Accueil Blog Page 5

« L’Année de la Sauterelle » de Terry Haynes est celle de tous les dangers

0

Disons-le tout net, c’est l’un des gros pavés les plus attendus de ce premier semestre 2024. La reprise de service de l’un de nos agents secrets préférés, répondant au nom de code de Kane. Terry Hayes, auteur du génialissime « Je suis Pilgrim », aura donc mis dix ans avant de faire revivre l’homme de la CIA, roi de l’infiltration en territoires ennemis hermétiques. Le romancier reste au taquet, toujours bien branché actu, Al-Qaïda, la Russie, la Tchétchénie, l’Iran, tous ces ennemis de l’Occident. Mais Terry Hayes s’est aussi intéressé à un autre genre sur près de 700 pages : la dystopie. Résultat, alors qu’on est bien tranquille assis dans notre zone de confort, nous voilà embarqués dans l’Amérique de demain, véritable champ de bataille entre humains et créatures surhumaines qui ont infusé quelque part, en ex-Union-soviétique. Déstabilisant et flippant.

Mais laissons de côté notre ami Kane un petit moment et commençons par le bad guy, Abu Muslim al-Tundra, l’homme des mornes hivers. Après tout, c’est grâce ou à cause de lui que l’auteur a changé son fusil d’épaule et délaissé en partie le thriller d’espionnage pour une science-fiction étonnante. Un gars supposé mort sous le poids d’un largage de deux bombes de deux cent cinquante kilos sur une prétendue planque en Irak. Un gars au CV impeccable selon les normes terroristes en vigueur chez les fidèles de la planète djihad international et sanglant : petit soldat d’Allah passé bourreau puis commandant opérationnel d’Al-Qaïda au pays des deux fleuves, l’Irak, pour enfin devenir l’un des dirigeants de l’armée des Purs, organisme terroriste encore plus sanguinaire si tant est que ce soit possible, de feu Daech. Pas de photo claire du lascar, une quarantaine d’années supposée, le visage toujours dissimulé par un keffieh et de grandes lunettes de soleil. Le Mossad en personne s’était cassé les dents, infichu de deviner qui était ce fantôme. Mais heureusement la NSA a récupéré une image que la CIA s’apprête à montrer à Kane. Et que voit-il, lui le super agent ? Un tatouage dans le dos, avec des caractères en cyrillique. Pas celui de l’impressionnant lion de Zlatan mais entre autre celui d’une sauterelle. Sacré symbole. « Pendant des années, il n’y a rien, commente le directeur de la CIA, Richard Rourke, alias, Falcon, puis c’est l’invasion, on ne peut plus les arrêter, elles détruisent tout sur leur passage. Peut-être est-ce le moment. Leur heure est peut-être venue. » Histoire d’humaniser le personnage, Terry Hayes nous raconte très vite que le pauvre garçon a subi un traumatisme dans son enfance dont visiblement il a du mal à se remettre. Ce serait donc l’acte fondateur, celui d’une injustice, la mort de son père… Mais Hayes habile conteur, corse le portrait en révélant que le bonhomme vient en réalité de Sibérie dans cette bonne vieille Russie.

Ils étaient donc faits pour se rencontrer. Un agent de la CIA de 36 ans, polyglotte, et un ancien colonel de l’armée russe ayant tourné vilaine crapule à la solde de l’un des pires réseaux terroriste islamistes de la planète. Le colonel Roman Kazinsky (patronyme qui rappelle Theodore Kaczynski, alias, Unabomber, citoyen américain et responsable de plusieurs attentats dans son pays) de son vrai nom. Confrontation magistrale, le Bien contre le Mal, deux hommes, soldats hors pair, chacun dans son genre, rompus à tous les combats, à toutes les astuces, d’une intelligence hors norme mais avec un objectif diamétralement opposé. L’un sauve, répare et s’il faut tuer pour ça, il n’hésite pas. L’autre n’a pas pour vocation d’épargner qui que ce soit se mettant entre Allah et lui. Sa mission est essentiellement de dégommer les mécréants. En l’occurrence, Walker, AKA Kane. Qui s’est hasardé un peu trop loin de chez lui en se faisant passer pour un Saoudien parti à la recherche de son frère. Une ficelle un peu grosse que le djihadiste ne laisse pas passer. Les lascars de son genre ont un faible pour les cages. Comme ses prédécesseurs de chez Daech. Eux avaient mis le feu à un pilote jordanien. Al-Tundra préfère la noyade. Aussi quand il il met la main sur l’agent Kane, il le fait boucler avec Laleh, une jeune Afghane embarquée dans cette histoire d’espions qui la dépasse dans cette prison flottante, située dans le Golfe à quarante kilomètres du port iranien de Bandar Lengueh. Et regarde longuement les deux prisonniers s’enfoncer dans l’eau. Comme pour s’assurer de leur mort. Méfiant al-Tundra, le mot est faible.

