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« Loin de la Fureur du Monde » : Jérôme Camut et Nathalie Hug revisitent le thème de Tarzan et Jane

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La forêt de Mâchecombe. Source de tous les fantasmes. Ce n’est pas ce qui va arrêter Alix, la policière municipale fraîchement nommée. Son collègue et ami Christophe a disparu. Le seul d’entre eux à ne pas craindre ce massif forestier dont une vaste partie est interdite au public depuis 1920. La jeune femme décide de braver ces superstitions populaires sans fondement afin de le retrouver. Elle a tort.

Jérôme Camut et Nathalie Hug sont tous deux scénaristes. Ceci explique peut-être cela. Un sens du rythme et des dialogues punchy, une histoire très cinématographique. Le couple vedette de cette intrigue n’échappe d’ailleurs pas à la comparaison avec Tarzan et Jane. Pas grave. L’histoire des deux romanciers est sacrément bien ficelée, les personnages masculins sont aussi sombres que lumineux et la jeune Alix Ravaillé possède ce qu’il faut de force et de faiblesse pour incarner une magnifique héroïne des temps modernes crédible.

Les Pyrénées. Un bouquet à la main. Alix se recueille sur la tombe de sa mère Solange, morte dans un incendie. Son père, Robert Ravaillé, est un époux à peine vivant depuis la disparition de sa femme. « J’ai demandé la main de votre main sur ce belvédère, il y a vingt-six ans, dit-il, à ses enfants, Alix et Noa, neuf ans. Une promesse d’amoureux ». Charmante image d’Épinal. Un père endeuillé élevant seul sa progéniture. Au loin, on aperçoit la forêt mangeuse d’hommes. « Les anciens prétendaient même que la Mâchecombe avait dévoré une section de la Waffen-SS en 1943 ». C’est dire la dangerosité de cette étendue de verdure sauvage. Peu importe, l’amitié possède des règles intangibles dans le monde d’Alix. Elle s’engage, seule, et sans peur dans ce qui leur fait peur à tous, au village.

Un homme, derrière ce bouclier de végétation, est aux aguets. Il s’appelle John et a une façon bien à lui de penser, réfléchir et de s’exprimer. Il dit de lui, « Je suis le dieu dans l’ombre. Je suis celui qui court sous les couleurs de la Lune, puis je suis aussi le dernier humain ». Lorsque Alice se réveille quelque part dans cette prison végétale, elle le découvre et le prend d’abord pour un fou. « Quel genre de malade mental parlait ainsi de lui ? » Elle sait qu’elle est prisonnière, qu’elle a échoué dans sa mission. La forêt l’a englouti. Elle est aux mains d’un individu qui la surnomme « Blanche-de-Lune ». Elle le craint mais elle est intelligente et commence à l’amadouer. Elle ne sait pas encore que l’amour est bout de cette aventure insolite. Pendant ce temps, son père, ce veuf éploré que tout le monde plaint, la recherche avec frénésie. Il découvre un trafic d’or et des corps, 27, dissimulés dans cette forêt de Mâchecombe. Il a déjà perdu sa femme, il ne supportera pas de voir sa fille disparaître.

John est perturbé, il assouplit les conditions de détention d’Alice. Il lui donne correctement à manger et à boire. Et surtout, il lui raconte. Comment et pourquoi il se cache derrière ce rideau vert. Comment son père, un docteur marginal, a choisi de se retirer d’un monde qu’il considère aller à sa perte. Tour à tour mystique et survivaliste, « Loin de la Fureur du Monde » est une réflexion sur notre univers capitaliste jamais rassasié, et la création d’un homme nouveau, dénué de mauvaises intentions, ne vivant que de ce que lui offre la forêt. Roman initiatique dans lequel la jeune Alice va à la recherche d’une vérité forcément douloureuse. Un conte pour grandes personnes où l’amour transcende l’avidité des hommes. C’est aussi une formidable intrigue où les gens ne sont pas ce qu’ils ont l’air. Le personnage de John est hypnotique, il lui manquait une Jane. Il l’a trouvé en Alice à qui il laisse du temps pour le découvrir toute seule. Comme quelqu’un habitué à vivre au rythme des saisons et de ce qu’elles apportent. Juste ce qu’il faut.

« Loin de la Fureur du Monde » de Jérôme Camut et Nathalie Hug, Éditions Fleuve Noir, 496 pages, 21.90 Euros.

 

« Retour à Belfast » de Michael Magee interroge sur le déterminisme social

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Les petits fours et les coupes de champagne circulent. « C’est pas pour moi, ça », marmonne Sean Maguire. Tout est dit ou presque lorsque le narrateur assiste à un vernissage, un soir à Belfast, alors que l’organisatrice désigne les œuvres exposées comme de l’art Outsider. Il suffit qu’il entende parler d’Irlande du Nord pour comprendre à qui il a affaire. « Personne parmi ces gens n’étaient de ces quartiers-là. Ils avaient l’intonation prétentieuse de ces connards qui présentaient les infos à la télé. Ça me rendait d’autant plus conscient de la manière dont je parlais, des inflexions de ma propre voix ».

Michael Maguire s’y connaît en transfuge social lui qui, rompant avec la tradition familiale ouvrière, est sorti diplômé de l’université de Liverpool. Michael Magee a puisé dans sa propre histoire pour ce premier roman dense et habité, « Retour à Belfast ». Le récit est à la fois un retour aux sources et un nouveau départ. Difficile de sortir de sa condition sociale, compliqué de se libérer de ce sentiment de trahison en étant parti et en réalisant que revenir n’est pas davantage chose aisée.

Alors le voilà, Sean Maguire auréolé d’un diplôme littéraire expédié en un temps record, économie oblige. Mais comme dit sa mère, que peut-il en faire dans ce marché du travail sinistré ? Pas grand-chose. Il doit le sentir confusément, parce que très vite, il retrouve ses vieux démons et casse la gueule d’un gars, alors qu’il est de sortie, en boîte. Mais on est loin du bon vieux temps où la castagne était incluse dans le déroulement de la soirée. Le bonhomme porte plainte. Sean écope de 200 heures de travaux d’intérêt général et d’une amende colossale qui le conduiront à travailler au cimetière de Milltown, West Belfast. Sean est effaré, lui qui a toujours marché droit. C’est Anthony, son demi-frère, qui est le bad boy de la famille. Pas lui.

Le destin. Est-ce ce voile invisible auquel on n’échappe pas ou au contraire avons-nous, du moins pour certains, cette capacité à le dessiner, à le forger jusqu’à parfois, parvenir à une sorte d’accomplissement qui tient quasiment du miracle. C’est tout l’objet de ce roman furieux et terriblement vivant, tout le combat de ce Sean Maguire, écartelé entre un passé rempli de potes déglingués, et un futur aux contours flous donc dangereux mais prometteurs. Il faut bien au narrateur quelques lignes de coke et un bon paquet de pintes pour arriver à gérer tout ce bazar psycho-social.

On le suit pas à pas dans une ville marquée par une Histoire tragique, le roman se transformant alors en une véritable topographie de l’Irlande du Nord. Le quartier catholique des Falls, Twinbrook, bastion ouvrier et terre du militant héros Bobby Sands… Chaque rue désigne une classe sociale. Mairéad Riley pour qui il éprouve un petit béguin vient de l’une de ces artères qui vous définissent socialement. Bien qu’elle se démonte la tête elle aussi, la jeune femme le pousse à se sortir de sa coquille, de sa condition, elle le tire par le haut, elle-même éprouvant un désir puissant de ficher le camp. Elle partira pour Berlin. Faire peau neuve.

