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« Henua » de Marin Ledun : sous le soleil trompeur des Marquises

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Après l’Afrique, le Pacifique et l’archipel des Marquises, image du paradis sur terre. On a tout faux, ce qui intéresse l’auteur français Marin Ledun, c’est l’envers de la carte postale. Pas question de se dorer la pilule et de se baigner dans une eau cristalline. Avec Henua Énana, la Terre des Hommes, le vrai nom de l’île, les maux des grandes villes s’épanouissent autant que les mauvaises herbes dans un jardin délaissé.

« Une femme assise entre deux rochers, dans une position inconfortable. Elle est pieds nus. Le pareu qui lui ceint les hanches s’est déchiré, révélant une jambe musclée et en partie tatouée de motifs traditionnels ». L’homme qui fait cette sinistre découverte la connaît. Elle s’appelle Paiotoka O’Connor. La scène de crime consiste en une zone boisée en pente raide, de roches et d’acacias. ce qu’il voit aussi et qui ne devrait pas se trouver dans le lieu-dit de Terre rouge : « un collier de petites graines rouge et noir, suspendu à une brache d’acacias ». Du põniu ou du pitipitiò, se dit-il.

Commence alors une enquête classique dans un cadre qu’il ne l’est pas du tout. Et un gendarme qui ne l’est guère davantage. Le lieutenant Tepano Morel n’est pas un hãoè, un étranger mais un demi comme on dit dans le coin. Sa mère Simone Hauata était originaire de Nuku Hiva et son père, un natif de Bordeaux. L’amour pour ce dernier l’avait fait quitter l’archipel pour ne jamais y revenir. C’est donc le fils qui retourne vers la terre ancestrale et maternelle. Un fils un peu rugueux comme la mère et le paysage qui l’entourent. Un fils qui se croit immunisé de toute sensiblerie. Il est là pour résoudre un meurtre. Rien d’autre. Parce que son supérieur et la procureure le savent très bien. Il ne connaît rien aux Marquises. « C’est écrit noir sur blanc dans mon dossier », insiste-t-il, agacé, dès qu’on évoque le sujet.

Alors ce crime ? La victime ? Elle avait 28 ans. Morel la découvre dans un dossier. « Il voit sa jeunesse, les muscles aiguisés de ses jambes abondamment tatouées. Elle est morte. Puis il y a une autre photo. Elle est en vie. Elle a l’air radieuse ». Il est accompagné dans cette enquête par la sous-officier Poerava Wong, la mūtoi farani, la gendarme polynésienne. Elle était amie avec la défunte. Morel tique. D’autant qu’elle est probablement la dernière personne à l’avoir vue en vie. Morel apprend aussi très vite que Patricia avait peut-être un petit copain, un blanc, mais qu’elle se considérait comme libre. La jalousie, toujours un bon motif, non ?

Se dessine en creux dans ce polar à l’intrigue millimétrée, le portrait d’une femme que tout le monde prétendait aimer et qui semblait pourtant sacrément se débattre avec l’existence. Son fils est autiste mais elle l’adore. Les services de protection de l’enfance s’en étaient mêlés, une fois. En vain. Elle en avait conservé la garde. Son mode de vie d’équilibriste offre une vision toute en nuance de la réalité des habitants de l’île. En particulier, celle des femmes. La beauté comme moyen de survie. Ces hommes blancs, riches ou non, ces expatriés honteux qui en profitent. Mais pas seulement. Les autochtones ne regardent pas ailleurs. Eux aussi se servent au passage. L’exploitation et la prédation sont au cœur du roman de Marin Ledun. La masse se détend sous le soleil à la plage comme si c’était un dû. Elle s’approprie le patutiki, les tatouages ancestraux, mais n’importe comment. Les militaires, les touristes, tout le monde y va de son petit dessin tribal. Il y aussi ceux qui veulent des femmes. Les plus sophistiqués ou les plus blasés, allez savoir, convoitent une faune spécifique à l’archipel. Comme cette espèce endémique menacée d’extinction, le ùpe, oiseau sacré, respecté et parfois consommé alors que c’est interdit. Morel s’interroge. Encore une piste à creuser ? Que vient faire la mort de Paiotoka dans cette histoire de volatiles précieux ?

On se laisse doucement porter par le roman de Marin Ledun qui est aussi une plongée dans une culture qui tente de renaître. Effacée pendant des années par des envahisseurs successifs, dont des missionnaires, militaires et barbouzes français, l’identité marquisienne se reconstruit peu à peu. D’où cette volonté réparatrice d’utiliser le langage de l’archipel. Que Morel lui-même, quelque peu étranger à cette terre héritée, découvre tout au long de son enquête. Le demi est à la croisée des chemins de sa propre vie. Est-il français ou marquisien ? L’enquête va l’aider à y voir plus clair. Et changer le cours de son destin. Peut-être.

« Henua » de Marin Ledun, Éditions Gallimard/Série Noire, 416 pages, 19 euros. 

 

« L’Affaire de la rue Transnonain » de Jérôme Chantreau : un cold case de la Commune de Paris

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Surprenant et formidable. « L’Affaire de la rue Transnonain », une histoire vraie, nous ramène en 1834 dans une France où le monarque sourd à la colère du peuple, commet boulette sur boulette à l’initiative d’un horrible personnage politique, Adolphe Thiers, lui-même un homme du peuple mais qui, assisté du sinistre maréchal de camp Bugeaud, renie ses origines et opte pour une violence aveugle. Les massacres perpétuités au cours de la Commune de Paris seront disséqués plus tard par les historiens, utilisés, revendiqués par les protestataires de tout poil. Mais un seul a clairement fasciné Jérôme Chantreau, celui d’un immeuble d’habitations où des innocents dormaient paisiblement lorsqu’une meute de soldats assoiffés de sang est entrée pour se venger.

