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« De silence et d’or » de Ivan Butel : pardon, rédemption, est-ce vraiment possible

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Payer sa dette à la société. Telle est la question centrale du livre de Ivan Butel. « De silence et d’or » est le premier roman du scénariste et réalisateur français. Il ne se contente pas d’observer, il choisit de s’impliquer pour mieux comprendre. Qui Sebastián Rodriguez ? Se lier d’amitié avec lui suffira-t-il à définir un être condamné par la société à avoir commis le pire. Á travers un cheminement aussi personnel que fictionnel, Ivan Butel s’interdit de juger et tente juste de cerner la destiné d’un homme égaré.

Derrière les mots, l’image. Celle d’un poing levé comme Tommy Smith et John Carlos aux Jeux Olympiques de Mexico, en 1968. Le poing de la révolte, de la résistance. Là s’arrête le parallèle. Parce que le passé de Sebastián Rodriguez est bien plus chargé que celui des deux sportifs noirs – américains. Lorsqu’il monte sur le podium olympien en octobre 2 000 à Sydney, en Australie, celui que l’on surnomme Cha, est aussi médaillé d’or. Cinq fois, rien que ça. Mais ce n’est pas ce que le quotidien espagnol El País retient réellement. Non, ce qu’il préfère souligner, c’est le passé du nageur paralympique. Son appartenance à un groupe armé d’extrême – gauche dans les années 80, sa condamnation pour participation à un assassinat et une longue peine de prison. La mémoire collective n’oublie jamais et il existe toujours quelqu’un quelque part pour vous le rappeler.

« N’effacez pas les traces ». En lettres de sang sur le mur d’une école primaire de la ville de Gênes. Le sommet du G8 s’y déroule à l’été 2001. Ivan Butel tourne son premier documentaire. Sur les traces de Nietzsche. Sur son temps libre, il filme ce qu’il voit, et plus tard il mélangera les images. Il veut préserver les preuves, conserver la mémoire de cet événement d’une violence urbaine inouïe. Il filme. « Par-delà le bien et le mal », comme le titre du livre de Nietzsche. Voilà ce qu’il a retenu de la trajectoire de ce Cha. Et voilà pourquoi il la raconte.

« Le destin de Cha est profondément lié à celui de l’Espagne. Il cristallise la violence politique du pays ». Une adolescence à Vigo, en Galice, sur fond de conflits sociaux et de fin du franquisme. Il travaille au chantier naval comme son père. Il assiste à la première constitution d’un groupe armé dans sa ville. Il se fait arrêter pour la première fois à 18 ans, après avoir manifesté contre les exécutions ordonnées par Franco, en 1975. Presque dix ans plus tard, il entre dans la clandestinité. Plusieurs actions armées, une arrestation et une lourde peine d’emprisonnement entament sa première vie. Puis c’est une grève de la faim qui provoque une paralysie de ses deux jambes. Il finit par sortir et se met à nager. Encore et encore jusqu’à atteindre un niveau olympique. La trame d’un livre tient à peu de choses. Un geste, un son, un sentiment, une image. Qui laisse entrevoir autre chose que cet instant saisi sur le vif. Lorsque Ivan Butel découvre le visage du vainqueur à la Une du journal, son sourire suspendu, il échafaude des hypothèses parce qu’à travers les méandres de ce parcours, il perçoit quelque chose de l’ordre du mythe : « Violence, répudiation, sacrifice, rédemption. Tout est extrême, par-delà le bien et le mal. » Cha ne s’est jamais excusé. Il est temps de le rencontrer.

Parce que croit-il encore à ce moment-là, tout deviendra limpide, le pourquoi du comment et avec un peu de chances, des explications et des regrets. Mais peut-on demander à un homme qui perçoit à peine lui-même sa propre trajectoire de s’expliquer. Cha accepte le premier entretien. Il y en aura d’autres. Des rencontres parfois souhaitées, parfois subies. Des pas en avant, des pas en arrière. On pense à Bertrand Cantat et son impossible légèreté de vivre. Les conséquences de l’acte, éternelles aux yeux des autres, à ses propres yeux. Qu’importe l’exemplarité du comportement, il reste toujours une vigie anonyme et puissante. Cha devenu citoyen exemplaire, nageur olympien, modèle désormais à suivre. La ville de Vigo, cette même cité qu’il a meurtrie il y a bien des années, veut lui rendre hommage. Parcours de vie devenu source de fierté pour beaucoup mais insupportable pour d’autres. Lorsque Séville veut lui donner la médaille d’honneur de la ville en 2005, l’événement lui attire les foudres de la veuve de Raf P., assassiné par le groupuscule de Cha. Il renonce à sa récompense et continue à se taire.

Ce silence trouble l’auteur. Peut-être Cha aurait-il dû expliquer afin de gagner une paix incertaine. Au fil du temps, Ivan Butel a apprivoisé cet homme blessé et qui a blessé. Il y a eu des moments forts, des agacements lorsque Ivan Butel s’est approché du frère Pax. Une limite à ne pas franchir. Puis les liens se sont à nouveau resserrés. Le 27 avril 2007, le roi Juan Carlos a signé l’arrêté de la grâce, de l’indulto. Enfin. Quelque temps auparavant, Cha avait invité l’auteur chez lui. Il avait posé un plateau avec des verres. Il y avait aussi des photos étalées devant eux. « J’aimerais que tout ça n’ait jamais eu lieu, dit-il. J’essaie de comprendre ce passé, mon passé… Pour que le futur soit différent… » Des mots prononcés doucement, avec des blancs. Comme pour reprendre son souffle au terme de la plus longue des longueurs : celle de sa vie.

« De silence et d’or », de Ivan Butel, Éditions Globe, 256 pages, 22 euros.

 

« Chiens des Ozarks » de Eli Cranor : un magnifique rural Noir

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« Chiens des Ozarks » est un roman noir pur jus. Préambule à une fin sans espoir dans une nature en osmose avec ses habitants. Brutal, sans pitié, traversé par des veines de sang noir, imperméable au bonheur. C’est aussi un roman so very much American. Trois quarterbacks. L’un est mort, l’autre en prison, le dernier sur le point de faire une énorme connerie.

L’Amérique profonde n’a pas grand-chose à offrir à sa population. Et l’un des événements majeurs de ses petites villes, comme Taggart, Arkansas, c’est le bal de fin d’année. Une reine sera élue, en général la plus belle, la plus riche, blablabla. Mais le poids du passé rance et rancunier dans ses contrées reculées n’autorise jamais ni bonheur, ni changement de braquet.

