s’attaque au Vatican », de Jeff Lindsay, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Julie Sinbony, Série Noire/Gallimard, 480 pages, 22 euros.

 

« La Cité des mers » de Kate Mosse

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C’est un livre qui devrait être mis entre les mains de toutes les jeunes filles du monde entier. Formidable épopée féministe, le troisième tome d’une série de romans inspirés par la diaspora huguenote, qui s’étend de la France au XVIe, en passant par Amsterdam et les îles Canaries, « Le Cité des Mers » de Kate Mosse nous embarque sur les flots tourmentés d’une époque où les femmes contraintes à vivre selon des règles strictes réussissent à s’émanciper, en utilisant tous les subterfuges possibles. D’un romanesque assumé, des personnages qui ne manquent pas de panache, et une tonne d’informations sur le monde maritime au temps des grandes conquêtes européennes et où les conflits religieux font rage, le roman se dévore.

La France, la Hollande, grande Canarie, un bout du Cap en Afrique du Sud et les océans. Kate Mosse nous fait beaucoup naviguer. L’histoire commence en 1621, à Las Palmas de Grande Canarie. La potence est prête. Une victime peu banale est sur le point de mourir. Une femme. Comment est-ce possible ? Sorcière ? Non, mieux, une capitaine de bateau, celle du Vaisseau fantôme. La foule se délecte à l‘avance. Pas tous les jours que les jupons d’une dame vont disparaître dans la trappe.

Flash-back, onze ans plus tôt. Mai-juillet 1610, Paris, La Rochelle et Carcassonne. Louise Reydon-Joubert a 25 ans. Elle est en passe d’hériter de son père. Cela lui permettra d’acquérir richesse et liberté. Mais sa grand-mère Minou, 68 ans, est inquiète. Elle revient dans la capitale française 38 ans après la terrible nuit du massacre qui avait suivi le mariage royal d’Henri de Navarre et Marguerite de Valois. La guerre de religion l’avait fait fuir. Mais il n’y a pas que ça. Des rumeurs circulent. Il y aurait un autre enfant. Louise pourrait ne pas hériter. La visite chez le notaire est autant désirée que redoutée. En attendant, Louise se rend sur le port. Elle regarde les bateaux. Son rêve : prendre la mer. La flotte van Raay est l’une des plus petites opérant sous les auspices de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales à Amsterdam, la seule à appartenir à une femme et à être entièrement dirigée par celle-ci. Cornelia, la propriétaire, regarde Louise avec bienveillance. Elle l’emploie mais dans les limites du possible. Elle se refuse à lui donner le droit de naviguer sur La Vieille Lune. Louise enrage.

À des kilomètres de là, à la Rochelle, l’un des principaux foyers du protestantisme et le symbole de la résistance catholique. Une mère indigne frappe sa fille. Son jumeau, le garçon, est mort, c’était son préféré. Elle n’a que faire de cette bouche à nourrir. Elle la conduit chez son frère qui dirige une entreprise de vin florissante, Barenton et Fils. Elle a imaginé un stratagème pour se débarrasser de cet enfant. Elle va le faire passer pour un garçon. Désormais, il s’appellera Gilles et travaillera pour l’oncle. Finis les coups et les brimades. Mais le soulagement a un prix. Elle ne sera plus jamais une fille.

Kate Mosse n’a pas son pareil pour nous conter une histoire où le contexte politico-religieux de l’époque se mêle aux sentiments amoureux des différents protagonistes. On découvre ainsi l’appétit vorace des puissances en place, avides de découvrir de nouveaux territoires pour mieux les piller. Ce sont des trésors à portée de larges navires eux-mêmes menacés par les pirates qui écument l’océan Atlantique. Des masses flottantes où les femmes n’ont pas leur place. Pour les marins, elles portent malheur. Alors pas question de les laisser monter à bord, lors d’une expédition au bout du monde.

Mais Louise n’est pas du genre à courber l’échine. Son héritage lui donne du pouvoir et elle va s’en servir. Grâce à Cornelia, elle a décroché le graal. Ou presque. Elle a acheté La Vieille Lune, ce navire de quinze toises de long, de trois mâts et d’une large cale basse. Il a été conçu pour transporter la cargaison la plus grosse possible. Elle est enfin sur un bateau. Mais elle ne peut le commander. Pas encore. Ce sera la capitaine Janssen. Entre-temps, la mère de Gilles est revenue sur le devant de la scène de la crapulerie. Elle y entraîne sa fille/garçon. Un meurtre. Une fuite. La Vieille Lune. Louise s’entiche de ce garçon, l’annonce à Janssen. « Nous serions deux à nous joindre à l’expédition. Le neveu et marchand de vin tué, et moi-même. »

Un roman d’aventures sur des mers déchaînées avec de vieux matelots superstitieux. Un prêtre d’une piété maladive qui voit trop de choses. Rongé par la culpabilité chrétienne. Louise attirée par Gilles. Rien n’est impossible pour cette intrépide personnage. Elle finira par commander le navire. Elle ira même plus loin, elle s’attaquera aux pirates. Kate Mosse a beaucoup d’imagination mais elle s’est aussi inspirée du réel. Elle s’est appuyée sur les légendaires capitaines pirates, Anne Bonny et Mary Read. Des capitana flamboyantes, incandescentes et parfois cruelles. Des pionnières à une époque où le corps des femmes est plus que jamais corseté par les hommes. Des pionnières qui font feu de tout bois pour exister, pour vivre un destin. Pour vivre aussi. Tout simplement.

« La Cité des mers » de Kate Mosse, traduit de l’anglais par Caroline Nicolas, Éditions Sonatine, 512 pages, 23,90 Euros.

 

 

« Les Filles du cerf » de Danielle Daniel

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« Une fille à marier ». Autant dire une sorte de mort lente et douloureuse pour toutes les jeunes femmes de la Nouvelle France du Canada au XVIIe. Marie la guérisseuse le sait, le redoute, mais ne pourra y échapper. Danielle Daniel nous conte cette magnifique histoire. Encore une fois, le destin des femmes est tributaire de la volonté des hommes. Celle du père, du frère ou celle du prêtre et du roi, tous ont leur mot à dire sur le corps et l’âme des jeunes filles du clan du Cerf, basé au Trois-Rivières. Un roman féministe qui rappelle l’importance du combat, de la résistance d’une population dont on se sert avant de la casser, de la brimer. Encore et toujours.