Jérôme Chantreau, a repris ce cold case un peu oublié et redonné vie aux protagonistes de l’un des faits-divers les plus tragiques de Paris, et d’une certaine façon leur rend hommage à défaut de justice. L’auteur commence par elle, Annette Vacher, sublime figure féminine du roman, qui caresse le dos de son amant, Louis Breffort. Le couple vient de s’offrir sa première nuit d’amour. Ce sera aussi la dernière. La suite est un déchaînement de violence au cours duquel les hommes du 35e de ligne auront pour mission de tuer tout ce qui bouge. Femmes et enfants compris. Au total, douze personnes sont assassinées et bien d’autres blessées. Pour l’avocat Ledru-Rollin, c’est un crime d’État.

Un homme est chargé d’enquêter sur cette tuerie. L’inspecteur Joseph Lutz, une force de la nature, un des anciens de Vidocq lorsque ce dernier était encore en poste. Mais sa feuille de route donnée par le préfet Canler est biaisée dès le départ. Parce qu’on ne demande pas à cet inspecteur de faire son travail et de retrouver le soi-disant tireur qui a assassiné un capitaine, ni-même de réunir des preuves, mais de les fabriquer. Le coupable s’appelle Louis Breffort. C’est d’autant plus pratique qu’il est mort dans la foulée. Ce sera la version de L’État et rien que celle-là.

L’auteur nous décrit un Paris où le froid a gelé la puanteur, où six mille barricades ont été construites en deux jours. Un Paris où le peuple survit plutôt qu’il ne vit. Lui-même est retourné sur les lieux du massacre, dans cette rue anciennement Transnonain et qui répond désormais au nom de Beaubourg. « J’ai arpenté ces parcelles de bitume à la manière d’un voyageur du temps ». Au numéro 62 de la rue un immeuble cossu a remplacé le 12 de la rue Transnonain. « Il est entouré de réparateurs de téléphone, de restaurants de sushis, de Biocoop ». Un peu loin, au coin de la rue Beaubourg et Chapon, une simple inscription dans la pierre, Rue Transnonain. « Aucun panneau explicatif de la Ville de Paris pour éclairer le curieux ». Jérôme Chantreau ne s’en est pas contenté, il a cherché, fouillé et retracé ce fait-divers historique. Et avec lui, on bouge pas mal dans la capitale, on “passe le mur des Fermiers généraux et l’on va se percher sur les hauteurs de Belleville, dans cette partie du village adonnée aux plaisirs et à la liberté, la Courtille”. Il y aussi le Luxembourg, la rue du Caire, les bas-fonds parisiens et puis les premiers becs de gaz qui éclairent la chaussée du boulevard Haussmann. C’est un voyage dans le temps où l’histoire d’Annette Vacher nous est aussi contée.

Annette la prostituée aux cheveux roux et d’une beauté incandescente. Son corps est d’abord à la disposition des hommes. Puis elle rencontre deux femmes, deux féministes qui la sauvent. En même temps, elle se cache, elle sait que la police la recherche. Elle, la rescapée de la rue Transnonain. Bientôt, elle obsède Lutz qui veut l’épargner. La troquer. Il trouvera les preuves et on la laissera en dehors de tout ça. Inconsciente de ce deal à son sujet, elle tente de réparer sa vie et celle des autres. Elle quitte Paris. On languit encore, fasciné par ce petit bout de femme en quête de rédemption. Elle confirme que la grande Histoire est constituée de ces petits destins anonymes qui ressurgissent parfois des années après. Jérôme Chantreau l’a ressuscitée et une envie impérieuse nous saisit : rendons-nous rue Transnonain. Là où une femme et un homme se sont aimés avant d’être broyés par la raison d’État.

« L’Affaire de la rue Transnonain” de Jérôme Chantreau, Éditions La Tribu, 463 pages, 23 euros.

 

« Tous des Animaux » de Morgan Greene : la faute de Sammy Saint John

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Dire d’emblée qui est coupable est toujours un peu casse-gueule. C’est pourtant le parti pris de Morgan Greene pour ce thriller, « Tous des Animaux ». Audace ultra payante pour ce Gallois d’origine, et qui vit désormais au Canada.

Ils sont donc trois assassins. Nicholas Pips, Peter Sachs et Emmy Nailer. Le trio est attablé au Main Street Diner qui leur servira d’alibi plus tard, quand la police viendra les questionner. C’était il y a dix ans, à Savage Ridge, 5000 âmes  au compteur. Les trois jeunes gens avaient fait disparaître de la surface de la terre un bien méchant garçon : Sammy Saint John, fils du non moins horrible personnage, Thomas Saint John, sorte de seigneur local fouettant ces cerfs s’il avait pu en avoir l’occasion. Pour l’heure, il se contente de régner sur la ville avec les moyens de l’époque. Dollars, avocats, force de l’ordre dans sa poche et exploitation de l’homme par… lui-même. Le flic Barry Poplar en sait quelque chose, lui qui accourt dès que son maître siffle. Et c’est exactement ce qu’il fait lorsque le propriétaire de cette lugubre demeure l’appelle.  « Je veux qu’on procède à leur arrestation immédiatement », dit-il, au shérif médusé.

Des trois criminels, un seul prend la parole tout au long du roman : Nicholas Pips. Il est au cœur du drame. Il est celui qui a porté le coup fatal. Les autres personnages qui donnent leur point de vue sont les trois représentants de l’ordre : le shérif Poplar, la policière de l’État de Washington, Lillian Dempsey, et la détective privée Sloane Yo. Du côté de la victime, seuls le père et le frère Ellison Saint John auront l’honneur de figurer dans des chapitres qui s’articulent d’une manière chronologique : avant et maintenant. Ce qui contribue à la réussite indéniable du récit.

Le père de la victime est suffisamment tordu pour faire appel à l’extérieur, accordant peu de crédit aux autorités locales à l’exception de Baumont, l’adjoint de Poplar. Tordu parce que bizarrement Thomas Saint John ne fait rien pour soutenir une aide qu’il a pourtant lui-même réclamée à grands cris. Lillian Dempsey est la première à s’en apercevoir. Elle pensait emballer l’enquête en 3 jours, elle fichera le camp au bout de quinze pour ensuite disparaître de la circulation.

