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« L’Absence selon Camille » de Benjamin Fogel : l’algorithme de la prophétie

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Tout y est. Codes du roman policier maîtrisés, approche psychologique des personnages aussi fine que séduisante, et capacité intellectuelle bouillonnante à vulgariser des concepts d’actualité parfois difficiles à saisir. Benjamin Fogel a quelque chose du surdoué bienveillant qui prend le temps de vous expliquer ce qui ne tourne plus rond dans une société qu’il a située dans un futur ultra-flippant. La civilisation de l’auteur a pris un sérieux coup de vis. Malheureux héritier de ce qui se construit sous nos yeux depuis le début de l’ère internet, l’univers du romancier se décline en mode dystopique. « L’absence selon Camille » est le troisième volet de sa série commencée en 2019 avec « La Transparence selon Irina » suivi du « Silence de Manon ». Benjamin Fogel a le doigt sur la gâchette avec un message à peine subliminal : Comment en sommes-nous en arrivés là ? Comment ces nouveaux outils de communication au potentiel infini sont-ils venus hanter nos vies ?

« Je viens de la génération d’Internet, explique Benjamin Fogel, Aaron Swartz est très important pour moi. Il y a eu à un certain moment un projet humaniste d’Internet avec le libre-échange des données, le libre-échange du savoir. Cela voulait dire donner la possibilité aux gens qui, en temps normal, ne s’expriment pas ouvertement par peur ou timidité. On, j’ai, vraiment cru à ce nouvel outil de libération de la parole ultra vertueux. » Et puis, c’est comme si l’auteur avait fait le chemin inverse. Le doute s’est infiltré. Des événements aussi intimes que socio-politiques ont bousculé ses nouvelles certitudes en ce futur technologique pur et lumineux. « J’ai noué une relation d’amitié intellectuelle et culturelle pendant cinq ans avec quelqu’un et au terme de cinq longues années, j’ai découvert qu’il n’existait pas, que c’était une création. J’ai été très perturbé. En parallèle se sont installés les débuts des mécanismes de harcèlement en meute de manipulation de l’opinion publique à travers des prises de paroles sur les réseaux sociaux et d’événements diverses. Je me suis senti piégé, pris entre deux feux, intellectuels et intimes. La question de l’anonymat, de la transparence est apparue dans le débat public. L’utiliser en fiction fut une évidence » C’est la fin du temps de l’innocence. Le réveil est d’autant plus brutal que les espoirs avaient été placés très hauts. Benjamin Fogel se lance dans l’écriture d’un tryptique littéraire dont le dernier volet résonne fortement, à quelques semaines d’un scrutin européen où l’extrême-droite n’attend même plus en embuscade, mais bien dévoilée, le verbe aigu et violent.

« Faire un pas de côté par rapport au monde réel. Changer les mécanismes du monde et regarder ce que cela provoque chez nous, observer ce qui peut être inhérent à l’évolution de la technologie versus à ce qui peut l’être de nos sociétés ». Alors, nous sommes en 2060. Pas si loin de nous. La mue est totale. Les débuts balbutiants de la transparence ont fini par l’emporter. Le gouvernement en place sait tout de nous. La totalité de nos données en ligne lui a ouvert un accès illimité à nos existences. Les Rienacas qui représentent la majorité silencieuse, adhèrent sans retenue. Recourir à l’anonymat serait un sacrilège pour ces ardents défenseurs du capitalisme. Encore plus radicaux, les Rienacalistes en veulent encore plus. Leur rêve absolu : la mise en place d’un système où l’on ne pourrait rien cacher à l’État et à autrui. En gros, la droite et l’extrême-droite si l’on établit un parallèle avec notre monde à nous. En face de ces deux machines de guerre du futur, l’équivalent de notre Gauche et son extrême, les Nonymes qui sont OK avec une transparence modérée et les Nonistes, qui militent pour que les données mondiales soient consenties et non imposées. Il reste les affreux, ceux qui mettent en péril les autorités au pouvoir. Benjamin Fogel les désigne sous le nom d’Obscuranets. Le roman débute par un de ces doigts d’honneur dont ils ont l’habitude quand ils se décident à narguer le régime. Le fils de l’héritier de cette contestation clandestine, Léonard Parvel, 13 ans, est sur le point de commettre son premier acte de dissidence. Sous la forme d’un slogan : « Malgré la transparence, on nous ment » qui fleurit sur tous les murs de Paris, et qui inquiète les forces de l’ordre. Ils n’ont pas tort.

Parce que Léonard n’est pas le fils de n’importe qui. Il est celui de Russel Jim Devoto, alias Zax, le leader des Obscuranets. Quatorze années de clandestinité. L’homme a abandonné femme et enfant pour réaliser son rêve politique. Renverser le système parce que « la transparence donne le plein pouvoir aux faux prophètes ». Il refuse l’emprise, celle de l’État, il rêve d’une société où chacun toucherait le revenu universel décent. Il a rencontré sur ce chemin de lutte, une héritière d’un conglomérat chimique et biologique, Mia Queyne, dont les parents ont trouvé refuge en Arabie-Saoudite quand le capitalisme a disparu de la surface de la terre. Mia a rejoint la révolution de Jim et elle en finalement est devenue le moteur. Les deux ne le savent pas encore mais ils sont à la croisée des chemins.

Un homme en particulier, un ancien policier qui ne sait pas quoi faire de sa vie, si ce n’est pourchasser les criminels, veille au grain. Le romancier qui a découpé son ouvrage en chapitre court et qui commence par un personnage, l’appelle le veilleur de nuit. Sébastien Mille sera celui qui va faire dérailler la machine révolutionnaire. Son zèle le pousse à parcourir les rues de la capitale à l’affut d’incidents. Justement, en voilà un : Léonard Parvel n’est encore qu’un novice de la lutte politique. Il se fait prendre la main dans le sac. Ce qui va forcer son père à sortir de l’ombre. D’autant que la fille de Sébastian, Holly Mille est aussi policière et rêve de le mettre sous les verrous. Depuis le temps que le leader des Obscuranets les nargue. Le couple père/fille incarne l’application zélote du régime. « Avec eux, poursuit l’auteur, on est vraiment dans la dictature de la transparence et au-delà. Je voulais aussi que les gens réfléchissent que même quand on vit sous un gouvernement de gauche et que l’on tolère certaines limites (surtout quand tout va bien), en réalité, on peut très vite basculer à l’extrême-droite. On se doit d’être vigilant, surtout lorsque la démocratie nous apporte un certain confort. Cette acceptation a un prix ». Le duo de policiers va se lancer à la poursuite de Zax.

Le propos de l’écrivain qui se veut un reflet sociétal bouillant de ce qui est déjà en train de mûrir et qui a déjà explosé dans son imagination fertile, prend alors une tournure plus romanesque. On découvre Sarah, la mère de Léonard, l’épouse abandonnée, qui elle aussi a changé, s’est éloignée de ce mari disparu qui ressemblerait aujourd’hui à un babyboomer avec une vision traditionaliste du couple. Les parents de Sarah, Ivan de Christo et Manon habitent dans le Verdon. C’est là que l’un des nombreux drames du roman va se jouer. Retrouvailles du père et du fils. Zax, le révolutionnaire largué face à un ado dont il ne connaît plus les codes. Déstabilisation totale. À quoi lui sert sa révolution ? Il n’a pas le mode d’emploi de l’éducation. Folie du moment, il a fait prisonnier Sébastien qu’il retient dans ce Verdon inaccessible. Confrontation de tous les protagonistes qui vacillent sur leurs certitudes acquises dans leur jeunesse, cette jeunesse trompeuse, miroir aux illusions. Ivan avait été un des premiers à soutenir le système de la transparence. « Pour un monde meilleur », pensait-il. Son petit-fils ressemblera -t-il à son père Russell Jim ?

Benjamin Fogel a construit une galerie de personnages souvent dominants. Certains utilisent cette force pour prendre l’ascendant sur autrui, d’autres tentent de rectifier la trajectoire de leur destin personnel. Comme Kenneth Hassan et Heezy Kyalo, deux jeunes hommes originaires du Kenya. Le père de Kenneth travaillait dans l’industrie du tourisme avant que le réchauffement climatique ne pousse l’Occident à un repli sur soi et à une interdiction de prendre l’avion plus de trois fois par an. Survivants d’un monde qui nous attend, ils fuient leur pays pour trouver refuge dans cet Occident devenu frileux et rabougri. Benjamin Fogel met le doigt sur une réalité douloureuse : une révolution entraîne toujours des sacrifices qui conduisent eux-mêmes à une redistribution des cartes avec de nouveaux perdants et de nouveaux gagnants. Chaque mot, chaque phrase est pensée chez cet auteur talentueux. Il ne faut rien louper parce qu’il passe tout au tamis de sa puissante réflexion. Une chose est sûre, les belles idées d’aujourd’hui ne seront peut-être pas celles qui nous apporteront un monde meilleur.

Benjamin Fogel aime aussi les prénoms de filles. Il y a eu Irina puis Manon et enfin Camille. Évidemment. Patronyme double. Homme ou femme. « La question du genre était hyper importante pour moi, souligne Benjamin Fogel. Aller au-delà. Camille Lavigne est totalement double. Avec elle/lui, il n’y a pas besoin de choisir blanc ou noir. Elle/lui se situe dans une zone intermédiaire, elle passe de l’un à l’autre selon les besoins de la situation. Elle représente le personnage qui peut réparer le monde. » Une Camille incandescente, à la fois solide et fragile, altruiste et narcissique, vénéneuse et pure. L’avenir de l’Homme ?

« L’absence selon Camille », de Benjamin Fogel. Éditions Rivages/Noir, 400 pages, 21 Euros.

 

 

 

 

 

 

Le roman policier, reflet de la société

« Le crime est mon métier » avait coutume de dire le célèbre photographe de faits-divers, Arthur Fellig, alias Weegee, quand on l’interrogeait sur ses photos en noir et blanc de toute la pègre new-yorkaise. À défaut de l’avoir exercé, comme ces anciens policiers qui se sont tournés vers l’écriture, un nombre croissant d’auteurs s’est emparé de ce genre littéraire. La preuve, cette année encore, avec la programmation du Festival du Quai du Polar à Lyon où l’objet Noir a semblé agir comme un aimant, autant pour les écrivains que pour le public. Déclinée sous de multiples formes, « la fiction criminelle » comme le dit la chercheuse Natacha Levet, est-elle encore le reflet de la société et de quelle société ? Les professionnels du secteur, auteurs, éditeurs et journalistes sont unanimes.