La tribu ne compte même plus qu’une centaine de personnes. La bataille a été rude. Huit hommes sont morts. Les Iroquois ont été féroces. Ils ont kidnappé deux femmes pour en faire des épouses. Marie est en deuil. Mais la demande en mariage de Pierre le Français tourne autour d’elle, lorsqu’elle rejoint son wigwam. Le compte à rebours a commencé. La décision, l’acceptation, de Marie est vitale pour le futur de la tribu. Si elle dit oui, les autres suivront. Elles ont de l’admiration, lui dit le sachem, le chef. Ce dernier est persuadé que si les femmes weskarinis épousent l’homme blanc, cela permettra de consolider l’alliance vécue avec les Français. Mais pour Marie, « plus de soldats, cela signifie aussi plus de prêtres. Or elle voudrait qu’il y en ait moins, et même qu’ils partent tous. » Le sort des Algonquins est entre les mains des femmes. Quel pouvoir et à quel prix !

La romancière a des origines algonquines, françaises et écossaises. Ce sujet est le sien. À fleur de peau, hanté par un passé sombre d’une période où la colonisation européenne a fait des ravages. Avec leurs codes, leurs règles, leur diktat. Un long travail de déconstruction psychologique comme civilisationnelle et qui engloutit les croyances locales dans un grand trou noir. Marie fait des rêves rouges, des rêves blancs. Celui de l’essayage de sa robe de mariée pourrait être noir. Elle doit aller chercher cette parure de vœux chez les sœurs. Qui lui rappellent qu’elle ne doit pas marcher sur l’ourlet parce qu’il faudra qu’elle la rapporte. « Nous recevons très peu de robes en lin de France, lui signifie l’une d’entre elles, et d’autres mariages sont prévus. Et maintenant va- t’en, sois reconnaissante d’avoir trouvé la voie du salut. » Le jour de son mariage, le ciel dégagé a « des airs de trahison. » Marie Miteouamegoukoue épouse Pierre Couc dit Lafleur.

Un enfant naît. Une fille. Pierre doit partir chasser. La nourriture est rare et les Blancs tirent sur tout ce qui bouge, même s’ils n’ont pas faim, même s’ils n’ont pas besoin de viande. « Ils ne comprennent pas le lien qui existe entre nous et les animaux. » Marie va voir Nadie, la femme qui purifie le corps et l’âme. La chamane la met en garde. « Cet enfant a le visage et le cœur purs. Elle vivra un amour extraordinaire mais un démon la poursuit. » Marie comprend qu’elle ne pourra protéger sa fille. Elle ne dit rien à Pierre. Il n’aime pas sa guérisseuse. Il veut qu’elle aille voir le prêtre. Le gentil Pierre a eu ce qu’il voulait, il est déjà moins gentil. Mais ce n’est rien à côté de Jacques, un alcoolique qui a épousé son amie Madeleine. Les bleus sur ses bras de cette dernière se voient chaque jour, un peu plus. Que faire, que dire ?

Pierre devient de plus en plus croyant. Il éloigne Marie de ses ancêtres. Jeanne, la petite fille a grandi. Jacques est son parrain. Il a un fils, Simon, qui est son cousin et qu’elle n’aime pas. Jeanne est « à moitié blanche et à moitié indienne, moitié française, moitié alonquine, c’est comme l’éclosion simultanée de l’hiver et de l’été. » Chez elle, à Saint-François où ses parents ont déménagé, s’éloignant ainsi des Trois-Rivières, elle porte des pantalons qui la protègent des moustiques. Et surtout, elle y retrouve Joséphine. Elle se moque de ce cousin désagréable. Elle ne devrait pas. Marie a senti le danger et compris la prophétie de la chamane. « Avant l’arrivée des soutanes, dit-elle à sa fille, l’amour et l’affection n‘étaient pas délimités. Ces sentiments étaient semblables au soleil, sans angle ni ligne droite. Mais seuls ceux qui ont du sang indien comprennent l’immensité des possibles entre deux hommes et deux femmes. Depuis que les Blancs sont au pouvoir, les choses ont changé. »

Il est temps de marier Jeanne. « Le mariage constitue un devoir envers notre roi et notre colonie », rappelle Pierre à Marie. Le roi veille aussi. À dix-sept ans, Jeanne devrait déjà avoir convolé. Pierre doit s’acquitter d’une amende. Sinon, il sera envoyé au cachot. Marie tempère, tente de transiger et finit par dire. Dire que Jeanne aime Joséphine. Peut-on devenir un arbre si on est une pierre ? Qu’importe, Pierre qui s’en doutait, veut qu’elle guérisse. La suite est une tragédie et un crime perpétré par les colons français et resté impuni.

Un conte pour adultes qui pourrait être lu aux enfants. La liste des malheurs apportés par les Blancs et les religieux est sans fin. Le courage ici n’a rien de claquant, il se cache dans les limites du possible. Quelques femmes ont tenté de résister. Et en sont mortes. Le 8 janvier 1699, Marie Miteouamegoukoue, qui réussi à vivre jusqu’à 68 ans malgré le plus grand dénuement, fut enterrée à la paroisse Notre-Dame, à Trois-Rivières. Avec pour seule épitaphe : « Une femme sauvage – décès, 1699. » Danielle Daniel lui a rendu le plus joli des hommages.

« Les Filles du cerf », de Danielle Daniel, traduit de l’Anglais (Canada) par Florence Moreau, Éditions La Grande Ourse pour Paulsen, 368 pages, 21 euros.

 

 

 

« Trois fois la mort de Samuel Ka » de Jean-Marc Fontaine : autopsie de désastres en cascade.

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 » Une émeute, ç’a un début, une cause, un déclenchement, et un après. » La  topographie des lieux dans cette équation souvent mortelle est vitale. Jean-Marc Fontaine en a saisi toutes les nuances. « Trois fois la mort de Samuel Ka », roman noir et social, se penche sur la dynamique d’un fait-divers survenu aux Boqueteaux. Ce n’est pas là que le délit d’origine a été commis mais c’est pourtant là qu’il va s’achever. Les Boqueteaux, un lieu de convergence « où aboutit le mouvement, un pivot et des axes  autour desquels tournent deux grandes aiguilles dont le rôle est de marquer l’heure. »

La sortie du roman de Jean-Marc Fontaine coïncide avec la reconstitution sous haute sécurité de la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué le 27 juin 2023, à Nanterre. La police avait commencé par rejeter la faute puis vidéo à l’appui, avait changé de version. Les banlieues avaient flambé. Le temps du souvenir est primordial. Il est question de versions des événements, de ce que l’on a vu ou croit avoir vu. L’auteur est aussi sociologue. Son approche est double : fictionnelle et académique. Il s’est emparé de ces faits-divers à répétition pour se focaliser sur le dénouement de l’un d’entre eux. Ses descriptions sont en mode Kalachnikov, avec une écriture heurtée comme la vie des gamins des cités sans horizon.  » Samuel Ka. On ne sait pas trop ce qu’il trafique. Du cannabis, c’est sûr. Peut-être quelque chose de plus dangereux. Plus dangereux pour le consommateur – c’est blanc, ça s’injecte et on s’accoutume vite. » Les rappels à l’ordre de Jean-Marc Fontaine sont fréquents aussi. Histoire de voir si l’on ne s’est pas perdu dans ces territoires inconnus où les caves ont pris une importance à la Clausewitz et où  » se jouent des tensions interpersonnelles, résolues de façon violente et artisanale. »  » Les acteurs du sous-sol ne sont pas nécessairement du coin, mais c’est là qu’ils se retrouvent.  » Ce qui arrive à Samuel Ka, ce jeune homme de 25 ans ambitieux, et souvent armé d’un fusil à pompe. La suite est une succession de mouvements. Ceux de Samuel, ceux du gardien G. Des tragédies banlieusardes souvent résumées en quatre lignes dans un quotidien. Un peu plus, si les émeutes prennent de l’ampleur. 