Mais il n’a pas tort. Le duo survit. Et Kane devient alors l’homme qui a vu l’homme. Inestimable. Il peut dire aux pontes de la CIA qu’il connaît son véritable patronyme, son visage et même les autres tatouages de son dos. Comme les trois étoiles et les deux bandes rouges de colonel. Il déchiffre aussi ce qui est écrit : la 3e brigade des Spetsnaz, un groupe des forces spéciales qui s’était illustré par sa brutalité. Chaque bataille tatouée sur le dos, comme celle d’Alep, meurtrière où une boîte en carton trouvée dans une vieille cuisine de la citadelle prit une certaine importance. La CIA est sur les charbons ardents, elle veut ce Kazinsky, elle possède l’agent pour cette mission. Suffit d’établir un plan. Qui va mal tourner en ce sens que le djihadiste va échapper aux Américains. Pas faute pourtant d’avoir mis le paquet et fait sortir du bois les meilleurs conducteurs de drone mais le terroriste est comme les chats, il a plusieurs vies. On est en Iran, au Pakistan et en Afghanistan, Terry Hayes a bien potassé son sujet, il sait de quoi il parle.

En attendant, Muslim al-Tundra a disparu des radars. La CIA a des moyens et des agents compétents. Ils comprennent que le terroriste a réussi à monter à bord d’un bateau, le Legend, qui navigue vers le port russe de Makhatchkala. Une escale imprévue à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan rebat les cartes. Heureusement que Kane a autant de muscles que de cervelle. Bakou est située à deux mille kilomètres de Moscou et cinq mille de la Sibérie. Il se souvient de l’enfance du colonel et devine. Qu’il se rend vers « le cœur des ténèbres », Grozny la capitale de Tchétchénie. Une ville islamique que Kane a bien connu par le passé. Les satellites de la NSA s’activent et l’équipe de Langley découvre une ZATO, une zone interdite proche de Grozny, une zone où il faut montrer patte blanche avant d’être autorisé à y pénétrer. Il existe quarante ZATO sur le territoire russe mais cette agglomération a connu des jours de gloire. Elle a accueilli Baïkonour, le cosmodrome, d’où partit le cosmonaute Youri Gagarine, le premier homme à avoir quitté l’atmosphère terrestre. La course à l’espace, celle qui fit rêver le monde entier et des millions d’enfants. Tout ça, c’est fini, désormais l’endroit va devenir synonyme du pire des cauchemars pour les Occidentaux. « Le mal s’accroche à certains lieux ». On peut compter sur al-Tundra pour le leur rappeler. Il va se transformer en Hulk puissance mille et avec lui une armada de cinglés prêts à tout.

Un petit tour en sous-marin invisible, un renvoi puis un rappel vers la CIA, Kane vit multiples aventures sans pouvoir mettre la main sur l’ennemi numéro 1. Et c’est là où le roman fleuve de Hayes prend une tournure à la Stephen King. Vingt-quatre ans plus tard, l’Apocalypse a frappé. La 42e s’appelle désormais l’allée des snipers (en référence à Sniper Alley de Sarajevo), les résistants ont trouvé refuge au centre de Manhattan dans les tunnels, à l’abri des drones de l’ennemi. Le final entre les deux hommes approche. Ce sera le dernier feu d’artifice. Avec Terry Hayes, on a retrouvé quelques grandes figures du djihadisme internationale mais le romancier, scénariste, a eu la bonne idée d’élargir le champ d’action des méchants. Il les a secoués comme un bon vieux shaker, incluant dans le grand jeu un salopard de Russe plus assassin que dévot. « L’Année de la sauterelle » est un roman d’espionnage où les goodies ultra-tendus et habituels du genre, axe du mal, islamistes déchaînés, se sont mêlés à de nouvelles donnes géopolitiques, avec une Chine contrôlant toutes les réserves de terres rares de la planète. On patauge dans une guerre finale où le monde a accouché de créatures surdimensionnées face à une bande de résistantes et résistantes dont l’héroïsme anticipe peut-être celui de demain lorsque notre vie d’aujourd’hui aura basculé dans une folie sans retour. Et que les sauterelles auront tout envahi.

« L’Année de la Sauterelle » de Terry Hayes, traduit par Sophie Bastide -Foltz, Éditions JC Lattès, 400 pages, 22.90 euros. 

 

 

 

 

 

 

La « Colère » d’Árpad Soltész : la démocratie, nouvel eldorado criminel

0

Pas question que les choses s’arrangent avec Arpád Soltész. L’auteur né Tchécoslovaque mais désormais Slovaque, ne change pas de braquet. Il continue à dénoncer la corruption et les magouilles dans une Slovaquie des années 1990. Portait au vitriol d’une police et d’un Service de renseignements gangrénés jusqu’à l’os et où les héros ont bien du mal à émerger. Avec « Colère », on comprend que l’auteur ne lâche pas l’affaire : mettre la tête des ripoux sur le billot.