Mais grâce à elle, Sean Maguire entrevoit autre chose, touche du doigt un monde différent qu’il approche avec les précautions d’usage. Que peuvent-ils lui trouver ? En quoi sont-ils liés ? Les mots, la littérature, voilà ce qu’ils ont en commun, tous ces jeunes gens. La ligne de démarcation sociale s’efface alors peu à peu, Sean Maguire tente des expériences inédites. La solitude, par exemple. Aller au cinéma voir le film « La Haine ». Impensable dans une vie antérieure encore brûlante. « J’avais franchi une sorte de seuil. Comme la fois où j’étais allé à ce vernissage avec Mairéad puis à cette soirée de poésie. Jamais, je n’aurais pris de moi-même ce genre d’initiative, avant ». Le début de l’émancipation, de la liberté, de son propre destin.

« Retour à Belfast », de Michael Magee, traduit de l’anglais par Paul Matthieu, Éditions Albin Michel, 432 pages, 22.90 euros.

 

« Moneda » de Stéphane Keller : au cœur d’un Chili bouillonnant, un serial killer à la manœuvre

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On l’appelle désormais Don Sebastian. Il tient un troquet, le Bar du Suisse, au cœur de la ville de Santiago au Chili. En réalité, un café élégant fréquenté par la bonne société locale. Et à quelques encablures du Palacia de la Moneda, résidence des présidents de la République. Un établissement chic pour un monsieur dont la véritable identité est Paul-Henri de la Salles.

On retrouve ainsi le héros récurrent de Stéphane Keller dans une nouvelle phase de sa vie. Celle d’un homme qui tente de tourner le dos à son passé tumultueux. Comme cet engagement de jeunesse exalté qui lui a fait porter l’uniforme nazi, sa participation à un assassinat en mai 1945 contre un grand homme de l’Histoire française, et enfin un mariage sans amour avec deux enfants, une fille et un garçon. Un homme sans regrets ni remords, assez imperméable aux examens de conscience, toujours aussi raide dans sa façon d’aborder l’existence. Un homme à femmes. Qui ce matin-là, alors qu’il s’apprête à ouvrir son café, répond sèchement à son employé soucieux de l’absence de Pilar, la serveuse. Sebastian a bien eu une aventure avec elle. Mais sans lendemain, il n’aime pas les attaches. Il ne le sait pas encore, mais cette jeune fille d’origine modeste en quête d’une nouvelle vie, va représenter son ticket vers la rédemption.

Au même moment, en Amérique du Nord, le général Lee Preston Beaulieu salive à l’avance d’entrer dans le Bureau ovale, ce salon de la Maison Blanche source de tous les fantasmes. Beaulieu a été adoubé par le colonel Westfield, le patron des Black Ops, le maître d’œuvre de tous les coups tordus dans le monde, lorsque la parie de l’Oncle Sam ne veut pas se salir les mains officiellement. Et justement, le président de la première puissance mondiale a sa tête des mauvais jours. Ce qui se passe au Chili l’énerve, Allende l’horripile. « Je ne vais pas prendre de précautions de langage, Général, je veux la peau d’Allende… ». On ne peut pas être plus clair.

On est au cœur des magouilles économiques du pouvoir américain, véritable pie vorace et insatiable, et qui pourrait se résumer en une phrase : comment faire main basse sur les richesses des autres pour gonfler les siennes. Le président, c’est Richard Nixon et son Secrétaire d’État, Henry Kissinger. Ce bon vieux Henry et sa haine de tout ce qui est en iste, communiste, socialiste, trotskiste ou encore maoïste. Beaulieu aime son drapeau et l’action. Il confirme avoir des relais au Chili et propose aussi d’intégrer quelques éléments français dans l’équation. Comme Paul Aussaresses… « Depuis la guerre d’Algérie, ceux-ci ont acquis un certain savoir-faire en ce qui concerne le quadrillage ou disons le contrôle strict d’une population, sans oublier les interrogatoires… ». Créer le chaos pour que l’ordre américain puisse ensuite s’installer comme seul recours. Voilà le job à venir pour ces bras armés du pouvoir, quand il veut agir dans l’ombre. « Nous sommes le chaos permanent, nous le fabriquons mieux que quiconque et pourtant, nous faisons croire au monde que nous sommes les shérifs purs et honnêtes qui rétablissent l’ordre dans les rues de Tombstone ».

Au Chili, la tension est vive. Ils savent tous que le scrutin du 11 septembre 1973 est capital. Que tout sera différent après. Ils ne savent pas à quel point. Le coup d’État est en préparation, l’armée affûte ses troupes dans le plus grand secret, la police se délecte à l’avance de casser de l’étudiant. L’auteur en profite pour installer ses personnages. Après les gros méchants américains, on a inspecteur chilien Alejandro Vega-Pirri, 22 ans, qui n’a pas oublié malgré cette période électorale, que son premier boulot n’est pas de coincer les gauchistes du MIR (Mouvement de la Gauche révolutionnaire), mais bien de serrer les criminels et d’enquêter sur des disparitions. Le patron du Bar Suisse en a signalé une. Justement.

Ce qui nous amène à l’autre figure clé du roman, le lieutenant Arturo Yanez-Vidal. Lorsque l’on fait sa connaissance à la page 100 de ce roman de près de 600 pages, il nous apparaît comme un bon garçon. Il vient rendre visite à son vieux père, à l’hôpital de l’université catholique de Santiago. Incapable de parler, le vieillard qui ne s’est jamais remis d’avoir épousé une femme volage, écoute son fils avec attention. « Tu te souviens de ce petit garçon, Papa ? Il est mort. Il y a longtemps. Mais je vais le venger. Aux autres de pleurer maintenant. Tu es d’accord ». Et le père d’acquiescer. Son enfant a toujours été exemplaire. Dans un genre particulier, c’est sûr. Arturo, tueur de dames mais aussi métaphore sanglante d’un régime de tortionnaires à l’aube de sa mise en place, et qui  va profiter de cette ambiance délétère à quelques jours de l’élection. Qui va se préoccuper d’un gars qui zigouille des femmes ? La police est plus intéressée par les gauchistes qu’elle rêve de torturer, de violer et même de tuer. Le militaire Arturo a une autoroute devant lui.

Oui. Mais il n’est pas le seul que le crime ne rebute pas. Don Sebastian a rendez-vous avec sa propre histoire, il est temps pour lui de remettre les compteurs à zéro, de s’engager du bon côté. Il n’a pas peur de le faire avec du sang sur les mains. Stéphane Keller dont le roman précédent, “Mourir en Mai”, imaginait la mort du Général de Gaulle, n’a pas eu à inventer celle de Salvador Allende qui s’est suicidé plutôt que d’assister à la victoire d’Augusto Pinochet. Le romancier s’est servi d’une trame historique réelle sur laquelle il a encore une fois surfé avec habileté. D’une série de meurtres atroces de femmes et d’hommes, Stéphane Keller nous raconte aussi cette bourgeoisie chilienne à l’ouest qui se gargarise de grands concepts et ne voit pas arriver le réel danger. L’Allemagne a eu son Philip Kerr, la France aura Stéphane Keller.

« Moneda », de Stéphane Keller, Éditions Toucan Noir, 560 pages, 18 euros.

 

 » Le meurtre de la Rue Blanche  » de Paul Colize : Cosy Crime à la Belge

Paul Colize aime bien ses deux personnages, la juge Emma Toussaint et son greffier Fabrice Collet. Le duo incarne un savoureux Cosy Crime, la dernière production d’un écrivain touche à tout.

On dit qu’elle est la meilleure juge d’instruction de Bruxelles. On dit aussi qu’elle est un peu barrée et no-limit. C’est ce qui fait son charme. Enfin, c’est comme ça que la voit son bras-droit, Fabrice Collet. Au point de subir toutes les bizarreries de sa patronne sans broncher, comme sa façon de parler. « Qu’il aille se faire voir, accouche, le salopard… » Quand on lui confie cette « affaire délicate », comme la lui présente Émile Lerminiaux, le procureur du Roi, elle devine que c’est un cadeau empoisonné.