En face. Le commissaire Vanec’h, un Républicain qui aime l’ordre strict, « le monde est un foutoir », mais il est aussi légaliste et il n’aime pas les effluves de son propre commissariat. Il renifle « une fraternité opaque et haineuse qui ne se montre jamais au grand jour devant lui. » Alors le mort au pied de l’immeuble, c’est pas bon. L’état de grâce est court et vif. Il le sait. Les premières constatations sont favorables aux forces de l’ordre. Respiration. On n’est pas en Ukraine, on est à la cité des Boqueteaux, entre Aubervilliers et Pantin. Il n’y a pas d’armée russe, pas de drones, de bombes ou de tranchées. Mais c’est bien une guerre qui se prépare. Un autre genre, urbaine et de basse intensité, mais récurrente et où tous les acteurs connaissent leur rôle sur le bout des doigts. Une armée de gens ordinaires qui n’ont qu’une idée en tête, calmer le jeu, canaliser les éruptions de violence. Pour cela, il leur faut identifier les points chauds, y placer les adultes, dialoguer avec les adolescents et faire rentrer les plus jeunes à la maison, inciter les parents à patrouiller. Tout entreprendre pour éviter l’embrasement. Et témoigner de ce que l’on aura vu. En face, la préparation est faîte de kevlar, de haine et d’une étincelle de bon sens noyée dans une colère assassine. Résultat, trois camps. Les jeunes, les habitants du quartier et les forces de l’ordre. « Les vieux ont dit que c’était comme la Guerre d’Algérie. »

Samuel Ka est tombé aux oubliettes. Enterré sans fanfare. Le gardien G libre, légitime défense. Pas de procès. Antoine, le sociologue, est en mission. C’est la deuxième partie du roman. Il a été envoyé aux Boqueteaux pour un projet de réhabilitation. Le sociologue découvre un univers de désolation, des jeunes qui vendent du shit et peut-être même leur sœur si on insiste. Et Martine. Elle s’occupe du téléphone, du courrier et de l’accueil à la maison de quartier. Quelqu’un évoque le mort, ce Samuel Ka. Mais l’éducateur lui conseille d’oublier, de passer à autre chose. Il règne comme une sorte d’omerta autour du défunt. Samuel Ka ne serait-il pas vraiment la bonne victime ? Mais il y a Martine. Elle s’occupe du téléphone, du courrier et de l’accueil à la maison de quartier. Solaire, elle aime sa cité. Le sociologue en est tout retourné. Martine, c’est justement elle qui a annoncé à Daniel, la mort de son frère, Samuel Ka. Elle en parle, elle a sa version des faits. Tout comme Ousmane qui aide Antoine dans son travail.  » C’est simple : dans une cité, quand un type se fait tuer, ça n’est jamais un hasard. La plupart du temps, celui qui se fait tuer, c’est un type que les flics voulaient voir mort. » Antoine engrange les points de vue, les explications, se rend sur la tombe. La légitime défense a tout emporté, il reste l’amertume docile. Et le plan de rénovation dans tout ça ? Un cul-de-sac lui aussi. Les banlieues sont des millefeuilles sans sucre qui laissent un arrière-goût métallique où l’humiliation est érigée comme arme fatale et le jeu politique comme vêtement de seconde main. Faute de pouvoir tout dynamiter. Avec « Trois fois la mort de Samuel Ka », Jean-Marc Fontaine nous offre une vision sans pathos de ces lieux dévastés et tourmentés où les émeutes soufflent à 150 kilomètres/h et où le sable du Sahara se dépose, rouge/ocre, sur les voitures qui n’ont pas encore brûlé. Que faire? Par le moins coûteux, peut-être. Par respecter les gens.

« Trois fois la mort de Samuel Ka », de Jean-Marc Fontaine, Éditions Globe, 253 pages, 20 Euros.

Le Service Action à la poursuite du « Chevalier de Jérusalem », par Victor K

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Des hommes ordinaires. Pas si sûr. En cette soirée d’avril 2024, un écrivain au passé atypique célèbre discrètement le lancement de son dernier roman, au Tandem, un charmant restaurant tenu par une maman et ses deux fils. Victor K, alias Vincent Crouzet, accueille un à un, amis et connaissances. Il y a un général, et quelques autres invités au profil classé secret défense. Le romancier, qui est aussi un amateur éclairé de bons vins, travaille sur une matière peu banale : le secret et les hommes pas si ordinaires qui les gardent envers et contre tout.

Actu oblige, le narrateur a construit son intrigue autour du drame du 7 octobre, en Israël. Plus d’un millier de morts et plus d’une centaine de personnes encore retenues en otage par le Hamas, quelque part dans la bande de Gaza. Ce qui explique sans doute le ton peut-être moins romanesque et plus technique, voire pédagogique du cinquième opus du Service Action et de sa bande. La galerie des personnages mise en scène est impressionnante. Que ce soient les gentils ou les méchants. Rencontrer le Guide suprême iranien, Ali Kamanei, surtout quand on est une femme, une Occidentale de surcroît. Carrément inédit, pour ne pas dire impossible. Se retrouver à tirer sur le chef du Hamas à Gaza en tant qu’agente française, alors que les services israéliens en ont sûrement fait une profession de foi, c’est le nec plus ultra. L’univers de Victor K reste ultra viril où les femmes sont belles, fortes et implacables. On vit dans la clandestinité, on tue et on meurt pour la nation. Sans faire-part aucun.

Jupiter qui a pris goût à cette petite arme invisible, choisit lui-même ses hommes d’action. Ou des femmes, devrait-on dire. Ainsi, décide-t-il d’accorder encore une fois sa confiance à la colonelle Coralie Desnoyers, alias « Athéna », pourtant quelque peu démonétisée après une démission et un engagement chez les Ukrainiens pour combattre dans le Donbass. La revoilà en selle pour tenter de ramener la paix. Vaste programme qui la conduit sur les traces du Chevalier de Jérusalem, du protecteur du Tombeau du Christ. Rien que ça. Le seul qui pourrait influer sur le merdier dans lequel est plongée la région. Du moins, c’est ce que Mahmoud Abbas, le chef de l’Autorité palestinienne, murmure à l’oreille de Jupiter. Mais qui est ce chevalier, interroge, incrédule, le président français. Pour le savoir, direction le Vatican puis le Caire, en Égypte. Suffit de parler aux bonnes personnes. Et voilà ce que l’on apprend.