On retrouve le lieutenant Mikulas Miko (Miki) de la police criminelle et on découvre son nouveau partenaire le lieutenant Molnar (Moly), jeune policier idéaliste bien décidé à vider la ville de tous ses criminels. Miki est moins acharné que par le passé, de l’eau a coulé sous les ponts, il a mûri, s’est calmé et a compris comment marche la nouvelle machine étatique en démocratie. Il n’empêche. La mort soudaine de Moly dans un accident de voiture le remet en selle. « Même avec trois grammes dans le sang, il ne comprend pas comment on peut avoir un accident. Il en collera deux à Moly. » Mais quand il arrive sur zone et qu’on lui annonce que son pote est mort, il voit rouge et la colère le consume. Dans un premier temps.

N’allez pas croire que tout va être simple. Le romancier aime les chemins de traverse. Les galeries de portraits. On s’y perd un peu parfois. Mais l’Arpad touch est bien là, toujours aussi incisive et trash. Pas de compromis possible avec le politically correct, Arpád Soltész dépeint des criminels, la lie de l’humanité, n’attendez pas de lui qu’il en parle avec une retenue British, pas sa cup of Tea. Ça baise, ça taille des pipes, les lieux sont pourris, les fringues ne valent guère mieux, et ça picole un maximum. Pendant, avant, après le service, il n’y a pas de temps mort pour les braves, il faut étancher la soif et la fureur. « Il n’y a pas eu d’autopsie. Ils l’ont habillé, lavé et fourré au frigo. Tout le procès-verbal est complètement inventé. » Voilà ce que dit le légiste de la morgue. Miki n’est pas surpris, il sait que ce système judiciaire fait tout pour protéger les assassins. En tout cas, les siens.

Miki a donc besoin de décompresser avant de perdre la raison et de faire des conneries. Il se rend au Shield, une salle de sport des bas-fonds. Il est le seul flic toléré. Ce soir-là, il veut se bastonner, il les veut tous ces criminels endurcis. On lui attribue le géant Nounours. Et Nounours, il aime pas les flics mais Miki a la rage. Il rosse le gorille le plus redouté de Bandi Farkas, le boss d’un gang local à Kosice (région natale de l’auteur, située aux confins extrême-orientaux du pays, près de l’Ukraine), il le détruit : « Les sports de combat et son travail ont ceci en commun : celui qui y prend seulement part sans l’emporter se fait descendre. » Miki porte l’insigne mais se bat comme un voyou. Pire. La violence transpire à chaque mot, chaque chapitre, l’écrivain ne décrit pas une jolie banlieue américaine, il n’est pas là pour nous parler d’un petit pays de l’ex-Union-soviétique auréolé d’une démocratie pure et dure et qui aurait éliminé les scories du passé comme on balaie la poussière devant de sa porte. La Slovaquie a fait du neuf avec l’ancien. 

Résultat, elle possède les acquis et gère aussi désormais les nouveaux acteurs d’une criminalité en plein essor. D’autant que l’horizon géographique s’est élargi. Albanie, Ukraine, Bosnie, n’en jetez plus, les frontières ont quasi disparu et les autoroutes filent sous un ciel gris-bleu vers des milliards d’euros. Avec des criminels qui savent désormais compter en bon capitaliste. Si la dope, la traite des femmes ou mieux encore aujourd’hui, la traite des migrants, restent des valeurs sûres dans le business du crime, les plus malins ont pris des cours et assimilé quelques règles fondamentales de l’ultra-libéralisme destinées à passer sous le radar des autorités du fisc. Miki n’est pas un flic borné, têtu oui, mais pas buté, il comprend qu’il a intérêt à ne pas foncer comme un taureau devant un chiffon rouge. Dans un deuxième temps.

Un autre homme est rongé par le virus de la morale, le journaliste Pali (diminutif de Pavol) Shlesinger.  Personnage emblématique et double de l’auteur que l’on rencontre dans son premier roman « Il était une fois dans l’Est », paru en 2019 et toujours chez Agullo/Noir. Il va recroiser le chemin de Miki. Après tout, ce n’est pas une mégapole. Il lui en arrive toujours de belle au gaillard, tabassage en règle par les flics ou les bandits, il demeure le poil à gratter de tous les puissants de la ville. Rien, jamais ne semble le décourager. Que Miki veuille faire alliance est plus troublant. Ce que Pali ne sait pas, c’est que cette fois, Miki a décidé de prendre son temps. Le SIS, Service de renseignements slovaque est dans la boucle. Sa tête est mise à prix, « l’Ingénieur », un redoutable et mystérieux sicario, est sur son dos. Miki va venger Moly en se servant autant de sa tête que de ses muscles avec pour objectif final :  éliminer un à un tous les gars impliqués. « Colère » est le troisième roman d’Árped Soltész. Intense, viril et sans compromis. Avec un zest de sagesse à la Sun Tzu pour mieux terrasser ses ennemis. Du grand art.

