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« Tout va bien se passer » de Leye Adenle : l’African Beat du Nigéria

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Il y a un petit côté Marvel chez Amaka Mbadiwe, super héroïne du troisième et dernier roman de Leye Adenle. Le titre ne dit pas autre chose. « Tout va bien se passer » nous conte les dernières aventures de l’avocate survoltée de l’écrivain nigérian. On trépigne beaucoup, on accélère sévère, on souffle, on s’essouffle, on a chaud, on transpire mais on ne lâche pas d’une semelle la redresseuse de torts qui survole les artères saturées de la capitale Lagos.

Amaka coule des jours heureux avec Guy Collins à Londres depuis six mois. Tandis qu’il part travailler, elle va faire son jogging, puis après une bonne douche, elle s’offre un café tout en travaillant pour son association les Street Samaritains, qu’elle pilote pour l’instant à distance. Mais on ne se refait pas et justicière d’un jour, justicière toujours. Justement, de l’autre côté de la route, il y a un salon de manucure qui l’intrigue. Il y a des barreaux aux fenêtres du salon. Elle remarque aussi que les employées ne regardent jamais les clientes dans les yeux. Elle renifle l’exploitation. Cela lui rappelle les filles et les femmes vulnérables auprès desquelles intervenaient les Street Samaritains, et à qui elle a consacré sa vie.

Au  même moment, à des milliers de kilomètres, à Lagos, capitale du Nigéria, un autre drame est en train de se mettre en place. Au cœur de l’histoire, la bagatelle de cent millions de dollars. Pour cette somme là, on peut franchir beaucoup de lignes quand on veut mettre la main dessus. Par exemple, tuer. Ce que font Dave et Pete sans sourciller. Ils abattent un couple de pasteurs, Anita Brown et son mari, Frank Brown, un petit coquin qui avait rendez-vous avec une prostituée dans cette chambre d’hôtel avant que la partie de plaisir ne tourne vinaigre. Problème, la demoiselle a tout vu. Elle s’appelle Funk. Les deux lascars l’ont loupé parce qu’elle était bien cachée mais elle sait très bien que ce n’est qu’une question de temps avant que l’on apprenne qui elle est, et que surtout on la retrouve.

Et voilà Amika repartie dans son pays natal. La justice n’attend pas. On retrouve les sujets chers à l’auteur : corruption, police et politique, sexe, drogue et Africa Beat. Amika est comme un poisson dans l’eau. Telle une super héroïne avec une cape fendant l’air, elle ne craint pas de s’attaquer aux plus forts, souvent au péril de sa vie. Cette fois, c’est la connivence politico-religieuse qu’elle a dans le collimateur. La scène qui ouvre le roman avec ce pasteur adultère donne le ton. Le Nigéria est profondément croyant. Il faut avoir assister à une messe dans un quartier défavorisé pour se rendre compte de la mainmise des prédicateurs milliardaires sur leurs ouailles. Bien qu’elles soient déjà à peine en mesure de se nourrir ainsi que leurs familles, elles versent leur obole à des vampires porteurs de croix ou autre qui n’hésitent pas à les saigner toujours un peu plus. Amaka va tout faire pour retrouver Funk avant que cette dernière ne soit tuée. Mené tambour battant, avec un gentil flic et un gros ripoux qui met des bâtons dans les roues d’une Amaka aussi téméraire que obstinée, « Tout va bien se passer » est une critique sans concession des gouvernants et du monde bling bling des prédicateurs. Un polar fusion et passionné.

« Tout va bien se passer » de Leye Adenle, traduit de l’anglais (Nigérian) par Céline Schwaller, Éditions Métailié, 424 pages, 22 euros.

« Là où je n’ai plus pied » par Belén López Peiró : parler puis écrire pour guérir

Il était tellement gentil l’oncle Claudio qu’au début, c’est même elle qui demandait à aller chez lui. Les prédateurs ont toujours su y faire. Et puis un jour, elle n’a plus voulu. Personne n’a cherché à comprendre. Ni la mère, ni le père, chacun empêtré dans une vie propre qui allait les conduire au divorce. Virginia Belén López Peiró a cessé d’être une enfant joyeuse. Les gros doigts de son oncle étaient entrés en elle.

La confession qui fut tout autant une déflagration eut lieu en 2022. L’Argentine Bélen López Peiró ose raconter cet oncle et les viols qui seront disséqués ad nauseum plus tard, dans un premier livre, « Pourquoi tu revenais tous les étés » (Éditions Globe). « Là où je n’ai plus pied » nous emmène sur le chemin tortueux de la bataille judiciaire. La jeune femme va parler jusqu’à plus soif. Dans les grandes lignes, dans les détails et encore plus de détails. Une fois, dix fois, cent fois, neuf ans. Une locomotive puis un train lancé à grande vitesse balayant tout sur son passage. Parce que dans ce genre d’affaires, il y a les faits et les dégâts collatéraux. Il y a soi et les autres. Et ils ne sont pas rien, les autres. Ce ne sont pas eux que les gros doigts de l’oncle ont touchés. Surtout pas, ils n’en veulent pas. Entre les soutiens, les détracteurs et les accusateurs, ces moments de violation de l’intime échappent et deviennent la propriété de tous. Un enfer qui tourne en boucle indéfiniment.

Lorsque le processus de la parole est enclenché, il y a le soulagement. De courte durée. Parce qu’en réalité, rien ne change. La peine, la blessure, la honte, rien ne part jamais. Alors, on franchit un autre océan, on saisit la justice. On est déjà allé au commissariat, on a porté plainte et on a décidé d’aller plus loin. On veut que l’oncle soit reconnu coupable et qu’il subisse une peine. Aussi grande que la sienne. Impossible, jamais, alors on se contentera d’une privation de liberté.

Le texte de Belén López Peiró est polyphonique et rythmé par l’insertion des procès-verbaux. La voix du père traduit l’incrédulité, celle du frère le fait qu’il n’ait rien vu, celle de la fille de l’agresseur est synonyme de colère et de déni tout comme celle de l’épouse. Le premier avocat est aussi convié à se faire entendre dans cette symphonie discordante. C’est donc une narration hachée, inventive où sont insérés des SMS, des définitions de mots trouvés sur Internet. Sans oublier les réseaux sociaux. Le viol est une arme vieille comme le monde. C’est le fusil de l’homme faible. Il peut être inconnu mais il peut aussi être le voisin, le père, le frère ou l’oncle. Il échappe à l’usure du temps, il a une capacité de renouvellement infini. Comment en parler en réinventant sa narration ? Comment capter l’attention pour partager une douleur commune à toutes les victimes ?