Le Chevalier de Jérusalem était, Nabuchodonosor Merodach Baladan, héritier de la civilisation de Babylone. Ça c’est pour la lignée mais quid d’aujourd’hui ? Il reste Nabucho, vingt-deuxième chevalier de Jérusalem. Lui possède un CV de notre époque. Banquier d’affaires gérant l’argent de toutes les crapules planétaires. L’homme travaille seul, vit dans la clandestinité. C’est un « invisible ». Qui pèse plus de 1000 milliards de dollars à lui tout seul. «  J’ai financé tout le monde. J’ai équilibré les camps, et l’équilibre, c’est la paix. » Un peu mégalo, le bonhomme. Et sans pitié. L’agent français Cyrus va l’apprendre à ses dépens. Ce serait presque une marque de fabrique de l’auteur. Mettre en scène des agents surentraînés, quasi hors normes, et qui se font quand même piégés. Pas de James Bond invincible, mais de la chair, du sang et des larmes.

Ce sera donc une chasse à l’homme à l’échelle mondiale. Avec deux gros gibiers. Nabucho et Yayha Ibrahim Hassan Sinour, alias Abu Brahim, alias le Boucher de Khan Younes, la Tête du Serpent, le chef du Hamas de Gaza, le grand ordonnateur des massacres du 7 octobre. Ce dernier est la cible exclusive des Israéliens qui lui a mis sur le dos, les kidonims. Leur spécialité : dessouder les « high profile ». Top du top, K2, le tueur absolu d’Israël qui est une femme d’origine éthiopienne. La dame est sans pitié. S’il faut tuer les Français au passage, ainsi soit-il. Une des nombreuses leçons à retenir de ce roman d’espionnage est simple : tous les coups sont permis. Que ce soit contre l’ennemi mais aussi entre agences de renseignements. Et la fin justifie toujours les moyens. Quant à Nabucho, tout le monde veut lui mettre la main dessus. Certains pensent comme Jupiter qu’il serait le rempart à un embrasement régional, d’autres parce qu’il détient les cordons de leur bourse à tous, ces affreux, sans distinction. Du cartel mexicain au Vatican, ils ont compris que le 7 octobre marque un tournant, que plus rien ne sera comme avant. Que son heure est bientôt arrivée. Et ce qu’ils veulent, c’est leur retour sur investissement. Le Hamas et les otages, ils s’en foutent.

Justement Follow the Money, disent toujours les Américains. On devrait les écouter plus souvent. Au fond, les grandes causes de l’humanité n’ont jamais vraiment intéressé les hommes. Ce qu’ils veulent, c’est du fric pour assouvir leurs rêves de grandeur et de pouvoir absolu. Voilà pourquoi le Service Action est obligé de dealer avec Nabucho qui lui-même deale avec Le Boucher qui détient les otages israéliens et Angélique, « L’Ange », un autre asset du Service Action. Elle connaît les règles de survie. « Cloisonner le travail cérébral en plusieurs chambres. L’utile, l’espoir, et celle des songes. » Elle sera récompensée. On ne vous dit pas comment, mais c’est le rêve de tout agent. Cherchez la femme. Une autre maxime. Souvent le talon d’Achille. Même pour les crapules. Nabucho paie pour son plaisir. Il ne s’est jamais remis d’un amour de jeunesse. Un moyen de pression ? Rebondissements en cascade, retournements, trahisons, Victor K carbure à l’adrénaline de ses héros anonymes à qui il a donné un nom pour les besoins de la fiction. Mais ne vous y trompez pas, c’est bel et bien un hommage qu’il rend, livre après livre, à ces femmes et ces hommes qui meurent en silence pour la sécurité de la France. Et la nôtre.

« Service Action, Le Chevalier de Jérusalem », de Vincent Crouzet, Éditions Robert Laffont, 321 pages, 21,90 Euros.

 

« La Cité sous les cendres », l’ultime roman de Don Winslow

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Ce livre est un testament. Il est rare qu’un écrivain encore en activité, annonce qu’il arrêtera. C’est pourtant ce que le romancier américain Don Winslow a tweeté le 22 avril 2022. « La Cité sous les Cendres », est le troisième opus de son ultime trilogie, avec comme personnage principal Danny Ryan. Inspiré de l’Illiade et l’Énéide, version américaine, le roman nous conte la chute. Celle de Danny Ryan. Sous la plume de celui qui pourrait bien être le Scorsese du roman noir, l’histoire qui nous est contée résonne de façon particulière. Don Winslow a été le virtuose des dialogues entre mafieux. Du grand art romanesque. La lecture de ce livre ne peut donc être anodine. Sortez vos mouchoirs.

Nous sommes en 1997, à Las Vegas, la ville des mafieux par excellence dans l’inconscient collectif américain. Le Strip sera toujours le Strip, même si Sinatra et le Rat Pack ne s’y produisent plus depuis longtemps. Même si les gangsters ont été mis derrière les barreaux. Danny Ryan, lui-même, s’est racheté une conduite, a mis beaucoup de distance avec ses anciens camarades de Far-West. Sa vie de gangster est derrière lui. Il l’a laissée là-bas, sur la côte-Est. Sa jeunesse et ses illusions. Sa femme Terri qui est morte d’un cancer. La pègre irlandaise dynamitée. Il vit désormais sous le soleil tueur du Nevada et sous les néons non moins meurtriers de Sin City. Il est devenu un homme riche et puissant. Officiellement, légalement. Il s’apprête à célébrer l’anniversaire de son fils Ian.

Bizarrement, avant, il se contentait de peu. Aujourd’hui, il a faim. Il en veut toujours plus. Il ne se satisfait pas d’avoir rafler et remis sur pied le Sheherazade rebaptisé le Casablanca et bénéficiaire en moins de deux ans. En raison de son passé, la commission des jeux du Nevada lui a interdit de posséder des casinos. Alors, il y travaille. Son titre officiel : directeur des opérations de l’hôtel. Et il fait du bon boulot. Il en vient à posséder un royaume, mais il veut un empire. Sa mère Madeleine qu’il a retrouvée sur la tard, le reconnaît à peine. Danny est un stratège. Il a déboursé pas mal d’argent pour avoir le Starlight à l’emplacement déterminant pour sa future expansion. La construction du Shores, un casino-hôtel en plein désert lui a coûté la bagatelle de cinq cents millions de dollars. Qu’il a réussit et contre toute attente, à lever. Il a eu raison. La première année, le complexe rapporte deux cents millions avec un taux d’occupation de 98%. Désormais, il lui faut le Lavinia, le dernier hôtel qui se dresse encore, entre toutes ses propriétés et le Casablanca. Sans cet hôtel, impossible de se développer vers le nord du Strip. Problème. Vern Winegard qui veut devenir le boss de Vegas, lorgne le même bâtiment. Et Georges Stavros, un homme de parole, a promis qu’il allait lui céder. Danny Ryan n’aime pas les méthodes de mafieux mais parfois « You do what you’ve got do ». Danny appelle Pasco Ferri qui lui raconte une vieille histoire de mafioso. Georges Stavros est aussi grec que l’huile d’olive. Stavros ne tergiverse pas. Il vend à Danny Ryan et lui ouvre ainsi les portes de l’enfer.