« Colère » d’Árpad Soltész, traduit par Barbara Faure, Éditions Agullo/Noir, 464 pages, 22.50 euros.

 

 

 

 

« Mirror Bay » de Catriona Ward ou les dangers de l’écriture

0

Il est bien question de serial-killer dans le dernier roman de Catriona Ward. Mais cela serait presque anecdotique pour la romancière américaine. L’atmosphère compte davantage. Nous sommes en 1989, la chute du Mur de Berlin résonne au loin pour ces vacanciers en bord de mer, sur les côtes du Maine. Ce qu’ils perçoivent à travers la brume, ce sont des rumeurs comme celle d’une mystérieuse noyée ou encore cette ombre qui serait un homme. Un « Rôdeur » qui s’introduit dans la nuit dans les villas d’été de Whistler Bay pour prendre en photo des enfants dans leur sommeil. Sentir et ressentir, les sensations préférées de Catriona Ward. Effrayer le lecteur par petite touche, suffisamment pour qu’il ne se détourne pas et l’emmener toujours plus profonds dans les méandres d’une imagination torturée et frissonnante. L’horreur se décline avec délicatesse à « Mirror Bay ».

Ce sont trois mousquetaires, Nat, Harper et Wilder. Ce n’est pas rien pour Wilder Harlow, un ado maigrichon qui d’ordinaire a du mal à se faire des amis. Le premier chapitre lui est consacré. Sous forme d’extraits de mémoire, nous apprenons ainsi que Wilder a raconté sa vie dans un livre non publié. Catriona Ward n’a pas l’intention de nous faciliter la vie. Il va falloir suivre avec attention.

Les débuts de cet écrivain en herbe. Qui nous présente ses nouveaux amis. Harper est en vacances comme lui, « elle semble sortir tout droit d’un film. Elle a de la classe », et Nathaniel Pelletier (Nat) est un petit gars du cru. « Le genre de mec qui n’a aucun problème avec les nanas. » Leur première rencontre est rugueuse. D’emblée, les deux jeunes hommes se battent pour la belle. Un œil au beurre noir pour Wilder. Leur amitié est scellée. La plage, la mer et l’alcool. Les premiers émois amoureux. Et le mystère. Nat leur montre une grotte. C’est là qu’une femme se serait noyée. « On l’appelle Rebecca, explique-t-il, mais qui sait s’il s’agit de son vrai nom ? «  On joue à se faire peur. Wilder est la proie parfaite. Ses nouveaux amis lui font une blague. La marée monte vite et réduit l’entrée de la grotte à un petit croissant de lumière. Wilder manque de se noyer. Il s’en est fallu de peu. Ils jurent de ne plus y retourner. Ils se mentent.

L’histoire du « Rôdeur » les occupe tout l’été. L’imagination est grande à cet âge. Et puis tout devient plus sérieux. Sur la route, non loin de chez lui, Wilder trouve un Polaroïd qui montre un enfant endormi. Il est tout excité, son père l’emmène au poste de police, il fait une déposition et tout s’emballe. D’un seul coup, Wilder en a assez de ces histoires d’adulte, la réalité n’a plus rien de séduisant, l’inspectrice Harden a trouvé un couteau. Il prend peur, réclame les bras de sa mère. Sans honte et en vain. Le temps de l’innocence touche à sa fin. L’été suivant, le trio navigue de nouveau vers la grotte, Nat s’est blessé, un couteau dans la main. Une lame, encore. L’inspectrice reconnaît l’arme qui figure sur le Polaroïd. Les Pelletier, père et fils, intéressent désormais la justice. « Finalement, le véritable danger pour les nageurs ne venait pas des courants. »

Catriona Ward entame alors la deuxième partie de son roman. Wilder a été admis à l’université de Pennsylvanie où le seul littoral est un minuscule bout du lac Érié. Il trouve ça rassurant. Il est sorti, traumatisé de cet été. Son identité a été révélée par la presse, huit femmes sont mortes et la neuvième est toujours manquante. Wilder écrit la liste de noms noir sur blanc sur un cahier. « Le seul moyen que j’ai trouvé pour empêcher le rêve de m’engloutir. » Mais il ne rêve jamais de Nat. Il change de coloc ou plutôt un autre s’impose. Il s’appelle Sky. Lui aussi se pique d’écriture. Quelques nouvelles mais ce qu’il veut par-dessus tout, c’est écrire un roman. « Écrire, ça permet de purifier les choses, dit-il, ce monde est trop dur, on a besoin de quelque chose de meilleur. Comme les livres. » Il tombe sur le manuscrit de Wilder. Il se l’accapare. De façon unique et tragique. Il force Wilder à revenir sur ces événements bouleversants, ces femmes mortes noyées au fond d’une grotte, à enquêter. Sky a besoin de matériel pour ce livre qu’il peine à accoucher. Le manuscrit de Wilder lui servira de tremplin.