Plus de cent mille visiteurs ont défilé à Lyon pendant trois jours. Le pari d’Hélène Fischback, l’une des fondatrices de l’événement il y a vingt ans, est total.  » À l’époque, on voulait élargir le roman policier à un plus grand public, se souvient-elle. Il fallait que le rdv soit gratuit, porté par les libraires indépendants, international et pluridisciplinaire. » Avec plus de 135 auteurs et quelques grosses têtes d’affiche, le contrat est largement rempli. Mais pour elle, la mission de ce genre littéraire n’a pas changé.  » Le roman policier reste un miroir mais il a sans doute perdu de sa substance marginal, poursuit-elle. Ce qui n’est pas une mauvaise chose. Il est aussi bousculé, on a ainsi invité Philippe Jaenada deux fois, par exemple. La vogue du True Crime ajoute de l’ambiguïté au genre dont les frontières sont de plus en plus poreuses. » Au fonds, ce qui varie, ce sont les déclinaisons que l’on en fait, les zones géographiques, les cultures, l’Histoire du pays, le regard de l‘écrivain qu’il soit natif de ce pays ou étranger, ou encore l’ancien professionnel du crime reconverti à l’écriture. L’éditeur et puriste Aurélien Masson aime à parler de regard, lui, qui a replacé le roman noir français au firmament ces vingt dernières années, face à la concurrence sanglante des Anglo-Saxons puis des Scandinaves. « Un regard qui plonge dans les racines du mal et n’a pas peur. … Le noir c’est une paire de lunettes qui transforme la réalité conflictuelle, bordélique, joyeuse parfois mais souvent douloureuse, qui nous ceint. » D’ailleurs, Aurélien Masson élimine très vite cette notion de polar, « ça ne veut rien dire », et préfère s’appesantir sur celle de roman noir. « Parce que c’est un récit qui se libère de toute la problématique de la résolution d’une intrigue. Sinon, ce n’est qu’un alibi pour être étiqueté », déplore-t-il. Il n’empêche. Il a bien fallu y mettre un peu d’ordre parce que le Noir ratisse très large désormais. Chaque année, au Quai du Polar, on a du réel, de l’anticipation, du Noir pur et dur, du Thriller, du cosy, de l’espionnage, du True Crime. Et tous revendiquent de vouloir dire quelque chose en allant au-delà du simple amusement.

Le roman policier fait désormais l’objet de très sérieuses recherches

Il y a encore dix ans, envisager d’écrire une thèse ou un mémoire sur cette littérature aurait été perçu comme impossible pour ne pas dire farfelu. Aujourd’hui, deux femmes ont explosé cette barrière invisible, Émilie Guyard, professeure des Universités en littérature espagnole à Pau, spécialiste du polar ibérique, et Natacha Levet, Maître de conférences à l’université de Limoges et qui vient de sortir aux Éditions Presses universitaires de France (PUF), une étude très sérieuse sur le roman noir français (Prix Claude Mesplède au Quai du Polar) « La fiction criminelle”, selon Natacha Levet, possède encore cette spécificité de s’emparer du réel, d’en être le reflet et une vision. « J’aime bien cette expression parce qu’elle englobe tout. La querelle terminologique est vivace parce que le roman noir ne se place pas forcément sous le signe de l’enquête policière mais plutôt sous celui d’une dénonciation sociale et politique. Le roman noir est du côté des perdants, il est aussi un décryptage et une mise à jour des disfonctionnements des institutions quelles qu’elles soient. Ce n’est jamais une pure entreprise de divertissement. »

Le Noir français n’a pas échappé pas au « hardboiled » mais il existe bien selon Natacha Levet, « une construction française » du genre qui va de Léo Mallet à Georges Simenon, en passant par tous les auteurs de la Série Noire qui dépoussière le genre. Et qui s’est affiné au fil du temps. « Fin 60 et période 70, poursuit-elle, le réel s’inscrit dans le roman noir français sans pour autant être engagé. Certains auteurs aujourd’hui refusent catégoriquement cette étiquette et pourtant ils parlent bien du réel mais sans message politique revendiqué. Ils décrivent une société et ses forces à l’œuvre, les tensions qui animent les individus et décryptent les mécanismes sociaux en place. D’autres multiplient les points de vue, les voix narratives en faisant le choix de la polyphonie. L’auteur refuse ainsi de trancher et ne montre que la complexité des questions sociales et politiques. Cela déconcerte souvent le lecteur ou le critique qui ne trouve pas ses repères. » L’exemple le plus frappant fut celui de Jérôme Leroy qui a écrit Le Bloc, en référence à l’extrême-droite et le Front National et dans lequel il adopte le point de vue d’un membre de ce mouvement. « Pour le dire de manière un peu caricaturale, ajoute Natacha Levet, la « fiction criminelle » engagée de cette époque était perçue plutôt de gauche. Jérôme Leroy sème la confusion dans l’esprit de certains qui se demandent si l’auteur n’est pas un peu complaisant vis-à-vis des gens de cette mouvance. Son livre est au contraire le reflet de la complexité de la chute des grandes idéologies. Par conséquent, son roman noir se fait aussi l’écho de la difficulté à prendre ou à adopter un point de vue tranché politiquement. » 

Pour Émilie Guyard, c’est un genre littéraire qui s’empare des questions politiques et sociales de premier ordre et qui prend à bras le corps de grands sujets. « Pour autant, ce n’est pas forcément un outil de dénonciation, cela dépend fortement du contexte historique de chaque pays. En Espagne, le roman policier n’apparaît qu’en 1965 et est très lié à la mise en place de la démocratie. Il ne pouvait tout simplement pas exister autrement avant parce qu’il est quasi impossible de critiquer ou de dénoncer sous un régime dictatorial. Il a donc connu des débuts de type « Hardboiled ». Puis il s’est construit petit à petit en s’installant  d’abord autour des deux grandes villes de Madrid et Barcelone avant de connaître un mouvement de décentralisation vers des régions périphériques comme le Pays Basque, le pays de Navarre… avec un polar rural qui met maintenant en avant le patrimoine culturel naturel local. Il est devenu le reflet d’évolution de pratiques culturelles d’une image à l’instant T. » L’Espagnole Dolores Redondo rendue célèbre avec sa Trilogie de la Vallée du Baztan en est l’exemple parfait. Elle a permis aux lecteurs de découvrir une région qu’elle connaît bien, tout en gardant le personnage de l’enquêtrice et en abordant les coutumes locales. Ce qui se passe dans la région des Canaries a aussi propulsé deux auteurs encore non traduits en France, Alexis Ravelo et Antonio Lozano, vers un énorme succès dans tout le pays. « Ces écrivains à l’ancrage local, continue, Émilie Guyard, se sont emparés de questions politiques et économiques de premier ordre appliquée à leur région, les Canaries étant devenues la porte d’entrée pour l’immigration africaine vers l’Europe. Ils abordent cette réalité avec un regard à la fois humain et politique mais restent très critiques vis-à-vis des politiques nationales et aussi locales lorsqu’il s’agit de l’accueil des migrants. » Pour l’écrivain en langue française, le Gabonais Janis Otsiemi, les codes du roman policier demeurent universels. « C’est la lutte du Bien contre le Mal, explique-t-il, mais ce qui change, c’est la société dans laquelle on vit, le compte-rendu qu’on en donne, le parcours personnel de l’auteur, ses propres convictions, ses obsessions, son style… » Crudité des propos, dénonciation de la corruption, questions identitaires nationales. Otsiemi a son propre canevas policier dont le cœur névralgique est la capitale Libreville qu’il considère comme un personnage à part entière. « La ville apparaît toujours en fond sonore parce qu’elle est le théâtre des travers de ma société. Ce qui m’intéresse dans ce lieu, c’est le monde interlope comme toute part sombre qui habite chacun de mes personnages. » Son roman noir décliné avec une légèreté feinte lui sert à dénoncer les grands méchants d’une société corrompue sans pour autant en faire une tribune politique.

L’Europe est à ce titre un fabuleux terrain de chasse policier. Nadia Agullo, directrice et fondatrice de la maison d’Éditions Agullo en a fait sa spécialité et se demande même s’il n’y aurait pas une identité européenne du polar. Une chose est certaine, les romans policiers qu’elle publie ne ressemblent pas à ceux des Anglo-saxons qui passent tous par un marketing éditorial défini à l’avance. « En-dehors de l’Italien Valerio Varesi qui utilise le flic enquêteur classique, les autres écrivent avec leurs propres codes, s’enflamme Nadia Agullo. Ils n’ont pas encore été formatés par dans la « creative writing » et leur prose reflète un environnement, la manière dont ils le perçoivent, ou le vivent. Ce qui m’a intéressée, c’est la perception qu’ils ont de leur propre pays, de leur Histoire avec leurs propres codes. Beaucoup de ces lieux, comme la Pologne notamment, ont été occupés par les Allemands, les Russes, ils ont une vision peu apaisée de ce qui les entoure. En ce sens, leur roman noir est bien un reflet de leur société. La leur, pas celle d’un étranger qui raconte ce qui s’y passe, qui réinterprète. Avec Jurica Pavici, on est en Croatie devenue très touristique, mais lui, en a la connaissance géopolitique. Il peut raconter la guerre au début des années 90, il peut l’insérer dans l’intrigue mais à sa façon pas comme celle d’un Anglais ou d’un Français. » 

Benjamin Fogel incarne les nouvelles préoccupations d’un roman policier dont parfois la classification demeure délicate. Édité par la maison d’éditions Rivages/Noir, le romancier vient de sortir le dernier opus de sa trilogie, « L’Absence de Camille ». Doté d’une intelligence aussi bouillonnante qu’un réacteur nucléaire, il s’est attaqué dans son roman à des thèmes très actuels : changement climatique, dangers d’internet et de l’intelligence artificielle, extrême-droite, sous forme de dystopie tout en y glissant une intrigue. C’est aussi fascinant que perturbant. D’autant plus fascinant que la genèse du roman démarre sur une histoire personnelle. « J’ai entretenu une relation amicale intense pendant cinq ans, confie -t-il, avec quelqu’un sur Internet qui n’existait, que c’était une pure création et qu’il avait eu pourtant une très grande influence pour moi au point de devenir référent intellectuel. » Benjamin Fogel, 43 ans, fait partie de cette génération qui croyait au pouvoir vertueux d’Internet. « Oui, j’ai cru à cet outil synonyme de libération de la parole, à un anonymat positif pour des gens qui en temps normal n’osaient pas s’exprimer tout haut.  Mais le début des mécanismes de harcèlement en meute et la manipulation de l’opinion publiques à travers des prises de paroles sur les réseaux sociaux des événements diverses, ont bousculé mes certitudes. Ce sont des questions qui sont maintenant très vives dans le débat public. » Le romancier questionne la dictature de la transparence et son évolution vers l’extrême-droite à travers deux personnages, père et fille, qui sont aussi policiers. Lui est à la retraite active, elle, est encore en exercice. Ils incarnent un ordre rigide et appellent à une transparence totale et absolue. « Jusqu’à quel point est-on d’accord pour subir le contrôle d’un État ? L’épisode du confinement à la suite de l’épidémie de COVID interroge. » Le titre dans lequel figure le prénom Camille est un autre exemple d’un écrivain en prise avec le réel de son époque. Camille, masculin, féminin, évidemment. What else.