Le passé est comme de la mauvaise glue. Il colle plus ou moins bien mais ne disparaît jamais complètement. Regina Montera, sous-directrice nationale de la lutte contre le crime organisé, atterrit à Las Vegas. Elle n’a qu’un objectif en tête : faire plonger Danny Ryan qu’elle accuse d’avoir tuer l’agent du FBI, Phillip Jardine. Elle n’a pas tort. Elle oublie juste que Ryan était en opération clandestine et commandée par ce même FBI et que Jardine était un ripou. D’ailleurs, l’Agence ne pleure pas sa disparition, et a honoré son contrat avec Danny. Elle en a fait un homme libre et non plus un fugitif obligé de se planquer avec son fils. Regina en n’a rien à foutre, Jardine était son amant, elle réclame justice, elle fera ce qu’il faut. Même si  la voix officielle ne marche pas. Et c’est exactement ce qui se passe.

Danny Ryan replonge. À croire que les anciens démons ne dorment jamais. Et comme tout le monde a toujours un cadavre dans ses placards, la combinaison des deux précipite la chute du désormais respectable Danny Ryan. Prenez ce deal de gentlemen entre Stavros et Winegard qui aurait dû se conclure autour d’une salade de poulpe marinée dans l’huile d’olive, et qui s’achève dans un bain de sang parce qu’i n’existe aucune ardoise clean dans le monde des Affranchis. La vengeance est dans leur ADN. La question qui suit est juste : jusqu’où aller et surtout jusqu’où celui d’en face va se permettre d’aller. Très loin, évidemment. Danny Ryan n’échappe pas à son destin.

Il y a d’abord eu « La Cité en flammes », puis « La Cité des rêves » et enfin « La Cité sous les cendres ». Don Winslow nous a ouvert les portes de la pègre des Irlandais et des Italiens qui se passent le pouvoir de génération en génération, avec tous les attributs qui vont avec. La perte de mémoire n’existe pas chez ces hommes-là, les souvenirs se décolorent avec le temps mais ne s’effacent jamais. Les derniers chapitres du roman sont menés caméra à l’épaule. On a tous en tête les exécutions orchestrées par la mafia dans Les Affranchis de Scorsese. Winslow s’en est clairement inspiré. Il est temps de faire le ménage, le bordel a assez duré, les grandes familles de la Côte-Est ont tranché. Chapitre court où la parole est donnée aux flingues. Et un à un, ceux qui doivent mourir rendent leur âme de pêcheur. Danny Ryan a du sang sur les mains, il est le héros, anti-héros. Il veut infliger le moins de mal possible mais n’échappe pourtant jamais aux règles immuables du crime. Livre testamentaire, Winslow, anti-Trump revendiqué, s’est tourné vers l’activisme politique, « La Cité sous les cendres » pourrait être la métaphore d’une Amérique consumée par ses élites et l’argent. Don Winslow, créateur du génialissime « Griffe des chiens », va bien nous manquer.

« La Cité sous les cendres », de Don Winslow, traduction de l’Anglais ( États-Unis) par Jean Esch, Éditions HarperCollins Noir, 380 pages, 22.90 Euros.

 

 

 

 

« Malheur aux vaincus » de Gwenaël Bulteau : enquête en Algérie française

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L’Algérie. Années 1900. La France est une nation occupante. La France s’en sert de dépotoir. Elle y envoie croupir sous un soleil de feu tous ceux qu’elle considère comme tarés et susceptibles de saper le moral de la nation. L’Algérie de cette époque, c’est la Coloniale et des chefs militaires comme Faidherbe, Borgnis-Desbordes ou Gallieni. Ce sont des grands soldats au service d’une France conquérante. Et un homme en particulier sort du lot : le capitaine Paul Voulet parti à la conquête de l’Afrique.

Sur les hauteurs d’Alger. Une magnifique villa et six cadavres. Arthur Wandell et son épouse, deux colons richissimes. Trois tirailleurs africains et une domestique au teint clair, la gorge et la poitrine lardées de coups de couteau. Qui s’appelait Jacqueline. Deux hommes ont été vus s’enfuyant. L’enquête est aux mains du commissaire Gloaguen et du lieutenant Julien Koestler. Sale histoire dans un contexte politique explosif.

Gwenaël Bulteau met en place un second récit. Cette fois, nous sommes au milieu de nulle part et la nuit est glaciale. Le capitaine Paul Voulet a pour objectif de conquérir le Tchad. Son armée ? Des Soudanais formés en huit semaines. Résultat : « Il n’existait pas de soldats plus heureux d’appartenir à l’armée française. » Son périple marque le début d’un long jeu de massacres. Voulet applique le principe de la responsabilité collective. La moindre rébellion de la part de la population locale est suivie d’un châtiment à l’échelle du village. Et c’est open bar. Les soldats coupent les têtes sur les billots et enlèvent les femmes. Tuent les enfants s’il le faut. Tout ça, au nom d’une conquérante et légitime civilisation.

Retour à Alger. Rue de Chartres où les Français préfèrent faire leurs emplettes. Les Arabes, eux, vont dans le nord de la ville. Chez les Français, on n’aime pas davantage les juifs. Et on le fait savoir, en affichant un signe de reconnaissance antisémite. Un bleuet. Catherine s’appelle Hoffmann. Elle n’est pas juive mais son patronyme à consonance étrangère sème le doute. Elle tient une boutique, La Maison alsacienne, qui vend des produits de la région de ses parents, des réfugiés de la guerre de 1870, et à qui les politiciens avaient promis l’eldorado en Algérie. Elle veille aussi sur un groupe d’orphelins. Un garçon, Nourredine, se dégage du groupe. Le cireur de chaussures. La chasse à l’homme a commencé. Dans un pays occupé, on ne rigole pas avec les meurtres de colons. Un des deux fuyards est rapidement retrouvé. Et zigouillé. L’autre reste en cavale.