La romancière entame la troisième partie de son ouvrage, un roman dans le roman. La vérité brûle les yeux, qu’est-ce qui est vrai et ne l’est pas ? Catriona Ward s’interroge sur le processus d’écriture, la panne, la feuille blanche. « Ça ne fonctionne pas, explique Wilder qui est revenu à Whistler Bay trente ans plus tard, pour tuer Sky. Pourtant, tout est là, scintillant dans mon esprit comme un vitrail illuminé. Alors pourquoi est-ce que je n’arrive pas à écrire ? » Les personnages se battent pour vivre, mourir, revenir, pour exister. Catriona Ward ne fait pas que raconter une histoire, des histoires. Elle plante le clou, sans chichi, entraîne le lecteur dans un vague de mots, de phrases pour la beauté de l’exercice, tout en utilisant les codes de la frayeur. On est ébranlé. Et si l’écriture n’était pas la plus grande source de danger ?

« Mirror Bay » de Catriona Ward, traduit par Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.

« Les doigts coupés » de Hannelore Cayre : « La ligne, c’est l’homme, la femme, c’est le cercle »

Hannelore Cayre est une guerrière qui vient d’écrire sur une autre guerrière. « Les doigts coupés », roman noir préhistorique, l’auteure insiste, – pas de conte ou de tribune féministe -, sort dans un moment de tragédie personnelle. Quel regard portera -t-elle plus tard sur cette période sombre, lorsque l’intime encore une fois chahuté, aura cicatrisé, quand il sera retourné se dissimuler dans les interstices d’une douleur si violente que seul un affrontement sans concession avec soi et l’autre pouvait en atténuer les effets. Aujourd’hui, la vie a succédé à la mort d’un être proche. Hannelore Cayre qui vient de dire adieu à une longue vie d’avocate pénaliste, publie un livre et sa fille, la photographe Louise Carrasco, attend un enfant. L’avenir se dessine plus doux, plus clément. Il tient les forces de l’obscur à distance. Pour l’instant.

Un rideau de pluie. Une petite ville de province qui accueille un grand festival, celui des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. « C’était atroce, j’avais une montagne de manuscrits à lire, il faisait un temps de chien, » raconte la créatrice de la « La Daronne » en 2017, avec une franchise décapante, véritable marque de fabrique d’une femme grande (1.80) qui, quand on l’observe attentivement, nous fait un peu penser, à ce moment-là, à Françoise Dorleac (sœur de Catherine Deneuve) par sa vitalité restée intacte et une désinvolture narquoise propre aux gens qui se méfient des épreuves enrobées d’un papier cadeau. Alors, en ce jour pluvieux et de confinement, Hannelore, un patronyme qui vient du côté de sa mère autrichienne, tente d’échapper à cette ambiance morose en se plongeant dans la lecture des romans qu’elle doit lire en tant que juré, mais qui se perdent dans les méandres de la grande Histoire. Ce qui provoque chez elle un instant d’agacement et une remise à plat de Dominique Manotti sur la définition d’un roman noir, et que reprend volontiers Hannelore Cayre. « En quoi, les forces sociales rendent un crime possible, en quoi la société rend l’homme criminel. Voilà ce qu’est un roman noir. Mon livre n’a rien à voir avec un plaidoyer féministe. J’ai raconté des faits, la vérité de cette époque injuste pour les femmes. »

Un débat sur l’archéologie et le handicap va parachever la genèse d’une histoire qu’elle n’a pas encore imaginée. « Ce fut la révélation, s’exclame-t-elle. La préhistoire ne m’avait jusque-là jamais passionné. Mais j’ai eu devant moi une conférencière qui expliquait que la bonne santé d’une société se mesure aux soins que cette même société apporte aux handicapés. Elle avait pour postulat de départ la théorie de Margaret Mead, une anthropologue qui a révolutionné la discipline, et qui disait « l’homme, c’est la sollicitude, l’intervention du collectif pour aider. » Elle a parlé d’une main artificielle élaborée au Moyen Âge. J’ai trouvé ça génial, je tenais un sujet. » Caisse de résonnance évidente pour cette écrivaine qui à l’âge de 26 ans perd une partie de sa mobilité dans un très grave accident de voiture. Elle en a gardé une petite claudication et un handicap à la main. De fil en aiguille, elle approfondit ses recherches et s’intéresse plus précisément aux chasseurs-collecteurs et la répartition du travail entre les sexes qui est abominable. Le livre prend forme. Mais il ne portera pas sur une faiblesse mais sur une force toute féminine, qu’elle appelle Oli. « Une héroïne qui va sortir du cercle. »