La journaliste argentine de formation nous emmène dans ce labyrinthe émotionnel et judiciaire et nous fait vivre cette double peine que s’infligent parfois certaines victimes. Il y a de grands moments de découragement, d’envie de renoncement tout au long de la préparation du procès. « Je ne vais plus à la fac, je ne me présente pas à mon dernier examen de master ». On lui propose une procédure abrégée. Elle a déjà mis cinq ans à trouver une avocate, une représentante et une commission capable de l’accompagner. Et voilà qu’on lui propose une solution. « Oublier? Lâcher ? Laisser tomber ? Est-ce qu’on peut réparer le corps comme on répare une tasse ébréchée ? »

2023, c’est fini. Un dossier de 500 pages, deux avocats, une représentante, une commissaire judiciaire, quinze ans de thérapie, la famille coupée en deux et le village qui couvre l’abuseur. Quand le procès s’ouvre enfin, il dure cinq jours  et la sentence tombe : dix ans de prison. « À partir de maintenant, je vais commencer à écrire autre chose ».

 » Là où je n’ai plus pied », de Belén López Peiró, traduit de l’espagnol (Argentine), Éditions Globe, 384 pages, 24 euros.

 

« Il est long le chemin du retour » de Attica Locke : un roman, véritable manifeste politique

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C’est sans doute le plus politique des romans de Attika Locke. Celui où elle ne mâche pas ses mots à l’encontre du président de son pays. Pas de faux-semblants, pas de politically correct, la romancière texane dénonce avec force le racisme systémique qui frappe encore et encore les États-Unis d’Amérique. Mais elle va bien au-delà. Elle se sert de son Texas natal pour étendre son message : celui d’un appel aux citoyens à se réveiller, à sortir activement de ce cauchemar avant d’atteindre un point de non-retour.

Darren Matthews, son personnage principal et récurrent de la trilogie, n’est pas en très grande forme. Il a quitté les Texas Rangers, emberlificoté dans un procès dont Bell, sa propre mère, a joué un rôle crucial. Elle est celle qui pourrait bien l’envoyer derrière les barreaux. Aussi est-il estomaqué lorsque sa génitrice surgit un jour, après des années d’absence, et lui demande de l’aide. Ayant accumulé des décennies de rancœur à son égard, il ne l’accueille pas les bras ouverts. Loin s’en faut. Mais elle insiste, affirme qu’elle ne boit plus depuis deux ans. Lui, le fils, a pitoyablement pris le relais et le bourbon Jim Beam est devenu son plus fidèle compagnon.

Attica Locke pose ainsi les fondations de son dernier roman policier. Sera Fuller, étudiante noire d’origine modeste, faisait partie de la sonorité entièrement blanche de l’université du Texas. Selon Bell qui fait le ménage dans la résidence, la jeune fille a disparu. Il lui est sûrement arrivé quelque chose parce qu’elle a retrouvé ses affaires en vrac, dans la poubelle derrière le bâtiment. À partir de là, la romancière tisse la toile de l’intrigue, la réconciliation chaotique du tandem mère/fils, avec un oncle, le frère de la maman, qui remplit les blancs de bien d’interrogations. Et qui surtout change dramatiquement le récit familial des deux autres oncles toujours très critiques envers Bell et son mari. Ce sont des pans entiers de vérités supposées qui explosent comme si Darren avait marché sur des mines anti personnelles. Le duo bancal examine la piste raciste, après tout on est au Texas, que faisait la jeune fille dans une sororité blanche ? Les parents vivent et le père travaille dans l’entreprise Thornville. Sur le papier, l’employeur idéal qui offre logement, sécurité sociale, une forme de philanthropie capitaliste bon teint qui interpelle.

En réalité, la rencontre d’une femme et d’un homme. Carey-Ann Thorn et E. J. Hill, deux héritiers de l’aristocratie texane, bien décidés à imposer leur vision de la société. Et qui inclue une curieuse prise en charge de leurs employés regroupés dans une ville sortie de terre, jouxtant l’usine de viande du couple. « Une ville représentant toutes les caractéristiques d’une version XXIe des villes-scieries d’antan ». C’est là que Darren et sa mère rencontrent Joseph, le père de Sera qui ne semble pas s’inquiéter de la disparition de sa fille. « Il s’agit d’une de nos familles modèles; l’une de nos plus grandes réussites », explique Carey-Ann Thorn, comme si elle vantait les mérites d’une voiture dernier cri. D’ailleurs, Joseph rêve de raconter son histoire au gala de Keep America Working, qui souligne la générosité et réussite de la vision du couple texan. Joseph est prêt à se renier lui-même afin de garder son travail et tout ce qui va avec. Mais au-delà, c’est son identité qu’il dissout au profit d’une utopie qui n’est même pas la sienne. Joseph incarne clairement l’inverse de la romancière, guerrière en marche. Une sorte de soumission instrumentalisée par les Blancs depuis des années. Thornville est le piège parfait, il offre puis reprend. Sans pitié et avec méthode. Le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui en Amérique est flagrant.

La destruction interne du Ranger démissionnaire se confond avec le tournant tragique que le pays a pris depuis l’arrivée de Donald Trump sur la scène politique américaine. Attica Locke ne se cache derrière aucun artifice littéraire et se montre volontairement parfois irrévérencieuse. « Un charlatan avait pris le volant, et atteint la Maison Blanche… La réalité elle-même ne semblait plus réelle, le sol se dérobait sous nos pas. Nous flottions sans garde-corps dans un monde en plein délire ». Le roman est un constat sans appel mais aussi un cri d’alarme pour ne pas dire un hurlement. « Il fallait accepter que les Pères fondateurs, cette bande de types grandiloquents, intarissables dès qu’ils buvaient un coup de trop, avaient griffonné des lois et des idéaux qui se contredisaient une fois sur trois, et qu’ils s’imaginaient pouvoir édifier un monument de liberté sur des fondations creusées par des esclaves. Ce n’était qu’un château de cartes. Un écran de fumée ». Attica Locke aime  cet État du Sud qui ne fut jamais une terre amicale pour les Noirs d’Amérique. Lorsqu’elle l’évoque ou le décrit par le menu, l’amour est là. Sans couleur si ce n’est celle d’une nature torturée par des hommes que l’on croyait au fil du temps peu à peu maîtrisés. Mais qui dernièrement sous l’impulsion de vents mauvais, reviennent en force, cette fois à visage découvert, ivres d’un retour qu’ils estiment légitimes. Sous couvert de distraire un lecteur avide d’intrigues complexes, le roman d’Attica Locke relève quasiment du manifeste politique. Courageux et nécessaire .