Il n’y a pas de père, il est en taule, il y a un grand-père. Sobre depuis 18 ans, Jeremiah Fitzjurls teste sa propre résistance avec une bouteille toujours à portée de main, cachée bien au fond de sa poche de pantalon. Ancien vétéran de la guerre du Vietnam, décoré de la Bronze Star, l’homme qui affame ses chiens pour les maintenir bien vicieux, ne résiste guère à sa petite-fille Jo, depuis que le père de la gamine, son propre fils Jake, croupit derrière les barreaux. Alors, oui, la mort dans l’âme, il l’accompagnera au bal ce soir, il affrontera la ville, ses élus et ses propres démons. Et puis elle est tellement belle Jo qu’elle est sûre de rafler le titre.

Mais que croyait-il Jeremiah ? Que ces gens avaient changé ? Que lui-même était passé à autre chose. La mécanique implacable du destin qui déraille se met en mouvement. Il y a d’abord le petit copain, Colt Dillard. Il aurait dû s’en douter, le vieil homme, la famille Ledford est dans la boucle. Le pire des scénarios. S’il savait Jeremiah, que c’est au-delà de tout. Le grand frère Evail Ledford, imperméable au discours KKK du paternel, carbure néanmoins à une autre connerie. Celle de la vengeance et du vice. Il a fait appel aux Mexicains. Il sait ce qu’il va faire de cette JO, la cause selon lui, de tous ses malheurs. 

Noir. Toujours plus. Chaque chapitre apporte une information. Une pièce dans le puzzle. Il est question de trahison, de retour en arrière impossible. De la faute des pères, et plus encore de celle de la mère. Formidable personnage que cette Lacey qui survient à la fin du roman. Atroce et grandiose tout à la fois. L’auteur s’est inspiré d’une histoire vraie, ce qui donne une dimension encore plus tragique au roman. Il existe donc dans la vraie vie des hommes et des femmes qui ont perdu toute humanité.

« Chiens des Ozarks » de Eli Cranor, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Heurtebize, Éditions Sonatine, 304 pages, 22 euros.

 

« Gracier la Bête » de Gabrielle Massat : l’enfance en grand danger

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S’il y a autant de force et d’énergie dans les mains de la kinésithérapeute Gabrielle Massat, dernière révélation française du genre, que celles démontrées dans son dernier roman, alors ses patients peuvent dormir tranquille. « Gracier la bête » n’est pas un roman noir de tout repos à lire mais qu’est-ce que c’est bien.

Le récit est porté par les deux personnages principaux. Till Aquilina et « l’ouragan », le docteur Anya Woodworth. Le premier a commis l’irréparable, il a frappé Audrey, une des adolescentes de quatorze ans dont il avait la charge en tant qu’éducateur. Le second est un petit bout de femme solide comme un roc qui s’est donnée pour mission de sauver son prochain, surtout quand la cause est perdue de tous. Till en fait partie. Pourtant, il n’est pas facile le bonhomme. Une bombe à fragmentation. Dont la jeune Audrey a déjà fait les frais, alors qu’elle gît sur un lit d’hôpital après avoir été renversée par un chauffard sur la route. Till se sent responsable parce que la drame est survenu juste après une altercation dramatique entre lui et elle. Depuis, il ne cesse de vouloir réparer. Ce qui veut dire croire Audrey et retrouver cette mère, Patricia Marty, soi-disant morte, que la jeune fille persiste à considérer vivante. Persuadée en outre que cette dernière va venir la chercher. Délire d’adolescente à la dérive ou réalité ? Till est tellement rongé par la culpabilité qu’il va tout mettre en œuvre pour découvrir la vérité, quitte à se saborder.

Till est un peu un miracle. Celui qui a tenu le plus longtemps dans cet enfer institutionnel de la villa des Prunelliers. « Un nom qui, de mon point de vue, sonnait comme celui d’une armée maléfique œuvrant dans l’ombre à la destruction  de l’humanité. » Un foyer pour les 14-18 ans situé à une quarantaine de kilomètres d’Albi au beau milieu de la forêt. « Le dernier rempart avant le chaos ». Parce qu’en réalité, cet endroit lugubre accueille tous les enfants et ados incasables dans la grande machinerie de la protection de l’enfance. Un placement d’urgence qui devenait permanent. Jusqu’à la majorité. Les éducateurs y survivent cinq ans avant de démissionner ou de prendre congé pour burn-out et de se faire muter ailleurs. Till y est depuis six ans.  » Celui qui combat les monstres doit prendre garde à ne pas de devenir un monstre lui-même. Ton boulot est un usine à maltraitance », lui rappelle Anya. Till le sait au plus profond de lui-même, il est off-limit depuis trop longtemps. Est-on jamais guéri de toute façon ? Delmas, le flic, qui va dans un premier temps aider Till, se veut en être la preuve vivante, lui l’ancien enfant placé, rescapé des Prunelliers, protégé par Anya, devenu représentant de l’autorité. Vraiment ?

À quel moment, celui qui soigne bascule dans la maltraitance ? À quel moment, le sauveur devient-il aussi bourreau ? Gabrielle Massat est sans pitié avec le système de la protection à l’enfance. Défaillant ? Le mot est faible. Impuissant, fait de bout de ficelles, de bric et de broc, de rustine sur rustine avec des équipes épuisées. Qui ne deviendrait pas violent après des heures de présence destinées à gérer des situations ingérables et qui s’accumulent. Comment ne pas perdre patience avec des enfants/adolescents, eux-mêmes produits d’une violence intra-familiale abyssale. Superman, Batman ? Till n’est rien de tout ça, lui l’éducateur né, et qui a pourtant déraillé. Protéger les enfants, mission impossible ? La réponse fictionnelle de Gabrielle Massat n’est guère rassurante. Pas sûr que la réalité ne le soit davantage.

« Gracier la Bête » de Gabrielle Massat, Éditions du Masque, 336 pages, 20.90 euros.

« Dernier Cri » de Hervé Commère : quand la vérité n’est pas si bonne à dire

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Les premières pages sont trompeuses. Nous sommes au Bangladesh. Un jeune homme, Rafi, trime dans une usine textile. Il économise pour délivrer sa sœur de treize ans d’un mariage forcé et l’emmener ensuite en Californie où elle rêve de devenir championne de surf. Deuxième entrée, la France. Focus sur un certain Étienne Rozier, ancien flic, reconverti homme à tout faire aux méthodes musclées pour un cabinet de lobbying parisien. On se doute qu’à un moment donné du roman, ces deux histoires vont se télescoper. Mais Hervé Commère a corsé son intrigue, mieux, il l’a multipliée. « Dernier Cri », est un polar social de grande tenue où les méchants et les gentils ne sont pas forcément ce que l’on croît. Où la misère économique peut même faire dérailler ceux animés des meilleures intentions. 