L’héroïne. Sa famille compte dix membres. Elle-même a un frère jumeau, Daïno. Lui peut tout, elle presque rien. Elle n’a pas encore pris la mesure de sa condition de fille. Une gifle l’éveille au sentiment d’injustice. Et surtout marque le début des hostilités entre elle et « Oncle-aîné », le chef de la tribu. Elle aurait dû comprendre. Il lui avait déjà coupé les deux doigts de la main gauche parce qu’elle l’avait défié en allant chasser alors que c’est strictement interdit aux filles et femmes depuis des temps immémoriaux. « J’en ai marre d’avoir tout le temps faim alors que je suis aussi forte et grande que Daïno, sauf que lui il mange tout ce qu’il veut alors qu’il est demeuré ! » La révolte gronde. « Oli est l’élément disruptif, elle s’attaque à l’Ordre incarné par Oncle-aîné, souligne Hannelore Cayre. D’ailleurs, il le lui rappelle : « La ligne c’est l’homme. La femme, c’est le cercle. » Oli apporte le chaos, d’ailleurs pas que dans sa famille, mais partout où elle passe. »

L’écrivaine a fait des tonnes de recherche, étudié toutes les grottes de l’Hexagone avant de se lancer dans l’aventure de ce roman. Qu’elle construit autour de deux temporalités. Partir de maintenant pour revenir à l’avant. Ainsi met-elle en scène Adrienne Célarier, universitaire paléontologue, qui entend bien accéder à la gloire avec la découverte de la grotte de Winiarczyk, à Savignac-de-Miremont, en Dordogne, lorsqu’elle présente son film à une nuée de spécialistes et de journalistes. Que vont-ils découvrir, à quoi vont-ils assister ? Á l’une des plus importantes découvertes archéologiques d’Europe occidentale : deux squelettes dont celui d’une femme avec 150 pochoirs de mains mutilées. Et ce qui abrite cette grotte, désormais concurrente de celle de Chauvet, la chapelle Sixtine de la préhistoire, c’est sans doute la première scène de crime de l’Histoire. « J’ai vraiment enquêté pour trouver la trame narrative, la différence entre les chasseurs et les collecteurs de l’ère glaciaire, je n’avais pas de plan défini à l’avance, j’ai même du temps à l’écrire, mais j’avais une question évidente en tête : à quel moment l’humanité a -t-elle déraillé ? »

Au moment d’une prise de conscience. Celle de la place de la femme dans l’ordre préétabli, 35 000 ans avant notre ère. Ces dernières sont au bas de l’échelle. Déjà. « L’évolution de l’Homme a été coûteuse pour la femme, poursuit la romancière. Les hommes se sont octroyés les plus gros morceaux de nourriture et les femmes en ont été privées pour qu’eux puissent survivre. Ils ont aussi bénéficié de tous les moments de plaisir, elles étaient cantonnées aux tâches le plus ardues en plus d’enfanter. » Ce que comprend confusément Oli et qu’elle combat avec de plus en plus de force. On assite à la transformation, à l’éveil intellectuel de la jeune femme qui, en osant braver les interdits, en osant s’éloigner du groupe pour aller à la rencontre d’autres tribus, constate qu’ « Oncle-aîné » est un fieffé menteur et que ses mensonges n’ont servi qu’à une chose : garder le pouvoir. « C’était vital pour moi, je voulais pousser les gens à la réflexion, je voulais qu’ils se disent, au fond, la conscience c’est quoi. Lorsque Oli se regarde dans le reflet de l’eau, et qu’elle se demande, les gens me voient-ils comme ça et moi je suis où en réalité. Imaginez la lente prise de conscience de cette jeune femme dans une humanité qu’elle discerne à peine. »

Prenons la reproduction. Oli tire quelques conclusions. Le jus blanc que transmet l’homme à la femme dans l’accouplement, voilà ce qui fait les bébés. La preuve : Les « Étrangers », les Blancs que Oli a croisé sur sa route de la découverte du monde, l’un d’entre eux s’est accouplé avec sa petite sœur Rava et « neuf lunes plus tard, à la fin du printemps, le bébé est né ». Et ce n’est pas tout pour Oli qui insiste dans sa démonstration :  » L’Étranger a versé son liquide blanc avec son sexe dans ton trou et voilà et voilà ce que ton ventre a fabriqué : un enfant aux couleurs mélangées. » La chasse réservée aux hommes ? Oli trouve la parade. Grâce à l’une de ses sœurs qui lui offre l’arme fatale : le propulseur. Fabriqué à partir d’un os de renne, il serait peut-être, selon la paléontologue Adrienne Célarier, l’arme à qui l’on doit le premier ravage humain de la biodiversité. La romancière n’est pas sans humour, elle garde à l’oral et à l’écrit une distance teintée d’humour pour nous faire avaler en réalité des vérités difficiles à dire, mais qu’elle ne s’épargne pas de partager.