La deuxième enquêtrice est gratinée. Ancienne un peu tout, tox, alcool, Sloane Yo se soigne en se faisant le plus de mal possible dès qu’elle sent le manque la faire saliver. Dix-ans se sont écoulées. Le père est maintenant un légume, Ellison le fils a repris le flambeau de la recherche des coupables. C’est lui qui a demandé à Sloane Yo de se reprendre le dossier de fond en comble. Début en fanfare pour la détective qui réussit un tour de force : faire revenir, dix ans après les faits, les trois jeunes gens à Savage Ridge alors qu’ils s’étaient jurés de ne jamais y remettre un pied. Il faut dire qu’elle est redoutable la punkette, ancienne flic, virée des services, mère indigne en quête d’une rédemption que cette enquête pourrait peut-être lui apporter. Encore faut-il que cet Ellison joue franc jeu. Mais elle le sent dans ses tripes, le mec le lui fait à l’envers.

Des chasseurs devenus proies. Les années n’ont servi à rien. Les chasseurs n’ont rien oublié et ils se sont transformés en agneaux. Emmy est le maillon faible. Peter qui était un pleutre est devenu dangereux. Et Pips dans tout ça ? Quel homme est-il aujourd’hui ? Sloane Yo comme Lillian Dempsey comprend que la résolution de l’affaire réside dans le passé caché de Sammy. Un sale môme protégé par un père obsédé par la réputation accolée à son nom. Quel est ce secret protégé par une armada d’avocats ? Ce n’est pas le sens de la justice qui étouffe Thomas Saint John. Ce qu’il cherche est à la portée des hommes véreux. Il y en a toujours. Il en a eu la preuve toute sa vie. Pourtant, il se trompe. Avec un final déjouant tous les pronostics, Morgan Greene signe un super bon page-turner.

« Tous des Animaux » de Morgan Greene, traduit de l’anglais par Nathalie Peronny, Éditions Sonatine, 416 pages, 23 euros.

 

« Mauvais Coeur » de Audrey Brière : on n’a rien contre les happy ends

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Audrey Briere récidive.  Après le fantastique roman « Les Malvenus », la romancière a repris le fil de sa narration insolite incarnée par son inspecteur fétiche, Matthias Lavau, de la 2e Brigade régionale de la police mobile. Un des plus beaux personnages créés ces dernières années dans le roman noir. « Mauvais cœur » est du même niveau. On retrouve une langue, un univers, une atmosphère presque irréelle que Audrey Brière manipule avec une habileté de magicienne.

Nous sommes en 1922. Une Rover Impérial de 1918 arrive doucement. Le conducteur : un étranger. Ce qu’il cherche ? L’administrateur gérant Saint-Simon du Familistère, une expérimentation sociale assez dingo où des gens en majorité des ouvriers, vivent en vase clos. Le lieu (aujourd’hui transformé en musée) a bel et bien existé. Il avait été pensé et voulu par  l’industriel Jean-Baptiste Godin qui se souvenant de ses début modestes, avait tenu à améliorer la vie de ses employés. Mais dans le roman de Audrey Brière, un meurtre y a été commis. Eleanor Fontaine, l’institutrice, est passée de vie à trépas sans que la porte de chez elle ait été fracturée. Elle connaissait son meurtrier en déduit l’inspecteur, qui a horreur du sang. Lui, ce qu’il préfère ce sont les relevés de traces papillaires, le poudrage, la révélation, le prélèvement, bref tout sauf ce truc gluant noir et ouge. Formé par son maître Edmond Locard dans son laboratoire lyonnais, le géant de Matthias ne se fie qu’à la science. « Seuls les mots mentaient. Une scène de crime était une confession : il fallait simplement lire ce qu’il s’y cachait ». Pour l’heure, ce n’est pas gagné d’autant qu’au moment de quitter les lieux, il aperçoit un morceau de papier blanc sur lequel est inscrit : « Je vous pardonne ». Allons bon.

Dire qu’au début, cet homme au pouvoir quasi surnaturel patauge, est un euphémisme. Ces gens qui désignent leur habitat par le terme de « palais » vivent à trois mètres les uns des autres, dorment, écoutent la radio, font la vaisselle mais n’ont strictement et comme par hasard rien entendu. L’affaire le chiffonne. Elle ressemble à un crime passionnel mais la bourse dérobée ne cadre pas. Ah, si Esther était encore avec lui. Esther Louve, l’autre magnifique personnage dont nous avons fait connaissance dans le premier roman de la romancière. Esther enlevée alors qu’elle n’avait pas encore seize ans, et séquestrée pendant dix ans. Une drôle de fille devenue assistante légiste et qui avait disparu du jour au lendemain, laissant l’inspecteur, seul et abandonné.

Il y a un autre mort. Paul Beaucoeur. Il se serait suicidé une semaine avant la venue de Matthias. Ce qui l’intrigue. Il a raison. C’est bien encore un meurtre. Cela fait beaucoup au mètre carré. Et ça continue. Cinq victimes, trois hommes et deux femmes. C’est Esther qui le prévient. Parce qu’elle revient. Elle s’est enfin manifestée, pressée de l’alerter sur de vieux crimes qui pourraient avoir un lien avec ceux sur lesquels Matthias travaille. Il est furieux, il attend des explications sur ce départ précipité et inexpliqué mais il sait qu’elle ne lâchera rien. Alors, il dit : « Bien! Alors au travail ».

Les victimes d’Esther remontent à 1920. Ernesto Lamentin et sa femme Sara. Les deux ont été battus à mort. Désiré Orsini est égorgé dans son salon. Dans les trois cas, il existe un suspect. Armand Laforest. Seul point commun : cette petite phrase sibylline écrite sur un bout de papier, « Je vous pardonne ». La directrice de l’école, Violette Champois, bien malgré elle, va éclairer l’affaire. Ce Paul Beaucoeur, elle ne se cache pas trop, elle ne l’aimait pas beaucoup. Il faisait pleurer les enfants, enfin ceux qu’ils considéraient avoir une tare : comme d’être gaucher. Ce mot justement, qui l’a écrit, un droitier ou un gaucher ? Tout est dans l’atmosphère chez Audrey Brière. On a presque du mal à situer l’époque, l’action pourrait être hors du temps. La romancière a gardé ses deux personnages fétiches qui se retrouvent après une longue séparation. On les aime toujours bien. On a envie qu’il se passe quelque chose. Justement : « Et comme ils étaient venus, ils s’en furent. Cette fois, ils étaient ensembles ». On n’a rien contre les happy ends.