La réalité dépasse la fiction. Pas sûr

Les anciens policiers passés écrivains sont-ils davantage ancrés dans le réel eu égard à leurs fonctions passées ? Pour l’ancien patron du 36 Quai des Orfèvres, Bernard Petit, et auteur d’un très bon polar, Le Nerf de la Guerre, qui conte de manière clinique la trajectoire d’un petit dealer de cannabis à grand trafiquant de drogue, le souci principal est de coller à la réalité. « Je m’applique à être le plus proche possible de ce qui est vrai et juste, souligne l’ancien policier. Mes références sont ce que j’ai vécu et connu. Je ne m’affranchis de la réalité que pour sublimer ce que je dépeins. Il ne faut pas oublier que le monde criminel est déjà le reflet déformé, exagéré de notre société avec tous les maux que cela entraîne. La part obscure d’un univers où les gens ne se soumettent pas mais au contraire transgressent. » Le propos de Bernard Petit est donc autant d’instruire que de divertir. « Les stups, c’est la mère des batailles dans le monde du crime parce que c’est l’endroit où l‘on se fait le plus d’argent. Mon ouvrage explique comment un trafiquant d’abord de cigarettes puis de cannabis et d’héroïne et un criminel en col blanc, banquier basé en Suisse, se rejoignent sur l’échelle du crime. Je laisse aux lecteurs le choix de son interprétation. » Un autre adepte de ce qui sonne juste est l’ancien commandant de la police nationale et ancien Attaché de sécurité intérieure en Afghanistan, puis au Kazakhstan, Pierre Pouchairet. Ses nombreux postes dans le monde lui ont apporté la matière nécessaire pour parler de problèmes géopolitiques. « Bien sûr que je décris les gens et ce qu’ils vivent, la situation d’un pays au plus près de la réalité mais le réalisme du travail mené par le groupe d’enquêteurs est très important pour moi. Maigret n’existe pas dans la vraie vie. Ce sont toujours des hommes et des femmes qui ne s’en prennent pas au chef comme je peux le voir ou le lire parfois. Ils marchent tous dans le même sens. Je ne dénonce rien, je décris. » Pour Jean-Marc Souvira qui a dirigé l’Office central pour la répression de la traite d’êtres humains (OCRTEH) puis celui de la grande délinquance financière (OCRGDF) la matière brute dont il a disposé pendant quarante ans n’a été au fond que marginale. « En réalité, je m’échappe très vite pour les besoins de la narration. Pour moi, transcrire la réalité serait d’un ennui mortel. » D’ailleurs, à l’inverse de beaucoup de ses homologues, il considère que la fiction dépasse souvent la réalité. L’ancien policier a écrit un livre passionnant La Porte du Vent qui traite des mafias juives et chinoises en France. « C’est réellement un monde que j’ai côtoyé, confirme Jean-Marc Souvira. J’ai commencé à de façon classique avec une trame policière avant de bifurquer vers l’Histoire. La façon dont la France a fait venir puis utilisé et enfin jeté en première ligne, des centaines de Chinois, lors de la Première Guerre mondiale. L’intrigue est presque un prétexte pour raconter des faits plus importants que le crime. » Pour l’ancien enquêteur privé devenu enseignant dans le 93, Danü Danquigny (Un Breton pas du tout Albanais comme le pense beaucoup de monde) qui revendique comme Jérôme Leroy de parler de la police ou de la politique sans que cela relève d’un engagement personnel, l’influence de sa vie passée a été marginale : « Je parle d’un certain nombre de problèmes sociétaux, explique – t – il. J’aime bien la façon dont Raymond Chandler a eu de constater froidement les événements. Il dénonçait peu. Je me sers forcément de ce que j’ai vécu mais cela n’a pas eu vraiment d’impact. En tout cas, pas de façon appuyée. » 

La journaliste Patricia Tourancheau, fait-diversière aguerrie depuis plus de 30 ans au journal Libération, a quant à elle préféré rester les pieds bien campés dans le réel. « Avec Kim et les Papys Braqueurs, analyse -t-elle, c’est décrire le grand banditisme des années 70 à maintenant. Avec Le Grêlé, on suit les progrès de la police scientifique. Chaque fait-divers reflète un moment, une époque une évolution de la société. Lorsque Kim Kardashian se fait voler ses bijoux, elle le doit en partie à son profil sur les réseaux sociaux où elle dévoile toute sa vie. Le crime et les criminels s’adaptent, la police aussi. Mais au fond, le ressort demeure immuable. On est toujours dans une lutte des plus faibles envers les plus forts, le pot de terre face au pot de fer. Ces faits-divers parlent d’eux-mêmes. » Habillés de noir, ils traversent les âges et font le miel d’auteurs fascinés par le genre…

« Le Roman Noir. Une histoire française », de Natacha Levet. Éditions Presses Universitaires de France, 300 pages, 22 Euros.

« Le Bloc », de Jérôme Leroy. Éditions Gallimard/ Série Noire, Réédition Folio policier, 336 pages, 8.90 Euros.

« Trilogie de la Vallée du Baztan », de Dolores Redondo. Traduit de l’Espagnol par Marianne Million. Réédition Gallimard, collection Folio policier, n° 752, 785, 826, 9.90 Euros.

« Au Ras des Hommes », de Janis Otsiemi. Éditions Les Lettres Mouchetées, 141 pages, 16 Euros.

« La Stratégie du Lézard », de Valerio Varesi. Traduit de l’Italien par Florence Rigollet. Éditions Agullo, 352 pages, 22.90 Euros. Sortie le 11 avril 2024.

« Le Collectionneur de Serpents », de Jurica Pavici. Traduit du Croate par Olivier Lannuzel. Éditions Agullo Court, 192 pages, 12.50 Euros. 

« L’Absence de Camille », de Benjamin Fogel. Éditions Rivages/ Noir, 350 pages, 21 Euros.

« Le Nerf de la Guerre », de Bernard Petit. Fleuve éditions, 384 pages, 21.90 Euros.

« L’Enquête inachevée » de Pierre Pouchairet. Éditions du Palémon, 285 pages, 11 Euros. Prochain livre prévu à la rentrée de septembre à la Manufacture des Livres.

« La Porte du Vent », Jean-Marc Souvira. Fleuve Éditions, 592 pages, 22.90 Euros.

« Vieux Kapiten », de Danü Danquigny. Éditions Gallimard/Série Noire, 256 pages,18 Euros

« Kim et Les Papys Braqueurs », de Patricia Tourancheau. Éditions Seuil, 240 pages, 19 Euros.

 

« Refuge au crépuscule » de Grégoire Domenach : roman initiatique dans les steppes du Kirghizstan

Tout est parti d’une rencontre qui frise le roman policier. Et qui a bouleversé Gregoire Domenach. Un Français en cavale depuis 14 ans, réfugié dans un des pays les plus montagneux de la planète : le Kirghizstan. L’auteur est fasciné. Il en a tiré un roman initiatique plein de finesse. La construction intellectuelle et spirituelle d’un jeune homme qui ne craint pas la vie.

« On prenait le thé avec un ami dans une yourte lorsque le berger nous dit qu’il y a un Français qui vit à deux heures de cheval d’ici. On s’est dit que ce n’était pas possible mais on a essayé, on a pris la route et on l’a trouvé. Il vivait là, en effet, avec femme, enfants, moutons et chevaux. J’ai cru qu’il allait me sauter dans les bras, avide de converser avec un compatriote. Eh bien pas du tout, il m’a dit : « tu as vu personne, compris. » » La suite appartient aux souvenirs de Grégoire Domenach. Les bières, et une connaissance abyssale des cultures locales.

Parce que qui connaît le Kirghizstan ? Une douzaine de Français y résident aujourd’hui. Grégoire Domenach aussi a passé quelques années là-bas.  » J’y ai vécu quatre ans. Je suis tombé amoureux d’une femme et des paysages avec ces montagnes, ces steppes qui forment un relief étonnant presque magique. J’ai appris la langue pour bien comprendre le pays et j’ai découvert une culture où les contes, les mythes et les légendes sont permanents. » Le résultat est là.

Il s’appelle Gaspard Dernaise et il est photographe. Un jour, il parle à un inconnu à l’aéroport d’Istanbul. Qui lui dit s’appeler Arstan (le lion) Isaev et qu’il vient du Kirghizstan. Malade, il veut offrir un album photos de son pays à son épouse allemande, elle-même grande spécialiste de la photographie. Il lui propose un travail. Se rendre au Kirghizstan afin de constituer cet album. Il le met en contact avec un Français qui y vit depuis plus de dix ans, Barza, et qui lui servira de guide. Gaspard accepte.  » J’étais épris d’une vive sensibilité à l’égard des paysages. J’avais cette soif-là. Grâce à la photo, j’avais aussi compris que je pouvais rendre au présent un instant déjà passé, ou plutôt, comme disait ma mère avec ses mots :  » Apporter à l’avenir le fragment d’un moment révolu. »

Commence alors un curieux voyage. Une découverte souvent à dos de monture. « Les chevaux nous entraînaient vers le sommet, lentement, leur poitrail se glissait entre les bosquets d’argousier, et face à nous se découvraient les montagnes Teskey Ala-Too. » « Au début, poursuit l’auteur, Gaspard est très naïf. Il aime ces rencontres simples avec les gens. C’est la magie de la photographie, les rapports sont faciles et les gens souvent très sympathiques, modestes. Les prendre en photo lui permet aussi de mettre en scène les paysages grandioses. » Il apprend la mort. Parce que les Kirghiz n’utilisent jamais de cercueil.  » La dépouille du défunt est lavée par la famille, enveloppée dans un simple linceul, portée jusqu’au cimetière où on creusé une tranchée…on ouvre une cavité, une niche latérale qui porte le nom de Kahana, » écrit le romancier. La mort y est vue comme une chrysalide.

On traverse aussi l’Histoire du pays. Avant et après l’URSS. Jusqu’à cet « Echopark », cette dernière idée grandiose pour attirer les touristes en mal d’aventures. Des yourtes et des bungalows en bois, grand luxe. « Ici, on avait déjà les islamistes et les contrebandiers…Voilà maintenant qu’arrivent les touristes, » s’emporte un Kirghiz, rencontré en chemin. Le livre fera 137 pages. Il y aura les photographies de Gaspard mais aussi quelques-unes de Arstan, prises pendant la période soviétique. L’album d’une vie. Arstan sera enterré au Kirghizstan. Gaspard a toute la vie devant lui.

« Refuge au crépuscule » de Grégoire Domenach, Éditions Christian Bourgois, 324 pages, 21 euros.

 

Cru millésimé pour la vingtième du Festival du Quai du Polar.

Avec plus de 100 000 visiteurs, ce n’est même plus le rendez-vous international et incontournable de la planète polar. C’est tout simplement devenue la grande messe des dieux en chair et en os, ces créateurs de « fiction criminelle » comme le dit si bien la chercheuse Nathalie Levet, que des milliers de visiteurs veulent voir et toucher. Pendant trois jours, du 5 au 7 avril, la Ville des Lumières de Lyon accueille la vingtième édition du Festival du Quai du Polar.