Tandis qu’au fil du roman, Oli et son destin s’accomplissent, l’humanité prend forme. Les Sapiens rencontrent les Néandertaliens, les uns se  transforment, les autres disparaissent. Parcours initiatique d’une jeune fille qui se regarde dans l’eau de mer, qui grâce à un moment de rébellion, creuse sans le savoir une nouvelle destinée à la portée universelle. Désormais, la vie se déclinera sans homme adulte et au printemps, Oli se rendra à la grotte aux femmes-ancêtres raconter sa nouvelle vie. « Cette femme est venue du fond des âges nous dire quelque chose, conclut Adrienne Célarier. Á chacun d’entendre quoi… » « Il faudrait être aveugle aujourd’hui, ajoute Hannelore Cayre, pour ne pas voir que, dans ce monde où pour la première fois le numérique permet à des gens d’un bidonville de Bombay de savoir ce qui se passe dans les milieux les plus favorisés, l’avenir de l’humanité est en suspend et que quelque chose va péter. » La mutilation des femmes n’aura-t-elle servi à rien?

« Les doigts coupés » par Hannelore Cayre, Éditions Métailié, 192 pages, 18 euros.

 

 

Le « Buffalo Blues » de Keith McCafferty

0

On retrouve les personnages clés du romancier américain. La shérif Hyalite Martha Ettinger et son adjoint Harold Little Feather ainsi que le peintre pêcheur et enquêteur occasionnel, Sean Stranahan. On est toujours dans la vallée de Madison au Montana. Et cette fois, ce sont les bisons qui vont se disputer la première place de cette nouvelle intrigue de l’écrivain.

Le bison n’est pas une mince affaire dans cette partie de l’Amérique. Sans doute même un sujet radioactif. « Ces animaux sont des pions pris dans une controverse qui dépasse la régulation de la faune sauvage. Il s’agit en réalité d’une guerre culturelle qui implique tout le monde… Le gouvernement lui-même se trouve pris entre l’enclume et le marteau, avec d’un côté le secteur économique de l’élevage et de l’autre l’affection du public pour la grosse bébête, cette icône de l’Ouest qui, il y a seulement un siècle était en voie de disparition. » Alors, que s’est-il passé pour qu’un troupeau de bisons se jettent dans le vide près des Palisades Cliffs. Harold qui a découvert les bêtes agonisantes appartient à la tribu des Blackfeet, des chasseurs. Pendant des milliers d’années, ses ancêtres les ont acculé aux sommets de falaises pareilles à celles qui se dressent devant lui. On appelait ce piège le pishkum, une bouilloire de sang, ou encore un buffalo jump. Mais cela se passait avant que l’homme blanc ne débarque. Cela relevait de la tradition. Pas du carnage d’un animal désormais protégé.

Ils sont onze à avoir sauté et cinq à avoir disparu ? La première personne qui aurait pu répondre à cette question gît parmi les bisons, une flèche fichée dans la jambe. Plus tard, on découvrira qu’il est accroché à ses intestins. La deuxième personne s’appelle Theodore Thackeray, le genre de « type qui appartient à cette époque révolue où les hommes survivaient dans l’Ouest à l’aide de lames aiguisées, de scies à bûches et de fusils à bisons. » C’est un enragé qui a été rétrogradé l’année précédente. Chargé de mission auprès de Fish, Wildlfe and Park afin d’élaborer un plan de gestion du bison, il est devenu simple statisticien et autorisé à rester sur zone. On imagine facilement pourquoi il a pu déplaire. Prenez ses commentaires sur la brucellose, une maladie que porterait les bisons et qui ferait avorter les vaches. « Combien de bisons ont transmis ce truc sur le territoire du Montana ? Zéro. Nous faisons la guerre aux bisons pour une maladie qu’ils ne transmettent pas. Impossible d’un point de vue biologique. » Pas le genre de commentaires que les autorités locales veulent voir se propager pour des raisons bassement politiciennes et économiques. Une information à ce stade pas très importante mais qui le deviendra lorsque Harold se mettre en tête de sauver et de planquer un bisonneau et que le grand méchant du coin, Francis Lucien Drake, s’acharnera à récupérer. Mais pour l’heure, Thackeray refuse d’aider Harold dans son enquête.

