« Le premier shabbat après les funérailles, on aurait dit que toute la ville était venue à la shul. Les hommes s’entassaient au rez-de-chaussée. Ils priaient avec force, se balançaient et psalmodiaient à tout va. » La huitième fille s’interroge : « Et pourquoi cela ? Pourquoi est-ce que mes sœurs, ma mère, ma grand-mère et moi étions mises à l’écart sur le balcon ? Parce que les commandements disent que le devoir de prière revient aux hommes. Et les femmes, alors ? »
Le trait au feutre est noir et peu sophistiqué, presque aussi brut qu’une toile de jute. Tel est le coup de pinceau/crayon de Ken Krimstein, le « cartoonist » star outre-Atlantique, dans son dernier roman graphique, « Vivre ». La huitième fille tend les bras : un vers le bas, l’autre vers le haut. Elle est au centre du dessin. Elle est au cœur d’une vie qui commence. Elle a dix-neuf ans. Elle participe au concours d’autobiographies en Yiddish organisé dans les années 30, par l’université sans murs de la Yiddishuanie (YIVO), à Wilno (encore en Pologne). La jeune fille pose des questions d’une modernité toujours d’actualité. Ses rêves ont explosé par la suite. Nous sommes en 1939 et le prix doit être décerné le 1er septembre. Il n’aura jamais lieu. Les nazis envahissent la Pologne. Ken Krimstein a retrouvé sa trace parmi quelques 180 000 pages de documents que l’on avait cru perdus à jamais. Sept-cents participants des quatre coins de la Yiddishuanie, ce territoire sans frontière de l’Europe de l’Est, et qui illustrent la vitalité de la culture Yiddish. Des informations essentielles de ce monde et de cette culture, à cette époque-là. Et parmi ces trésors, des autobiographies comme celle de « La huitième fille ».
Ken Krimstein s’est rendu à Vilnius et s’est plongé dans le passé. Il a fallu choisir, trancher. Ce sera six témoignages choisis avec des critères définis par l’auteur et qu’il met en scène dans son roman graphique, « Vivre » (When I grow up, en Anglais), en utilisant plusieurs médiums : le lavis et le feutre. Sur le plan visuel, le trait est nerveux et peu apaisé. Parce que même si l’auteur affirme qu’il s’est battu pour ne pas être contaminé par l’Histoire, le passé en héritage rattrape toujours. « J’ai sélectionné douze textes puis sept. Il en est resté six. Des bibliothécaires m’ont apporté leur aide. Lorsque je me suis enfin décidé, cela a contribué à amplifier l’énergie créative nécessaire pour passer au dessin. La visualisation de leurs écrits m’a aussi permis de les montrer en action, comme « La Patineuse ». Pour d’autres, c’est la dramaturgie qui a dominé. J’ai tenu aussi à ce que leurs histoires soient complètes. Je voulais qu’il y ait de la diversité mais avec une sorte de dénominateur commun. Il a fallu gérer leur ignorance de ce qui allait advenir sur le plan historique. Ce ne sont pas des histoires à la Anne Frank. Il y a beaucoup de passion dans la vie de ces jeunes gens. Ils se livrent, s’abandonnent, montrent leur colère, ils sont vivants. »
Ken Krimstein est juif. « Mais nous n’avons pas été élevé dans la religion, souligne-t-il, de passage à Paris. Dans la famille, il y a de tout, j’ai une sœur, la petite dernière, qui est orthodoxe, une autre qui ne l’est pas. Mon père adorait Jacques Tati. » Le livre a été conçu et achevé avant le 7 octobre dernier. Ce jour-là, des membres du Hamas pénètrent en Israël enlèvent près de 240 otages israéliens et tuent 1200 personnes dont 800 civils. Il y a énormément de jeunes adultes, à peine plus âgés que les adolescents choisis par le « cartoonist » américain dans son roman graphique. Quel regard porte -t-il sur ses propres dessins après une telle tragédie ? Il soupire doucement, la question est douloureuse. « J’étais à New-York le 10 septembre 2001. Tout était normal et puis le lendemain, deux avions venaient s’écraser contre les tours jumelles du World Trade Center. Là, le processus a été un peu le même, il y a eu le 6 octobre où tout était normal puis la tragédie du 7 est survenue. Plus rien n’a jamais été pareil après le 11 septembre. C’est la même chose pour ce qui s’est passé dernièrement. J’ai écrit le livre avant, mais je le regarde différemment maintenant. »