Voir James Ellroy, écouter Harlan Coben ou encore se dire que l’on a aperçu, avant qu’ils ne meurent, le Suédois Henning Mankell ou la Britannique P.D. James et son collier de perles. Telles sont les sensations que l’on peut éprouver pendant un week-end en déambulant aussi bien dans les allées du Palais des Bourses qui accueillent libraires, éditeurs et auteurs mais aussi dans toute la ville de Lyon. Le mystère fait corps avec la cité bordée par le Rhône et la Saône, les fondateurs de l’événement ayant multiplié les manifestations liées à cette thématique du crime. Imaginé un peu par hasard, il y a vingt ans par un petit groupe désireux d’offrir à un public plus large et totalement gratuitement, l’accès à cette littérature, le Quai du Polar attire désormais les vedettes internationales du monde entier. « Je venais de terminer le festival de Frontignan, se souvient Hélène Fischback, directrice et l’une des fondatrices de l’événement, quand des gens de la mairie de Lyon ainsi que des professionnels de la profession m’a approché. Puis plus rien. Je pensais à ce moment-là que rien n’aboutirait. Un rêve resterait un rêve. » Un an plus tard, la réalité prend forme et la suite est une sucess story à l’Américaine avec quelques moments phares comme les dix ans du festival. Parce que « le chacal » débarque en ville. Le créateur du Dahlia Noir, James Ellroy en personne, affole les compteurs. Ce n’est plus une rencontre, c’est un show. « Il y a eu un avant et un après, » concède Hélène Fischback. Et il y en aura d’autres. La Suédoise Camilla Läckberg, Donald Westlake (Rivages/Noir) avec qui les connaisseurs se frottent les mains, ou encore le Millenium de Stieg Larsson à l’origine d’un raz-de-marée scandinave qui va durer une décade avant de se calmer. La venue de l’Italien Roberto Saviano garde une place particulière dans la mémoire d’Hélène. « Il a fallu prévenir le ministère de l’Intérieur, on ne pouvait rien programmer : ni ses déplacements, ni ses apparitions. Les gens se sont levés à la fin de sa présentation, c’était très émouvant. Il y avait sept-cents personnes dans la salle. Et lui parlait de résistance. » L’homme est sous bonne garde escorté de gardes du corps en permanence. Hélène en sourit encore. « Il n’empêche. Un peu plus tard, je l’ai croisé totalement par hasard, marchant seul dans les rues… »

Au fil des ans, les organisateurs ont multiplié les manifestations liées au Noir. Films, expositions, débats, rencontres, énigmes à résoudre, tout est sujet à discuter à l’ombre du roman policier. L’édition 2024 devrait compter 135 auteurs de quinze nationalités différentes. De grosses têtes d’affiche étrangères : Joe Nesbo, Tim Willocks, Dennis Lehane, Ragnar Jonasson, et les Français : Dominique Manotti, Michel Bussi, Hanneylore Cayre, Hervé Le Corre ou bien DOA dont le roman Citoyens clandestins vient d’être adapté par la réalisatrice Laetitia Masson pour Arte. Maxime Chattam nécessite une organisation à lui tout seul. « Avec cet auteur, c’est l’émeute, dit encore Hélène Fischback, on a dû émettre un nombre de billets limités. » Au programme de 2024, de grands thèmes sociétaux seront encore abordés. Comme les défis de l’intelligence artificielle avec notamment la présence de Benjamin Fogel ou Sylvain Forges qui explorent le futur et ses dangers. Le polar du réel avec la journaliste Patricia Tourancheau. Et les anciens flics ou enquêteurs qui ont fait de cette matière première, une source d’inspiration de premier ordre pour leurs romans. L’ex- patron du 36 Quai des Orfèvres, Bernard Petit, l’ancien policier puis enquêteur privé, Danü Danquigny, Olivier Norek… « Le polar a perdu de sa substance marginale, poursuit, Hélène Fischback, et c’est une bonne chose. On a d’ailleurs invité Philippe Jaenada à deux reprises. La vague du True Crime ajoute à l’ambiguïté du genre. » En revanche, il y a peu de chances que tout ce beau monde se retrouve dans un des Bouchons lyonnais, restaurant typique de la région. « Nous avons arrêté, conclu Hélène Fischback, il y a eu quelques petits soucis de digestion. Tout le monde n’apprécie pas la cuisine française. Notamment les Anglo-Saxons… »

 

« Vine Street » de Dominic Nolan : Plongée tentaculaire au cœur de Londres.

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Le personnage central du livre de Dominic Nolan ? Londres, London. Pas la capitale aseptisée et mondialiste d’aujourd’hui avec une City financière gangrénée par l’argent étranger mais Londres des séries Netflix, de White Chapel à Peaky Blinders et de son tout juste oscarisé, Cillian Murphy. Le Londres des laissez-pour compte, des putes et de leurs macs, de la misère qui colle aux semelles, le Londres du fog et de ce bon vieux Jack. « Vine Street », premier roman historique de cet écrivain anglais, est un tour de force.

Le livre commence en 2002 puis court très vite sur trois époques : 1930, 1940 et 1960. Un corps a été retrouvé dans un champ, dans les Costwolds du Nord. En réalité, deux corps. Il s’agirait de Leon Geats. On est d’emblée un peu dans le brouillard. On comprend que la partie s’est jouée à trois. Mark Cassar de la Brigade volante, alias le Flic le Flouze, un vrai dandy, Leon Geats, un castagneur picoleur, et Billie Massez avant de devenir Madame Cassar. Cette dernière représentait la branche féminine de l’époque, la A4. Rattachée à la Division C de Vine Street, à Soho. Le haut lieu des bars et des night-clubs. Le trio enquête sur une affaire. Qui deviendra l’AFFAIRE de leur vie.

Archer Street. 1935. Fifi, une Piccadilly Circus girl gît sur son lit encore habillée mais étranglée avec l’un de ses bas autour du cou. Elle s’appelait Josephine Martin et elle avait une fille. Nell. Qui s’est cachée. Geats le hargneux ne le sait pas encore. Mais il a un cœur. Pour un gars qui travaille aux mœurs. Mais ce sont ceux de la criminelle qui prennent le dossier en main. Le cas est classé suicide. De son côté Mark Cassar, sergent de rang, est obligé de remonter les ourlets de son pantalon pour éviter de salir. Lui aussi a un cadavre sur les bras. De quel clan vient le macchabée ? Celui des Grecs, des Italiens ou des Juifs ? « Ouais, pourrait bien être juif ». Le pénis tout rabougri sur la table du médecin légiste confirmerait la première impression. Le ton est donné.

L’intrigue est complexe. Tortueuse comme les venelles de Soho. Opaque comme la vie nocturne que Geats connaît comme sa poche. Il est un peu le roi de ces lieux. Il est le bras armé géographique du romancier. Avec lui, on visite le Londres de cette époque, la crasse, les bourgeois qui s’encanaillent, les Français ou les Russes blancs qui se disputent le marché de la prostitution et de la came. Son Londres, « ce sont des immeubles étroits, liés entre eux comme les piquets d’une palissade, des couloirs miteux et des caves humides dont la saleté prouvait que les vieilles pierres de l’ancienne cité grouillait encore. » On est au Yard, au Windmill Club ou encore Globe. Les musiciens de jazz font rugir leur trompette, les batteurs s’acharnent dans une lumière floutée par les cigarettes. Geats les connait toutes et tous. Max Kassel, le proxénète dézingué, était Russe. Pas bon à cette époque. Déjà. Un homme approche Geats. Se fait appeler, Harrison. Il n’est pas de Scotland Yard. Mais bien de quelque part. Que vient faire l’Abwehr, le service des renseignements militaires allemands du Reich dans cette histoire ? Harrison explique :  » Leur objectif : redoubler d’efforts pour recruter des espions dans toute l’Europe et tenter de placer leurs propres agents à l’étranger. » Le trio de flics est convaincu qu’un taré tue les filles de Soho. Mais la guerre ravage tout, les années passent, Léon quitte la police, les deux autres se marient. « Vine Street » est puissant, les dialogues sont signés d’époque, le travail de reconstitution topographique exemplaire, le suspens bien dosé et les personnages cabossés à souhait. Du Noir très très solide.

« Vine Street » de Dominic Nolan, traduit par Bernard Turle, Éditions Rivages/Noir, 672 pages, 24.90 euros.

 

 

 

 

 

Les « Cinq mois de décembre » de James Kestrel

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« Vous avez déjà promené un chien, demande le capitaine Beamer. Oui, monsieur, lui répond l’inspecteur Joe McGrady. S’il ignore la longueur de sa laisse, il risque de se blesser, poursuit Beamer. Voici la vôtre. Allez trop loin et je vous briserai la nuque en tirant la vôtre. » Il est clair que les deux bonhommes ne partent pas du bon pied. Mais on est en sous-effectif. Beamer n’a pas d’autre choix que d’envoyer ce jeune flic, ancien soldat, couvrir un homicide à une heure d’Honolulu, dans la baie de Kahana. Aucune intention d’avance masqué pour l’auteur James Kestrel qui signe un polar avec les codes du genre. Sans jamais forcer le trait ou tomber dans la parodie. Un vrai bonheur. Qui va le conduire un 7 décembre 1941 à Hongkong puis Tokyo. Où là les choses se passent très mal pour lui. Il est arrêté,  accusé d’un viol qu’il n’a pas commis. Derrière les murs de sa geôle, il entend les bruits de la guerre, les avions, les armes. Les Japonais sont passés à l’action.

Joe est déporté dans un camp de Yokohama. Un homme, un civil, se présente et l’interroge. Il s’appelle Takahasei Kansei, il est le premier adjoint du ministre des Affaires étrangères, Togo Shigenori. Il a du pouvoir, beaucoup de pouvoir. À commencer par le faire sortir du camp. Il le laisse en vie, le temps qu’il rembourse sa dette. Mais quelle dette? Celle de retrouver L’assassinat de sa nièce, ce corps sans visage de la remise. Elle s’appelait Takahashi  Miyako. Elle était la nièce de l’adjoint du ministre. Elle travaillait au consulat d’Honolulu. Elle tapait des notes manuscrites de l’amiral Yamamoto. McGrady ne sait même pas qui est cet homme. Il le découvrira bien assez tôt. Il est le cauchemar des Américains, il est l’architecte de l’attaque sur Pearl Harbor.

Le roman de James Kestrel se colore. Il tourne à l’espionnage. Les codes du roman noir classique basculent quelque peu mais l’auteur tient la barre de sa narration avec habileté. McGrady est de nouveau enfermé. Une maison japonaise, un futon, une femme, la fille de son sauveur/geôlier. Elle lui apprend le Japonais, elle lui sert à manger. Ils tournent en rond dans le jardin. Il y reste jusqu’à la fin de la guerre. Il n’avait pas parlé à sa fiancée Molly depuis le 2 décembre 1941. La suite le conduit vers Honolulu. Il doit s’acquitter de sa promesse. Retrouver l’assassin de ce double meurtre. Un homme est dans le viseur. Un Allemand. Japon/Allemagne, l’axe du Mal de l’époque. Le roman de James Kestrel s’offre des moments couleur sépia, des moments de nostalgie douloureuse. Une Amérique attaquée, des personnages comme le bon Noir en produit encore. Et des mois de décembre où la vie d’un homme bascule à tout jamais.