Alors, on rembobine. Rozier, le gars au salaire triple, amoureux de sa femme, fête son anniversaire. Son meilleur copain, Olivier, lui offre un voyage à Rotterdam. Une histoire fumeuse de salon du tuning. En réalité, il a rendez-vous avec une dame qui s’avère être aussi journaliste. Mais Anna Dufossé est assassinée dans la chambre. Le début de l’enfer. Par réflexe, Rozier préfère fuir plutôt que d’attendre les policiers. Mauvaise idée. Il le dit lui-même, il a eu deux vies. Désormais, il va entamer la troisième. Celle du fugitif qui tente par tous les moyens de prouver son innocence. Une sorte de Harrison Ford sans Tommy Lee Jones à ses basques. Parce que l’affaire ne fait pas la Une très longtemps. Qui s’intéresse à la mort d’une femme dont l’amant a fichu le camp, prouvant ainsi que c’est sûrement lui le meurtrier.

Étienne Rozier débarque à Elbeuf. C’est un bled qu’il connaît bien, il y a passé une partie de son enfance. Avant, il est passé par la ZAD de Bonneterre où il a pactisé avec un des membres, jusqu’à lui emprunter son identité. Désormais, il se fait appeler Swann Artigaud et pousse l’identification en se faisant charcuter le visage la même balafre que le zadiste. Ses nouveaux copains ont toujours besoin de munitions pour verrouiller leur cause. Ils vont analyser tous les documents que Étienne/Swann, désormais passé dans leur camp, leur envoie après avoir pirater des ordinateurs de l’entreprise de nettoyage où il s’est fait embaucher. Anne la journaliste les avait dans le collimateur. Est-ce pour cela qu’elle a été tuée ?

À force de creuser, Rozier en est convaincu. Tout est là criant de vérité, devant lui, les pourris qui exploitent les pauvres et les clandestins, comme Rafi. Malade, mourant, Rafi l’honorable frère qui jusqu’au bout aura tout fait pour sa sœur. Rozier accumule les informations qui pourraient enfin l’innocenter et au passage aider ce Rafi. Il veut sa vérité, il l’aura. Mais la justice ? Est-elle toujours celle que l’on croît ? Hervé Commère se sert des clichés pour mieux les casser. Les protagonistes se refilent la patate chaude de la misère comme s’ils avaient la peste. Et les miséreux, eux, que demandent-ils ? Du respect. Et du travail. Et ce n’est pas forcément ce que Anne Defossé leur offrait…

« Dernier Cri », de Hervé Commère, Éditions Fleuve Noir, 480 pages, 21.90 euros.

 

« Saturation totale » de Jakub Szamalek : le monde de demain, une ligne de code mortifère

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Les nouvelles matières du XXIe siècle pour lesquelles les gens tueront sûrement, seront les métadonnées. Dernier volet de sa série techno-polar, « Saturation totale » de Jakub Szamalek, nous plonge encore une fois dans le monde de l’internet avec sa version la plus aboutie du moment : l’IA, qui alliée au crime donne des résultats, genre époustouflants et flippants.

Le romancier polonais aux cheveux longs si l’on en croît la photo qui accompagne la notice presse, a eu l’air de vouloir finir en beauté une aventure commencée en 2022, avec ses personnages fétiches, la journaliste Julita Wójcicka et Jan Tran, ex-flic, geek de génie et partenaire d’enquête. Et voir plus, si affinités. La demoiselle toujours au taquet dès qu’il s’agit de surfer sur Internet, rêve encore de ce qu’elle appelle un sujet d’enquête sérieux, celui qui pourrait lui valoir respect et admiration de la part de ses pairs. Le dénommé Daniel Tadeusz Królak avec lequel elle a débattu en télé va peut-être le lui apporter. Lui, c’est le gars venu de nulle part, le maître des manipulations en ligne, en cheville avec Moscou, le roi de la Fake News. Travail de terrain classique, Julia se rend à l’adresse supposée de son entreprise. Qui est vide. Le gérant lui raconte dans quel état il a trouvé les lieux. « Tout le sol était couvert de bouts de papier, ces longues bandes magnétiques de déchiqueteuse, des ordinateurs, des imprimantes et des cheveux, partout, des tas ». Voilà comment commence un scoop. À l’aveugle, dans le noir total. Julia ne comprend pas encore grand-chose mais elle creuse. Elle sait faire.

Quel rapport entre son enquête et l’éboulement du barrage d’une mine de cuivre dans le pays, un homme d’affaires qui s’active à signer des contrats avec les grandes bibliothèques afin de numériser leur fonds et enfin, un virus étrange, isolé et qui intrigue les spécialistes. Sans oublier, ce mathématicien soviétique chasse de l’université à la fin des années 80 pour avoir créé ce qui fut considéré à l’époque comme un truc inutile, l’intelligence artificielle. L’intrigue à tiroirs est posée, le rythme est infernal comme toujours, aussi rapide qu’une ligne de code informatique. L’auteur qui a gagné en maturité connaît son sujet sur le bout des doigts, et sait le vulgariser afin de ne pas perdre le lecteur en route. Cette fois encore, on voyage pas mal, on va en Russie et aux États-Unis, en Californie, la Mecque des datas. Et en Suisse, ce coffre-fort international qui abrite tout ce qui rapporte toujours gros.

C’est là que leur rencontre aura enfin lieu.  Julita face à Królak. La confrontation est musclée, le pourquoi de toute cette affaire criminelle est vertigineux. Encore une fois, on mesure les dangers de cette invention aussi magique que diabolique en cas d’utilisation criminelle. Pas de pitié dès qu’il s’agit d’enrichissement personnel ou de contrôle de la majorité par une minorité. Jakub Szamalek nous alerte encore et encore sur les méfaits de la petite souris. Les concepteurs de la Silicon Valley ne s’y sont pas trompés. Eux qui désormais bannissent Internet à leurs enfants. Saturés de métadonnées et proies idéales d’une cybercriminalité toujours à l’affût.

« Saturation totale » de Jakub Szamalek, traduit du polonais par Kamil Barbarski, Éditions Métailié Noir, 400 pages, 22,50 euros.