Du côté de chez Voulet, un autre drame se joue. Il y a un sous-officier, un sergent. À ce stade du roman, il n’est désigné que par son grade. Plus tard, il aura un nom. L’homme est rigide, soucieux d’obéir aux ordres. Il détonne parmi ses camarades de régiment, il vient du peuple. « Il se sentait mieux parmi les nègres. » En réalité, il va plus loin. « Il partage l’autruche avec les nègres. Du jus sanglant coule sur le menton des convives » Il sait que la période de l’enseignement militaire a été la meilleure. Il éprouve de la fierté à l’idée de ce qu’ils sont devenus parce que selon lui, il n’y a que l’accomplissement en ligne de mire. « Nègres ou Blancs, tous issus de la même glaise, bâtis de rêve, de gloire, acides, souffrant d’une soif intarissable ». Le sous-officier croise le regard de la princesse de Matankari. Le soir même, elle est dans sa tente. Les Blancs aiment copuler avec les Noires. Elles seraient bestiales à souhait. Les maîtresses des Blancs bénéficient aussi d’un traitement de faveur. Un certain lieutenant Wandell figure dans le paysage.

À Alger, on a déjà tué un des deux fuyards. Ils faisaient partie de ces disciplinaires qui, en accord avec les autorités militaires, étaient autorisés à sortir du pénitencier militaire pour venir travailler chez les colons. Une main-d’œuvre à bas prix. Les petits arrangements de l’occupant français. L’enquête semble aller de ce côté. Mais ce serait trop simple. Que vient faire aussi la bande des orphelins dans ce bazar ? Est-elle étrangère à cette tuerie ? Jusqu’à quel point ? L’enquête s’épaissit. La piste des bagnards ne mène nulle part. La bonne aurait eu une relation avec un artilleur. Le scandale est à portée de main. Le lieutenant Koestler l’annonce aux parents qui nient farouchement. Leur fille n’est pas ce genre de fille. L’honneur, l’humiliation d’individus, d’une nation. Il est aussi et beaucoup question de cela dans le roman de Bulteau. D’ailleurs, on connaît désormais le nom du sergent dans l’expédition de la mort : Alphonse Lachenerre. Le soldat au service de la France et du capitaine Voulet. Un homme raide comme la justice.

Gwenaël Bulteau est un conteur. Il sait nous tenir en haleine. Un habillage littéraire qui dissimule un autre motif : nous décrire l’Algérie de cette époque. La violence des chaouchs, l’avidité des colons, et l’antisémitisme. Loin de leur France, certains Français collent à l’actualité de la métropole. L’affaire Dreyfus. On se doit de choisir son camp. Catherine s’y refuse. Elle en paiera le prix. Des personnes piégées par l’Histoire, par les politiques mais aussi par leur petitesse morale et parfois sociale. Persuadés d’être supérieurs parce qu’ils sont blancs. La mort n’a pas plus de couleur que celui qui la donne. Le roman de Gwenaël Bulteau appuie là où ça fait mal, ravive les plaies d’une blessure jamais cicatrisée. Le cold case de l’Etat français, le dossier algérien jamais vraiment purgé. La violence est universelle, la barbarie à portée de tous. L’homme peut tout et rien. Il suffit qu’il fasse le bon choix. Le roman de Gwenaël Bulteau nous le rappelle avec une délicatesse vénéneuse et madrée.

« Malheur aux vaincus » de Gwenaël Bulteau, Éditions La Manufacture de Livres, 288 pages, 19,90 Euros.

 

« Eden, L’affaire Rockwell » de Christophe Penalan

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Eden. Paradis. C’est tout le contraire qui va se produire. Eden connaîtra l’enfer. C’est du moins ce que le jeune auteur Christophe Penalan promet de nous raconter. Mais le journaliste de sport a l’habitude des histoires, des destins. Le monde sportif en regorge. Des trajectoires dramatiques, des rebondissements, des feintes et des surprises. Justement, « Eden, L’affaire Rockwell » en est une, et une sacrée bonne.

Bakerfield, Californie, 2004. La Murvey Elementary School. C’est la sortie des cours. Sandra et Eden s’apprêtent à prendre le bus. Finalement, Eden change d’avis. Elle rentre à pied. On ne la reverra plus. L’inspecteur Dwight Myers a quitté LA pour Bakersfield. Il voulait être plus tranquille. Il va être servi. Il est à peine entré en fonction qu’il a droit à un meurtre, une affaire de stupéfiants. Et une disparition. La famille Callahan alerte la police parce que leur fille de 11 ans, Eden, placée chez eux il y a trois ans, n’est pas rentrée de l’école. Quand on dit famille d’accueil, on imagine tout de suite le pire. Pas cette fois. L’enfant qui est décrite comme brillante, est tendrement aimée par James et Dana Callahan. Il faut dire qu’elle est atypique. Très bonne élève, partante pour mille activités, elle n’est pas une enfant à problèmes. Ils ont même du mal à la suivre dans son hyperactivité.

Une station-service. Une caméra. Eden est vivante, aperçue, assise côté passager. Le conducteur est vite identifié. Suspect numéro un dans le cadre d’un enlèvement. Vite retrouvé aussi. Vissé sur une chaise, dans sa ferme. Il s’est suicidé, une balle dans la tête. Mais pas de trace de Eden Rockwell. La presse s’en mêle. Pire selon les policiers, elle fait des raccourcis, tire des conclusions jugées dangereuses et anxiogènes pour la population. Deux jeunes filles de 12 ans ont disparu ces deux derniers jours dans des circonstances identiques, à Los Angeles et sa proche banlieue. Un kidnappeur en série ? Les médias ont déjà conclu. Myers n’ose même pas y penser. Les flics n’aiment jamais les séries.

Pourtant la liste s’allonge. D’autres fillettes, adolescentes qui se sont évanouies dans la nature. Un premier élément trouble néanmoins les enquêteurs. Aucune ne ressemble à Eden. Une anomalie dans la psychologie d’un criminel. En général, ils ont un type précis et récurrent. Réseau pédophile ? Réseau mafieux ? Puis, ce sont les cadavres qui se multiplient, ceux d’individus que l’on a soupçonnés un temps. Et qui meurent. Tués par la même personne. Il serait temps de se pencher sérieusement sur la vie et le profil de Eden Rockwell. Tout n’est qu’apparence dans son histoire. 

Premier roman où l’on décèle l’amour d’une Amérique des petites banlieues proprettes. Une carte postale gravée dans la rétine de l’auteur et presque écrite à l’envers. Puisque le journaliste est revenu sur les lieux du drame, seulement après avoir achevé sa fiction. Cheminement mental surprenant. Tout comme l’intrigue de son livre. La réussite incontestée de son « Affaire Rockwell » va lui mettre la pression. On attend son deuxième roman avec impatience.

« Eden, L’affaire Rockwell », de Christophe Penalan, Éditions Viviane Hamy/Chemins nocturnes, 384 pages, 21,90 Euros.