Tanguy Anselme, 45 ans, ou plutôt sa majesté Tanguy Anselme, avocat bouffi d’orgueil, a été retrouvé mort l’année d’avant, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2022. Le corps était dans un petit village de Belgique, la voiture garée dans le centre de Mille, à plus de 280 kilomètres. Il y a aussi un baveux spécialisé dans la criminalité financière. Cest un bel imbroglio. Et pas vraiment le rayon de la juge et du greffier. D’autant qu’ils sont débordés. Mais Emma Toussaint a réponse à tout et explique à son subordonné qui s’interroge tout autant qu’il s’inquiète  : « Parce que nous sommes les meilleurs », lui rétorque-t-elle, avec son aplomb habituel.

Alors, la voilà lancée au pas de charge. Elle réalise également que la justice s’est réveillée parce que la famille du défunt, lassée du peu d’avancée de l’enquête, avait engagé Marc Dauzier, un enquêteur privé français, « la cinquantaine ventrue, le cheveu rare le charme d’un ouvre-boîte », afin de faire avancer le dossier. De quoi piquer la susceptibilité des confrères belges. D’autant que le Marlowe gaulois a bel et bien levé quelques lièvres comme les opérations clandestines du défunt. Un peu plus gore, le rapport d’autopsie indique notamment qu’une pièce de 5 francs suisse était coincée dans la gorge de l’avocat. Un détail d’importance. Alors, tope- là ! Un check avec son greffier et en dépit de ses réticences initiales, Emma Toussaint est ferrée par l’intrigue.

On apprendra que l’avocat a, comme il se doit, une femme et une maîtresse dévouée, Olga Nikolaïevna, marchande d’art de son métier. En réalité, Monique Vermeulen de son nom de jeune fille. Moins exotique, fausse princesse, mais vraie épouse d’un homme d’affaires russe. Madame Anselme, quant à elle, a déjà repris son nom de jeune fille, nettement plus classieux, Marie Christine de Clermoy. Elle reçoit la justice dans un salon immaculé, et non sans montrer un léger agacement. Elle se présente flanquée de son conseiller, Bernard Dumont. Un monsieur très présent constate la juge qui surnomme immédiatement l’épouse « Diana Krall », pour sa ressemblance avec la chanteuse de jazz. Vous pouvez compter sur Emma Toussaint pour ne pas se laisser balader. Malgré des soucis personnels avec son fils, le seul être qui a le don de la laisser bouche cousue, elle va mener tambour battant cette enquête jusqu’à sa résolution.

Paul Colize prend un malin plaisir à nous raconter cette histoire. Le ton est léger, gentiment insolent, mais la recette du Cosy Crime est bel et bien maîtrisée. Avec en prime, une pointe d’humour belge comme on l’aime.

 « Le Meurtre de la Rue Blanche » de Paul Colize, Éditions Hervé Chopin, 320 pages, 19,50 euros.

 

« L’Héritière » de Gabriel Bergmoser : surtout ne pas lui chercher des noises

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Une fille qui balance son père, même par accident, dans les escaliers et se tire avec un paquet de pognon, signe forcément le début d’un sacré roman noir. Gabriel Bergmoser fait preuve de beaucoup de talent pour capter notre attention en seulement deux pages. « L’Héritière » est une nana survoltée qu’il ne vaut mieux pas énerver.

Elle s’appelle Maggie et elle est apparue la première fois dans le roman précédent de l’auteur australien, « La Chasse ». Toujours aussi affûtée qu’une lame de couteau, elle s’est fixée un objectif et un seul : retrouver sa mère qui a fichu le camp lorsqu’elle avait cinq ans, lassée des coups de poings du paternel, la laissant ainsi seule face à la violence avinée d’un père en colère. Mais les recherches attendront. Le décès de son paternel, Eric, a quelque peu perturbé son emploi du temps.

On la retrouve serveuse anonyme dans un bar, à Port Douglas. Andrew le patron s’est montré très correct à son égard. Mais un soir, Len Townsend, un sale type, pénètre dans les lieux. Il va péter le nez de son patron. Conséquence directe : Maggie fait exploser son entrepôt. Solution extrême qui décidément nous la rend bien sympathique. Mais finie la tranquillité. Elle est obligée de prendre la tangente, remarque qu’elle est suivie. S’arrête à Cairns et reconnaît son suiveur. Harrison Cooper, flic et ancien collègue d’Eric. Que lui veut-il ? Que sait-il ? Il doute, cherche un disque dur, en rapport avec une vieille affaire qu’Eric n’avait jamais lâchée. Maggie est contrainte de retourner à Melbourne. La suite est une cavale jonchée de cadavres qui la conduira dans le territoire des cartels locaux.

Maggie les a tous aux fesses. Les Scorpions, ces Bikers avinés et sauvages de Len Townsend, et Harrison Cooper qui s’avère être un flic ripoux. Sans oublier un ex-flic, Jack Carlin, qui lui aussi a travaillé avec le père de Maggie, dans le temps. Il adore expliquer la vie aux gens et il lui lâche cette phrase sibylline. « Le crime est un écosystème dont la police est une composante. Bien sûr, il y a un héros de temps en temps ». La vérité se niche dans une descente, un jour, dans le passé. Un point de deal où Carlin, Eric et Harrison tombent (???) sur un sac laissé là dans un coin, rempli de billets. C’est Harrison qui a insisté pour garder le pognon. Mauvaise idée. L’argent appartient aux Scorpions dont le boss s’appelle Rook Gately. Le malfrat pas commode qui les tient dans sa main. Un tueur en série, de surcroît un tocard de dealer, achève leur belle amitié. Eric a descendu le mec. Dans les règles. Mais lui ne le vit pas comme ça, la bouteille à portée de main. Il procrastine sur cette bavure. Parce qu’il est sûr que ça en est une. Il dit avoir la preuve que c’est un gars de la bande des Scorpions. Autant dire une bombe à retardement pour les deux potes flics. Parce qu’ils le savent, avec une telle volonté de rétablir la vérité, le dénouement de cette affaire sera à double tranchant. Et là, terminé le tous pour un et un pour tous. Chacun pour soi.

L’atmosphère du roman est saturée de violence. Maggie, sorte de Lara Croft australienne, est déchaînée et sème les cadavres dans son sillage comme les cailloux du Petit Poucet. Une acharnée de la justice qu’elle entend bien administrer à sa façon. On imagine qu’il y aura une suite. Après le père, la mère. Celle de la faute originelle, de l’abandon. Maggie est dans les starting-blocks. Prête à dégainer. Et nous, on est bien content.

« L’Héritière » de Gabriel Bergmoser, traduit de l’anglais (Australie) par Charles Recoursé, Éditions Sonatine, 272 pages, 21.50 euros.

 

« Une locataire si discrète » de Clémence Michallon : Méfiez-vous des jolis garçons

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L’emprise. Qui commence toujours par un abus, en l’occurrence un kidnapping. Celui de la femme dans le cabanon. Nous sommes dans l’Upstate New-York. Le kidnappeur l’appelle Rachel. La kidnappée se souvient qu’avant, elle était une femme avec un autre nom.

Clémence Michallon est française mais a voulu écrire en français. Cela lui a pris dix ans. Pour son premier thriller, « Une locataire si discrète », la jeune femme de 28 ans a donc choisi la langue de Shakespeare. Véritable coup de poing littéraire, le roman fonctionne quasiment sur le mode du dédoublement psychanalytique. L’utilisation du « tu » permet à la victime de se distancier d’elle-même comme pour atténuer la douleur ou lui offrir la possibilité de ne pas devenir folle. On retrouve la même mise à distance chez le bourreau qui fonctionne très bien tant que l’objet de sa folie reste dans le cabanon. La mécanique se grippe lorsqu’il doit déménager donc cesser de compartimenter, et composer avec sa propre fille et sa « locataire ». Très habilement, la romancière intitule ses chapitres ainsi : « Numéro un, Numéro deux puis trois », pour les femmes qu’il tuent. Puis « La femme dans la maison », « La femme en mouvement », lorsqu’elle désigne la captive. Clémence Michallon nous parle de pouvoir. À quel moment une femme subit, encaisse, se couche puis se relève. Jusqu’où un homme est-il capable de se perdre pour affirmer un droit qu’il est le seul à revendiquer.