« Cinq mois de décembre, par James Kestrel, traduction de Estelle Roudet, Éditions Calmann Lévy /Noir, 432 pages, 22,80 euros.

 

 

Le « Point de rupture » de Kevin Powers

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Kevin Powers est un ancien soldat. Il ne l’oublie jamais. En 2012, il sort son premier roman, « Yellow Birds », remarqué et remarquable. Avec « Point de rupture », il franchit la ligne de sable et s’engage sur la route chaotique du polar tout en gardant le cap de la guerre. Audacieux et maîtrisé. Une réussite.

Le héros est Irakien. Il s’appelle Arman Bajalan. Quand on le découvre, il a 26 ans, bénéficie d’un visa spécial dans le cadre d’une réinstallation aux États-Unis. Il travaille comme agent d’entretien dans un motel de Ocean View, en Virginie. Avant, il était interprète de l’armée américaine à Mossoul, dans la province de Ninive, dans le nord de l’Irak. Depuis qu’il en est parti après avoir échappé à une tentative d’assassinat, il a établi une routine de survie : il se lève un peu avant 5 heures du matin pour aller nager et prendre ensuite son poste au motel. Mais ce jour-là, le bus est en retard. Il craint les remontrances de Monsieur Peters. Elles ne seront rien face à ce qui l’attend. Il est sept heures moins dix à sa montre.

Le corps d’un homme gît, allongé au pied de la dune. « Les talons d’une paire de richelieu enfoncés dans le sable, puis le tissu du pantalon de costume claquant dans la brise intermittente. L’homme avait les mains croisées sur la poitrine, comme s’il attendait impatiemment quelqu’un qui frissonnait dans un froid improbable par un matin d’été à Norfolk ». On se dit tout de suite que Arman Bajalan sera le suspect numéro 1. Un Irakien tôt sur une plage déserte, que faisait-il là ?

La lieutenante Catherine Wheel et son nouveau co-équipier le sergent Lamar Adams délaissent le toxico qui sort de son overdose grâce au Narcan et foncent vers View Beach Park. D’emblée, le légiste est perplexe. « Le gars est dans une condition physique incroyable. Dans la quarantaine et pas plus de dix pour cent de gras. Il porte un costume, le sable autour était pour ainsi dire intact. » Pas de portefeuille, pas de pièce d’identité, pas d’argent mais un aller-retour en autocar Washington-Norfolk au nom de Thomas Brown. À ce stade, les flics n’excluent pas encore totalement l’overdose. Le Fentanyl fait des ravages dans toute l’Amérique, leur bled n’est pas épargné. « Tu crois que c’est lui » entend Arman. Il répond aux questions avec méfiance. Les premières vingt-cinq années de sa vie, il a soigneusement évité la police de son pays. Raconter n’importe quoi pour ne pas avoir à faire aux moukhabarat, les redoutables services de renseignements irakiens. Mais avec les Américains, la vérité est importante. Alors, il lâche : « Putain de hadji ». Voilà ce que les deux autres hommes qu’il a vus marcher et s’éloigner, ont dit alors que lui s’apprêtait à aller se perdre dans les vagues. « Hadji », désigne celui qui a effectué le pèlerinage à la Mecque, en Arabie-Saoudite. Une marque de respect. Mais plus du tout depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre les Tours jumelles à New-York. Le terme totalement dévoyé s’applique désormais à tout musulman que l’on s’imagine se trimballer avec une bombe prête à exploser. Il aura fallu moins de deux chapitres à Kevin Powers pour nous embarquer dans cette enquête où le passé de l’auteur revient en force dans la dynamique du roman. La nationalité du protagoniste principal aura une importance capitale. Kevin Powers se sert de ses souvenirs de soldat pour les faire fonctionner au service d’une intrigue qui commence, classique, par la mort d’un homme. Ce qui le sera moins par la suite, ce seront les objets retrouvés dans la chambre d’hôtel du macchabé : quatre passeports, un paquet de dollars et d’euros, une boîte de cartouches subsoniques Fiocchi de calibre neuf millimètres. « C’était qui ce mec », interroge Catherine, qui sent que pour la première fois en vingt-sept ans de carrière, elle va enfin avoir une affaire digne de ce nom. Si elle savait.

En parallèle, Sally Ewell, une jeune journaliste bien trop portée sur la bouteille pour son âge, assiste à une audience au tribunal du coin qui porte sur les opérations actuelles de Decision Tree (DT), une société militaire privée sous-traitante de l’armée américaine, en Irak et en Afghanistan. Sally bosse au Virginian-Pilot depuis sa sortie de l’université. Elle est persuadée qu’il se passe quelque chose d’intéressant entre Decision Tree et les différentes administrations de la région de Tidewater. Des demandes de dérogation, d’optimisations, d’exemptions d’applications des règlements, des ventes de terrains qui ne font qu’accroître les bénéfices de la société militaire. Et il se trouve justement que cette audience est importante pour Trevor Graves, le président-directeur-général de DT qui attend du Congrès qu’il valide les négociations en cours de DT et du Département d’État et de la Défense. Soit l’équivalent de plus de deux milliards de dollars. La commission s’inquiète : « Est-ce que DT ou ses employés ont été traduits devant la justice américaine par des proches de civils irakiens tués à la suite de leur conduite ? ». « Ses affaires ont été classées sans suite, » rétorque Graves. Kevin Powers porte en lui les effets de la guerre. Dans ce troisième roman, il les ramène à la maison. Les fameux dégâts collatéraux, terme utilisé jusqu’à plus soif pendant la première guerre en Irak afin de justifier les blessés civils. L’auteur porte un regard désabusé sur le monde des politiques où la trahison semble la norme et l’appât du gain plus fort que tout. Gagner de l’argent, toujours plus, quitte à tuer de sang-froid des populations qui ne peuvent imaginer que leur survie dépend d’une bande de crapules qui décident à Washington et opèrent via leur bras-armé de société paramilitaire, sur le terrain sablonneux ou montagneux des zones de guerre.

La poésie qui imprégnait « Yellow Birds » se retrouve dans le personnage de Arman Barjalan. La façon que cet homme a de se distancier des gens et des événements, échaudé par une vie de violence laissée derrière lui. Avec pour seul bagage : l’alerte. Et il a tout de suite compris ce que voulait dire ce cadavre sur la plage. « Ils veulent que je me rappelle. » Oui, qu’il n’oublie jamais que sa femme et son fils sont morts et que leurs quatre assassins ont marché dans leur sang. Chaussés de Merrell. Qui porte cette marque de sneaker en Irak ? « Pas les Irakiens. » Arman les a vus. La guerre l’a rattrapé, elle a couru sur plus de 12 000 kilomètres, au cœur de la plus grande démocratie au monde. Comment a-t-il attiré l’attention sur lui ? Lui qui vit sous le radar depuis qu’il est réfugié aux USA. « Est-ce que quoi que ce soit vous a paru inhabituel, lui demande la lieutenante Wheel, depuis que vous êtes ici ? » « En Amérique ? dit-il.  Tout semble bizarre. Parce que comment expliquer à quel point survivre était étrange ? Comment expliquer la cruauté de ces quelques secondes quotidiennes lorsqu’on fermait les yeux en priant pour que ce ne soit qu’un rêve, avant de finalement devoir accepter la réalité d’un monde sans eux. »

La lieutenante Catherine Wheel a toujours bien fait son métier. Elle n’a pas servi en Irak. Mais elle sert son pays. Elle ne fait pas de grandes phrases, ni de promesses. « Je suis responsable de vous. Et c’est la seule chose au monde qui m’importe. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. » Elle n’a pas besoin. En tant que réfugié, Arman Bajalan sait que les zones de conflit sont mouvantes, qu’elles se déplacent. Et qu’il sera toujours au bord de la rupture.

« Point de rupture » de Kevin Powers, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Stock, La Cosmopolite, 416 pages, 23 euros.

 

« Au Nord de la Frontière » du Mal de R.J. Ellory

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La région des Appalaches aux États-Unis n’en finit pas d’inspirer les écrivains. R.J. Ellory situe son action dans une petite ville de Géorgie où la vie se déroule au ralenti, où les taiseux sont légion. Parler pour ne rien dire n’est pas le genre des gens du cru. Le shérif Victor Landis du comté de l’Union ne fait pas exception. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il se rend sur son porche, c’est un matin lumineux et dégagé, il boit une seconde tasse da café, fume une seconde cigarette et appelle Barbara Wedlock, au bureau : « Mon frère s’est tué dans le comté de Dade, dit-il, je vais aller l’identifier. » Cette dernière lui propose de prendre un peu de champs : « Pourquoi faire, » lui répond, Landis.

Le ton est donné, le rythme aussi. Il sera très lent dans le seizième roman de l’auteur britannique, comme le ralenti d’un film que l’on passe et repasse pour voir ce que l’on a pu louper. Justement, cette mort inattendue de Frank Landis, lui-même également shérif, n’est pas un banal accident de la route. Pas même un délit de fuite.  C’est un meurtre. L’enquête est confiée à l’inspecteur Mike Fredericksen qui le connaissait bien et l’appréciait. Ce dernier n’a qu’un souci : est-ce que Victor en fera une affaire personnelle, susceptible de perturber l’enquête ? « Je n’ai pas l’intention de me mêler de quoique ce soit, inspecteur. »

Pourquoi poserait-il des questions maintenant, alors que cela faisait des années que les deux frères s’ignoraient royalement. Au point de ne même pas savoir que Frank avait été marié puis divorcé, qu’il avait une ex-femme, Eleonor et une fillette, Jennifer (Jenna). Une tranche de vie à cent dix kilomètres à vol d’oiseau dont Victor n’avait pas eu la moindre connaissance. Jenna sera la clé d’une porte cadenassée, d’un cœur figé, la découverte d’un nouveau monde, de nouvelles sensations qui forceront cet homme de 46 ans, seul et anesthésié, à sortir de sa coquille. « Il n’avait jamais pensé qu’il serait père et n’avait jamais envisagé non plus que Frank le soit. La lignée Landis se serait achevée avec eux – toujours éloignés, toujours brouillés. Mais il y avait dorénavant une descendante, et même si le nom ne survivait peut-être pas, la lignée, si. D’une manière ou d’une autre cette simple idée changeait la donne. » 

Frank Landis aura menti à l’inspecteur Fredericksen. Il se décidera à parler plus que nécessaire. Poussé par Eleonor : « Si c’était mon frère, et quoi qu’il se soit passé entre vous, je voudrais savoir pourquoi quelqu’un l’a écrasé avec une voiture et l’a mis dans cet état. Et si je ne voulais pas savoir, je me demanderais sérieusement pourquoi. » La charge est suffisamment violente pour le faire bouger. Il ne peut pas reculer, faire comme si de rien n’était. On demande de lui des réponses, alors il interroge. Obtient peu d’explications. Dans quoi ce frère s’était-il embarqué, était-il même un bon flic ou un ripou ? Les éléments sont curieux, les interlocuteurs troublés et troublants. Landis va passer outre et mener sa propre enquête. Au diable, Fredricksen.