 

La « Rat Island » de Jo Nesbo

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Ce soir-là, il a fait mentir les mauvaises langues. Présenté comme une rock star, avec tout ce que cela comporte de bien et de mal, Jo Nesbo est apparu, un poil en retard, mais charmant et prêt à se plier à cet exercice de promotion peu connu du grand public : s’adresser pendant plus d’une bonne heure à une trentaine de libraires chanceux, venus pour l’occasion.

Alors, le voilà qui arrive, sec comme un coup de tique, résultat d’une certaine hygiène de vie et d’une passion pour l’escalade, de grandes lunettes cachant en partie son visage. Tout juste montre-t-il, une demi seconde d’agacement, lorsque l’impeccable modératrice Marie- Caroline Aubert choisit de revenir sur ses débuts afin de clarifier une biographie, de toute évidence écornée par de mauvais journalistes. Ainsi apprend-t-on que Jo n’a signé en tout et pour tout qu’un seul malheureux article en tant que journaliste, et encore, avec un autre camarade, dans la rubrique économique d’un quotidien norvégien et qu’il n’a donc jamais exercé ce métier. À cette époque, il était encore analyste financier dans une banque. De même qu’il torpille cette étiquette de musicien (mais pas de pop star) qui lui colle aux basques, en revenant sur ses débuts dans ce domaine. « J’étais parolier, explique Jo Nesbo, je ne joue d’aucun instrument. On changeait de nom chaque semaine et on a fini par se faire appeler « Ces Gars » parce que c’est comme ça que l’on nous présentait. On faisait 180 concerts par an. J’ai fini par écrire plus long que des chansons. » Un premier roman à 37 ans. Pas de grandes ventes mais un accueil louable des critiques. Il poursuit, décroche son premier prix et sa carrière décolle. « J’ai démissionné et je me suis mis au travail. » La suite est connue. Harry Hole devient l’un des inspecteurs les plus traduits dans le monde entier. Nesbo aligne les aventures, les rebondissements de cet ombrageux personnage. Une question sur la série « Occupied » (Netflix) lui permet d’expliquer le contexte mais de balayer une quelconque prémonition de sa part, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. « Dans les années 70, il y avait une réelle crainte vis à vis du voisin russe. J’ai d’ailleurs grandi dans une famille de résistants. Mon père était communiste, il les a combattus. Ma mère était une messagère pendant la Seconde Guerre mondiale. Résister, c’est se battre pour la démocratie et Occupied a été écrit en réaction à cette période, pas parce que j’avais anticipé ce que ferait Poutine. Cela parlait aussi de la honte à se coucher face à l’ennemi. »

Si la star littéraire norvégienne poursuit le jeu des questions et revient sur son passé, il est clair qu’elle est surtout là pour parler de son dernier ouvrage, « Rat Island », une collection de quatre nouvelles ultra-violentes et dystopiques. La première et la plus longue raconte le monde de demain. Avec une élite qui a de quoi s’en sortir et une masse de gueux qui tuent et s’entretuent à ses pieds. Une pandémie, un effondrement économique et tout est parti en vrille. « Certains devenaient pilleurs et agresseurs par nécessité. » Mais pas Brad Lowe, fils de Colin Lowe, richissime patron et l’ami d’enfance du narrateur. Ce dernier a une fille, Amy, envers laquelle le jeune Brad a fait une fixette malsaine. Brad a pris la tête d’une horde de pilleurs qui se fait appeler Le Chaos. Le môme est clairement un loser, en guerre avec un père écrasant et rongé par la culpabilité de ne pas assurer auprès du fiston. Mais l’auteur aime les choix cornéliens. Son fils Brad a enlevé Amy, la fille de son ami. Réfugié sur Rat Island, loin des sauvages et des gangs, Colin louvoie puis admet que oui, il est au courant mais lâche. « Tu es mon ami, il est mon fils. » La descente aux enfers est totale, absolue. Le Mal contre le Bien, l’humanité contre la déshumanisation. Du pur Mad Max en noir et blanc. Les autres nouvelles ne sont guère plus réjouissantes. La palme revient à « L’Antitode ». Encore un duo dysfonctionnel père/fils. Emerson Abbott et Ken Abbott se retrouvent au Botswana, au bord d’un fleuve. Emerson s’est retiré dans cette partie du monde et a installé une ferme d’élevage de serpents. Il est question de haine, de morsure, d’injection et d’antidote. Conte macabre, âmes noires qui s’affrontent, Jo Nesbo n’envisage que le pire dans ce dernier ouvrage.

Une des caractéristiques de l’homme qui a vendu plus de vingt-cinq millions de livres dans le monde, qui a signé le scénario de la série « Occupied » et qui a cartonné, c’est de la jouer modeste. Cette fois encore, alors que Netflix rempile et vient de lui offrir sur un plateau le titre très convoité de showrunner pour l’adaptation de « L’Étoile des Neiges », cinquième opus à mettre en scène Harry Hole, il fait part de son étonnement. « Il faut bien admettre que l’adaptation ciné « d’Un Bonhomme de neige » avec Michaël Fassbinder n’était pas une réussite, dit-il. Cette fois, on me donne carte blanche. Vertigineux, quand on pense que je vais travailler avec des gens tous qualifiés dans leur domaine, alors que moi, je ne sais rien faire.” Jo Nesbo est comme un grand enfant au pied du sapin qui ouvre ses jouets. On devine le grimpeur face aux aspérités d’une paroi lisse et glissante et qu’il se doit de dompter, sans faux pas. En équilibre. Tout un art. Et de sourire à l’idée que Matthew McConaughey soit pressenti pour incarner HH.

« Rat Island » de Jo Nesbo, traduit du Norvégien par Céline Romand- Monnier, Éditions Gallimard/Série Noire, 448 pages, 21 Euros.

 

 

« La Stratégie du Lézard » de Valerio Varesi

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Le commissaire Sonori ne va pas tellement mieux. Les choses, les gens lui échappent. Angela, la femme qui l’accompagne ces dernières années lui reproche ses humeurs. Il rétorque souvent que ce n ‘est pas lui l’inadapté mais le monde qui va de plus en plus mal. Et la suite des événements ne lui donne pas tort. Un mort de froid, un suicidé et une overdose plus que suspecte.