« Mauvais Cœur » de Audrey Brière, Éditions du Seuil/Cadre Noir, 384 pages, 21 euros.

 

 

« Le Jeu de la Rumeur » de Thomas Mullen : l’autre visage de l’Amérique

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La division ne date pas d’hier au pays de l’Oncle Sam. Le dernier roman de Thomas Mullen nous le rappelle avec beaucoup d’acuité. « Le Jeu de la Rumeur » est la nouvelle saga de l’auteur américain dans la même veine que la précédente trilogie d’Atlanta. Mais cette fois, il a porté toute son attention sur la ville de Boston où certains quartiers étaient de vrais  bastions catholiques et nazis durant la Seconde Guerre Mondiale.

Tout part d’un cadavre qui ne relève même pas des attributions ordinaires du FBI. Parce que ce que le Bureau de Edgar Hoover traque dans toute l’Amérique, ce sont les nazis et autres affiliés du même acabit. Le macchabée à l’heure où il est retrouvé, demeure une énigme : nazi ou tué par un nazi ? Le tandem des G-Men (surnom) qui fouille la victime sort du casting ordinaire des hommes du Bureau. Si Lou Loomis est un  WASP (White Anglo-Saxon Protestant) bon teint, Devon Patrick Mulvey est le deuxième catholique irlandais à avoir travaillé à l’antenne de Boston. « Le patron du FBI préférait les hommes issus d’une famille ayant un certain passé, et les papistes avaient longtemps été considérés comme aussi suspects que les juifs ou les anarchistes. Si Devon était né dix ans plus tôt, il n’aurait jamais été embauché ». Bienvenue en Amérique de 1943.

La jeune journaliste Anne Lemire tient une rubrique dans le journal Le Star qui s’intitule « La Clinique des Rumeurs » et dont l’objectif principal est de battre en brèche toutes les rumeurs ou autres ragots, pouvant circuler à Boston. Elle habite aussi dans le quartier Ashmont, majoritairement peuplé de familles juives venues d’Europe de l’Est. Les catholiques et les juifs ne se mélangent pas. Pourtant, elle et Devon vont bel et bien se croiser et vivre une histoire d’amour compliquée. 

Le cadavre a désormais un nom. Il s’appelle Abraham Wolff et il travaillait pour l’usine de Northeast Munitions qui participe à l’effort de guerre vital de l’Amérique dans sa lutte contre le nazisme, en Europe. Son meurtre est-il lié à un complot d’un communiste, japonais ou allemand dissident, contre le pays ? Devon devrait lâcher l’affaire mais il sent qu’il y a quelque chose derrière tout ça. Anne va finir de le convaincre.

Le roman de Thomas Mullen jette une lumière crue sur le peu de cas que font les hommes de presse face à la gent féminine. Anne se débat autant face aux préjugés de son rédacteur en chef que contre l’antisémitisme de l’époque. Ce que décrit l’auteur est édifiant. Des pamphlets anti-juifs qui dépassent des boîtes aux lettres de quartiers entiers, des fenêtres brisées à une synagogue ou encore chez un boucher casher ou la devanture d’une librairie. Des ratonnades fréquentes et des habitants de confession juive terrorisés. Qui se souvient encore de cette Amérique où les piscines étaient interdites aux noirs, aux juifs et aux chiens. 

Devon vient d’une famille catholique. Il n’a pas forcément le bon pédigrée aux yeux des WASP, mais cela reste toujours mieux que d’être juif. En tout cas, son père, qui fut un banquier avec pignon sur rue, ne les porte guère dans son cœur. Il fricote sévèrement avec une mouvance nazie qui intéresse autant son fils Devon que la journaliste Anne. Devon va devoir faire face à l’épineuse question de la loyauté : celle à sa famille ou à son pays. Portée par une histoire romantique qui tourne court face aux réalités politiques, « Le Jeu de la Rumeur » fait écho à ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis, à cette dangereuse division qui recommence à miner le pays.

« Le Jeu de la Rumeur » de Thomas Mullen traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Bondil, Éditions Rivages/Noir, 512 pages, 24 euros.

 

 

 

« Halcyon » d’Elliot Ackerman : tout est dans l’interprétation de l’Histoire

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Le présent. Incarné par l’historien Martin Neumann. Le passé. Porté par le sujet sur lequel Martin Neumann travaille depuis des années. Le futur, enfin. Qui survient par l’annonce d’une découverte extraordinaire, le moyen de conjurer la mort. Le présent, le passé et le futur. La nouvelle Sainte Trinité dans la peau de l’avocat et héros de guerre, Robert Ableson. 2034 nous projetait dans un futur en guerre. Elliot Ackerman qui décidément a un faible pour la SF, nous ramène cette fois en arrière, en 2004, avec un président Al Gore qui entame son second mandat, après avoir largement battu George Bush. Exactement le contraire de ce qui se produisit en réalité. Al Gore, ce fervent partisan d’un monde scientifique toujours à la pointe, a depuis fait pleuvoir une manne de dollars sur les centres de recherches. Résultat, mourir n’a plus rien d’irréversible. On est tous des Jésus Christ en puissance à l’aube de notre propre résurrection.