R.J. Ellory nous emmène alors faire un tour de la Géorgie, on passera aussi la frontière du Tennessee. Des personnages plus glauques les uns que les autres, les « white trash » ces petits-blancs déclassés et frappés de plein fouet par la crise des opioïdes, et qui mentent à la police soit parce qu’ils sont coupables, soit parce ce par principe ils ne lui parlent jamais. Landis doit aussi mener de front sa propre enquête. Annoncer à une famille que leur fille est morte. Au cours des sept années qu’il avait passé en tant que shérif, il y avait eu au total, cinq meurtres dans un périmètre relativement restreint. Le légiste dira plus tard que le lieu de la découverte du corps n’était que celui d’un dépôt, la jeune fille avait été tuée ailleurs. On s’interroge, quel rapport avec son frère ?

Peut-être tout. Landis entend alors parler de gens comme Eugene Russel et son petit frangin, Stanley appelé aussi Wasper. Des sales types. La gamine décédée était l’une des leurs, la famille va en faire une affaire personnelle. Encore une. Tout n’est que perso dans ces montagnes aussi grandioses que hostiles. Une autre fille est découverte, ligotée, violée et abandonnée dans les bois. Six mois auparavant. La liste s’allonge. Les adolescentes sont tuées sur place puis déplacées dans un autre comté. Le mode opératoire, en revanche, est identique. Il y a un dingo qui quadrille l’État et se débarrasse des corps un peu partout comme le Petit Poucet jetait des cailloux. Les shérifs des comtés concernent s’unissent avant que le FBI ne vienne foutre le bazar.

Alors, il continue à creuser, le shérif Landis. La Géorgie est pourrie, lui dit-on, le comté de Dade est number one. Pendant dix longues années, son frère en a été le shérif. Que faisait-il sur cette route qui mène au Tennessee voisin ? Ce pipeline de la dope, des armes, des véhicules volées, « une putain de corne d’abondance qui forme un réseau. » Avec Frank au milieu. Homme de loi ou criminel ? Où trouvait-il cette somme d’argent à donner à son ex-femme avec un salaire de flic ? Victor Landis n’a aucune réponse, il ne connaissait plus son frère. Mais il doit aller jusqu’au bout, Jenna veut savoir. Parce que pour elle, il n’y a aucun doute, son papa, son héros, est innocent. Il y a des pistes et rien qui ne les relient. Jusqu’à cette histoire de bénévoles. Les Jeunes républicains de Géorgie (JR), une sorte d’organisme destiné à aller faire voter les jeunes et surtout à faire basculer le vote, en l’occurrence en faveur du GOP (Grand Old Party). Landis qui est un type foncièrement droit, n’a pas l’intention de plier ou de revenir en arrière. Si son frère a quelque chose à voir dans ce qui qui a tout l’air d’être bien sordide, il en tirera les conséquences. Pour lui, son ex-femme et sa nièce. Avec une atmosphère bien poisseuse à la True Detective, « Au Nord de la Frontière » nous montre encore une fois la face noire de l’Amérique où pauvres et riches s’entendent parfois sur le dos de jeunes filles afin d’assouvir leur soif de sexe dévoyé et de fric qui pue.

« Au Nord de la Frontière », de R.J. Ellory, traduit par Fabrice Pointeau, Éditions Sonatine, 496 pages, 23.50 euros.

 

« L’Année de la Sauterelle » de Terry Haynes est celle de tous les dangers

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Disons-le tout net, c’est l’un des gros pavés les plus attendus de ce premier semestre 2024. La reprise de service de l’un de nos agents secrets préférés, répondant au nom de code de Kane. Terry Hayes, auteur du génialissime « Je suis Pilgrim », aura donc mis dix ans avant de faire revivre l’homme de la CIA, roi de l’infiltration en territoires ennemis hermétiques. Le romancier reste au taquet, toujours bien branché actu, Al-Qaïda, la Russie, la Tchétchénie, l’Iran, tous ces ennemis de l’Occident. Mais Terry Hayes s’est aussi intéressé à un autre genre sur près de 700 pages : la dystopie. Résultat, alors qu’on est bien tranquille assis dans notre zone de confort, nous voilà embarqués dans l’Amérique de demain, véritable champ de bataille entre humains et créatures surhumaines qui ont infusé quelque part, en ex-Union-soviétique. Déstabilisant et flippant.

Mais laissons de côté notre ami Kane un petit moment et commençons par le bad guy, Abu Muslim al-Tundra, l’homme des mornes hivers. Après tout, c’est grâce ou à cause de lui que l’auteur a changé son fusil d’épaule et délaissé en partie le thriller d’espionnage pour une science-fiction étonnante. Un gars supposé mort sous le poids d’un largage de deux bombes de deux cent cinquante kilos sur une prétendue planque en Irak. Un gars au CV impeccable selon les normes terroristes en vigueur chez les fidèles de la planète djihad international et sanglant : petit soldat d’Allah passé bourreau puis commandant opérationnel d’Al-Qaïda au pays des deux fleuves, l’Irak, pour enfin devenir l’un des dirigeants de l’armée des Purs, organisme terroriste encore plus sanguinaire si tant est que ce soit possible, de feu Daech. Pas de photo claire du lascar, une quarantaine d’années supposée, le visage toujours dissimulé par un keffieh et de grandes lunettes de soleil. Le Mossad en personne s’était cassé les dents, infichu de deviner qui était ce fantôme. Mais heureusement la NSA a récupéré une image que la CIA s’apprête à montrer à Kane. Et que voit-il, lui le super agent ? Un tatouage dans le dos, avec des caractères en cyrillique. Pas celui de l’impressionnant lion de Zlatan mais entre autre celui d’une sauterelle. Sacré symbole. « Pendant des années, il n’y a rien, commente le directeur de la CIA, Richard Rourke, alias, Falcon, puis c’est l’invasion, on ne peut plus les arrêter, elles détruisent tout sur leur passage. Peut-être est-ce le moment. Leur heure est peut-être venue. » Histoire d’humaniser le personnage, Terry Hayes nous raconte très vite que le pauvre garçon a subi un traumatisme dans son enfance dont visiblement il a du mal à se remettre. Ce serait donc l’acte fondateur, celui d’une injustice, la mort de son père… Mais Hayes habile conteur, corse le portrait en révélant que le bonhomme vient en réalité de Sibérie dans cette bonne vieille Russie.

Ils étaient donc faits pour se rencontrer. Un agent de la CIA de 36 ans, polyglotte, et un ancien colonel de l’armée russe ayant tourné vilaine crapule à la solde de l’un des pires réseaux terroriste islamistes de la planète. Le colonel Roman Kazinsky (patronyme qui rappelle Theodore Kaczynski, alias, Unabomber, citoyen américain et responsable de plusieurs attentats dans son pays) de son vrai nom. Confrontation magistrale, le Bien contre le Mal, deux hommes, soldats hors pair, chacun dans son genre, rompus à tous les combats, à toutes les astuces, d’une intelligence hors norme mais avec un objectif diamétralement opposé. L’un sauve, répare et s’il faut tuer pour ça, il n’hésite pas. L’autre n’a pas pour vocation d’épargner qui que ce soit se mettant entre Allah et lui. Sa mission est essentiellement de dégommer les mécréants. En l’occurrence, Walker, AKA Kane. Qui s’est hasardé un peu trop loin de chez lui en se faisant passer pour un Saoudien parti à la recherche de son frère. Une ficelle un peu grosse que le djihadiste ne laisse pas passer. Les lascars de son genre ont un faible pour les cages. Comme ses prédécesseurs de chez Daech. Eux avaient mis le feu à un pilote jordanien. Al-Tundra préfère la noyade. Aussi quand il il met la main sur l’agent Kane, il le fait boucler avec Laleh, une jeune Afghane embarquée dans cette histoire d’espions qui la dépasse dans cette prison flottante, située dans le Golfe à quarante kilomètres du port iranien de Bandar Lengueh. Et regarde longuement les deux prisonniers s’enfoncer dans l’eau. Comme pour s’assurer de leur mort. Méfiant al-Tundra, le mot est faible.

Mais il n’a pas tort. Le duo survit. Et Kane devient alors l’homme qui a vu l’homme. Inestimable. Il peut dire aux pontes de la CIA qu’il connaît son véritable patronyme, son visage et même les autres tatouages de son dos. Comme les trois étoiles et les deux bandes rouges de colonel. Il déchiffre aussi ce qui est écrit : la 3e brigade des Spetsnaz, un groupe des forces spéciales qui s’était illustré par sa brutalité. Chaque bataille tatouée sur le dos, comme celle d’Alep, meurtrière où une boîte en carton trouvée dans une vieille cuisine de la citadelle prit une certaine importance. La CIA est sur les charbons ardents, elle veut ce Kazinsky, elle possède l’agent pour cette mission. Suffit d’établir un plan. Qui va mal tourner en ce sens que le djihadiste va échapper aux Américains. Pas faute pourtant d’avoir mis le paquet et fait sortir du bois les meilleurs conducteurs de drone mais le terroriste est comme les chats, il a plusieurs vies. On est en Iran, au Pakistan et en Afghanistan, Terry Hayes a bien potassé son sujet, il sait de quoi il parle.

En attendant, Muslim al-Tundra a disparu des radars. La CIA a des moyens et des agents compétents. Ils comprennent que le terroriste a réussi à monter à bord d’un bateau, le Legend, qui navigue vers le port russe de Makhatchkala. Une escale imprévue à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan rebat les cartes. Heureusement que Kane a autant de muscles que de cervelle. Bakou est située à deux mille kilomètres de Moscou et cinq mille de la Sibérie. Il se souvient de l’enfance du colonel et devine. Qu’il se rend vers « le cœur des ténèbres », Grozny la capitale de Tchétchénie. Une ville islamique que Kane a bien connu par le passé. Les satellites de la NSA s’activent et l’équipe de Langley découvre une ZATO, une zone interdite proche de Grozny, une zone où il faut montrer patte blanche avant d’être autorisé à y pénétrer. Il existe quarante ZATO sur le territoire russe mais cette agglomération a connu des jours de gloire. Elle a accueilli Baïkonour, le cosmodrome, d’où partit le cosmonaute Youri Gagarine, le premier homme à avoir quitté l’atmosphère terrestre. La course à l’espace, celle qui fit rêver le monde entier et des millions d’enfants. Tout ça, c’est fini, désormais l’endroit va devenir synonyme du pire des cauchemars pour les Occidentaux. « Le mal s’accroche à certains lieux ». On peut compter sur al-Tundra pour le leur rappeler. Il va se transformer en Hulk puissance mille et avec lui une armada de cinglés prêts à tout.