« Il est long le chemin du retour » d’Attica Locke, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Paul, Éditions Liana Levi, 304 pages, 21 euros.

 

« Le Baiser de la Demoiselle » : histoire d’une femme décapitée de Kate Foster

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C’est un premier roman furieusement féministe. Une fiction tirée d’une histoire vraie ayant eu lieu en 1679. La justice de l’époque n’allait pas rater une accusée de ce calibre. Une lady, adultérine, putain et meurtrière, surnommée la « Dame blanche de Corstorphine ». La romancière écossaise Kate Foster aussi n’est pas passée à côté de ce true crime fabuleux et nous conte l’aventure malheureuse d’une femme de sang bleu qui s’est crue tout permis, et qui fut punie de cette audace, décapitée par la lame tranchante du « Baiser de la Demoiselle ».

Un bien joli nom donné à l’ancêtre de la guillotine française, la redoutable machine, « conçue  pour décapiter les membres de la noblesse », avec un mécanisme rapide et réputé moins douloureux que cette bonne vieille hache. « Sans qu’aucune de ses victimes n’a survécu pour en témoigner ». Le roman de Kate Foster est savoureux. Il nous transporte à une époque de libertinage absolu et d’obscurantisme religieux tout aussi vivace. L’église est toute puissante. Elle régit l’existence de ses ouailles. Seuls les nobles s’enhardissent et tentent de s’en affranchir.

Comment a-t-elle pu croire qu’elle n’allait pas en payer le prix ? Lady Christian Nimmo s’est amourachée de son oncle lord James Forrester. Ce fut un long et patient processus de la part de ce dernier. En bon prédateur qu’il est, il a repéré sa proie à l’adolescence, bénéficiant de son statut familial de proximité. Le père de Christian est mort. Lord James gère les comptes. « Il ne repartait jamais les mains vides. Les biens disparaissaient dans les voitures qu’il envoyait. Et pendant un certain temps, nous avions droit aux meilleurs morceaux de viande, aux tourtes au bœuf et aux rognons. Aux robes neuves. Ils vendaient nos biens au nom de Mère ». Le gentil tonton ne prend pas que ça. Il considère sa nièce comme une prise de guerre. Nécessaire à sa libido insatiable.

Lord James joue sur du velours. L’enfant devenue femme a épousé un marchand de tissus. Un homme bon et généreux, respectueux au point de l’ignorer lorsque la nuit tombe et que les couples se retrouvent à l’abri des regards dans leur chambre fermée. En réalité, Andrew Nimmo n’a que peu d’appétence pour le corps féminin. Or, lady Christian déborde d’un appétit sexuel que ce cher oncle James a su attiser. Cela tombe bien. Andrew part souvent en voyage. L’épouse délaissée trouve refuge chez cet amant libidineux qu’elle croit tout à elle.  Si les apparences restent sauves quelque temps, le sens des conventions s’envole au fil des pages et du drame annoncé. D’autant que Christian découvre une autre femme qui intéresse aussi James : Violet la servante qui n’en n’est pas une mais une prostitué que le laird extirpe régulièrement du bordel du coin pendant plusieurs semaines, et qu’il cache dans une aile de la demeure. Les deux femmes finiront par se rencontrer.

Le portrait de la prédation à cette époque est remarquable. Dans une toute puissance caractéristique, ce nanti protégé par une impunité totale, se sert de son statut social pour traîner toutes les femmes dans son lit. Christian qui se brûle d’amour pour cet homme comprend trop tard sa bévue. Mais ce n’est pas l’ère MeToo. La transgression sociale de Christian est allée trop loin. Pour cette fois, même sa parole n’aura pas le poids de celle d’une fille de joie. Comment est-ce possible ? Kate Forster dresse un magnifique portrait de femme. Ou plutôt de femmes. Toutes, quel que soit leur statut, sont prises au piège de la volonté et du désir de l’homme. Il n’y a pas d’affranchissement possible.

Le désir, voilà ce dont parle Kate Forster. Et celui de la gent féminine ne peut exister dans cette société bon teint et religieuse jusqu’à l’excès. Celui de ces messieurs est en revanche tout puissant, même si dans le cas de James, il le conduira à sa perte. La mère de Christian, sa sœur, toutes savaient ce qui se tramait, mais la peur du déclassement les a poussées à fermer les yeux. Laissant la jeune fille bien incapable de résister aux assauts de cet homme sans limite. Le jour fatidique, elles sont trois autour de leur proie : Christian, Violet et Oriana, la bonne. Cette dernière, faussement et tragiquement renvoyée du château pour vol, a dû goûter à l’infâme séance de repentir imaginée par l’ecclésiastique, et elle s’est retrouvée  assise sur le tabouret à l’église, sous les yeux de tous. Ce jour-là, pourtant, ce trio bafoué, humilié et incapable de se défendre, a pris son destin en main. Un poignard et une mise à mort. Une seule en paiera le prix fort. Lady Christian meurt vêtue d’une robe en dentelle exquise. Offerte par son marchand de tissus de mari. Un homme qui aimait habiller les femmes mais sans jamais les toucher.

« Le Baiser de la Demoiselle » de Kate Foster, Éditions Phébus, 406 pages, 22,90 euros.

 

« Les suppliciées d’Appoigny » de Sabrina Champenois : la désinvolture coupable de la justice

Il se passe toujours plein de choses dans les villages. Pas forcément sympathiques. Voire sordides. Comme l’affaire des « Suppliciées d’Appoigny » que nous raconte Sabrina Champenois. Après avoir traité précédemment de quelques grands dossiers froids outre-Atlantique, la collection True Crime 10/18, en collaboration avec Libération, s’intéresse, cette fois, aux faits-divers français. Et c’est la journaliste du quotidien qui ouvre le bal printanier de cette farandole macabre.