« Règle numéro un pour rester en vie dans le cabanon : c’est toujours lui qui gagne. Depuis cinq ans, tu fais ce qu’il faut pour ». L’affrontement est très vite posé. Il est le plus fort. Mais elle sait ce qu’il faut faire pour survivre. Les autres, il les a tuées. La ligne de crête est étroite. Une barmaid entre dans la danse. Emily attend que Aidan Thomas franchisse le seuil du bar. Elle sait qu’après elle se sentira plus légère. Il a bonne réputation Aidan Thomas, apprécié de toute la communauté. Il vient tous les mardis et jeudis. « Il est si beau, il a tant fait pour la ville et il a perdu sa femme, il y a un mois ».

Mais Aidan a déménagé. Il est contrarié. Elle lui dit qu’elle est désolée. Il s’énerve. « Règle numéro d’eux pour rester en vie dans le cabanon : lui a toujours raison et toi tu es toujours désolée ». Il a une fille, Cecilia, 13 ans. Il l’élève seul, depuis que son épouse est morte. Un joli prénom penses-tu. « Qu’il n’aurait jamais dû lui révéler ». Dans sa toute-puissance, Aidan Thomas va mettre en application l’impensable. Faire croire à sa fille que dans leur nouvelle maison, il y aura une locataire. Discrète. Au début.

Il pose un verrou sur la porte mais il l’autorise à prendre son petit déjeuner. La confiture lui fait mal aux dents, elle n’a pas vu un dentiste depuis cinq ans. Il lui dit qu’il y a des caméras. Il est le Tout-Puissant. Pas la peine d’essayer de fuir. Il l’a attaché au radiateur. Le trio improbable trouve ses marques. Le lecteur regarde, fasciné. Comment a-t-elle fait, Clémence Michallon, pour nous faire avaler cette histoire de dingue. Pourquoi ne s’enfuit-elle pas cette Rachel, quand elle le peut. Peut-être parce que dans la maison, les règles ont changé. Tu les a changés. Il fallait au moins ça pour survivre.

Clémence Michallon détricote le mécanisme de l’emprise. Par petite touche, Rachel prend possession de ce nouveau lieu, de ce nouveau moi. Elle attend en embuscade, elle guette les signes d’une victoire que lui ne voit pas venir. Elle deviendra la femme dans le pick-up, la femme proche du but, la femme avec un nom. Lui cessera d’être au centre de sa vie, en exclusivité. Il est temps que les gens sachent vraiment qui est Aidan Thomas. Parce que qui ne connaît jamais assez ses proches, ses amis ou ses voisins ? Clémence Michallon s’est sans doute inspirée de faits-divers analogues. La réalité alimente la fiction que l’écrivaine a porté à bout de souffle, jusqu’à éteindre le feu du Mal invisible. Méfiez-vous des garçons propres sur eux.

« Une locataire si discrète » de Clémence Michallon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru, Éditions Fayard, 450 pages, 23 euros.

 

« La Fertilité du Mal » de Amara Lakhous : les éternels fantômes du passé

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Il y aurait donc du terrorisme acceptable et du terrorisme inacceptable. C’est du moins la question que pose le colonel Karim Soltani à la légende de la lutte pour l’Indépendance algérienne, la veuve et fidaïa, Zahra Mesbah, alias Dolores de son nom de guerre. Il aime bien les questions qui fâchent, le colonel Soltani. Le récit d’Amara Lakhous se déroule à l’ombre de l’Histoire mouvementée du pays. On y retrouve les acteurs centraux et ceux en arrière plan, inconnus du grand public. Rarement des gentils. Comme l’atteste le meurtre de Miloud Sabri, qui fut un temps une autre légende de l’Algérie libre.

Alors pourquoi, en plus de l’avoir égorgé, lui a-t-on coupé le nez le jour de la fête de l’Indépendance, le 4 juillet 2018. El-nif, le symbole de la dignité et de l’honneur. Le couper signifie que la personne a trahi. “ Le meurtre de Sabri, se demande le colonel Soltani, vient-il régler un contentieux remontant à la guerre ? “ Et pourquoi laisser le couteau sur place ? On ne se débarrasse jamais du passé. Et celui de l’Algérie est lourd. Entre le conflit qu’elle a mené contre la France pour sa liberté et la guerre civile qui a fait des milliers de morts algériens dans les années 90, la terre du colonel Soltani est gorgée de sang. Par où commencer ? Aidé de ses deux plus fidèles adjoints, la lieutenant Malika Derradji et le capitaine Samir Ziane, Soltani part en chasse, lui qui a réussi à rester propre, une gageure dans un pays rongé par la corruption.

On décrit souvent Alger dans les romans policiers. Le romancier a choisi Oran. La ville la plus européenne de l’Algérie. Justement, la magnifique villa où a eu lieu le meurtre appartenait à un ancien colon français parti depuis longtemps. L’endroit a de quoi interpeller. Comment Miloud Sabri, surnommé La Huppe, a-t-il pu s’offrir un tel bijou? Plus le trio de policiers creuse et plus le macchabée se révèle moins reluisant que son CV officiel. On comprend que ce Miloud Sabri a collé aux événements historiques de son pays pour mieux en tirer profit. Qu’importe les morts d’innocents, l’important est de garder le pouvoir. Et s’il faut passer des libérateurs au Fis (Front islamique du Salut) en utilisant ce jeune islamiste de Badro Bouzar, pas question d’hésiter. Fervent lecteur des œuvres d’un certain Abdallah Azzam, cheikh et concepteur originel de la base, Al Qaïda, au Pakistan avant de s’associer à Oussama ben Laden dans son combat contre l’Occident, ce Badro Bouzar incarne cette religiosité dévoyée sur laquelle les services algériens ont surfé sans état d’âme. Comme ce Miloud Sabri qui a su soutenir au gré de son feeling tel ou tel mouvement. Mais quel impair a-t-il commis et qui a précipité sa chute ? Soltani qui aime une divorcée tyrannique, se moque du passé. Il a un assassin à mettre sous les verrous avant de retourner auprès de sa volcanique créature.

L’auteur, Amara Lakhous, est un citoyen du monde. Né en Algérie, il a vécu longtemps en Italie. Aujourd’hui, il est professeur à l’université de Yale, aux États-Unis. Il écrit en italien, en anglais et en arabe. « La Fertilité du Mal » est le premier traduit de l’arabe en français. Belle initiative des Éditions Actes Sud/Actes Noir.

« La Fertilité du Mal » de Amara Lakhous, traduction de l’arabe (Algérie) Lofti Nia, Éditions Actes Sud/Actes Noir, 288 pages, 22,50 euros.

 

 » Phase 3  » d’Åse Ericsdotter : quand la mémoire s’efface

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Le médicament miracle. Celui qui guérit de la maladie d’Alzheimer. L’espoir de tous les espoirs, la dernière trouvaille de la Suédoise Åsa Ericsdotter avec « Phase 3 », un thriller angoissant. Comment ne pas se raccrocher à la science quand un proche ne vous reconnaît plus. Comment ne pas céder à tenter l’impossible. Une pilule ou une injection pour retrouver celle où celui qu’on aime. Pourquoi pas.

Mais cela aurait dû leur mettre la puce à l’oreille. Une souris qui pète un plomb dans la laboratoire, à Boston. Puis c’est un juriste retraité qui se tire une balle dans la tête, à Paris. S’ensuit la tuerie de neuf personnes dans le rayon pour enfants d’Ikea, à Stroughton. Encore une histoire de retraité qui débloque à Hull dans le Massachusetts et qui poignarde quatre de ses voisins. Si la police patauge, l’équipe scientifique qui pilote le programme Re-cognize (qui signifie en anglais, reconnaître) a très bien compris ce qui se passait. Tous ont participé à l’essai clinique de ce médicament. Des essais prometteurs avec trois études réussies sur des souris. Puis dix, vingt-cinq cobayes humains qui ont parfaitement répondu au traitement. Les subventions ont afflué. Il y a eu du Prix Nobel dans l’air. L’étude humaine suivante a été encore plus spectaculaire. Une centaine de personnes avec les mêmes résultats stupéfiants. Et enfin, 2000 personnes. Autant dire 2000 zinzins prêts à dégoupiller quelque part. Que faire ?