Avec l’auteur Valerio Varesi, cela commence toujours par un incident qui n’a ni queue ni tête. En l’occurrence, la disparition d’un patient à la clinique Villa Clelia, à Palerme. Disparu ou plutôt perdu, comme si cela était possible. Soneri en personne va vérifier cette histoire abracadabrante. Un vieux de 85 ans frappé de démence et qui prend la poudre d’escampette. Enlèvement ? Soneri en a vu d’autres. Il réfléchit deux secondes, direction l’escalier de secours. Le corps est là, sans vie. Mort de froid ? Ensuite, il y a deux croquemorts qui s’empoignent justement près de la Villa Clelia. Les deux réclamaient le même cadavre. Romagnoli, le disparu de la clinique. Soneri est comme tous les policiers, il n’aime pas les coïncidences. Voilà que Angela lui rapporte qu’elle a entendu de drôles de bruit en provenance de la rive du fleuve. Soneri s’y rend également et trouve un téléphone portable dernier cri. Il veut que l’on enquête, ses collègues le prennent pour un fou. Mais lui se dit : « Un type qui vole un objet de ce genre ne le bazarde pas. » Alors, le commissaire prend de l’altitude. Il emmène Angela un week-end à la montagne. Prendre l’air. Enfin, pas tout à fait. Il cherche le maire Corbellini qui a loué une chambre au Holiday pour une semaine. Et qui demeure introuvable. Lui aussi.

L’enquête de Soneri est un Rubik’s Cube qu’il a bien du mal à emboîter. C’est un peu sa marque de fabrique. Elle illustre son bazar intérieur, il ne sait que rarement et immédiatement lui donner un sens. Alors, il avance à l’instinct. Cela lui donne l’occasion de nous faire partager ses interrogations, sa mélancolie. Palerme, sa ville, aux prises de la mafia. Finis les crimes à tous les coins de rue, les mafieux ont d’autres habits. Des élus complices de la pieuvre, des truands qui ramassent de beaux paquets de votes, et les gangsters qui ont leurs entrées au Parlement. Tandis que d’autres échafaudent de subtils transports de drogue. Les uns en mourront, les autres feront fortune. Tout est la faute du contexte. Valerio Varesi a épousé la mélancolie il y a bien longtemps. Il n’a aucune intention de divorcer. Et il a bien raison.

« La Stratégie du Lézard », de Valerio Varesi, traduit de l’Italien par florence Rigollet, Éditions Agullo, 389 pages, 22.90 Euros.

 

 

Le « Vieux Kapiten » albanais de Danü Danquigny

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Un polar entre la France et l’Albanie. Danü Danquigny aime ce pays austère et ne s’en cache pas. Il dénonce même une mauvaise réputation injustifiée. Pourtant, les personnages de son dernier roman, « Vieux Kapiten », ne possèdent pas le CV le plus exemplaire, loin de là. Mais pour mener à bien un bon roman policier, ils sont du pain béni. Kapiten est un ancien de la Sigurimi albanaise. Un type qui se considère comme un homme honnête mais un type avec du sang sur les mains. Un vieux à bout de souffle, rongé par une vendetta personnelle à l’encontre de La Brique, l’un des personnages de son enfance devenu criminel, et en quête de rédemption avec une dernière mission : sauver sa dernière fille, Jorgjica.

« L’idée m’est venu, lors d’un voyage en Albanie, explique, Danü et notamment en visitant les fameux bunkers que l’on trouve à travers le pays. Enver Hoxha, le dictateur était un grand paranoïaque. A Tirana, la capitale, certains de ces bunkers ont été aménagés en musée. On vous met dans les conditions de l’époque, en ayant le droit de visiter les cellules. Il existe des pièces entières où sont affichées les listes interminables de personnes exécutées par le régime. C’est comme ça qu’est né le personnage de Kapiten. » Le pays des aigles agit comme un aimant sur l’auteur, lui qui pourtant, ne voulait pas être enfermé dans cette case exclusive d’écrivain albanais. Le vieil Ernest Dervishi, alias Kapiten, quarante ans de Segurimi, le terrible appareil sécuritaire albanais, se sait mourir. Il boit du xhevze, sa femme est morte, deux de ses filles sont à l’étranger. Et il fait des cauchemars.

Pendant ce temps-là, à l’Ouest, à Morclose, une ville imaginaire. « La ville est très importante dans le cadre d’un roman noir et pour ceux qui connaissent Rennes, ils verront que c’est un peu le calque de cette ville. Je l’ai imaginée parce que je ne voulais pas être coincé par le réel, je souhaitais pouvoir montrer les multiples visages d’une cité dans laquelle j’ai glissé des lieux de mémoire réels. » La Morclose bétonnée de Danquigny n’est pas accueillante, elle abrite des gens qui s’ignorent ou se croisent sans se voir, disparaissent parfois avant de revenir une fois sortis de prison, des gens toujours chargés à quelque chose de pas bon pour la santé, des femmes et des hommes partis battus d’avance dans la grande roue de la vie. Dans cette galerie de portraits, il y a Didier Sourisse, petit dealer à une échelle « bazar du coin plutôt qu’hypermarché de la défonce. » Le genre qui vivote pour ne pas vivre bien vieux. Il y a Élise Archambault, détective privée, bardée de casseroles qui l’ont fait virer de la police. Un coup de sonnette et l’avocat Simon Cachin est là sur le seuil de sa porte. La dernière personne qu’elle ait envie de voir, c’est un pourri. Mais même ceux-là ont un cœur. En l’occurrence un fils, Joshua Cachin, 24 ans, disparu et dont la mère est folle d’inquiétude. Élise accepte. Il y aussi Desmond Sasse. Alias Peter Punk. La loose sympathique, quasi grand seigneur. En cheville avec Didier Sourisse qui gît justement sur le sol de son studio. Nu et mort. Que s’est-il passé ?

Il s’est passé que tout ce petit monde va se télescoper et surtout que les flics vont s’imaginer que Sasse, « zikos foutraque » a dézingué Sourisse. Alors, il faut qu’Élise le croit parce que ces deux-là ont peut-être un bout de chemin à faire ensemble. Alors, il imagine un plan qui le conduira sur les routes albanaises. Avec pour objectif furieux de s’en prendre à Dritan Kovaçi, surnommé Amerikano, le diable du Kapten. Et si le Français avait raison, se dit Kapiten. Et s’il fallait agir plutôt que d’observer comme il l’a fait depuis tant d’années. Au fond, pas difficile dès que l’on parle de stupéfiants. « L’Albanie, poursuit, Danü Danquigny, est en train de devenir un narco-état, le Mexique de l’Europe. La moitié de la drogue consommée en Europe occidentale transite par l’Albanie. C’est plus facile de passer par là et d’avoir ainsi un accès direct au marché européen que d’utiliser les grands ports du continent. D’où la mauvaise réputation… » Il fallait bien la folie de ce Français pour s’attaquer au diable. D’ailleurs, il lui suffira « de moins de trois heures pour foutre le feu partout. » L’auteur applique les règles classiques du roman noir. Il soigne ses personnages et sa connaissance du pays nous donne envie d’aller voir d’un peu plus près ce territoire meurtri et qui vécut dans un trou noir pendant près de quarante ans.

« Vieux Kapiten », de Danü Danquigny, Éditions Gallimard/Série Noire, 256 pages, 18 Euros.