1984. Nous sommes dans l’Yonne, la région de Guy Roux, le chouchou, l’entraîneur de l’AJ Auxerre. Celui qui a eu la chance de voir évoluer Djibril Cissé et surtout Éric Cantona sur ses terrains. De la graine de stars. Claude et Monique Dunand vont accéder à une relative notoriété d’un autre genre. Beaucoup moins sexy. Même si tout commence justement par des jeunes filles. Huguette a 18 ans, elle vient de la DDASS. « Elle est un fétu, écrit Sabrina Champenois, elle n’a pas de formation particulière, pas d’appuis, pas de moyens, pas de projets ». Elle est la proie idéale. Les prédateurs savent les repérer. Le couple passe une annonce dans la presse locale. Un miracle pour Huguette qui a dû quitter son foyer parce qu’elle a atteint sa majorité. Elle sera nourrie, logée et s’occupera d’un handicapé. L’affaire est rondement menée, un seul rendez-vous dans un café d’Auxerre et c’est plié. Il n’y a aucune fioritures chez le couple Dunand. Dès son arrivée, Huguette qui croyait avoir son petit logement personnel, atterrit à la cave. La suite est un cauchemar. Tortures, viols et pâté pour chiens en guise de nourriture. Il y a de la complicité dans l’air. Elle est tellement abîmée qu’un généraliste vient l’ausculter. Le verdict est sans appel : « Elle ne sert plus à rien ». Il y aura une deuxième victime.  Michaëlla ne pourra pas s’échapper.

1991. L’instruction dure sept ans. Le procès Mazan n’a pas encore eut lieu. Le huis clos est évident. « Raconter leur calvaire au vu et au su de tout le monde leur est impossible, la perspective du procès les hante depuis des mois. Se retrouver face aux Dunand, replonger dans les abysses, revivre ces jours et ces nuits où toute dignité leur a été niée, est un cauchemar ». Normalement, c’est une affaire sans mauvaise surprise, Claude Dunand risque la perpétuité. Cette façon qu’il a de décrire la routine de son quotidien de l’époque va dans ce sens : « Oh, toujours la même chose. Les fouets, les épingles, le tournevis, le transformateur… » Peu de chances d’émouvoir le tribunal. S’il accepte de plaider coupable, c’est pour mieux en rejeter la faute sur Monique. Ce serait elle, l’instigatrice de toute cette folie. Il n’est lui-même qu’une victime. Il ne convainc pas grand monde et prend la réclusion à vie. Logique.

Pourtant, seize ans plus tard (avec la préventive), il est dehors. Claude Dunand bénéficie de la toute nouvelle loi sur la présomption d’innocence, qui lui permet de faire appel de sa condamnation. Son côté prisonnier modèle, le fait qu’il ait soixante-dix ans et qu’il se soit amendé ont plaidé en sa faveur. Comme l’écrit la journaliste, « la libération de Dunand ne choque que ses victimes. » D’autant  que la presse nationale a braqué ses projecteurs sur une autre affaire, celle de Émile Louis, le brave monsieur chauffeur de car qui avoue sept meurtres d’handicapés avant de se rétracter. Si les deux affaires ne se rejoignent pas, elles ont des similitudes administratives : « Le parquet d’Auxerre a été dans les deux cas d’une remarquable désinvolture, au minimum ». Ce genre de fait-divers est propice à toutes les rumeurs et toutes les théories du complot. On parle d’un petit carnet noir, de gens hauts placés qui auraient été des visiteurs réguliers du sous-sol de chez les Dunand. C’est d’autant plus facile d’élaborer ce genre de théories que l’un des grands noms politiques de l’époque dans la région de l’Yonne est Jean-Pierre Soisson, et « qu’il intercède en 1990 auprès de son collègue garde des Sceaux, Arpaillange, en faveur de la remise en liberté conditionnelle de Dunand ». De quoi emballer l’imagination.

Et Dunand dans tout ça ? Il est mort de sa belle mort dans son lit. Il s’était même payé le luxe de se remarier – sa dernière femme mourra dans des conditions douteuses-. Il n’a jamais rien ajouter à ce qu’il avait avoué à son procès. Huguette et Michaëlla  ont continué à vivre. Ou plutôt à survivre. Leur drame n’a pas particulièrement ému. Elles ont été les dégâts collatéraux d’une justice bordélique et sans âme. Et d’une indifférence de la société.

« Les Suppliciées d’Appoigny » de Sabrina Champenois, Éditions 10/18, Libération, 208 pages, 8.30 euros.

 

 

« Moscou X » de David McCloskey : poker menteur entre Russes et Américains

David McCloskey a fait une entrée fracassante sur la scène du thriller d’espionnage avec Mission Damas, l’an dernier. Il revient avec Moscou X, un autre pavé de 588 pages aussi musclé que le précédent. Cette fois, on fricote avec le Khozyain, le Maître, le président Vladimir Poutine, et ses sbires du Kremlin. Et on s’interroge. Qui est le plus fort ? Le pays de l’Oncle Sam ou la Fédération de Russie ? Une rivalité romanesque rattrapée par la réalité du moment. Trump est-il bien inspiré de se rapprocher de son homologue russe ?

La CIA n’a que faire des railleries. Ses échecs passés, pas grave. Au fond, cela reste dans son ADN de continuer à échafauder toutes sortes de coups tordus pour déstabiliser l’ennemi. On retrouve donc Ed Bradley, le directeur adjoint de la CIA et Artemis Aphrodite Procter. Cette dernière vient de se faire avoir par les Russes en possession de quelques des photos compromettantes. Le gars qui a eu cette grande idée n’est pas prêt de remarcher normalement avant longtemps, mais Procter a franchement énervé les huiles de l’Agence. Comme elle ne manque pas d’air et ne lâche jamais l’affaire, elle réclame un poste dans « la nouvelle arrière-boutique qui gère tous les coups tordus contre la Russie Moscou X ». On ne peut pas dire qu’elle suscite l’enthousiasme de Bradley. Mais le big boss a une idée en tête. La Russie, oui, bien sûr, avec un plan bien précis, et Procter possède quelques atouts. Comme cette obsession quasi pathologique envers les Ruscovs tout en ayant intégré depuis belle lurette que ce pays ne sera jamais une démocratie. Non, ce qu’elle aime, c’est chatouiller Vladimir, attiser sa paranoïa. Monter de toutes pièces des situations de déstabilisation en est la parfaite illustration. Parce que Procter en est convaincue. « La mentalité russe consiste à nous pousser et à nous asticoter jusqu’à ce qu’ils obtiennent une réaction. Ils iront aussi loin que nous les laisserons aller. Nous devons tracer une limite, leur rendre des coups, les forcer à réévaluer leur approche ». Et comme Procter n’est pas dénuée de perversité, elle tient aussi à s’assurer que Vladimir pense que c’est la CIA. Parce que ce sera bien la CIA.