 

« L’Agent » de Pascale Dietrich : du rififi chez les as de la gâchette

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Jubilatoire, le dernier roman de Pascale Dietrich. Son héros s’appelle Anthony Barreau. Il dégaine toujours avec un Magnum mais il habite les beaux quartiers de Paris, l’assurance selon lui d’une relative sécurité. « Les rares contrôles policiers étaient toujours courtois et il ne risquait pas de croiser des tueurs dans la queue à la boulangerie ». Lorsque ce n’est pas lui qui dégomme, il délègue aux meilleures dans la partie. Il a une fiche pour chacun de ses « employés ». Prenez Ghost Dog par exemple, il est méthodique, précis et possède une grande expérience. Sans compter le nombre de contrats qu’il a à son actif : 35 mecs rétamés proprement. Un gars sur qui on peut compter. Mais Anthony a une nouvelle recrue dans le viseur. Alba Ferrari, championne d’Europe de biathlon 2023. Précision chirurgicale, endurance et excellente gestion du stress. Problème : encore aucun cadavre au compteur. Anthony est un businessman, il n’aime pas les prises de risques non calculées. Il laisse tomber la championne. Pour le moment. Seulement voilà, la machine s’emballe. Le domaine de la mort sur contrat n’échappe pas à la sous-traitance. Sissoko Samaké ne peut s’acquitter du job, Alba a été recommandée. Tope là pour 80 000 euros. Négociations trop faciles, elle aurait dû demander plus. Mais bon, Anthony verra qu’elle n’est pas une sportive au rebus (elle a eu un accident qui a stoppé net sa carrière), qu’elle a un savoir-faire hors du commun et fort utile dans sa petite entreprise. Et que d’autres l’ont bien compris.

Comment une mamie de 75 ans en cavale va-t-elle se retrouver dans ce bourbier à tueurs à gages en roue libre ? Par la magie de la romancière qui nous déroule une intrigue survoltée où la star des sicarios et la vieille dame, qui veut échapper au placement en Ehpad, vont cohabiter à Vierzons, dans un camping déserté en plein hiver. Rien de bien sérieux dans ce roman, et c’est exactement ce qui en fait le sel. Sans compter que finalement, ce pourvoyeur de meurtriers Anthony Barreau se révèle avoir un joli petit cœur tout battant pour une vieille dame, pas si indigne que ça. Jubilatoire, je vous dis.

« L’Agent » de Pascale Dietrich, Éditions Liana Levi, 208 pages, 20 euros.

 

« Guerre nucléaire, Un scénario » de Annie Jacobsen : nous y sommes peut-être…

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Il faut lire le livre de Annie Jacobsen. Ne serait-ce que parce que la presse spécialisée s’est déchaînée contre elle. À croire que son roman, « Guerre nucléaire, Un scénario », chatouille vraiment là où cela pourrait faire mal.

Le dirigeant de la Corée du Nord a perdu patience. Il a donné l’ordre de lancer un missile nucléaire sur le Pentagone, aux États-Unis. Soixante-douze minutes plus tard, le monde a changé de visage. Radicalement. Éliminons d’emblée la première critique qui souligne le caractère impossible de ce scénario. Qui aurait pu croire à l’élection puis à la réélection de Donald Trump, à l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, ou encore à la prise de contrôle du territoire absolue de Hong Kong par la Chine. « Guerre nucléaire, Un scénario » est un thriller sacrément bien documenté et qui s’appuie sur toute une série de documents déclassifiés et d’entretiens avec les plus grands spécialistes du nucléaire. Au moment où l’on parle de diplomatie agressive de la part de Vladimir Poutine avec son missile « Orechnik » balancé sur la ville de Dnipro en territoire ukrainien, on est en droit de se montrer un peu moins tatillon que les spécialistes du genre, et de se laisser porter par cette histoire qui fait froid dans le dos, dans le contexte actuel de géopolitique internationale.

Le décompte a commencé. Il 4 h 03 du matin en Corée du Nord. Le Hawasong-17, surnommé « le monstre », par les analystes, a entamé son ascension. Trente-six mille kilomètres au-dessus de la Terre, le satellite américain détecte la chaleur produite par le moteur-fusée. C’est le niveau d’alerte le plus élevé depuis les attaques 11 septembre 2001, contre l’Amérique. À la quinzième seconde, les plus avertis ont compris que le missile se dirigeait droit vers le continent nord-américain. Le déroulement du récit repose alors sur un minutage très précis de l’engin. 15 secondes, puis une minute, 2 minutes 30 secondes et ainsi de suite jusqu’à la 72 -ème minute. À cet instant précis, à cause d’une série de  malentendus et de méfiance congénitale l’un envers l’autre, le pouvoir russe sourd aux appels des Américains et convaincu que ces derniers vont les attaquer, envoie 1 000 têtes nucléaires. Soit un déluge de feu qui va durer vingt minutes. La Troisième Guerre mondiale a eu lieu. Des millions de morts et de blessés jonchent ce qui reste de la planète. Personne n’a gagné. La certitude que, si l’arme nucléaire est possédée par plusieurs nations la dissuasion l’emportera, a échoué.

C’est une fiction. Mais l’auteur qui est aussi journaliste d’investigation, finaliste du Prix Pulitzer 2016, a bien travaillé. Elle a consulté des centaines de documents déclassifiés, interrogé des dizaines de spécialistes. Cela crédibilise l’ouvrage. Forcément. Ainsi découvre-t-on, que dans les années 50 et dans le plus grand secret au fin fond de l’Amérique, des scientifiques on travaillé à l’élaboration de protocoles préventifs, censés permettre au gouvernement américain de continuer à fonctionner, alors même que des centaines de millions de leurs compatriotes auront péri « dans une apocalypse d’une ampleur sans précédent ». En ce jour de décembre 1960, un groupe d’hommes politiques et militaires dans un délire de toute puissance après les bombardements sur le Japon, envisage des tas de scénarios. Le premier contre la Russie qui verrait l’envoi de 40 mégatonnes de bombes (4 000 fois plus qu’à Hiroshima) contre l’Union soviétique. Une autre réunion envisage l’attaque contre la Chine qui causerait la perte de la moitié de la population chinoise. On doit ces informations à John H. Ruben, 90 ans, sous-directeur de la recherche et du développement de la défense qui, pris de remords, s’est livré dans un court récit autobiographique. C’était en 2008, l’homme est vieux et fatigué. Il a besoin de s’épancher. « J’avais le sentiment d’avoir participé à un véritable plan d’extermination de masse », écrit-il. Pas vraiment les valeurs américaines, rappelle John H. Ruben, mais personne ne dit rien. « Le plan de guerre nucléaire débattu, se rappelle- t-il, prévoyait l’extermination de 600 millions de Russes, Chinois, de Polonais, de Roumains, de Tchèques… de Japonais, d’Indiens ou encore d’Afghans. Les Allemands ont eu leur solution finale, nous, nous avions le SIOP, le plan de guerre nucléaire. » Heureusement tout est resté dans les placards et les imaginations folles des apprentis sorciers de cette époque.