On va passer très vite sur la conclusion de cette expérience : ressusciter n’est pas une bonne idée. Imaginez, vous refaites votre vie, vos plans, vous allez même jusqu’à retomber amoureux et paf, l’autre revient d’entre les morts. Dire que cela va tout compliquer, est un euphémisme. Dans le roman de l’auteur américain, le revenant s’appelle Robert Ableson, héros de guerre devenu avocat, sorte de Gatsby de type senior passé entre les mailles du filet du mouvement MeToo mais désormais rattrapé par le gong du féminisme. Martin, l’historien de la Guerre civile américaine, loue un cottage à la famille Ableson, dans l’espoir de mener à terme son projet d’écriture qui le taraude depuis longtemps. Régulièrement, il reçoit la visite de ce Robert et apprend ainsi que cet homme est revenu d’entre les morts. Une première piste de réflexion.

Ableson incarne l’autre thématique du récit. Nous sommes à Richmond. Nous sommes dans le Sud de toutes les discordes. Le monument du général Robert E. Lee est dans le viseur des redresseurs de tort. Ils veulent le faire disparaître. Si Martin Neumann travaille sur un autre historien, Shelby Foot, chantre du compromis et marqueur essentiel de la démocratie américaine, Ableson est le représentant de l’ancien monde, celui qui estime que l’effacement d’une partie de l’Histoire de la nation n’est pas souhaitable. L’intérêt du neuvième roman d’Elliott Ackerman réside là, sur cette ligne de faille qui fracture la société outre-Atlantique. Depuis la sortie du livre, Donald Trump a été élu pour la seconde fois à la tête du pays. L’Amérique est plus que jamais divisée. Se servir du passé pour expurger le présent et pouvoir ainsi envisager un futur meilleur.

« Halcyon » d’Elliot Ackerman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin-de Laurens, Éditions Gallmeister, 304 pages  23.90 euros. 

 

« Les Bouchères » de Sophie Demange : pièces de premier choix

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« Les Bouchères », de véritables bandidas au cœur de la campagne française. Résolument féministes hardcore, ces dames manient le couteau de boucher comme d’autres émincent les légumes avec la même méticulosité. Sous des dehors festifs, Sophie Demange nous raconte une histoire de grandes filles qui ont un truc à dire à ces messieurs. « Arrêtez de nous les casser, sinon gare à vous ».

Anne a 22 ans quand elle reprend la boucherie du papa, mystérieusement disparu. Pendant son CAP, elle avait fait connaissance de Stacey et ses faux ongles. Une amitié était née. Elle s’en est souvenue et a repris contact avec la jeune femme. Son plan ? Monter une boucherie mais avec un concept genré, un truc de meufs de A à Z. Les gens du quartier hallucinent. Le jour de l’inauguration, ils découvrent un magasin qui ressemble davantage à une galerie d’art. Les bouchères, elles-mêmes, s’affichent « toutes mignonnes derrière leur billot central type industriel, en tablier de cuir marron et chemisier vichy rose ». Boudin, saucisson ou jambon revus et corrigés par les deux intrépides.

L’aventure fonctionne un moment. Elles en profitent pour embaucher une troisième pétrolette qui détonne tout autant dans le paysage local : Michèle a la peau noire. De quoi en déstabiliser plus d’un. Mais sous ces dehors charmants, ces demoiselles trimballent quelques bagages. La relation d’Anne avec son père paraît bien compliquée. Stacey est cabossée, famille d’accueil, et petit copain abusif. Michèle, elle, cache aussi quelque chose. La cocotte-minute s’emballe.

Parce que bientôt, ce ne sont plus des morceaux de barbaque à déguster que l’on découpe, mais des hommes en chair et en os. Finie la dictature masculine, les filles ont décidé de prendre leur destin en main. Des messieurs disparaissent, les voisins s’interrogent puis s’inquiètent. Les jeux sont faits, rien ne va plus. Le roman de Sophie Demange affiche un petit côté pulp façon rumsteck. Saignant comme il faut. Idéal pour les amateurs de viande rouge.

« Les Bouchères » de Sophie Demange, Éditions l’Iconoclaste, 320 pages, 20.90 euros.

 

« Seul l’Horizon » de Matt Riordan : mortelle partie de pêche en Alaska

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« Toi tu es retors. Tu ne vois peut-être pas très loin, mais il y a un truc qui te donne l’avantage sur les autres. Tout le monde te prend pour quelqu’un que tu n’es pas. Quoi que tu racontes, les gens te croient sans hésiter ». Un jugement sans appel qui ne suscite aucun commentaire chez Adam. Et qui se dit même après quelques instants de réflexion, que l’autre n’a pas forcément tort.

« Seul l’horizon » de Matt Riordan est un premier roman qui dépote sévère. L’auteur s’est inspiré de sa propre histoire – il a embarqué sur des bateaux de pêche commerciale en Alaska avant d’atterrir en fac de droit – pour ficeler un récit aussi noir que les profondeurs de l’océan. On suit Adam, jeune con sublime qui a un gros et urgent besoin d’argent afin de payer ses frais de scolarité, et dont la conscience est aussi gélatineuse qu’un banc de méduses.

On est dans le transfuge des classes à l’américaine. Adam, c’est le petit gars joueur de crosse suffisamment doué pour avoir décroché une bourse à l’université de Denby sur la Côte est américaine et qui a tout foutu en l’air en vendant de la dope sur le campus, au lieu de travailler à la cafétéria ou faire la plonge. Et par la suite, elle l’a dénoncé. S’il a évité la tôle en plaidant coupable de détention de stupéfiants, il a perdu sa bourse. Il a donc trois mois pour réunir vingt-six mille dollars. Aller choper du hareng sur un bateau de pêche dans la mer de Béring est le seul moyen qu’il a trouvé pour gagner ce pognon en un laps de temps aussi court. Il n’y a aucun pathos chez le gamin qui sait qu’il a déconné et qui accepte la sentence.

Alors le voilà sur ce rafiot avec deux bougres rugueux mais pas méchants, Nash et Cole. S’ils n’ont pas l’intention de lui faire de cadeau, ils n’ont pas non plus pour but dans la vie de l’entuber jusqu’à la moelle. Ce qui n’est pas le cas de Kaid, le patron d’une flottille en mauvais état. Le monde de la pêche n’est pas fait pour les âmes sensibles. L’initiation d’Adam est musclée. Et il n’est qu’au début de son aventure tragique.