Au même moment, à Saint-Pétersbourg, un casse d’un genre un peu spécial est entrain de se dérouler à la banque Rossiya dont l’actionnaire principal est le général à la retraite, Andreï Borissovitch Agapov. Sur la foi d’un document émanant du FSB (Service fédéral de sécurité russe), le lieutenant-colonel Konstantin Konstantinovich Tchernov vient récupérer 221 lingots d’or pour les transférer vers une réserve stratégique située à l’Est. « Les chaussures Ferragamo noires de Tchernov claquèrent sur le marbre du hall, leurs talons immaculés suivis par une imposante cohorte de policiers en tenue des chariots et des caisses ». Inutile de dire que le chef de la sécurité qui trouve la manœuvre curieuse ne moufte pas. Personne n’aime les hommes du FSB et surtout pas son patron, Vassili Platonovitch Grusev, dit La Grue.

On repart. Direction Londres. Hortensia Fox est avocate pour un cabinet qui ne paie pas de mine mais rémunère cinq fois plus que les autres. Les clients sont douteux. Assad, Poutine, Al Saoud, Khamenei et d’autres. Et de quoi va-t-elle s’occuper, celle qui déteste son prénom et se fait appeler Sia ? De fameuses caisses d’or. Une grossière erreur, selon Sia Fox, parce que la demoiselle émarge à la CIA. Qui a donc osé s’attaquer à Agapov, cet ancien du KGB ? Un seul nom émerge. La Grue, l’ancien camarade du KGB de Agapov et qui trône désormais dans un bureau au bout du couloir de Poutine. Des intrigues staliniennes à revendre avec des hommes aux mains pleines de sang. On est au cœur du roman. David McCloskey déploie la même habileté à nous faire découvrir la Russie d’aujourd’hui qu’il a eu à nous balader dans les venelles de Damas, avant qu’elle ne soit libérée de la dictature Assad. L’ancien analyste de la CIA s’appuie sur ses connaissances personnelles passées qui donnent au livre une expertise qui tombe à pic. Qui n’a pas envie en ce moment d’aller voir ce qui se passe chez les Russes ? Qui n’a pas envie de farfouiller dans la tête de Vladimir, histoire de comprendre à quelle sauce le monde va être mangé.

Une ambiance à la narcos. Avec le Mexicain torride Maximiliano Castillo, propriétaire d’un haras à San Cristobal et qui est en cheville avec la CIA, depuis des années. Le deal de l’Agence est tordu. Attirer dans leurs filets le couple Anna Andreevna Agapova, fille du père banquier, et son mari, Vadim Kovaltchouk, argentier d’un circuit parallèle dans les finances de Poutine et grand amateur de purs sangs. Deux couples qui jouent au poker menteur. Un numéro de claquettes à la Roméo et Juliette qui tourne autour de cette histoire de caisses d’or. Qui blanchit quoi, qui a pris à qui ? Anna est la cible principale. La CIA sait déjà qu’elle l’appellera PERSEPHONE. Ce qui nous amène au duo le plus intéressant, les deux agentes, Anna et Sia qui savent reconnaître en l’une et l’autre, une grosse menteuse. Sia n’est pas plus avocate que Anna, charmante épouse sans lien avec les Services de renseignements russes. Bien au contraire, la dame respire le SVR (Service des renseignements extérieurs de Russie). La confiance ne fait pas partie du schéma mental d’un espion. Comment être sûr que la CIA pourra la retourner et quel sera l’argument pour la pousser à trahir son pays ? La confrontation est savoureuse. Qui pour jouer qui au cinéma, si par le plus grand des hasards, quelqu’un à Hollywood achète les droits du roman américain.

Moscou ne semble pas avoir plus de secrets que Damas pour David McCloskey. Si dans le premier ouvrage, on suivait les filatures dantesques du héros dans les rues de la capitale syrienne, cette fois l’auteur nous plonge dans la culture du secret et des crapuleries du régime poutinien. On étouffe autant que l’on flippe avec Sia lorsqu’elle pénètre en Russie. On a qu’une envie, c’est de ficher le camp. Au jeu de la plus solide, Anna qui boit autant de vodka que ses congénères masculins, est Number One, comme si le régime russe avait produit des individus hors normes. Genre super héros robotique machiavélique et sans état d’âme aucun. Sia et ses tourments intérieurs nous apparaissent aussi sympathiques que fragiles. Poutine balaierait d’un revers de la main tous ces traits de caractère comme occidentaux et décadents. En ces temps de bruit de bottes, il n’aurait peut-être pas tort.

Moscou X de David McCloskey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel-Guedj, Éditions Verso, label du Seuil, 592 pages, 23.90 euros. 

 

 

« Toutes les nuances de la nuit » de Chris Whitaker : une ode à la différence

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C’est un conte où l’on carbure à l’émotion. Sans retenue. En mode montagnes russes et à plein régime. Le rythme est infernal. Au terme de 800 pages, Chris Whitaker nous achève avec cette histoire intense et des personnages incandescents. « Toutes les nuances de la nuit » s’étend sur trente longues années faites de multiples rebondissements. Un superbe roman qui ne cesse de prendre le lecteur à contre-pied.

Le héros s’appelle Patch Macauley et porte un cache-œil. L’héroïne, Saint, est surnommée « l’apicultrice » parce qu’elle cultive les abeilles. Patch en anglais signifie correction, réparation. Un prénom lourd de sens. Ces deux-là vont se rencontrer dans l’enfance. Chacun à leur façon détonnent à Monta Clare, petite bourgade humide des Monts Ozark du Missouri. Eux-mêmes ont leurs différences. Elles deviendront complémentaires. La ville se niche au creux d’une vallée et se prolonge à flanc de montagne. Tout le monde se connaît, tout le monde s’épie. Mais c’est Patch, 13 ans, qui le voit. L’agresseur, celui qui s’en prend à Misty Meyer, l’adolescente la plus populaire du lycée. Il la sauve. Puis il disparaît à son tour. Saint alerte la police. L’inspecteur Nix se montre sceptique, mou, condescendant. Alors, elle enquête toute seule, elle mettra plus d’un an mais elle le sauvera. La première de mille fois. Ce sera donc leur histoire. Celle d’une amitié hors norme, envers et contre tout. Avec Chris Whitaker, on sera constamment dans la dynamique de la bascule.