Les mettre sous cloche. Aller les chercher un à un pour les enfermer pendant six mois dans un ancien hôpital militaire du Maine. Le temps de trouver ce qui a mal tourné dans ces expérimentations. Six mois de surveillance dans un environnement plus proche de celui d’une prison que d’un hôpital. Deux mille lits sous la direction du docteur suédois Benjamin Lager. Ce dernier n’est pas très à l’aise. Les patients sont coupés du monde et de leurs proches. Il se dit que cela ressemble de très loin à un hôpital. L’un des patients est le père de la doctoresse, Celia Jensen, l’une des membres de l’équipe de recherches. Elle a, elle-même, injecté la première piqûre à son père. Elle est au quatre-cents-coups. Prête à tout. 

Åsa Ericsdotter a cartonné avec « L’Épidemie » qui abordait le thème du totalitarisme. Elle se replonge dans la science avec ce thriller qui nous montre que certains scientifiques s’emballent au nom du progrès. Et que la tentation de la mise au pas des citoyens sans leur donner d’explications, reste la solution privilégiée par les dirigeants quels qu’ils soient. C’est enlevé avec des romances qui plairont à certains. La romancière appuie là où ça fait mal. La peur des enfants dont les parents sombrent dans cette maladie et ne les reconnaissent plus. Au fond, l’ultime angoisse.

« Phase 3 » de Åse Ericsdotter, traduction du suédois par Hélène Hervieu, Éditions Actes Sud/Actes Noirs, 480 pages, 24 euros.

 

« Cartel 1011, Les Bâtisseurs » de Mattias Köping : OPA tous azimuts dans le trafic de drogue

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Vous ne vous sentez pas bien ? Vous vous précipitez sur les dernières informations relatives au Fentanyl en Europe, avec la boule au ventre ? Normal. Le premier tome d’une trilogie à venir de Mattias Köping, « Cartel 1011, les Bâtisseurs », ne peut que vous mettre dans cet état de sideration absurde et angoissante. Le tableau que le romancier dresse du trafic international de la drogue est tellement monstrueusement crédible que ceux qui ont des enfants en bas-âge, ne peuvent que pousser un soulagement de répit. Pour les autres, j’ai bien peur que cela ne soit déjà trop tard, vu l’état de désolation spirituelle des Occidentaux.

Tout part du Mexique, dans la péninsule du Yucatan, dans l’État du Quintano Roo. La classe moyenne américaine s’y prélasse en masse chaque hiver dans les villes de Cancun ou de Playa del Carmen. Les autres, les riches et les jet-setters du monde entier qui migrent par grappe à chaque saison, choisissent plutôt Tulum, le Saint-Tropez local, version palmiers et tequila. Ça, c’est pour la carte postale. L’envers du décor vaccine à tout jamais d’y passer des vacances. Mais à la limite, peu importe. Le groupe de la COMEX, propriété de la famille Hernandez, elle-même originaire du Yucatan et qui pèse lourd, très lourd dans l’économie mexicaine, a fait main basse sur tout ce qui rapporte dans le coin. L’empire des Hernandez s’apprête à lancer le chantier titanesque du train Maya, projet dévastateur sur le plan  écologique, selon les ONG locales. Si la direction fréquente le gratin mondial et présente un front bien propre sur lui, les lieutenants ne sont pas forcément les plus sortables. L’auteur présente un tropisme gros méchants certain. Et il y en a un paquet dans son super roman. Du plus glamour à l’affreux psychopathe ou junkie édenté, il y en a pour tous les goûts.

Un mystérieux groupe est en train de transformer le territoire en sous-traitants des abattoirs locaux. Il signe 1011 sous forme de chiffres et de lettres, sur le corps de ses victimes ensanglanté et sème une terreur calculée vertigineuse. Si tant est que ce soit encore possible dans un pays devenu un Narco-État et où croiser des cadavres relève d’un quotidien désormais banal. Surtout lorsque les têtes enfoncées sur des piques jalonnent souvent les bas-côtés de la chaussée. Le Mexique est un mouroir gigantissime à ciel ouvert. Des gens disparaissent sans laisser de trace, le nombre de féminicides est stratosphérique, en bref, ce pays d’Amérique latine part en sucette.

La misère des uns fait la fortune des autres. Le trafic de drogue, ce nerf d’une guerre perdue d’avance par des démocraties occidentales en perte de vitesse parce que rendues aveugles faute de vision politique nouvelle, rapporte des milliards. Leurs chefs savent parfaitement lire et compter. Cela n’a pas échappé au cartel 1011 que le grand gagnant du œuvres caritatives de la fondation de la COMEX, un gamin issu de milieu défavorisé, vient d’obtenir un Master de chimie pharmaceutique. Il s’appelle Miguel Guerrero Garcias. Il n’aura pas le temps de savourer son diplôme, il est kidnappé à la fin de la cérémonie et envoyé en Hollande où l’attend un laboratoire digne des plus grands centres de recherches expérimentales. Outre l’enlèvement, les lascars ont utilisé les méthodes de persuasion habituelles. “Ou tu nous suis, ou ta fiancée y passe”. Ce que ne sait pas Miguel, c’est que de toute façon qu’il obéisse ou pas, la demoiselle est destinée à finir dans les bordels les plus sordides du coin.

Voilà, on a le chimiste. On a des toxicos de base avec le couple batave Rik et Neeltje qui distribue tout un tas de pilules dans les soirées techno pour fils de petits bourgeois. Mais on a aussi,  et là le roman devient hypnotique, le déroulé d’une prise de pouvoir, d’une OPA inamicale façon trafiquants de drogue sur un marche déjà saturé de substances toxiques en tout genre. Et on n’est pas déçu.

Il y a les plus clean, les brokers ou les avocats. Ils sont les ambassadeurs du cartel émergeant avec pour mission de monter des partenariats locaux aux quatres coins du globe comme avec la Cosa Nostra, la Hache Noire nigériane ou encore la ‘Ndrangheta. “ Leurs activités étaient aussi soutenues que celles de n’importe quel plénipotentiaire d’un véritable État. Ils étaient bardés de diplômes, ne se draguaient pas et n’avaient jamais tué personne, du moins pas directement. Mais leur parole valait arrêt de mort. Les attachés-cases étaient plus efficaces que les Kalachnikovs”.

Comme cet avocat en droit international, Paolo Conti, du Studio Legale Associato Conti e Del Sarto. Un faux nom, bien évidemment. Il est la vitrine légale des marchands de rêves pourris, le bras armé de la lessiveuse, permettant au moyen d’achats et de reventes légaux, que l’argent injecté dans les banques ressorte plus blanc que blanc à la fin du cycle. Et le criminel au costume trois pièces sait y mettre les formes. Il prévient toujours : “ Si vous me tuez, les conséquences seront lourdes, y compris pour vous. Mais je préfère être tué par vous que par eux “. Son interlocuteur du moment, Don Fabrizio, Le Roi de la Neige napolitain regarde les images défiler sur le téléphone. Décapitations, émasculations ou encore égorgements, les méthodes raffinées de ce nouvel arrivant sur le marché de la dope ont le pouvoir de le convaincre. Il fera affaire.