Alors comment relire l’histoire du garçon anonyme de Rogow, en avril 1939 ? Juif, il lui est désormais interdit d’aller à l’école. Que faire ? L’idée de se cacher n’est pas encore là mais celle de fuir apparaît comme une solution possible. Alors, il envoie des lettres, beaucoup de lettres, il va à la poste, il demande combien de timbres pour les terres de Sion, pour l’Amérique. Ses missives plaisent mais ne lui ouvrent pas les portes. Le certificat pour le futur État d’Israël lui est refusé, le consulat américain n’est guère plus généreux. Sous le trait de Ken Krimstein, on a un magnifique « I don’t want you » et une question : « A qui tu vas écrire maintenant gamin ? » Où se cacher ? « Pour l’instant mes vœux n’ont pas été exaucés. Mais je continue d’espérer. Signé un garçon anonyme. » « L’adolescence, poursuit l’auteur, est un moment autant d’espoir, de désir et de désillusion. Je voulais absolument montrer que ces jeunes étaient comme n’importe quel adolescent au monde, animés d’envies, de peurs, de rêves, et parfois même d’insouciance. Ils sont d’une actualité brûlante. Je les imagine aujourd’hui peu différents de la jeunesse du monde entier et même de celui que je fus à Chicago dans les années 70. »
« Vivre » ne se contente pas de raconter la vie de ces jeunes adultes. L’ouvrage nous fait découvrir la culture Yiddish. « Mes grands-parents originaires d’Ukraine parlaient Yiddish mais ils refusaient d’évoquer le passé, poursuit l’auteur. Ils voulaient que l’on soit Américain. Alors, c’est comme si je découvrais cette culture, j’ai beaucoup appris. Je ne savais pas que le tango faisait fureur, par exemple, que la mandoline n’était pas une mince affaire. En fait, c’était une civilisation à part entière et déjà très connectée. » Il l’interprète à sa façon avec le personnage de la chanteuse folk qui a aussi dix-neuf ans. Une cellule familiale qui éclate, un père qui s’en va, se remarie et se convertit à une autre religion. Et la jeune fille qui s’empare d’une guitare puis d’une mandoline et qui avance dans la vie, en écrivant ses propres chansons en Yiddish.
« Oh petit oiseau
Ne chante plus
Á ma fenêtre
Oh, petit oiseau
Mon cœur est si lourd
Car tu peux aimer
Oui tu le souhaites
Je peux aimer aussi,
Mais mon amour
Ne rencontre que des obstacles
Oh petit oiseau »
Et cet aveu final : « Mais tout de même, dans mes rêves, mes pensées, ma vie tout entière, je suis accablée par un manque… celui de mon père. » Une poésie que Ken Krimstein traduit dans son dessin avec de l’orange. La mandoline est orange et noire. « Parce que c’est une couleur chaude polyvalente qui attire le regard, qui peut symboliser la vie et quelque chose de poétique », poursuit l’auteur. C’est fortement positif. » Il y a beaucoup d’innocence chez cette jeune fille qui se livre, entière, et fait partager ses chagrins.
Ces textes ont suscité beaucoup d’intérêt. Ils ont d’abord été cachés afin d’éviter que les nazis ne les dérobent. Une « brigade de papier », comme le raconte Annette Wieviorka dans la postface de l’ouvrage, est même créée afin de les subtiliser au regard des Allemands. Puis quand Staline récupère Wilno, la communauté juive respire un peu. Le dictateur est encore, à cette époque, sympathisant de la cause juive. Il créé même un musée juif de la ville. Mais la lune de miel est de courte durée parce qu’en 1949 le tout nouvel État israélien ne se tourne pas vers l’Est mais l’Ouest. Furieux et déjà bien paranoïaque, le dictateur fait démolir l’édifice. « Et c’est un fonctionnaire non-Juif, Antanas Ulpis, membre du Parti communiste qui rassemble tous les trésors du Yivo et les dissimule dans les tuyaux de l’orgue de l’église Saint-Georges, à Vilnius jusqu’en 2017. » Grâce à cet acte de bravoure, et Ken Krimstein qui saute dans un avion, direction la capitale lituanienne, on peut désormais appréhender à sa juste valeur l’acte de rébellion de Beba Epstein. La seule à ne pas avoir suivi les consignes d’anonymat requis. Et sans doute la plus jeune. Elle n’avait que 11 ans et demi alors que le concours avait fixé une tranche d’âge entre 16 et 22 ans. Et que veut-elle la demoiselle ? Faire à peu près tout ce qui est interdit. « C’est toute la beauté de ce moment de jeunesse, conclut Ken Krimstein. J’aimerais tant que l’on autorise les jeunes à faire des erreurs, à avancer en tâtonnant, en bref qu’on les laisse être des adolescents. Pas comme ceux de « Vivre » que la guerre a fauché en plein vol. »
Roman graphique, « Vivre » de Ken Krimstein, Traduit par Gaïa Maniquant-Rogozyk, Postface de Annette Wieviorka, Éditions Christian Bourgois, 248 pages, 25 euros.