Sauver Misty puis être lui-même séquestré marquent les actes fondateurs de la destinée de Patch. Lorsqu’il est enfermé, une fille que ce dernier ne voit jamais, lui murmure à l’oreille dans une obscurité grinçante. Quand il est enfin délivré, il n’aura de cesse de la chercher. Elle aura été sa planche de sauvetage à l’intérieur, elle sera son enfer à l’extérieur. Obsédé par l’idée de la retrouver afin de l’arracher des griffes de celui qu’il croît être le même agresseur, Patch suivra la piste de disparues dans tout le pays, pendant des années. Il ira même jusqu’à braquer des banques pour financer son road trip et donner le reste des butins aux associations de personnes manquantes. « Il cherchait une fille dont il ignorait tout, qui venait d’un passé si lointain qu’il ne rencontrait que des désespérés ». Il savait juste ce qu’elle lui avait soufflé. Qu’elle s’appelait « Grace ».

Chaque personnage ne vit que par et pour son obsession. Une ombre entêtante, paralysante. Ils sont tous prisonniers de leurs blessures. Ils avancent avec peine, reculent souvent, bifurquent, se perdent. Mais Patch aura une fille. Elle incarnera l’ultime réparation, la rédemption et l’avenir. Chris Whitaker signe un roman où toutes les nuances de l’existence se noient dans une vie qui glisse entre les mains de ses protagonistes. Une épopée, un western moderne d’un romanesque subtil où loyauté et vérité sont les compas dans un univers déboussolé. Une réussite.

« Toutes les nuances de la nuit » de Chris Whitaker, traduit de l’anglais par Cindy Colin-Kapen, Éditions Sonatine, 816 pages, 25.90 euros.

 

« Rue de l’Espérance, 1935 » d’Alexandre Courban : lutte des classes et fascisme rampant

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« Rue de l’Espérance, 1935 », deuxième volume de la grande saga historique et policière sur le Front populaire. Le conseiller du 13e arrondissement de Paris, Alexandre Courban, ne lâche pas l’affaire. Cette période le passionne toujours autant. Cette fois, il nous entraîne dans le monde de l’aéronautique de l’entre-deux guerres. Et comment les grandes puissances européennes se sont fait concurrence sur fond de lutte idéologique.

La dynamique reste la même. Le commissaire Bornec, homme passe-muraille consciencieux, fait son boulot, il tente de résoudre des meurtres. Gabriel Funel, quant à lui, enquête pour son journal l’Humanité sur le sort des ouvriers. Par la magie du romancier, les deux finissent toujours par se croiser, voire se retrouver. André Legendre est un dessinateur apparemment sans histoire. Il gît pourtant dans le wagon rouge de première classe du métro, égorgé. Le couteau est enfoncé jusqu’à la garde dans le cou du macchabée. Bornec doute d’emblée que ce soit un suicide. Le manche du couteau l’intrigue. Il a été fabriqué à partir d’une corne animale. Bizarre de laisser ça sur place, se dit le commissaire. On appelle ça un arburesa et il est typique de Sardaigne. Bornec ne le sait pas encore. Lui, n’y voit qu’un message ou une signature. À cette époque, on n’est pas très regardant avec les procédures. Bornec se rend au domicile du défunt, obtient la clé grâce à la voisine et pénètre dans l’appartement. Il découvre une grande table à dessin avec de grandes feuilles de papier roulées les unes sur les autres. Bornec s’en détourne. Il aura tort. De son côté, Gabriel Funel poursuit son travail journalistique qui a toujours pour objectif premier de défendre les ouvriers. Cette fois, il navigue dans le milieu aéronautique. Parce que derrière le discours officiel et lénifiant servi à l’occasion du Salon de l’aviation au Grand Palais à Paris, les conditions de travail des ouvriers sont éprouvantes. C’est Luigi Balboza le syndicaliste qui lui a encore rappelé dernièrement. L’homme est son contact au syndicat antifasciste de l’usine de Gnome et Rhône.

On retrouve la thématique de la lutte des classes chère à l’écrivain mais il prend aussi le temps de nous dévoiler un autre combat : celui des fascistes et des antifascistes. Sous les traits d’un tueur à gages qui a l’art de se travestir pour mieux disparaître. Que vient faire ce dessinateur mort dans ce combat idéologique ? Le récit d’Alexandre Courban est un billard à bandes multiples. Avec en prime, un personnage féminin qui prend son envol dans un monde clairement dominé par ces Messieurs. La jeune Camille Dubois, ancienne peseuse de la raffinerie de la Jamaïque, travaille désormais à L’Humanité. Elle rêve aussi de devenir photographe. Elle s’entraîne d’ailleurs tous les jours. Et elle a déjà des photos qui feront parler d’elle. Alexandre Courban semble avoir une connaissance encyclopédique de cette période historique française. Elle lui a permis de franchir le cap du deuxième volume d’une série décidément bien partie.

« Rue de L’Espérance, 1935 » de Alexandre Courban, Éditions Agullo, 289 pages, 19,90 euros.

 

« La petite fasciste » de Jérôme Leroy : l’amour à mort

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Happé. Par une histoire racontée dans un français que l’on avait un peu oublié. Celui où la grammaire et la conjugaison brillent comme les feux dans la nuit. Jérôme Leroy est le narrateur de ses deux passions : la politique et la littérature. Il nous prend à témoin, sûr de son fait, impérial, le verbe haut et pur. Un réconfort pour nous lecteurs abreuvés de mots si souvent vidés de leur substance.

Nous sommes en France et comme bien souvent avec le romancier français, nous sommes au bord du chaos. Le président est surnommé Le Dingue. Il a une certaine propension à ne pas se laver et à abuser de la dissolution. Nous sommes aussi témoins de la chute de notre République. Qui commence comme un film de gangsters. Un certain Victor Serge. Profession : tueur à gages. Mais ce soir-là, alors qu’il avance dans les rues sombres de Fort-Mahon, la chance n’est pas avec lui. Il se trompe de cible. Cela arrive. Même aux meilleurs

Jérôme Leroy remonte sa montre et nous ramène en arrière. En juin de l’année 2020, soit deux mois avant la tentative d’assassinat contre le député Patrick Bonneval qui, à ce stade du roman, n’a pas encore résolu sa crise de la cinquantaine. On nous présente Francesca Crommelynck, une jeune femme à priori pas très sympathique. Elle est « La Petite Fasciste » de Jérôme Leroy. Elle a un frère encore plus désagréable qui commettra l’irréparable. Francesca a été élevée à la droite de la droite. Elle est l’ennemie de Bonneval. Problème. Les sentiments et la politique peuvent être à géométrie variable. Et le coup de foudre, cela existe. Jérôme Leroy est un romantique, la sortie de route est possible. À gauche, à droite. On peut changer. Il suffit d’aimer.

« La Petite Fasciste » de Jérôme Leroy, Éditions la manufacture de livres, 190 pages, 12.90 euros.