Ce n’est pas ce que Long Boy de Liverpool a choisi de faire. La balle de son Walter atterrit en pleine tête de l’émissaire du 1011. Grossière erreur. Les prédictions de l’étrange visiteur se réalisent. Son ex-femme et sa fille sont torturées et violées, et Bugsy, élément essentiel de son empire à la dérive, est retrouvé en petits morceaux, avec des signes cabalistiques gravés sur la peau. Parce que ce qui compte et reste, ce sont les messages. Deux gars, en particulier, deux sicarios mexicains, grands amateurs de narcocorridos, sont payés pour les faire passer. “ Ruben et Diego ne participaient pas aux négociations : ils n’étaient chargés que de ceux qui devaient mourir “. Ils sont frustres, basiques et appliqués dans leur job et leur logistique est  impressionnante. “ Ils savaient que le 1011 avait des cadres en Europe. Mais le réseau était pensé à la manière des cellules terroristes. À chaque meurtre accompli, ils recevaient les coordonnées de nouvelles planques et des fiches complètes sur les victimes suivantes : photographies, descriptif détaillé des habitudes, adresses, entourage etc… Les consignes étaient strictes : une mise en scène macabre, toujours la même, et l’élimination des témoins éventuels seulement si nécessaire. “

Et ils font leur petit effet avec leur protocole sanglant. Les polices d’Europe hallucinent. Jamais elles n’auraient cru que les méthodes d’Amérique du Sud seraient importées sur ce bon vieux continent. Europol se met en mouvement. Les meilleurs des flics y sont représentés. Le constat est dramatique. Le 1011 a mis un terme à un code de bonne conduite qui jusqu’ici privilégiait la discrétion. II fait savoir qu’ils prennent le pouvoir, comme là-bas au pays, au Mexique. Mais qui dirige 1011 ? Mystère. Que veut dire 1011 ? Tout autant une énigme. On entrevoit à peine leur modus operandi.

Avec ce nouveau roman, Mattias Köping, qui bénéficie déjà d’une bonne côte dans le monde des aficionados du roman noir, rejoint direct le sommet des temples mayas. « Cartel 1011, Les Bâtisseurs », est aussi intelligent que violent, informé et précis. Les personnages sont plus fantastiques les uns que les autres, chacun dans leur genre. Un shoot littéraire, tristement prémonitoire et dont la descente va faire très mal.

« Cartel 1011, Les Bâtisseurs », de Mattias Köping, Editions Flammarion, 623 pages, 23 euros. 

 

 

 

« Oubliés » de J.R. dos Santos : un hommage aux soldats portugais de la Grande Guerre

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Qui se souvient d’eux ? Ces Portugais sacrifiés comme de la chair à canon dans un conflit pourtant lointain. Envoyés sur la ligne de front dans les Flandres en France en 1917, ils subirent une des attaques les plus meurtrières de l’armée allemande. Livrés à eux-mêmes faute de renforts, ils combattirent vaillamment et résistèrent envers et contre tout. « Oubliés », grande fresque romanesque de J.R. dos Santos, traduite pour la première fois en France mais cultissime chez les Portugais depuis sa sortie en 2004, leur rend un hommage appuyé sur six cents pages. Avec raison.

Décidément, on n’en finit pas d’apprendre à quel point la Grande Guerre fut celle d’une boucherie. À travers le superbe personnage d’Afonso Brandão, le romancier portugais qui fut aussi correspondant de guerre, dévoile l’incurie du gouvernement et de l’armée de l’époque infichus de préparer une stratégie militaire digne de ce nom, inconséquents au point de ne même pas renforcer et encore moins relever des hommes exténués par des mois de présence sur un front constamment pilonné par le feu allemand. Si l’histoire d’amour entre cet homme d’origine modeste et un peu frustre, Afonso Brandão, et la baronesse Agnès Chevallier que ce dernier désigne curieusement toujours par La Française, occupe une place importante dans la dynamique romanesque, la partie qui concerne les militaires oublié est fantastique. Nous sommes avec eux dans les tranchées, ces soldats dénigrés par les Anglais, nous sommes tous derrière Afonso Brandão.

Il est né en 1890, à Rio Maior, dans la région de Ribatejo. C’est un Portugal rural. Le père cultive les vignes, sa femme met au monde des enfants, six au total, et tous sont très croyants. Le garçon a un destin tout tracé : peu d’école, beaucoup de temps à aider son père dans les vignes puis travail à la scierie où il découvre qu’il n’est pas très doué. Une petite affiche dans un magasin le sauve de ce dur labeur. Isilda Pereira, jeune veuve avec une petite fille, l’embauche. Afonso ne le sait pas encore mais cette jeune femme aura une importance décisive et cruelle dans sa destinée. Tout comme cet événement historique capital, l’archiduc autrichien François-Ferdinand est assassiné le 28 juin 1914 par un Serbe sur le pont de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine.

Jugeant qu’il est trop proche de sa fille, Isilda commence par convaincre les parents d’Afonso de l’envoyer au séminaire. Elle paiera tous les frais. En 1903, le jeune garçon quitte sa famille pour la première fois et se rend à Minho. Il n’apprend pas, il dévore. Le garçon est doué, il est bon pour le grand séminaire. Il y restera jusqu’à ses 17 ans. Finalement, le foot et sa passion pour le Sport Lisboa e Benefica dont il s’entiche, le perd pour la soutane. Encore une fois, Isilda va intervenir. Toujours inquiète de l’attirance de sa fille envers Afonso, elle précipite l’avenir de ce dernier en le faisant entrer à l’armée et comme au séminaire, il se montrera bon élève. Une droiture, un sens de l’honneur et du devoir vont le conduire tout droit dans les Flandres. L’Allemagne déclare la guerre au Portugal en 1916. Afonso rejoint alors le Corps expéditionnaire portugais (CEP) en tant qu’officier. Il y a 32 régiments parmi lesquels le 8ème régiment d’infanterie de la 8ème Division.

Les personnages de J.R. dos Santos incarnent des moments clé de leur propre histoire et ceux de la grande Histoire. La ruralité portugaise par opposition à la capitale Lisbonne, où enfant, Afonso, découvre la première voiture et ce jeu miracle qui consiste à courir après un ballon. En France, il tombe amoureux d’Agnès Chevallier qui se rêvait médecin mais dont la vie a pris un autre tournant après la mort de son premier mari. On est alors en terres bordelaises dans une magnifique demeure où la sophistication des lieux et de l’hôtesse contrastent avec les origines sociales d’Afonso. J.R. Dos Santos soigne la trame romanesque pour mieux nous conduire à une autre réalité, celle-là véridique et non plus imaginée mais crue, brutale, inhumaine, gazée et mortelle. Les boyaux de la Grande Guerre, celle qui fit près de dix millions de morts.

Le sort de cette malheureuse poignée de soldats portugais va dépendre de deux très hauts gradés allemands. Le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, et le maréchal Hindenburg qui veulent passer à l’offensive au printemps 1917, et ainsi porter un coup de grâce à l’ennemi. Persuadés que cela les forcera à signer la paix, selon leurs termes. Il leur faut donc une dernière offensive de type blitzkrieg, spectaculaire, de celle qui reste dans les mémoires et les livres d’histoire. Après moults cogitations, ils choisissent d’attaquer ce qu’ils pensent être le maillon faible dans la cuirasse des Alliés. Ce sera cette petite bande du front de l’Est, celle justement défendue par des troupes portugaises coincées entre les divisions anglaises. Sur le secteur de la rivière Lys, au sud d’Armentières, à Neuve-Chapelle très précisément. « Nos informations laissent entendre que les Portugais sont démotivés, mal préparés, et qu’ils manquent d’officiers, tour comme de repos ». La bataille du Kaiser est ainsi programmée. Elle doit assurer la victoire à l’Allemagne. On connaît la fin mais pas forcément l’histoire de ces héros anonymes portugais morts au combat.