La romancière a préféré changer les règles d’un jeu mortifère et imaginé une attaque contre son pays. Elle décrit par le menu le temps de réaction et de décision en théorie nécessaires, des plus hautes autorités du gouvernement américain après l’attaque. Cela donne le tournis. Il faut commencer par mettre le président à l’abri, lui et la mallette qui contient les codes de l’arme nucléaire. Si la hiérarchie militaire obéit à des règles très strictes, les ordres étant transmis du haut vers le bas, le président est son propre maître et n’a besoin d’aucune autorisation. Il est le seul habilité à ordonner un tir nucléaire. De quoi donner des sueurs froides au gars en poste, à cette seconde historique. Dans la mallette de la vie ou de la mort, il y a un Livre noir dont le contenu qui passe en revue les options nucléaires, est top secret. Le président qui n’y connaît rien, doit attendre les avis de ses conseillers. L’attente est importante. « S’il donne l’ordre de tirer, c’est une guerre à grande échelle assurée ».

L’ouvrage d’Annie Jacobsen est un mélange d’intrigue et de faits ultra documentés. La journaliste passe en revue tout le travail de développement des bombes nucléaires depuis le début des recherches. On suit à la seconde près la désintégration de l’Amérique et du reste de la planète. On comprend que la notion de guerre préventive est devenue plus que jamais dangereuse. Aujourd’hui, neuf pays détiennent des armes nucléaires : les États-Unis, la Russie, la France, la Chine, le Royaume-Uni, le Pakistan, l’Inde, Israël et la Corée du Nord. Au train où vont les choses, et depuis que le docteur Folamour a pris possession de la Maison Blanche, le roman de la journaliste américaine est un rappel salutaire que le recours à cette arme dévastatrice relèverait de la pure folie. Que ceux qui s’imaginent qu’ils pourraient se cacher dans des bunkers croyant ainsi échapper à cette force létale, se mettent le doigt dans l’œil. Et là, la fiction rejoint ce que nous connaissons de la réalité avec Hiroshima. En admettant que ces fameux bunkers sauvent la vie de quelques uns, leur remontée à la surface serait fatale. Faim, soif et radiations. « Nous sommes sur le fil du rasoir, écrit Annie Jacobsen. Et si la dissuasion échoue ? »

« Guerre nucléaire, Un scénario » de Annie Jacobsen, traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Lalechère, Éditions Denoël, 450 pages, 24 euros.

 

« Darwin, le dernier Chapitre » de Michel Moatti : mal de mer et théorie de l’évolution

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Qui faut-il être pour s’embarquer dans un périple long de cinq ans à bord d’un navire en route pour la Terre de Feu. Un navigateur sans peur, un aventurier, un criminel en quête d’oubli, un scientifique ou un doux rêveur. Hormis le profil de criminel, on peut dire sans hésiter que Charles Darwin correspondait bien à tous les autres qualificatifs. Le roman de Michel Moatti, « Darwin, le Dernier Chapitre », nous raconte, certes librement, une tranche de vie maritime d’un homme de sciences qui a révolutionné la théorie de l’évolution de l’espèce humaine. Le romancier a remporté le premier Prix Max Gallo pour ce onzième roman, le 8 novembre dernier. Amplement mérité pour ce journaliste et docteur en sociologie, auteur du très remarqué « Retour à Whitechapel ».

Dans son prologue, Michel Moatti explique que c’est un petit sac contenant des liasses de feuillets en vrac et trois carnets, retrouvés par un agent de nettoyage en mars 2022, dans l’enceinte du Trinity College à Cambridge, qui a mis le feu aux poudres de son imagination. Deux petits joyaux rédigés par Darwin lui-même et un autre écrit par Morgan Moss, dessinateur et cartographe, compagnon du scientifique à bord de ce fameux Beagle. Parker Syms, un des six Boys du bateau, domestique dévoué de Darwin dont il s’occupa la moitié du temps, entreprit lui aussi de donner sa version des faits. À sa manière, sur des feuillets reliés d’un simple fil de cire. Michel Moatti a imaginé ce huis-clos dans des mers hostiles, disséquant avec délice l’esprit du célèbre scientifique, à une époque où ses résultats furent considérés comme quasi hérétiques. Un visionnaire surdoué, pourtant affligé d’un horrible mal de mer dont il souffrit pendant toutes ces longues années de traversée. Gloire autant à ces découvertes révolutionnaires qu’à sa résistance aux vagues déchaînées.

Au départ, en 1831, la mission principale du Beagle britannique est d’explorer les parages du Cap Horn et de tracer rigoureusement ses côtes. Aucun des hommes à bord ne réalise qu’à l’issue de ce voyage, on ne regardera plus les hommes et les singes de la même façon. Comme l’écrit le jeune cartographe Moss, Darwin n’est encore personne, juste « un modeste freluquet mal coiffé », un passager « surnuméraire » du vaisseau d’exploration, dirigé par  le commandant Robert FitzRoy. S’il est le chouchou du navigateur, Darwin en revanche hérisse les poils du révérend Wilberforce qui lui est présenté comme « le gardien de toutes les vertus à bord ». Tout un programme. D’emblée, le courant ne passe pas entre les deux hommes. Wilberforce se préoccupe grandement de la religion de Darwin. « Êtes-vous anglicane, épiscopalien? » La réponse de ce dernier ne peut que susciter une méfiance congénitale envers l’homme de sciences. « Ma famille est unitarienne », lui répond Darwin. Cela ne suffit pas au religieux qui insiste. Ce à quoi Darwin rétorque. « Je suis naturaliste et géologue ». Autant dire L’Antéchrist. La guerre qui ne dit pas son nom est déclarée.

Entre deux affrontements, Darwin est malade ou quand il se sent assez fort pour quitter son lit et que le commandant daigne accoster, il se perd dans la contemplation des oiseaux pécheurs, des singes de la famille de Caĺlitharix et collectionne les échantillons de coléoptères. Au terme de huit mois de voyage seulement, Darwin a réuni plus de 1 500 échantillons dans de l’alcool, près de 4 000 autres et pièces conservées à sec, 1380 pages de notes de géologie et 370 pages de notes de zoologie. Un trésor qu’il fait envoyer à son mentor Mr Humbolt, resté en Angleterre. Mais comme le livre fricote aussi avec le genre polar historique, la mort du jeune Tyler Dunne et la présence de policiers à bord, pimentent notre curiosité. Nous sommes en 1832 et Charles Darwin découvre une sorte de toile composée de milliers de soies d’araignées minuscules qu’il rapporte immédiatement dans sa chambre. Et là, au milieu de sa table rouge, un mot sur un papier bon marché. « Monsieur,  ne mangez rien qui ne soit sûr à bord. Il en ait de votre vie ». Glurps. Y aurait-il un empoisonneur à bord ?