« Hors la Brume » de Julien Freu : promenons-nous dans les bois

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L’auteur connaît ses classiques. Un couple de jeunes, Célie et Daniel, sont tués à bout portant dans leur véhicule alors qu’ils s’apprêtaient à se livrer à une petite partie de jambes en l’air, sur un parking pas si désert que ça. La fille prend le maximum. Le tueur lui bousille en prime le visage à coups de marteau. Du beau boulot de psycho. Le modus operandi n’est pas sans rappeler la grande affaire du tueur du Zodiac aux États-Unis dans les années 60/70. « Hors la Brume » de Julien Freu s’inspire sans doute de ce fameux cold case américain qui avait provoqué une véritable psychose chez les adeptes de batifolage en voiture, pour mieux le détourner et le transformer en un thriller glaçant avec des personnages de fêlés comme on aimerait pas du tout en croiser un jour dans sa vie.

Prenez l’inspecteur Léon Marvin, il est en haut du top five des cas gentiment perturbés même s’il est du côté de la loi. C’est un bon flic, la soixantaine fatiguée, un peu alcoolo, et coach de foot à ces heures de moins en moins perdues. Obsessionnel, il explique tout par le prisme du ballon rond. « Une enquête, c’est comme une saison de football. C’est long » , tente-t-il d’expliquer à Hervé Dantre, également inspecteur et en plein désarroi conjugal. Sa femme a changé de coiffure et se trimballe un air béat toute la sainte journée. Béatitude dont il a la certitude de n’y être pour rien. Alors, Marvin repart dans ses métaphores footballistiques et égrène tout un tas de meurtres non élucidés avec quelques constantes. Un écart de deux ans entre chaque crime, un autre de vingt kilomètres sur un axe nord-sud, des victimes jeunes, une dimension aquatique avec la présence d’une rivière, d’un étang, d’un lac ou encore d’un barrage. Et une montagne. Le commissaire qui chapeaute nos deux policiers n’est guère au mieux de sa forme. Ariel Lanecquer souffre de migraines dantesques accompagnées de visions. Mais pas n’importe lesquelles. Il voit une forêt, puis une clairière et des arbres recouverts d’oiseaux cloués, morts ou agonisants. Des éclairs d’apocalypse insoutenables. Voilà pour le trio d’enquêteurs. Du lourd sur le plan psychologique.

En face, on a les jeunes, comme Alexandre le skater qui développe une jolie amitié avec l’inspecteur Lanecquer. Ou encore Cilia obsédée par la mort de sa grande sœur Célie et qui veut se substituer à la police. Elle est aidée dans cette entreprise hasardeuse par Joachim, le frère de Daniel. On a aussi les suspects potentiels comme Le Fleuriste qui vend du shit aux lycéens à l’arrière de son van blanc qui sent les fleurs. On a aussi une ville imaginaire, Hérrières, forte de douze milles âmes, nichée dans une ancienne vallée de textile agonisante parce que des « types, quelque part, avaient décidé que la Chine et le Bangladesh, c’étaient des chouettes coins pour fabriquer des fringues ». Le contexte social où des gens crèvent à petit feu à cause de la délocalisation est explosif. Conséquence, le lien parent/enfant est distendu. Il y a une atmosphère générale délétère. Mais ce qui nous emporte dans ce récit, c’est l’atmosphère et le ton. « Le ciel conserva une teinte aigue-marine… de temps à autre, l’obscurité se propageait dans l’air, comme si l’on avait déversé quelques gouttes d’encre noire dans une eau limpide ». Julien Freu ouvre de nombreuses portes, injecte aussi des éléments à limite du surnaturel qui provoque de l’angoisse à la lecture de son roman. Qui aura envie d’aller se promener en forêt après ça ?

« Hors la Brume «  de Julien Freu, Éditions Actes Sud/Actes Noir, 336 pages, 16.99 euros

« Le Tombeau oublié » de Douglas Preston : quand la réalité dépasse la fiction

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À ceux qui pourraient se demander comment on passe du journalisme à la fiction, Douglas Preston répond : « Jamais je n’aurais pu devenir romancier si je n’avais pas été journaliste auparavant ».  « Le Tombeau oublié » est composé de treize récits passionnants d’ossements et de meurtres racontés par le romancier américain qui d’ordinaire signe souvent avec son acolyte, Lincoln Child. Mais cette fois, il l’a joué solo.

L’homme l’avoue, au départ il ne s’intéresse pas à la fiction. Seul le réel compte à ses yeux. Encore que. S’il y a un semblant de surnaturel, pourquoi pas. La preuve avec cette histoire de chasseurs de trésors à Oak Island. Il convainc le Smithsonian Magazine de l’envoyer là-bas et il se retrouve au bord du Money Pit, ce puits abandonné dont sa mère lui avait raconté l’histoire lorsqu’il était enfant. Un trésor y serait caché et personne ne connaît l’identité de celui qui l’a enfoui. Si lui fait chou blanc, son reportage sera l’article le plus lu de toute l’histoire du journal. À la même époque, il rencontre un jeune éditeur, Lincoln Child, qui change le cours de ses réflexions. S’inspirer du réel et le romancer. Le récit de Oak Island est parfait. Voilà comment peut naître un écrivain.

Douglas Preston a clairement aimé se servir de l’un pour passer à l’autre. Dans cet ouvrage, il revient sur des mystères qui l’ont fascinés tout au long de sa carrière. Des mini thrillers qui sont en réalité de vraies histoires qu’il a même parfois tenté d’élucider. Sa méthode ? Ne pas se démonter la tête en buvant à outrance, mais travailler, chercher des pistes sources d’écriture, surfer sur Internet dont il ne se méfie guère au début. Ainsi retrouve-t-il sur Google le visage et la trace de Petey Stark Anderson, son meilleur ami d’enfance. Ensemble, ils avaient enterré une boîte en fer « recelant la vie de Petey, la précieuse pointe de flèche de Douglas et un morceau de plomb fondu ». Curieux de savoir ce qu’est advenu de lui, il creuse les entrailles du Net. Il s’en serait passé. L’ancien copain a été assassiné en 2011 dans une pension d’Ewing, dans le New Jersey. Une sordide affaire d’abus sexuel semble à l’origine de sa mort. Stupéfaction, malaise, l’auteur s’interroge : « La vérité a-t-elle des vertus salvatrices lorsqu’on la regarde en face ? » C’est malgré tout ce qu’il a fait puisqu’il a publié cette histoire dans le magazine Wired en 2019.