Parce que le big boss est redoutable. Personne ne l’aime. Tout le monde le craint. Ils ont raison, Kaid est sans scrupules. Une grève se prépare dans le secteur. Il s’en fout. Au contraire, pendant que les autres resteront à quai, lui entend bien se gaver au maximum. Quitte à dépasser cette fameuse ligne Nord, au-delà de laquelle tu tombes dans le braconnage. C’est le spot de toutes les tentations. Celui où les poissons arrivent par paquet. « On ne va pas là-bas pour se faire des copains », dit Cole à Adam. Ce sera saumon et hareng en pagaille, rien que pour eux. L’argent est l’étoile Polaire d’Adam et de Kaid. Le duel est inévitable. Kaid pense tenir la main. Il avait portant bien cerné le gamin. « Seul l’Horizon » est un roman initiatique ultra tendu où les filets ressemblent à des fils barbelés contre lesquels les poissons s’explosent. Comme les pêcheurs. Parfois.

« Seul l’Horizon » de Matt Riordan, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Guillaume, Éditions Paulsen, 336 pages, 22 euros. 

 

« On a tiré sur Aragon » de François Weerts : Qui veut la peau de notre grand poète ?

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Il s’en passe des choses chez le voisin belge. Nous sommes en 1965. La scène politique est en ébullition. Un homme se tient sur les hauteurs de la Butte du Lion de Waterloo. Il sent le vent sur ses joues. Il y a bien longtemps, il s’était battu dans le coin, avait poussé jusqu’à Gembloux, dans la direction de Namur, avant de rebrousser chemin vers la mer du Nord et de Dunkerque. Il avait écrit sur cet épisode calamiteux. Il a décidé de reprendre son texte. Il descend de la butte et perçoit un autre souffle sur son visage. Il sait. On vient de lui tirer dessus, lui, Louis Aragon.

De là, le romancier François Weerts nous embarque dans une sacrée aventure. Pourquoi diable a-t-on tiré sur l’écrivain français ? Viktor Rousseau, personnage au profil traversé de contradictions, adorateur de la Série noire, est chargé par l’homme à tout faire du parti communiste belge, Smalle Piet, de trouver la réponse à cet acte, de prime abord, incompréhensible, voire insensé. Le journaliste belge est un érudit, on peut compter sur lui pour nous aider à y voir clair. D’autant qu’un drôle de tract circule sous le manteau. « Staline et son NKVD ont assassiné Paul Nizan ! Aragon est leur complice ! Feu sur le cuistre poète coco ! Une balle pour l’historien bolcho ! » Cela vaut bien un verre de vodka bien frappée. Même si Viktor est déçu parce qu’elle n’est pas soviétique mais finlandaise. Où va se nicher le militantisme !

Néanmoins, Viktor est un drôle de militant. Forcé de rendre sa carte du Parti, il est devenu « une sorte d’arrangeur de l’ombre, le type à qui l’on confiait les dossiers délicats dont l’organisation devait tout ignorer ». Un type qui ne croyait plus, selon ses propres dires, « à la Sainte Trinité, Marx, Engels et Lénine ». Mais émargeait quand même pour ses représentants encore actifs. Un autre commanditaire, lui aussi amateur inconditionnel de la Série noire, va faire appel à Viktor. Jean d’Arteveld, le secrétaire perpétuel de l’Académie des lettres belges. Ce qui l’intéresse, c’est le poète français, Paul Nizan, mort dans le nord de la France en 1940, et qui aurait écrit un manuscrit égaré. Fumisterie, pense tout de suite Viktor. Pas si sûr répond d’Arteval. Il a reçu une lettre d’un certain Pierre Quincampoix qui affirme détenir le précieux manuscrit et surtout la preuve que « Nizan a été abattu par un commando du NKVD, le KGB de l’époque ». Et, cerise sur le gâteau, que Aragon a couvert l’assassinat. Ce Quincampoix s’apprête d’ailleurs à publier un livre sur le sujet. Hautement inflammable cette histoire dans le milieu de la littérature franco-belge. Il demande à Rousseau de mettre la main sur cet énergumène. Deux boulots en un pour Viktor.

L’affaire est ténébreuse. Le Viktor à plusieurs facettes nage en eaux troubles. Il se détend aussi souvent avec sa maîtresse Marie-Claire, une bourgeoise déjantée. Il y a aussi le Hérisson, un agent de la Sûreté de l’État qui ne le lâche pas d’une semelle. Pas plus que Roland Lemasson, inspecteur de police, qui apprend donc que Viktor fut un agent de liaison pendant la guerre. En quelque sorte. Le roman de François Weerts est savoureux. Sur fond de littérature, on navigue dans les méandres du bolchévisme et du léninisme. Aragon, Nizan, un duel à mort. La littérature sauve – t- elle l’âme des grands hommes ? Pas sûr, à en croire François Weerts.

« On a tiré sur Aragon » de François Weerts,  Éditions du Rouergue, 448 pages, 23 euros.

 

« Étincelles rebelles » de Macodou Attolodé : au cœur de la Casamance

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“Étincelles Rebelles” est un premier roman dont l’action se situe au Sénégal, le pays d’origine de l’auteur. Macodou Attolodé est arrivé en France après son bac. Un pied dedans, un pied dehors comme on dit souvent. Un avantage certain lorsque l’objectif est de raconter l’histoire d’un conflit que peu de gens connaissent : celui du gouvernement sénégalais et des indépendantistes de la Casamance.

Tout commence par un succès. Le commissaire Gabriel Latyr Faye, membre de la Division des enquêtes criminelles (DEC), la crème de la police nationale, regarde avec gourmandise son prisonnier Ibrahim Diallo, surnommé l’italien, qui est enfin sous les verrous après deux longues années d’infiltration du jeune Latyr. Ce dernier n’a guère le temps de se réjouir. Non seulement son trophée est libéré, mais lui est envoyé au fin fond de la Casamance en guise de récompense. En étant au passage rétrogradé. De quoi déprimer sévère.