Il y a donc le carnet de Moss et les souvenirs de Darwin. L’alternance des points de vue peut paraître superflue. En réalité, elle ne l’est pas. Le diable se niche toujours dans les détails. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que chacun des protagonistes aura bien plus tard sa propre version de cette traversée, haute en couleur. Mais un seul ouvrage retiendra l’attention du monde. Celui de « L’Origine des espèces », désormais remis en cause par tous les docteurs Folamour de la planète et les courants les plus zélés de certaines religions. Quant au commandant FitzRoy, après avoir lui aussi écrit ses mémoires, contredisant certaines affirmations de son passager préféré, il se trancha la gorge en 1865. La réalité dépasse souvent la fiction.

« Darwin Le dernier Chapitre » de Michel Moatti, Éditions Hervé Chopin, 464 pages, 21 euros.

 

 

« Loin de la Fureur du Monde » : Jérôme Camut et Nathalie Hug revisitent le thème de Tarzan et Jane

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La forêt de Mâchecombe. Source de tous les fantasmes. Ce n’est pas ce qui va arrêter Alix, la policière municipale fraîchement nommée. Son collègue et ami Christophe a disparu. Le seul d’entre eux à ne pas craindre ce massif forestier dont une vaste partie est interdite au public depuis 1920. La jeune femme décide de braver ces superstitions populaires sans fondement afin de le retrouver. Elle a tort.

Jérôme Camut et Nathalie Hug sont tous deux scénaristes. Ceci explique peut-être cela. Un sens du rythme et des dialogues punchy, une histoire très cinématographique. Le couple vedette de cette intrigue n’échappe d’ailleurs pas à la comparaison avec Tarzan et Jane. Pas grave. L’histoire des deux romanciers est sacrément bien ficelée, les personnages masculins sont aussi sombres que lumineux et la jeune Alix Ravaillé possède ce qu’il faut de force et de faiblesse pour incarner une magnifique héroïne des temps modernes crédible.

Les Pyrénées. Un bouquet à la main. Alix se recueille sur la tombe de sa mère Solange, morte dans un incendie. Son père, Robert Ravaillé, est un époux à peine vivant depuis la disparition de sa femme. « J’ai demandé la main de votre main sur ce belvédère, il y a vingt-six ans, dit-il, à ses enfants, Alix et Noa, neuf ans. Une promesse d’amoureux ». Charmante image d’Épinal. Un père endeuillé élevant seul sa progéniture. Au loin, on aperçoit la forêt mangeuse d’hommes. « Les anciens prétendaient même que la Mâchecombe avait dévoré une section de la Waffen-SS en 1943 ». C’est dire la dangerosité de cette étendue de verdure sauvage. Peu importe, l’amitié possède des règles intangibles dans le monde d’Alix. Elle s’engage, seule, et sans peur dans ce qui leur fait peur à tous, au village.

Un homme, derrière ce bouclier de végétation, est aux aguets. Il s’appelle John et a une façon bien à lui de penser, réfléchir et de s’exprimer. Il dit de lui, « Je suis le dieu dans l’ombre. Je suis celui qui court sous les couleurs de la Lune, puis je suis aussi le dernier humain ». Lorsque Alice se réveille quelque part dans cette prison végétale, elle le découvre et le prend d’abord pour un fou. « Quel genre de malade mental parlait ainsi de lui ? » Elle sait qu’elle est prisonnière, qu’elle a échoué dans sa mission. La forêt l’a englouti. Elle est aux mains d’un individu qui la surnomme « Blanche-de-Lune ». Elle le craint mais elle est intelligente et commence à l’amadouer. Elle ne sait pas encore que l’amour est bout de cette aventure insolite. Pendant ce temps, son père, ce veuf éploré que tout le monde plaint, la recherche avec frénésie. Il découvre un trafic d’or et des corps, 27, dissimulés dans cette forêt de Mâchecombe. Il a déjà perdu sa femme, il ne supportera pas de voir sa fille disparaître.

John est perturbé, il assouplit les conditions de détention d’Alice. Il lui donne correctement à manger et à boire. Et surtout, il lui raconte. Comment et pourquoi il se cache derrière ce rideau vert. Comment son père, un docteur marginal, a choisi de se retirer d’un monde qu’il considère aller à sa perte. Tour à tour mystique et survivaliste, « Loin de la Fureur du Monde » est une réflexion sur notre univers capitaliste jamais rassasié, et la création d’un homme nouveau, dénué de mauvaises intentions, ne vivant que de ce que lui offre la forêt. Roman initiatique dans lequel la jeune Alice va à la recherche d’une vérité forcément douloureuse. Un conte pour grandes personnes où l’amour transcende l’avidité des hommes. C’est aussi une formidable intrigue où les gens ne sont pas ce qu’ils ont l’air. Le personnage de John est hypnotique, il lui manquait une Jane. Il l’a trouvé en Alice à qui il laisse du temps pour le découvrir toute seule. Comme quelqu’un habitué à vivre au rythme des saisons et de ce qu’elles apportent. Juste ce qu’il faut.

« Loin de la Fureur du Monde » de Jérôme Camut et Nathalie Hug, Éditions Fleuve Noir, 496 pages, 21.90 Euros.

 

« Retour à Belfast » de Michael Magee interroge sur le déterminisme social

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Les petits fours et les coupes de champagne circulent. « C’est pas pour moi, ça », marmonne Sean Maguire. Tout est dit ou presque lorsque le narrateur assiste à un vernissage, un soir à Belfast, alors que l’organisatrice désigne les œuvres exposées comme de l’art Outsider. Il suffit qu’il entende parler d’Irlande du Nord pour comprendre à qui il a affaire. « Personne parmi ces gens n’étaient de ces quartiers-là. Ils avaient l’intonation prétentieuse de ces connards qui présentaient les infos à la télé. Ça me rendait d’autant plus conscient de la manière dont je parlais, des inflexions de ma propre voix ».

Michael Maguire s’y connaît en transfuge social lui qui, rompant avec la tradition familiale ouvrière, est sorti diplômé de l’université de Liverpool. Michael Magee a puisé dans sa propre histoire pour ce premier roman dense et habité, « Retour à Belfast ». Le récit est à la fois un retour aux sources et un nouveau départ. Difficile de sortir de sa condition sociale, compliqué de se libérer de ce sentiment de trahison en étant parti et en réalisant que revenir n’est pas davantage chose aisée.