Un petit tour en sous-marin invisible, un renvoi puis un rappel vers la CIA, Kane vit multiples aventures sans pouvoir mettre la main sur l’ennemi numéro 1. Et c’est là où le roman fleuve de Hayes prend une tournure à la Stephen King. Vingt-quatre ans plus tard, l’Apocalypse a frappé. La 42e s’appelle désormais l’allée des snipers (en référence à Sniper Alley de Sarajevo), les résistants ont trouvé refuge au centre de Manhattan dans les tunnels, à l’abri des drones de l’ennemi. Le final entre les deux hommes approche. Ce sera le dernier feu d’artifice. Avec Terry Hayes, on a retrouvé quelques grandes figures du djihadisme internationale mais le romancier, scénariste, a eu la bonne idée d’élargir le champ d’action des méchants. Il les a secoués comme un bon vieux shaker, incluant dans le grand jeu un salopard de Russe plus assassin que dévot. « L’Année de la sauterelle » est un roman d’espionnage où les goodies ultra-tendus et habituels du genre, axe du mal, islamistes déchaînés, se sont mêlés à de nouvelles donnes géopolitiques, avec une Chine contrôlant toutes les réserves de terres rares de la planète. On patauge dans une guerre finale où le monde a accouché de créatures surdimensionnées face à une bande de résistantes et résistantes dont l’héroïsme anticipe peut-être celui de demain lorsque notre vie d’aujourd’hui aura basculé dans une folie sans retour. Et que les sauterelles auront tout envahi.

« L’Année de la Sauterelle » de Terry Hayes, traduit par Sophie Bastide -Foltz, Éditions JC Lattès, 400 pages, 22.90 euros. 

 

 

 

 

 

 

La « Colère » d’Árpad Soltész : la démocratie, nouvel eldorado criminel

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Pas question que les choses s’arrangent avec Arpád Soltész. L’auteur né Tchécoslovaque mais désormais Slovaque, ne change pas de braquet. Il continue à dénoncer la corruption et les magouilles dans une Slovaquie des années 1990. Portait au vitriol d’une police et d’un Service de renseignements gangrénés jusqu’à l’os et où les héros ont bien du mal à émerger. Avec « Colère », on comprend que l’auteur ne lâche pas l’affaire : mettre la tête des ripoux sur le billot.

On retrouve le lieutenant Mikulas Miko (Miki) de la police criminelle et on découvre son nouveau partenaire le lieutenant Molnar (Moly), jeune policier idéaliste bien décidé à vider la ville de tous ses criminels. Miki est moins acharné que par le passé, de l’eau a coulé sous les ponts, il a mûri, s’est calmé et a compris comment marche la nouvelle machine étatique en démocratie. Il n’empêche. La mort soudaine de Moly dans un accident de voiture le remet en selle. « Même avec trois grammes dans le sang, il ne comprend pas comment on peut avoir un accident. Il en collera deux à Moly. » Mais quand il arrive sur zone et qu’on lui annonce que son pote est mort, il voit rouge et la colère le consume. Dans un premier temps.

N’allez pas croire que tout va être simple. Le romancier aime les chemins de traverse. Les galeries de portraits. On s’y perd un peu parfois. Mais l’Arpad touch est bien là, toujours aussi incisive et trash. Pas de compromis possible avec le politically correct, Arpád Soltész dépeint des criminels, la lie de l’humanité, n’attendez pas de lui qu’il en parle avec une retenue British, pas sa cup of Tea. Ça baise, ça taille des pipes, les lieux sont pourris, les fringues ne valent guère mieux, et ça picole un maximum. Pendant, avant, après le service, il n’y a pas de temps mort pour les braves, il faut étancher la soif et la fureur. « Il n’y a pas eu d’autopsie. Ils l’ont habillé, lavé et fourré au frigo. Tout le procès-verbal est complètement inventé. » Voilà ce que dit le légiste de la morgue. Miki n’est pas surpris, il sait que ce système judiciaire fait tout pour protéger les assassins. En tout cas, les siens.

Miki a donc besoin de décompresser avant de perdre la raison et de faire des conneries. Il se rend au Shield, une salle de sport des bas-fonds. Il est le seul flic toléré. Ce soir-là, il veut se bastonner, il les veut tous ces criminels endurcis. On lui attribue le géant Nounours. Et Nounours, il aime pas les flics mais Miki a la rage. Il rosse le gorille le plus redouté de Bandi Farkas, le boss d’un gang local à Kosice (région natale de l’auteur, située aux confins extrême-orientaux du pays, près de l’Ukraine), il le détruit : « Les sports de combat et son travail ont ceci en commun : celui qui y prend seulement part sans l’emporter se fait descendre. » Miki porte l’insigne mais se bat comme un voyou. Pire. La violence transpire à chaque mot, chaque chapitre, l’écrivain ne décrit pas une jolie banlieue américaine, il n’est pas là pour nous parler d’un petit pays de l’ex-Union-soviétique auréolé d’une démocratie pure et dure et qui aurait éliminé les scories du passé comme on balaie la poussière devant de sa porte. La Slovaquie a fait du neuf avec l’ancien. 

Résultat, elle possède les acquis et gère aussi désormais les nouveaux acteurs d’une criminalité en plein essor. D’autant que l’horizon géographique s’est élargi. Albanie, Ukraine, Bosnie, n’en jetez plus, les frontières ont quasi disparu et les autoroutes filent sous un ciel gris-bleu vers des milliards d’euros. Avec des criminels qui savent désormais compter en bon capitaliste. Si la dope, la traite des femmes ou mieux encore aujourd’hui, la traite des migrants, restent des valeurs sûres dans le business du crime, les plus malins ont pris des cours et assimilé quelques règles fondamentales de l’ultra-libéralisme destinées à passer sous le radar des autorités du fisc. Miki n’est pas un flic borné, têtu oui, mais pas buté, il comprend qu’il a intérêt à ne pas foncer comme un taureau devant un chiffon rouge. Dans un deuxième temps.

Un autre homme est rongé par le virus de la morale, le journaliste Pali (diminutif de Pavol) Shlesinger.  Personnage emblématique et double de l’auteur que l’on rencontre dans son premier roman « Il était une fois dans l’Est », paru en 2019 et toujours chez Agullo/Noir. Il va recroiser le chemin de Miki. Après tout, ce n’est pas une mégapole. Il lui en arrive toujours de belle au gaillard, tabassage en règle par les flics ou les bandits, il demeure le poil à gratter de tous les puissants de la ville. Rien, jamais ne semble le décourager. Que Miki veuille faire alliance est plus troublant. Ce que Pali ne sait pas, c’est que cette fois, Miki a décidé de prendre son temps. Le SIS, Service de renseignements slovaque est dans la boucle. Sa tête est mise à prix, « l’Ingénieur », un redoutable et mystérieux sicario, est sur son dos. Miki va venger Moly en se servant autant de sa tête que de ses muscles avec pour objectif final :  éliminer un à un tous les gars impliqués. « Colère » est le troisième roman d’Árped Soltész. Intense, viril et sans compromis. Avec un zest de sagesse à la Sun Tzu pour mieux terrasser ses ennemis. Du grand art.

« Colère » d’Árpad Soltész, traduit par Barbara Faure, Éditions Agullo/Noir, 464 pages, 22.50 euros.

 

 

 

 

« Mirror Bay » de Catriona Ward ou les dangers de l’écriture

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Il est bien question de serial-killer dans le dernier roman de Catriona Ward. Mais cela serait presque anecdotique pour la romancière américaine. L’atmosphère compte davantage. Nous sommes en 1989, la chute du Mur de Berlin résonne au loin pour ces vacanciers en bord de mer, sur les côtes du Maine. Ce qu’ils perçoivent à travers la brume, ce sont des rumeurs comme celle d’une mystérieuse noyée ou encore cette ombre qui serait un homme. Un « Rôdeur » qui s’introduit dans la nuit dans les villas d’été de Whistler Bay pour prendre en photo des enfants dans leur sommeil. Sentir et ressentir, les sensations préférées de Catriona Ward. Effrayer le lecteur par petite touche, suffisamment pour qu’il ne se détourne pas et l’emmener toujours plus profonds dans les méandres d’une imagination torturée et frissonnante. L’horreur se décline avec délicatesse à « Mirror Bay ».

Ce sont trois mousquetaires, Nat, Harper et Wilder. Ce n’est pas rien pour Wilder Harlow, un ado maigrichon qui d’ordinaire a du mal à se faire des amis. Le premier chapitre lui est consacré. Sous forme d’extraits de mémoire, nous apprenons ainsi que Wilder a raconté sa vie dans un livre non publié. Catriona Ward n’a pas l’intention de nous faciliter la vie. Il va falloir suivre avec attention.

Les débuts de cet écrivain en herbe. Qui nous présente ses nouveaux amis. Harper est en vacances comme lui, « elle semble sortir tout droit d’un film. Elle a de la classe », et Nathaniel Pelletier (Nat) est un petit gars du cru. « Le genre de mec qui n’a aucun problème avec les nanas. » Leur première rencontre est rugueuse. D’emblée, les deux jeunes hommes se battent pour la belle. Un œil au beurre noir pour Wilder. Leur amitié est scellée. La plage, la mer et l’alcool. Les premiers émois amoureux. Et le mystère. Nat leur montre une grotte. C’est là qu’une femme se serait noyée. « On l’appelle Rebecca, explique-t-il, mais qui sait s’il s’agit de son vrai nom ? «  On joue à se faire peur. Wilder est la proie parfaite. Ses nouveaux amis lui font une blague. La marée monte vite et réduit l’entrée de la grotte à un petit croissant de lumière. Wilder manque de se noyer. Il s’en est fallu de peu. Ils jurent de ne plus y retourner. Ils se mentent.

L’histoire du « Rôdeur » les occupe tout l’été. L’imagination est grande à cet âge. Et puis tout devient plus sérieux. Sur la route, non loin de chez lui, Wilder trouve un Polaroïd qui montre un enfant endormi. Il est tout excité, son père l’emmène au poste de police, il fait une déposition et tout s’emballe. D’un seul coup, Wilder en a assez de ces histoires d’adulte, la réalité n’a plus rien de séduisant, l’inspectrice Harden a trouvé un couteau. Il prend peur, réclame les bras de sa mère. Sans honte et en vain. Le temps de l’innocence touche à sa fin. L’été suivant, le trio navigue de nouveau vers la grotte, Nat s’est blessé, un couteau dans la main. Une lame, encore. L’inspectrice reconnaît l’arme qui figure sur le Polaroïd. Les Pelletier, père et fils, intéressent désormais la justice. « Finalement, le véritable danger pour les nageurs ne venait pas des courants. »

Catriona Ward entame alors la deuxième partie de son roman. Wilder a été admis à l’université de Pennsylvanie où le seul littoral est un minuscule bout du lac Érié. Il trouve ça rassurant. Il est sorti, traumatisé de cet été. Son identité a été révélée par la presse, huit femmes sont mortes et la neuvième est toujours manquante. Wilder écrit la liste de noms noir sur blanc sur un cahier. « Le seul moyen que j’ai trouvé pour empêcher le rêve de m’engloutir. » Mais il ne rêve jamais de Nat. Il change de coloc ou plutôt un autre s’impose. Il s’appelle Sky. Lui aussi se pique d’écriture. Quelques nouvelles mais ce qu’il veut par-dessus tout, c’est écrire un roman. « Écrire, ça permet de purifier les choses, dit-il, ce monde est trop dur, on a besoin de quelque chose de meilleur. Comme les livres. » Il tombe sur le manuscrit de Wilder. Il se l’accapare. De façon unique et tragique. Il force Wilder à revenir sur ces événements bouleversants, ces femmes mortes noyées au fond d’une grotte, à enquêter. Sky a besoin de matériel pour ce livre qu’il peine à accoucher. Le manuscrit de Wilder lui servira de tremplin.