Mais pas Latyr. Il garde un petit côté bon élève qui le pousse à tirer parti de n’importe quelle épreuve. Le voilà donc dans une région de son propre pays qu’il ne connaît quasiment pas. Trente années de conflit entre les forces armées de Dakar et les rebelles, défenseurs d’une Casamance libre, ont ravagé le territoire. La paix y est récente et fragile. De drôles de contrats tacites ont été passés entre les rebelles, et ce que l’on appelle chasseurs. Ces derniers, avec à leur tête, Elinkine et ses frères, ont passé un pacte avec le diable, en acceptant de prendre en charge la livraison de tous les produits de contrebande, qui arrivent en général par la mer. Le moyen, selon eux, de garantir la sécurité de Niafrang, le village des chasseurs. “Une zone bordée à l’ouest par la mer et au nord par la Gambie et était devenue depuis quelques temps le théâtre de différents trafics qui constituaient une source importante de revenus pour la rébellion”. Mais cet équilibre précaire et peu orthodoxe est en train de basculer parce que l’enjeu de bien des convoitises, allant au-delà des limites territoriales nationales. Les narcotrafiquants d’Amérique latine toujours en quête de plus de profits ont besoin de l’Europe pour leurs nouveaux débouchés. Passer par cette partie de l’Afrique de l’Ouest leur semble vital.

Dans ses rêves les plus fous, Latyr n’aurait jamais imaginé que son histoire de trafiquant libéré allait le rattraper. Avec l’aide d’une journaliste pugnace et de ses nouveaux amis, les chasseurs hors la loi, il va se battre contre la corruption endémique de son pays. Et réussir par là même à regagner honneur et fierté. Raconté parfois de façon naïve, le roman de Macodou Attolodé est une jolie introduction pour les néophytes à ce qui se passe dans cette partie du monde où les prédateurs de tout poil et en embuscade attendent de faire main-basse sur toutes les richesses locales.

« Étincelles Rebelles », de Macodou Attolodé, Éditions Gallimard, Série Noire, 369 pages, 19 euros.

 

« L’Ombre portée » de Hugues Pagan : noire mélodie

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Inspiré. Il n’y a pas d’autre mot pour décrire le dernier roman de Hugues Pagan. Ombre indissociable de son personnage Claude Schneider, le romancier porte en lui les tourments d’un homme qui traverse la vie au pas, prudent et vigilant, intense et frappé de fulgurances lumineuses. Hugues Pagan est un grand écrivain du Noir français.

Il y a bien sûr un cadavre. En réalité trois corps carbonisés pour deux départs de feux distincts, dans un ancien atelier d’ébénisterie, rue de la Chouette. Une femme, deux hommes. Très vite, Schneider accueille dans les locaux de la police, Gabriel Fonseca qui avoue avoir été payé cinq cents francs pour mettre le rif. Problème. Son beau-frère complice est mort dans le sinistre à cause d’un retour de flamme et les billets proviennent d’un hold-up. Le commissaire principal et chef de la Sûreté, Manière, interroge Schneider : « Affaire bordée ? » Ce à quoi le flic répond. « Dans les grandes largeurs ».

Il ne croit pas si bien dire, Claude Schneider. Quel rapport entre cette affaire et celle du professeur Mathieu Chrétien qui veut absolument rencontrer le policier pour lui parler du Diable dont il connaît le nom mais qu’il se refuse à dévoiler parce que mort de peur. Et puis encore une autre enquête. Un banal accident de la circulation où trois personnes sont mortes. Pas de quoi intéresser la Criminelle. Si ce n’est que René Vauthier, ancien flic, et désormais enquêteur pour une agence d’assurances suisse, vient voir Schneider. Dans son business, on n’aime pas les coïncidences. Et là, il y a quatre disparus, quatre personnes assurées, et un seul bénéficiaire. On parle de secte et de Grand Gourou qui s’est évanoui dans la nature. Schneider dit juste à Vauthier qu’il ne peut rien pour lui.

Il a tort. Il lui faudra croiser la route de Pierre Mortaigues pour relier les fils un à un. Un professeur de philosophie de l’université libre de Louvain et qui se fait appeler Pierre de Montaigu, patronyme du quinzième Grand Maître du Temple. À ses côtés, la grande prêtresse, Maria Dolores Ribeira de Santa Marta. Ils ont des adeptes, bien évidemment. Dans la langue poétique et musicale qui le caractérise, Hugues Pagan, accompagné de ses habituels acolytes, Charles Catala, Courapied ou encore le légiste Leon Andrés, surnommé Trotski, nous prend par la main une nouvelle fois et nous plonge dans la vie de ce groupe de policiers dirigé par un homme taiseux, ténébreux et torturé. Au fond, Schneider est un solitaire, forcé de faire équipe pour rendre la justice. Une justice qu’il a foulée au pied pendant la guerre d’Algérie et qu’il ne cesse depuis d’expier. Faire le Bien pour conjurer le Mal. L’intrigue est un poil complexe. On sent que l’intérêt du romancier est ailleurs. Ce sont les personnages qu’il observe avec minutie. Un comble pour ce double inventé et qui lui ne goûte guère son prochain. D’ailleurs, il ne rate rien de leurs travers. Parfois, il croise la beauté. Le plus souvent de loin. S’en approcher serait se brûler ou se perdre. En 2022, Hugues Pagan écrivait « Le Carré des Indigents », un prélude à la nouvelle vie de son héros, muté dans une ville anonyme de l’est de la France. Trois ans plus tard, Claude Schneider n’a pas bougé. Et « L’Ombre portée » de Hugues Pagan se révèle une suite aussi envoûtante que les premières notes d’un morceau de jazz.

« L’Ombre portée » de Hugues Pagan, Éditions Rivages/Noir, 452 pages, pages, 22 euros.   