Alors le voilà, Sean Maguire auréolé d’un diplôme littéraire expédié en un temps record, économie oblige. Mais comme dit sa mère, que peut-il en faire dans ce marché du travail sinistré ? Pas grand-chose. Il doit le sentir confusément, parce que très vite, il retrouve ses vieux démons et casse la gueule d’un gars, alors qu’il est de sortie, en boîte. Mais on est loin du bon vieux temps où la castagne était incluse dans le déroulement de la soirée. Le bonhomme porte plainte. Sean écope de 200 heures de travaux d’intérêt général et d’une amende colossale qui le conduiront à travailler au cimetière de Milltown, West Belfast. Sean est effaré, lui qui a toujours marché droit. C’est Anthony, son demi-frère, qui est le bad boy de la famille. Pas lui.

Le destin. Est-ce ce voile invisible auquel on n’échappe pas ou au contraire avons-nous, du moins pour certains, cette capacité à le dessiner, à le forger jusqu’à parfois, parvenir à une sorte d’accomplissement qui tient quasiment du miracle. C’est tout l’objet de ce roman furieux et terriblement vivant, tout le combat de ce Sean Maguire, écartelé entre un passé rempli de potes déglingués, et un futur aux contours flous donc dangereux mais prometteurs. Il faut bien au narrateur quelques lignes de coke et un bon paquet de pintes pour arriver à gérer tout ce bazar psycho-social.

On le suit pas à pas dans une ville marquée par une Histoire tragique, le roman se transformant alors en une véritable topographie de l’Irlande du Nord. Le quartier catholique des Falls, Twinbrook, bastion ouvrier et terre du militant héros Bobby Sands… Chaque rue désigne une classe sociale. Mairéad Riley pour qui il éprouve un petit béguin vient de l’une de ces artères qui vous définissent socialement. Bien qu’elle se démonte la tête elle aussi, la jeune femme le pousse à se sortir de sa coquille, de sa condition, elle le tire par le haut, elle-même éprouvant un désir puissant de ficher le camp. Elle partira pour Berlin. Faire peau neuve.

Mais grâce à elle, Sean Maguire entrevoit autre chose, touche du doigt un monde différent qu’il approche avec les précautions d’usage. Que peuvent-ils lui trouver ? En quoi sont-ils liés ? Les mots, la littérature, voilà ce qu’ils ont en commun, tous ces jeunes gens. La ligne de démarcation sociale s’efface alors peu à peu, Sean Maguire tente des expériences inédites. La solitude, par exemple. Aller au cinéma voir le film « La Haine ». Impensable dans une vie antérieure encore brûlante. « J’avais franchi une sorte de seuil. Comme la fois où j’étais allé à ce vernissage avec Mairéad puis à cette soirée de poésie. Jamais, je n’aurais pris de moi-même ce genre d’initiative, avant ». Le début de l’émancipation, de la liberté, de son propre destin.

« Retour à Belfast », de Michael Magee, traduit de l’anglais par Paul Matthieu, Éditions Albin Michel, 432 pages, 22.90 euros.

 

« Moneda » de Stéphane Keller : au cœur d’un Chili bouillonnant, un serial killer à la manœuvre

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On l’appelle désormais Don Sebastian. Il tient un troquet, le Bar du Suisse, au cœur de la ville de Santiago au Chili. En réalité, un café élégant fréquenté par la bonne société locale. Et à quelques encablures du Palacia de la Moneda, résidence des présidents de la République. Un établissement chic pour un monsieur dont la véritable identité est Paul-Henri de la Salles.

On retrouve ainsi le héros récurrent de Stéphane Keller dans une nouvelle phase de sa vie. Celle d’un homme qui tente de tourner le dos à son passé tumultueux. Comme cet engagement de jeunesse exalté qui lui a fait porter l’uniforme nazi, sa participation à un assassinat en mai 1945 contre un grand homme de l’Histoire française, et enfin un mariage sans amour avec deux enfants, une fille et un garçon. Un homme sans regrets ni remords, assez imperméable aux examens de conscience, toujours aussi raide dans sa façon d’aborder l’existence. Un homme à femmes. Qui ce matin-là, alors qu’il s’apprête à ouvrir son café, répond sèchement à son employé soucieux de l’absence de Pilar, la serveuse. Sebastian a bien eu une aventure avec elle. Mais sans lendemain, il n’aime pas les attaches. Il ne le sait pas encore, mais cette jeune fille d’origine modeste en quête d’une nouvelle vie, va représenter son ticket vers la rédemption.

Au même moment, en Amérique du Nord, le général Lee Preston Beaulieu salive à l’avance d’entrer dans le Bureau ovale, ce salon de la Maison Blanche source de tous les fantasmes. Beaulieu a été adoubé par le colonel Westfield, le patron des Black Ops, le maître d’œuvre de tous les coups tordus dans le monde, lorsque la parie de l’Oncle Sam ne veut pas se salir les mains officiellement. Et justement, le président de la première puissance mondiale a sa tête des mauvais jours. Ce qui se passe au Chili l’énerve, Allende l’horripile. « Je ne vais pas prendre de précautions de langage, Général, je veux la peau d’Allende… ». On ne peut pas être plus clair.

On est au cœur des magouilles économiques du pouvoir américain, véritable pie vorace et insatiable, et qui pourrait se résumer en une phrase : comment faire main basse sur les richesses des autres pour gonfler les siennes. Le président, c’est Richard Nixon et son Secrétaire d’État, Henry Kissinger. Ce bon vieux Henry et sa haine de tout ce qui est en iste, communiste, socialiste, trotskiste ou encore maoïste. Beaulieu aime son drapeau et l’action. Il confirme avoir des relais au Chili et propose aussi d’intégrer quelques éléments français dans l’équation. Comme Paul Aussaresses… « Depuis la guerre d’Algérie, ceux-ci ont acquis un certain savoir-faire en ce qui concerne le quadrillage ou disons le contrôle strict d’une population, sans oublier les interrogatoires… ». Créer le chaos pour que l’ordre américain puisse ensuite s’installer comme seul recours. Voilà le job à venir pour ces bras armés du pouvoir, quand il veut agir dans l’ombre. « Nous sommes le chaos permanent, nous le fabriquons mieux que quiconque et pourtant, nous faisons croire au monde que nous sommes les shérifs purs et honnêtes qui rétablissent l’ordre dans les rues de Tombstone ».