Le réel encore avec « Le Monstre de Florence ». La curiosité l’anime une nouvelle fois. Rencontrer Mario Spezi, le journaliste qui a couvert ce tueur en série, alors qu’il est en vacances avec femme et enfants, ne lui semble pas problématique. Deux obsessionnels dans un même bateau. Un naufrage pour Mario Spezi et une quasi catastrophe pour Preston qui se retrouve en garde-à-vue et échappe à une inculpation abusive décidée par le juge Mignigni qui lui conseille vivement de quitter le territoire. L’Italie encore avec le fait-divers retentissant « Amanda Knox ». Le pays veut la peau de la jeune femme, accusée d’avoir tué une camarade cours. Douglas Preston découvre que c’est à nouveau le juge Mignigni qui officie. Preston accorde une interview à une journaliste de Seattle, Candace Dempsey, la première à mettre en doute les charges contre la jeune américaine. Elle le prévient. Des blogueurs se déchaînent contre Amanda. « Je lui ai rétorqué, plein d’assurance, que j’étais blindé contre les chroniques défavorables ». Le pauvre n’a aucune idée de ce qui l’attend. Il reviendra sur sa naïveté et conclura : « D’une certaine façon, j’ai la conviction d’avoir écrit là, l’un de mes articles les plus importants. Internet fait désormais partie intégrante de nos vies mais le Net est un cloaque de commentaires anonymes, d’insultes, de mensonges, de haine, de théories du complot et de pulsions cruelles qui détruisent des vies, minent la démocratie ». C’était en 2013.

Comme entre-temps le personnage de The Apprentice a réussi pour la deuxième fois à occuper le Bureau Ovale, on se réjouit de changer d’air et de voyager jusque dans la vallée des Rois, en Égypte. l’archéologie est l’une des autres passions du romancier depuis plus de vingt ans. On est donc avec lui dans le tunnel conduisant au tombeau qui abrite la silhouette momifiée d’Osiris. Preston est dans les pas de l’archéologue Kent R. Weeks qui s’est fait connaître en ayant découvert la tombe des fils de Ramsès II. Plus rien ne compte que ces trésors d’un autre temps, pas d’internet, pas d’insultes ou de haine. De la poussière, du sable et des questions. Un vrai bonheur pour un romancier qui adore se servir du réel pour imaginer des trames à enflammer notre imagination.


« Le tombeau oublié » et autres histoires d’ossements et de crimes, par Douglas Preston, traduit de l’américain par Sebastian Danchin, Éditions de l’Archipel, 384 pages, 22.90 euros.

« Les Lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason : tout a déjà été dit et fait. Mais personne n’écoute

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Tout ce qui touche de près ou de loin à la Russie intéresse désormais. Arnaldur Indridason en sait quelque chose, lui l’Islandais dont le pays a eu affaire au voisin encombrant par le passé. « Les Lendemains qui chantent » avec l’emblématique inspecteur Konrad, lève le voile sur une période que peu parmi nous connaissent. L’époque où l’espionnage soviétique avait pris ses aises dans les étendues glacées islandaises et dragué des militants socialistes locaux séduits par la Révolution rouge.

Une Lada d’occasion. Qu’un couple islandais essaie de fourguer à des marins soviétiques. Premier chapitre, année 70. On leur a affirmé que les matelots de ces navires en transit raffolaient de la marque, trop contents de récupérer les pièces détachées et de jeter la carcasse du véhicule en haute mer. Mais ce jour-là, les Russes n’ont pas l’air d’être ravis. La femme et l’homme lâchent l’affaire et se disent que le véhicule sera aussi bien à la casse.

Arnaldur Indridason aime bien nous laisser mijoter. Et ça va durer un certain temps parce que la suite n’est guère plus lisible. Un homme meurt dans une chambre d’hôtel en Autriche. On n’a pas de nom, seulement qu’il était haut fonctionnaire, célibataire et qu’il a bu un verre avec une femme, une veuve de dix ans de moins que lui. Avant de mourir, il s’est demandé pourquoi Pétur Jonsson le teinturier avait abandonné sa voiture avant de disparaître sans dire un mot à son fils. Impensable, selon lui. On continue. On fait un bond en avant dans le temps. Un corps a été retrouvé sur la colline d’Oskjuhlid près de Reykjavik. Il s’agit de Skafti Timoteus Hallgrimsson dont on pensait qu’il avait été assassiné dans la capitale islandaise dans les années 70. Ah enfin, un petit fil que le romancier nous lâche comme un os à ronger. À l’époque, un homme a été condamné. Quelqu’un dans la police a gravement merdé. Le meilleur pote de Konrad était sur le coup. Un certain Leo, désormais aux abonnés absents.

Il n’en faut pas plus à Konrad pour trouver tout çà bizarre et vouloir enquêter. Au grand dam de son ancienne collègue, Marta, qui aimerait bien qu’il reste à sa place, à la retraite. Elle lui glisse quand même qu’il existe un lien quelque part. On va alors découvrir un Konrad pas très reluisant. L’auteur n’est pas tendre avec sa création. Pas vraiment ripoux le Konrad mais pas non plus blanc, blanc avant qu’il arrête ses bêtises, laissant son acolyte Leo poursuivre ses magouilles. À croire que l’un avait une conscience et l’autre pas.

Mais laissons les problèmes de morale de côté et revenons au volet soviétique. La guerre froide bat son plein. Les Américains ont installé une base en terre islandaise. Reykjavik grouille d’espions. CIA, KGB et d’autres, tout ce petit monde se croise, s’épie et parfois disparaît. Certains se piquent d’observer les oiseaux. Quel point de vue magnifique avec les bateaux au loin dans le port de la ville. Ces chalutiers qui croisent dans les eaux islandaises et qui font bien autre chose que de pêcher. La presse de l’époque rapporte les récits des marins islandais qui décrivent ces drôles de manœuvres. « Mais on était bien sûr une petite nation qui faisait comme toujours figure de quantité négligeable confrontée à un contexte qui nous dépassait ». Konrad essaie de relier tous les points de l’équation. On en veut à sa vie. Il s’obstine à retrouver Leo, son ancien collègue et ami. Jusqu’où est-il allé à l’époque ? À quel point s’est-il compromis ? Konrad craint le pire. Il n’a pas tort parce que lui-même revient de loin. Arnaldur Indridason  s’est penché sur le passé pour comprendre ce qui se trame aujourd’hui. La neige est tombée. Et Donald Trump a donné le clés du coffre à Vladimir Poutine.

« Les Lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason, traduit de l’islandais par Éric Boury, Éditions Métailié Noir, 336 pages, 22,50 euros.