On peut toujours compter sur les Anglais, ces îliens d’un empire disloqué depuis longtemps pour distribuer les bons et les mauvais points. Le lieutenant Tim Cook, au demeurant plutôt sympathique, n’échappe pas à la règle. Il les regarde de bien haut ces Portugais, ce Britannique sûr de son héritage militaire, véritable paquetage identitaire qui le conduit à considérer les autres armées, notamment la Française et la Portugaise, comme si peu professionnelles. La palme revenant aux Lusitaniens avec l’insalubrité de leurs tranchées qui atteste, selon lui, de leur médiocrité au combat. Mais Cook concède aussi que les conditions de ces soldats sont aberrantes. La 1er Division, par exemple, a combattu sept mois d’affilée, la 2ème pendant trois mois. Impensable dans l’armée britannique.

Pourtant rien n’arrête la folie des généraux à Lisbonne qui demandent au capitaine Afonso Brandão et ses hommes de participer à un raid de terreur sur l’ennemi avec trois objectifs : capturer des Allemands, leur montrer qu’ils savent se battre et ainsi remonter le moral des troupes. Tout ça, sans renfort bien évidemment. Afonso est aussi éberlué qu’effaré. Ce raid et ce qui suivra donnera tort aux Anglais. En ce jour d’avril 1917, alors que les Portugais comprennent qu’ils sont cernés par l’armée allemande, ces hommes au physique souvent petit et trapu, ont répondu présents. Certains malgré eux, d’autres avec les notions de devoir et d’honneur chevillées au corps. Les artilleurs retournent au combat, au sein d’unités britanniques. Ils se retrouveront, unique division, face à quatre divisions allemandes. Les munitions viendront à manquer, il leur faudra se rendre. Afonso Brandão survit et retourne chez lui. La romance prend le pas sur la guerre, dans ce récit épique. « Oubliés » de J.R. dos Santos est un roman populaire dans le sens le plus noble du terme.

« Oubliés » de JR dos Santos, traduction du portugais par Catherine Leterrier, Éditions HC, Hervé Chopin, 576 pages, 22.50 euros.

« L’Esprit d’Aventure » de Reid Mitenbuler : le Groenland dans la peau

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La photo spectaculaire de Irving Penn prise en 1947 a fait le tour du monde. Mais peu connaissent l’histoire et encore moins le nom du colosse hirsute qui pose vêtu d’un manteau de fourrure extravagant, avec à ses côtés sa femme Dagmar, petite dame sophistiquée, double collier de perles autour du cou, le regard charmeur et indolent. Dans une biographie passionnante, Reid Mitenbuler nous apprend tout de Peter Freuchen, explorateur danois, aventurier, écrivain, scénariste ou encore journaliste. Un monstre sur la banquise du Groenland dont la vie fantastique est rapportée avec une intensité à la mesure du personnage.

Nous sommes dans les années 1900. La course aux pôles Nord et Sud est l’objet de toutes les convoitises des grandes nations dans le monde. « La quête du pôle Nord restait un but romantique à forte portée symbolique. Elle représentait une entreprise dont la réussite ne se mesurait pas en échelons sociaux, mais en courage et en volonté ». Exactement ce qui convenait à cette force de la nature de Freuchen, peu porté sur les études. Il monte à bord du Danmark, le 24 juin 1906. L’un des objectifs est de cartographier cette partie du globe afin de vérifier les conclusions réalisées par un autre explorateur très controversé, Robert Peary, passé brièvement dans la région en 1892 au cours d’une expédition et qui affirmait que la terre à cet endroit, était séparée du Groenland par un détroit. Freuchen est chargé des stations météo puis de camper à proximité de la calotte glaciaire pendant un an. Il doit récolter des données au moyen d’un équipement spécial dispersé dans les environs. « J’avais à peine plus de vingt ans, écrit-il, et une soif insatiable de nouvelles aventures, alors, comme un idiot, je suis resté ».

Ce fut autant le paradis que l’enfer. Il découvre les températures inhumaines, les loups affamés qui se ruent sur la porte de sa cabane, la faim, et la folie qui touche tous les hommes isolés trop longtemps. Lorsque l’équipe de ravitaillement le découvre en mars 1907, il est dans une confusion mentale extrême. Mais le ver est dans le fruit. Le jeune homme a trouvé sa voie et son graal. Ce sera l’immensité blanche d’un décor vertigineux et létal. La rencontre avec son maître à penser en la matière va parachever son destin. Le grand explorateur danois Knut Rasmussen l’avait déjà fait rêver avec son livre, Le Peuple du Nord polaire, une référence absolue sur la région du Groenland. Les deux décident de faire équipe. En 1910, ils partent en direction de l’extrême nord du Groenland, au bas de la baie de Melville, sous contrôle danois. Cette partie de l’ouvrage devient passionnante. Les observations sur le monde des Inuits par Freuchen sont savoureuses, dénuées de jugement et de racisme. Encore néophyte par rapport à Rasmussen, il lui arrive souvent de commettre des bourdes que ce dernier répare toujours avec bienveillance. Mais les deux hommes sont clairement sur la même longueur d’onde dans leur approche des populations locales et de ce qu’ils peuvent leur apporter. À ce titre, la mise en place d’un comptoir va servir d’expérimentation. Il s’appellera Thulé. Ce qui veut dire en latin « au-delà des frontières du monde connu ».

On suit les aventures de Freuchen, ses amours multiples, la polygamie étant la norme chez les Inuits. Il en vient même à apprécier la cuisine locale, comme le kiviaq à ba se de phoque et qui terrifie les Occidentaux. Le goût évoque chez Freuchen « la réglisse et le fromage maturé ». À vingt-cinq ans, plus que jamais en immersion, il épouse Mequpaluk qui changera de nom, comme il se doit chez les Inuits, et s’appellera tout de suite après la noce, Navarana. Ils ont une fille, Pipaluk. Freuchen fait des allers-retours entre Thulé et le Danemark. Jusqu’au jour où en 1921, toujours avide d’aventures, il accepte une cinquième expédition au cours de laquelle il échappe à la mort. Mais pas un de ses pieds. Si l’on doutait encore de son courage, le sort qu’il inflige à son membre gauche nous prouve le contraire, en nous laissant effarés. Il se donne lui-même les coups de marteau destinés à faire un petit tas de ses orteils. La suite est un calvaire qui s’achève par une amputation. La légende est lancée. Il rejoint la longue liste d’explorateurs ayant perdu des orteils dans l’Arctique.

Peter Freuchen reste alors éloigné de Thulé, récupère, épouse une Danoise après la mort de sa première femme qui succombe à la grippe espagnole. Il donne des conférences, publie des livres, travaille comme journaliste pour le journal danois, Politiken, se fait connaître au monde. Il est approché par le cinéma. Part en Allemagne, à Berlin, où il rencontre même la cinéaste Lena Riefenstahl qu’il soulève dans un moment de folie totale, devant une assemblée de dirigeants nazis saisis d’effroi face à la réaction possible du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels. Il pose ensuite ses valises à Hollywood, participe à l’écriture pour la MGM de son film Eskimo, et rend même visite au président américain de l’époque, à la Maison Blanche. La Russie le fascine et le rebute tout autant. L’auteur nous fait part des observations de Freuchen, et elles ne manquent pas de nous alerter.

Alors qu’il parcourt l’Amérique, Freuchen s’étonne.  « Il était étrange que cette nation qui parle tellement de droits humains et de culture ne puisse se comporter comme il faut. Les États-Unis ont la peur des gens de couleurs dans le sang, et le temps viendra où ils le regretteront ». Il se montre encore plus navré par les républicains de l’époque. « Le parti était dirigé par une caste de personnes d’influence aux idéaux hautement capitalistes qui bâtissaient leur popularité sur de vagues idées de liberté ». Il est sidéré qu’un aussi grand nombre d’entre eux croient sincèrement que Franklin D Roosevelt et les partisans du New Deal sont déterminés à détruire le pays. « Certains associent même les plans ambitieux de Roosevelt au communisme soviétique. Une comparaison grotesque surtout pour quelqu’un comme moi qui avait été témoin du désenchantement que représentait le modèle soviétique. La base du parti ironiquement était composé de gens dont la prospérité économique était souvent mise à mal par les politiques républicaines ». En 2024, alors que l’Amérique s’apprête à élire un nouveau président, la moitié de la population est encore imprégnée de cette ignorance crasse et qui l’aveugle. Le Démocrate Joe Biden étant véritablement considéré comme un infâme communiste, socialiste… Encore plus fascinantes sont les remarques de Freuchen sur le changement climatique. Déjà. Alors qu’il voyage en Russie, il constate que « les conséquences de l’action humaine sur des zones autrefois intactes deviennent de plus en plus visibles mais cela ne suffit pas encore à alarmer les gens. En effet, une petite poignée de scientifiques russes a même récemment noté une augmentation des températures moyennes et ce changement leur semble positif. Selon eux, la fonte des glaces ouvrirait des voies navigables à travers l’Arctique, ce qui permettrait une extraction moins onéreuse des ressources naturelles ».