La romancière entame la troisième partie de son ouvrage, un roman dans le roman. La vérité brûle les yeux, qu’est-ce qui est vrai et ne l’est pas ? Catriona Ward s’interroge sur le processus d’écriture, la panne, la feuille blanche. « Ça ne fonctionne pas, explique Wilder qui est revenu à Whistler Bay trente ans plus tard, pour tuer Sky. Pourtant, tout est là, scintillant dans mon esprit comme un vitrail illuminé. Alors pourquoi est-ce que je n’arrive pas à écrire ? » Les personnages se battent pour vivre, mourir, revenir, pour exister. Catriona Ward ne fait pas que raconter une histoire, des histoires. Elle plante le clou, sans chichi, entraîne le lecteur dans un vague de mots, de phrases pour la beauté de l’exercice, tout en utilisant les codes de la frayeur. On est ébranlé. Et si l’écriture n’était pas la plus grande source de danger ?

« Mirror Bay » de Catriona Ward, traduit par Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.

« Les doigts coupés » de Hannelore Cayre : « La ligne, c’est l’homme, la femme, c’est le cercle »

Hannelore Cayre est une guerrière qui vient d’écrire sur une autre guerrière. « Les doigts coupés », roman noir préhistorique, l’auteure insiste, – pas de conte ou de tribune féministe -, sort dans un moment de tragédie personnelle. Quel regard portera -t-elle plus tard sur cette période sombre, lorsque l’intime encore une fois chahuté, aura cicatrisé, quand il sera retourné se dissimuler dans les interstices d’une douleur si violente que seul un affrontement sans concession avec soi et l’autre pouvait en atténuer les effets. Aujourd’hui, la vie a succédé à la mort d’un être proche. Hannelore Cayre qui vient de dire adieu à une longue vie d’avocate pénaliste, publie un livre et sa fille, la photographe Louise Carrasco, attend un enfant. L’avenir se dessine plus doux, plus clément. Il tient les forces de l’obscur à distance. Pour l’instant.

Un rideau de pluie. Une petite ville de province qui accueille un grand festival, celui des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. « C’était atroce, j’avais une montagne de manuscrits à lire, il faisait un temps de chien, » raconte la créatrice de la « La Daronne » en 2017, avec une franchise décapante, véritable marque de fabrique d’une femme grande (1.80) qui, quand on l’observe attentivement, nous fait un peu penser, à ce moment-là, à Françoise Dorleac (sœur de Catherine Deneuve) par sa vitalité restée intacte et une désinvolture narquoise propre aux gens qui se méfient des épreuves enrobées d’un papier cadeau. Alors, en ce jour pluvieux et de confinement, Hannelore, un patronyme qui vient du côté de sa mère autrichienne, tente d’échapper à cette ambiance morose en se plongeant dans la lecture des romans qu’elle doit lire en tant que juré, mais qui se perdent dans les méandres de la grande Histoire. Ce qui provoque chez elle un instant d’agacement et une remise à plat de Dominique Manotti sur la définition d’un roman noir, et que reprend volontiers Hannelore Cayre. « En quoi, les forces sociales rendent un crime possible, en quoi la société rend l’homme criminel. Voilà ce qu’est un roman noir. Mon livre n’a rien à voir avec un plaidoyer féministe. J’ai raconté des faits, la vérité de cette époque injuste pour les femmes. »

Un débat sur l’archéologie et le handicap va parachever la genèse d’une histoire qu’elle n’a pas encore imaginée. « Ce fut la révélation, s’exclame-t-elle. La préhistoire ne m’avait jusque-là jamais passionné. Mais j’ai eu devant moi une conférencière qui expliquait que la bonne santé d’une société se mesure aux soins que cette même société apporte aux handicapés. Elle avait pour postulat de départ la théorie de Margaret Mead, une anthropologue qui a révolutionné la discipline, et qui disait « l’homme, c’est la sollicitude, l’intervention du collectif pour aider. » Elle a parlé d’une main artificielle élaborée au Moyen Âge. J’ai trouvé ça génial, je tenais un sujet. » Caisse de résonnance évidente pour cette écrivaine qui à l’âge de 26 ans perd une partie de sa mobilité dans un très grave accident de voiture. Elle en a gardé une petite claudication et un handicap à la main. De fil en aiguille, elle approfondit ses recherches et s’intéresse plus précisément aux chasseurs-collecteurs et la répartition du travail entre les sexes qui est abominable. Le livre prend forme. Mais il ne portera pas sur une faiblesse mais sur une force toute féminine, qu’elle appelle Oli. « Une héroïne qui va sortir du cercle. »

L’héroïne. Sa famille compte dix membres. Elle-même a un frère jumeau, Daïno. Lui peut tout, elle presque rien. Elle n’a pas encore pris la mesure de sa condition de fille. Une gifle l’éveille au sentiment d’injustice. Et surtout marque le début des hostilités entre elle et « Oncle-aîné », le chef de la tribu. Elle aurait dû comprendre. Il lui avait déjà coupé les deux doigts de la main gauche parce qu’elle l’avait défié en allant chasser alors que c’est strictement interdit aux filles et femmes depuis des temps immémoriaux. « J’en ai marre d’avoir tout le temps faim alors que je suis aussi forte et grande que Daïno, sauf que lui il mange tout ce qu’il veut alors qu’il est demeuré ! » La révolte gronde. « Oli est l’élément disruptif, elle s’attaque à l’Ordre incarné par Oncle-aîné, souligne Hannelore Cayre. D’ailleurs, il le lui rappelle : « La ligne c’est l’homme. La femme, c’est le cercle. » Oli apporte le chaos, d’ailleurs pas que dans sa famille, mais partout où elle passe. »

L’écrivaine a fait des tonnes de recherche, étudié toutes les grottes de l’Hexagone avant de se lancer dans l’aventure de ce roman. Qu’elle construit autour de deux temporalités. Partir de maintenant pour revenir à l’avant. Ainsi met-elle en scène Adrienne Célarier, universitaire paléontologue, qui entend bien accéder à la gloire avec la découverte de la grotte de Winiarczyk, à Savignac-de-Miremont, en Dordogne, lorsqu’elle présente son film à une nuée de spécialistes et de journalistes. Que vont-ils découvrir, à quoi vont-ils assister ? Á l’une des plus importantes découvertes archéologiques d’Europe occidentale : deux squelettes dont celui d’une femme avec 150 pochoirs de mains mutilées. Et ce qui abrite cette grotte, désormais concurrente de celle de Chauvet, la chapelle Sixtine de la préhistoire, c’est sans doute la première scène de crime de l’Histoire. « J’ai vraiment enquêté pour trouver la trame narrative, la différence entre les chasseurs et les collecteurs de l’ère glaciaire, je n’avais pas de plan défini à l’avance, j’ai même du temps à l’écrire, mais j’avais une question évidente en tête : à quel moment l’humanité a -t-elle déraillé ? »

Au moment d’une prise de conscience. Celle de la place de la femme dans l’ordre préétabli, 35 000 ans avant notre ère. Ces dernières sont au bas de l’échelle. Déjà. « L’évolution de l’Homme a été coûteuse pour la femme, poursuit la romancière. Les hommes se sont octroyés les plus gros morceaux de nourriture et les femmes en ont été privées pour qu’eux puissent survivre. Ils ont aussi bénéficié de tous les moments de plaisir, elles étaient cantonnées aux tâches le plus ardues en plus d’enfanter. » Ce que comprend confusément Oli et qu’elle combat avec de plus en plus de force. On assite à la transformation, à l’éveil intellectuel de la jeune femme qui, en osant braver les interdits, en osant s’éloigner du groupe pour aller à la rencontre d’autres tribus, constate qu’ « Oncle-aîné » est un fieffé menteur et que ses mensonges n’ont servi qu’à une chose : garder le pouvoir. « C’était vital pour moi, je voulais pousser les gens à la réflexion, je voulais qu’ils se disent, au fond, la conscience c’est quoi. Lorsque Oli se regarde dans le reflet de l’eau, et qu’elle se demande, les gens me voient-ils comme ça et moi je suis où en réalité. Imaginez la lente prise de conscience de cette jeune femme dans une humanité qu’elle discerne à peine. »

Prenons la reproduction. Oli tire quelques conclusions. Le jus blanc que transmet l’homme à la femme dans l’accouplement, voilà ce qui fait les bébés. La preuve : Les « Étrangers », les Blancs que Oli a croisé sur sa route de la découverte du monde, l’un d’entre eux s’est accouplé avec sa petite sœur Rava et « neuf lunes plus tard, à la fin du printemps, le bébé est né ». Et ce n’est pas tout pour Oli qui insiste dans sa démonstration :  » L’Étranger a versé son liquide blanc avec son sexe dans ton trou et voilà et voilà ce que ton ventre a fabriqué : un enfant aux couleurs mélangées. » La chasse réservée aux hommes ? Oli trouve la parade. Grâce à l’une de ses sœurs qui lui offre l’arme fatale : le propulseur. Fabriqué à partir d’un os de renne, il serait peut-être, selon la paléontologue Adrienne Célarier, l’arme à qui l’on doit le premier ravage humain de la biodiversité. La romancière n’est pas sans humour, elle garde à l’oral et à l’écrit une distance teintée d’humour pour nous faire avaler en réalité des vérités difficiles à dire, mais qu’elle ne s’épargne pas de partager.

Tandis qu’au fil du roman, Oli et son destin s’accomplissent, l’humanité prend forme. Les Sapiens rencontrent les Néandertaliens, les uns se  transforment, les autres disparaissent. Parcours initiatique d’une jeune fille qui se regarde dans l’eau de mer, qui grâce à un moment de rébellion, creuse sans le savoir une nouvelle destinée à la portée universelle. Désormais, la vie se déclinera sans homme adulte et au printemps, Oli se rendra à la grotte aux femmes-ancêtres raconter sa nouvelle vie. « Cette femme est venue du fond des âges nous dire quelque chose, conclut Adrienne Célarier. Á chacun d’entendre quoi… » « Il faudrait être aveugle aujourd’hui, ajoute Hannelore Cayre, pour ne pas voir que, dans ce monde où pour la première fois le numérique permet à des gens d’un bidonville de Bombay de savoir ce qui se passe dans les milieux les plus favorisés, l’avenir de l’humanité est en suspend et que quelque chose va péter. » La mutilation des femmes n’aura-t-elle servi à rien?

« Les doigts coupés » par Hannelore Cayre, Éditions Métailié, 192 pages, 18 euros.