 

« Le Prix de la Victoire » de Karl Malantes : la mort ou la vie au bout des skis

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Karl Marlantes est un ancien lieutenant des Marines. Il a rejoint la longue liste des soldats qui, une fois rentrés définitivement de mission, ont décidé de prendre la plume. Au fil du temps, il s’est débarrassé de ses habits de guerrier et s’est émancipé du fardeau de la poudre. Il est passé du splendide « Retour à Matterhorn » au non moins incroyable « Faire bientôt éclater la Terre ». Mais se libère-t-on jamais de ces images, de ces flashs, de ces décisions prises en une seconde qui ont pu entraîner la mort de femmes, d’hommes ou d’enfants pris dans la violence de conflits qui souvent les dépassent. Peut-on y résister ? Non. Karl Marlantes a repris ce qu’il connaît si bien. Mais cette fois, ce n’est pas le bourbier du Vietnam avec ses rizières humides et tropicales. Cette fois, ce sont les contrées glaciales d’une terre blanche et gelée de Finlande où les superpuissances, Russie et États-Unis, à peine sorties du conflit de 39/40, s’affrontent déjà sourdement, préfigurant ainsi les tensions de la Guerre froide. La Finlande, ce petit pays qui en 1939 a tenu bon, face à l’ogre soviétique. « Le Prix de la Victoire » est à la fois d’un romantisme échevelé et un roman sur la loyauté. Doit-on être fidèle à ses amis ou à sa nation ?

Ce sont deux femmes. L’une, Louise Koski, est une caricature de l’Amérique profonde, en l’occurrence d’Oklahoma, mariée à un attaché militaire, autant dire un espion, envoyé en poste  à l’ambassade américaine d’Helsinki. Arnie Koski a été décoré de la Purple Heart, il est promis à bel avenir. Mais encore faut-il que son épouse ne vienne pas tout gâcher. Ce qui n’est pas gagné puisque d’emblée, alors que le couple cherche désespérément un logement, c’est avec une maladresse confondante qu’elle accepte un appartement en réalité truffés de micros, et confond la nounou de son amie russe avec une garde-chiourme. L’autre femme s’appelle Natalya Bobrova, elle est l’épouse de Mikhail Bobrov, véritable héros de l’Union soviétique. Elle, est tout, sauf naïve. Elle a juste été biberonnée à l’anticapitalisme et antiaméricanisme prônés avec virulence par les dirigeants du Kremlin. Il se trouve que les deux conjoints âgés de trente ans se connaissent. Ils se sont rencontrés à la libération de l’Europe, en Autriche, lorsque des sentiments amicaux avaient encore leur place chez les soldats de l’Ouest et ceux de l’Est. Leur ennemi commun était Adolf Hitler, désormais la donne a changé, chacun est revenu derrière sa ligne. Ils sont redevenus ennemis. La nostalgie de cette amitié passée va bousculer ces nouvelles règles édictées par une soif impérialiste insatiable. Les deux hommes qui se retrouvent lors d’un pince fesse et beaucoup de vodka, se souviennent de leurs talents de skieur et de leur sens de la compétition. Pourquoi ne pas se lancer dans une course de fond dans le Grand Nord, sur cinq cents kilomètres et une période de dix jours. Un challenge de potaches surdoués qu’il faut impérativement dissimuler aux supérieurs respectifs des deux sportifs.

Comme si rien n’échappait à l’œil de Moscou et à son service d’espionnage. D’autant que l’information lui est servie sur un plateau par la très spontanée Louise qui, lassée de ne rien faire et débordant d’empathie pour l’espèce humaine, décide de récolter des fonds pour un orphelinat d’Helsinki. Emballée par cette toute nouvelle amitié avec la très belle Natalya, elle lui propose ce projet fou : lever des fonds pour aider l’orphelinat. Mais Louise n’est pas russe, elle ne se méfie de rien. L’Américaine, bercée à la liberté d’expression, pense tout naturellement à rendre public cet appel aux dons. L’affaire prend alors une autre dimension. La crise diplomatique est imminente. Natalya lui rappelle avec dureté que la course ne devait en aucun cas être divulguée, les conséquences étant potentiellement terribles pour le couple. L’auteur en profite largement pour comparer les deux systèmes. D’un côté, la chape de plomb soviétique, de l’autre, la légèreté supposée des Américains. Le bras de fer n’a plus rien de sportif. Si d’aventure Mikhail devait perdre, Staline serait mondialement humilié. Ce qui évidemment n’est pas envisageable. Comment réparer cette énorme bévue ?

Louise en bonne yankee qui avance dans la vie avec ce mantra, « quand on veut, on peut », tape à toutes les portes sans grand succès. En dernier ressort, elle estime que Arnie, fondamentalement un bon gars, acceptera de perdre pour sauver son ami et sa femme, s’il est prévenu à temps. Elle pousse alors une dizaine de Finlandais aguerris au froid et à la neige à aller retrouver les deux skieurs. Mais la politique se moque des sentiments. La raison d’État l’emporte toujours. Surtout lorsqu’il s’agit de Staline et que le redoutable Lavrenti Beria, chef du NKVD (police politique) est dans la boucle. Louise n’a pas non plus mesuré que les Finlandais haïssent les Russes qu’ils ont combattus des années auparavant. D’ailleurs, le messager ne laissera pas passer l’occasion et se vengera. Si Karl Malantes est sans pitié avec l’Union Soviétique, le portrait qu’il brosse de cette Louise n’est guère flatteur. Souvent agaçante de naïveté – elle le reconnaît d’ailleurs elle-même en fustigeant cette Amérique rurale où l’on ne vous apprend rien du monde extérieur – Louise Koski a du mal à concevoir cet univers de faux-semblants et de dangers dans lequel elle évolue par la force du statut de son époux. À l’aube de la Guerre froide, ce roman sur l’amitié et la loyauté, celle deux femmes et deux hommes, nous parle aussi de résistance. L’auteur qui a des racines finlandaises nous rappelle que ce petit territoire glacé a su faire plier Staline, comme l’Ukraine avec Poutine. À garder précieusement en mémoire.

« Le Prix de la victoire » de Karl Malantes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello, Éditions Calmann-Lévy, 486 pages, 23.90 euros.