L’homme est gourmand en tout. Il lui a fallu des aventures, celles des femmes ne lui échappent pas. Il en aura beaucoup mais en épousera trois. La dernière est une Danoise de 24 ans plus jeune que lui, installée à New-York depuis 1938. Lorsqu’en décembre 1944, Dagmar Muller le voit débarquer dans cet accoutrement insensé chez des amis communs, avec deux dindes à la main qu’il découpera ensuite avec un canif qu’il ne quitte jamais, le coup de foudre est immédiat. Ils se marient le 23 juin 1945 après avoir consulté un médecin pour s’assurer que ni l’un ni l’autre n’ont la syphilis, « une démarche peu romantique mais exigée par la loi de l’état de New-York à l’époque ». Il vit en Amérique où il gagne plus d’argent qu’au Danemark mais où il retourne régulièrement.Thulé occupe encore ses pensées. Il y revient une dernière fois, en 1952. Ce n’est plus le Groenland de ses souvenirs. Le roi dollar a tout changé mais pas forcément en mieux. « J’avais construit la première mission. À présent, je roulais dans une voiture américaine sur des routes goudronnées où il y avait des panneaux routiers et j’entendais des explosions au loin là où des ouvriers du bâtiment faisaient sauter une montagne. Mon ancien chez moi n’était plus un coin reculé à l’écart de la civilisation. Quelques 8500 militaires américains et autres employés du gouvernement, ce qui équivalait environ à un quart de la population autochtone du Groenland, étaient présents dans le cadre de ce qu’ils appelaient l’opération Blue Jay ». Il est d’ailleurs persuadé que quelque chose se tramait. Il n’a pas tort. « Les États-Unis avaient tenté d’acheter le Groenland de Danemark pour 100 millions de dollars. Mais les Danois avaient refusé l’offre. On ne vend pas ses propres habitants comme du bétail ou des chevaux. Une opinion partagée par le gouvernement en 48. » Qui changea par la suite.

Son goût de l’aventure ne le quittera jamais. Il arrive en Alaska le 2 septembre 1957. Les gens le reconnaissent essentiellement pour sa participation à une émission de télé en vogue aux États-Unis et non pour ce qu’il a accompli durant l’expédition Danmark pour sa traversée de la calotte glacière avec Knut Rasmussen. Mais il s’en moque, il signe des autographes et bavarde avec ses admirateurs. Il est 17h30, lorsqu’il franchit le seuil de sa chambre avant de sentir sa poitrine se serrer et de tomber par terre. Il meurt d’un infarctus. Il avait 71 ans. Comme l’écrit Reid Mitenbuler, « Il était issu d’une génération d’explorateurs qui avaient commencé leur carrière en amateur appris sur le tas, avaient voyager vers des contrées inconnues à bord de navires en bois bringuebalants ». Peter Freuchen n’a pas eu la renommée de Knut Rasmussen mais il aura vécu une vie de roman. Et ses écrits sur sa vie passée avec les Inuits restent inestimables. Encore aujourd’hui.

« L’Esprit d’Aventure », itinéraire d’un explorateur excentrique, de Reid Mitenbuler, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ghez, Éditions Paulsen, 464 pages, 24,90 euros.

 

« L’Œuvre du Serpent » de Norman Jangot : l’Homme et le chaos

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Un polar SF, signé Norman Jangot. “L’Œuvre du Serpent” nous propulse dans le monde des Pythons, des Chasseurs de L’Omphalos, des Synchs et du chaos. Passé le moment où l’on a l’impression d’être noyé dans un vocable un peu barbare, le roman du journaliste, scénariste, vous harponne comme dans une bonne partie de pêche en haute mer. Un monde où le crime a drastiquement baissé. Jusqu’à ce qu’un serial killer ne vienne faire dérailler ce nouvel univers.

Nathaniel Loppe est le Grand Chasseur de Paris. Il possède le don. Celui de résoudre les mystères. Il est le meilleur dans sa catégorie. Jusqu’au jour où il reçoit un liquide frais, glacé au début puis brûlant. « Un feu divin, ses yeux devinrent deux flammes incandescentes de douleur. Corrosion interne irrémédiable. » On le retrouve cinq ans plus tard, An 28 du calendrier de L’Onde. Ce choc qui frappa la planète tout entière parce que l’Homme avait foré à plus de trente kilomètres sous terre. Sans se soucier de rien. Paris est en ruine, les gens vivent dans les tunnels. « Une vague de crimes submergea le monde, et en particulier les grandes métropoles. » On découvrit deux choses : le don et les coïncidences (Synchs).

C’est Milo qui vient le chercher. Milo Nirbelstein est aussi un Chasseur. Mais il n’a jamais eu la magic touch de Nathaniel. Il travaille désormais au commissariat du Montparnasse, au septième, l’étage des Chasseurs. Ces derniers ont été relégués, ont perdu de leur superbe. Mais il y a une nouvelle disparition. Puis une autre. Un gars riche. Il y en a encore dans ce nouveau monde. On les appelle les Rikkis. Ceux qui sont encore respectés alors qu’il est devenu impopulaire de posséder une trop grosse fortune. On demande à Milo de réactiver son feeling de Chasseur. Il sait qu’il ne peut plus. Nathaniel, lui, si.

Mais le bonhomme est passé sous le radar depuis longtemps. Il le retrouve dans une banlieue parisienne devenue dépotoir comme toutes les banlieues désormais. Aveugle. Narquois. « OK, vous avez affaire à un Python serial killer. Il fallait que cela arrive un jour. Vous êtes dans la merde, change de job, trouve-toi une femme… » Milo doit mentir. Il existe une drogue qui permet d’utiliser le don pour voir à l’intérieur de soi. Elle n’est pas commercialisée mais il y a un stock au commissariat. Nathaniel ne peut résister. Il veut mettre la main sur le salopard qui l’a rendu aveugle. Il ne connaît pas son visage mais sa voix, elle, est gravée en lui à jamais.

Le projet HePyGet, Heriditary Python Gene Transmission, un truc de ouf. L’objectif : trouver le moyen de transmettre le don des Pythons, afin d’avoir des Chasseurs à perpétuité. Une idée de malade initié par quatre hommes riches qui sont pourtant enlevés puis tués les uns après les autres. Sauf un. Michaël Octava, artiste, star de la mode. Il y a aussi un homme qui se faisait appeler Le Tisseur et qui organisait des jeux pour les Rikkis. Comment tout ce merdier s’emboîte-t-il ? Quel est ce jeu où l’art occupe une telle place que des femmes et des hommes se damnent pour y participer. Et surtout pour l’emporter. On retrouve les thèmes de la surconsommation, du capitalisme débridé maté, on boit dans les Conduits, ces bars clandestins d’un nouveau genre. Les hommes se décarcassent pour éradiquer le crime. En vain. De nouvelles spiritualités explosent. Reste une constance. Peu importe les idées, elles seront toujours interprétées et orchestrées par l’homme. De quoi désespérer. « L’Œuvre du Serpent » est un roman de SF en mode polar. Vénéneux, tordu et addictif.

« L’Œuvre du Serpent » de Norman Jangot, Éditions Héloïse d’Ormesson, 496 pages, 22 euros.