Au Chili, la tension est vive. Ils savent tous que le scrutin du 11 septembre 1973 est capital. Que tout sera différent après. Ils ne savent pas à quel point. Le coup d’État est en préparation, l’armée affûte ses troupes dans le plus grand secret, la police se délecte à l’avance de casser de l’étudiant. L’auteur en profite pour installer ses personnages. Après les gros méchants américains, on a inspecteur chilien Alejandro Vega-Pirri, 22 ans, qui n’a pas oublié malgré cette période électorale, que son premier boulot n’est pas de coincer les gauchistes du MIR (Mouvement de la Gauche révolutionnaire), mais bien de serrer les criminels et d’enquêter sur des disparitions. Le patron du Bar Suisse en a signalé une. Justement.

Ce qui nous amène à l’autre figure clé du roman, le lieutenant Arturo Yanez-Vidal. Lorsque l’on fait sa connaissance à la page 100 de ce roman de près de 600 pages, il nous apparaît comme un bon garçon. Il vient rendre visite à son vieux père, à l’hôpital de l’université catholique de Santiago. Incapable de parler, le vieillard qui ne s’est jamais remis d’avoir épousé une femme volage, écoute son fils avec attention. « Tu te souviens de ce petit garçon, Papa ? Il est mort. Il y a longtemps. Mais je vais le venger. Aux autres de pleurer maintenant. Tu es d’accord ». Et le père d’acquiescer. Son enfant a toujours été exemplaire. Dans un genre particulier, c’est sûr. Arturo, tueur de dames mais aussi métaphore sanglante d’un régime de tortionnaires à l’aube de sa mise en place, et qui  va profiter de cette ambiance délétère à quelques jours de l’élection. Qui va se préoccuper d’un gars qui zigouille des femmes ? La police est plus intéressée par les gauchistes qu’elle rêve de torturer, de violer et même de tuer. Le militaire Arturo a une autoroute devant lui.

Oui. Mais il n’est pas le seul que le crime ne rebute pas. Don Sebastian a rendez-vous avec sa propre histoire, il est temps pour lui de remettre les compteurs à zéro, de s’engager du bon côté. Il n’a pas peur de le faire avec du sang sur les mains. Stéphane Keller dont le roman précédent, “Mourir en Mai”, imaginait la mort du Général de Gaulle, n’a pas eu à inventer celle de Salvador Allende qui s’est suicidé plutôt que d’assister à la victoire d’Augusto Pinochet. Le romancier s’est servi d’une trame historique réelle sur laquelle il a encore une fois surfé avec habileté. D’une série de meurtres atroces de femmes et d’hommes, Stéphane Keller nous raconte aussi cette bourgeoisie chilienne à l’ouest qui se gargarise de grands concepts et ne voit pas arriver le réel danger. L’Allemagne a eu son Philip Kerr, la France aura Stéphane Keller.

« Moneda », de Stéphane Keller, Éditions Toucan Noir, 560 pages, 18 euros.

 

 » Le meurtre de la Rue Blanche  » de Paul Colize : Cosy Crime à la Belge

Paul Colize aime bien ses deux personnages, la juge Emma Toussaint et son greffier Fabrice Collet. Le duo incarne un savoureux Cosy Crime, la dernière production d’un écrivain touche à tout.

On dit qu’elle est la meilleure juge d’instruction de Bruxelles. On dit aussi qu’elle est un peu barrée et no-limit. C’est ce qui fait son charme. Enfin, c’est comme ça que la voit son bras-droit, Fabrice Collet. Au point de subir toutes les bizarreries de sa patronne sans broncher, comme sa façon de parler. « Qu’il aille se faire voir, accouche, le salopard… » Quand on lui confie cette « affaire délicate », comme la lui présente Émile Lerminiaux, le procureur du Roi, elle devine que c’est un cadeau empoisonné.

Tanguy Anselme, 45 ans, ou plutôt sa majesté Tanguy Anselme, avocat bouffi d’orgueil, a été retrouvé mort l’année d’avant, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2022. Le corps était dans un petit village de Belgique, la voiture garée dans le centre de Mille, à plus de 280 kilomètres. Il y a aussi un baveux spécialisé dans la criminalité financière. Cest un bel imbroglio. Et pas vraiment le rayon de la juge et du greffier. D’autant qu’ils sont débordés. Mais Emma Toussaint a réponse à tout et explique à son subordonné qui s’interroge tout autant qu’il s’inquiète  : « Parce que nous sommes les meilleurs », lui rétorque-t-elle, avec son aplomb habituel.

Alors, la voilà lancée au pas de charge. Elle réalise également que la justice s’est réveillée parce que la famille du défunt, lassée du peu d’avancée de l’enquête, avait engagé Marc Dauzier, un enquêteur privé français, « la cinquantaine ventrue, le cheveu rare le charme d’un ouvre-boîte », afin de faire avancer le dossier. De quoi piquer la susceptibilité des confrères belges. D’autant que le Marlowe gaulois a bel et bien levé quelques lièvres comme les opérations clandestines du défunt. Un peu plus gore, le rapport d’autopsie indique notamment qu’une pièce de 5 francs suisse était coincée dans la gorge de l’avocat. Un détail d’importance. Alors, tope- là ! Un check avec son greffier et en dépit de ses réticences initiales, Emma Toussaint est ferrée par l’intrigue.

On apprendra que l’avocat a, comme il se doit, une femme et une maîtresse dévouée, Olga Nikolaïevna, marchande d’art de son métier. En réalité, Monique Vermeulen de son nom de jeune fille. Moins exotique, fausse princesse, mais vraie épouse d’un homme d’affaires russe. Madame Anselme, quant à elle, a déjà repris son nom de jeune fille, nettement plus classieux, Marie Christine de Clermoy. Elle reçoit la justice dans un salon immaculé, et non sans montrer un léger agacement. Elle se présente flanquée de son conseiller, Bernard Dumont. Un monsieur très présent constate la juge qui surnomme immédiatement l’épouse « Diana Krall », pour sa ressemblance avec la chanteuse de jazz. Vous pouvez compter sur Emma Toussaint pour ne pas se laisser balader. Malgré des soucis personnels avec son fils, le seul être qui a le don de la laisser bouche cousue, elle va mener tambour battant cette enquête jusqu’à sa résolution.

Paul Colize prend un malin plaisir à nous raconter cette histoire. Le ton est léger, gentiment insolent, mais la recette du Cosy Crime est bel et bien maîtrisée. Avec en prime, une pointe d’humour belge comme on l’aime.

 « Le Meurtre de la Rue Blanche » de Paul Colize, Éditions Hervé Chopin, 320 pages, 19,50 euros.