Qu’importe. Sean Stranahan entre dans la danse. De manière fortuite. Ida Evening Star qui joue les sirènes dans l’aquarium d’un bar du coin l’embauche pour retrouver un client aperçu dans la semaine et qu’elle a bien connu par le passé. John Running Boy, 26 ans aujourd’hui et cent pour cent Blackfeet. Sean accepte. Il en pince un peu pour la jeune dame. Comme Martha n’a pas donné suite à leur petite idylle… Parce qu’il s’en passe des choses dans le roman de McCafferty côté cœur. Avec la shérif Ettinger en bourreau des sentiments. Le puzzle se met en place. Á la mode locale, avec un poil de nonchalance dans le fond et la forme. L’auteur s’est fait connaître pour son amour de la pêche à la mouche. Pas question d’y renoncer. D’autant que les talents de Sean Stranaham en tant que guide de pêche à la truite vont se télescoper avec son autre qualité, celle d’enquêteur. Il se trouve qu’il va jouer au « capitaine » pour deux faux jumeaux qui se présentent ainsi : « Brady et Levi, les frères Fedora ». D’emblée, Sean convient qu’il ne sait pas quoi penser d’eux. Côté pêche, ce n’est pas ça. Ce qui a l’air de vraiment les intéresser, c’est cette histoire de bisons. Puis très vite, ils lui déplaisent d’autant que Sean se demande s’ils sont liés à American Bison Crusade, un mouvement de doux dingues hippies qui militent pour la protection de ces icônes de l’Ouest. Et qui à ce stade de l’enquête figure sur la liste de suspects potentiels dans cette figure de style meurtrière du buffalo jump. Martha se fend d’ailleurs d’un petit récapitulatif : « Deux indiens et deux Blancs (deux frères) ont visité le site historique d’un buffalo jump à l’intérieur de la réserve des Blackfeet. Une semaine plus tard, un groupe de quatre types ayant le même profil sont aperçus dans un magasin de West Yellowstone. Ensuite, on a la reconstitution d’un buffalo jump ici même dans la vallée de Madison avec pour résultat, onze bisons morts plus un Indien tué par flèche. » Elle glisse au passage que la sirène n’est pas lavée de tout soupçon. Ce que Sean se garde bien de commenter.

Entre deux parties de pêches, l’enquête avance, encore une histoire de Blancs détraquées, d’Indiens accusés à tort, et de militants énervés pour ne pas dire illuminés. Il fut un temps où la chasse au bison était le passe-temps hype des hommes bien nés de la côte Est. Aujourd’hui, l’animal reste au cœur des tentations. Et Keith McCafferty en a tiré un de ses romans dont il a le secret. Aussi tranquille que la truite qui coule au milieu de la rivière.

« Buffalo Blues » de Keith McCafferty, traduit par Marc Boulet, Éditions Gallmeister, 496 pages, 23.90 euros.

 

 

 

 

 

 » Les Ombres de Bombay » planent sur le tandem Whyndham/Banerjee

0

Par la magie de l’auteur écossais, Abir Mukherjee, le couple de détectives improbables Sam Windham et Satyendra Banerjee qui d’ordinaire officient à Calcutta, se déplacent à Bombay afin de résoudre l’énigme du cinquième titre d’une série au succès de plus en plus retentissant. Une fois encore, les grands bouleversements historiques qui ont conduit à l’indépendance de l’Inde de 1919 à 1947 depuis « L’Attaque de Calcutta-Darjeeling », se mêlent à la vie des personnages. Et cette fois, l’amitié entre les deux hommes va être sérieusement mise à mal.

Le communautarisme. En voilà un sujet qui fait couler de l’encre. Voire du sang, comme le craignent les autorités coloniales britanniques, lorsque Prashant Mukherje qui est hindou, est assassiné et que le tueur pourrait bien être musulman. Des élections municipales vont bientôt avoir lieu et Calcutta est une poudrière. En tout cas, Banerjee ne raisonne pas autrement et commet l’irréparable : il détruit toutes les preuves qui tendraient à faire croire au meurtre religieux afin d’éviter justement un embrasement des communautés. Le malheureux ! Quelle idée saugrenue, le voilà poursuivi par toutes les polices de la ville. Le seul qui pourrait expliquer tout ce bazar est à l’hôpital et dans le coma. Lord Taggart est tombé dans une embuscade, il y a eu une explosion et il est grièvement blessé. S’il n’a aucun mal à convaincre son ami Sam de son innocence, Banerjee doit néanmoins en apporter la preuve. Un homme est dans le viseur, il s’appelle Farid Gulmohamed. Politicien musulman de Bombay, il est à la tête d’u parti politique mahométan qui se fait remarquer en ce moment : l’Union de l’Islam. Lord Taggart avait justement demandé à Banerjee de se renseigner sur ce gaillard, dans la plus grande discrétion et surtout sans le dire à son ami Sam. Une grande première dans leur relation. Mais n’est-il pas grotesque d’imaginer que le bonhomme ait traversé tout le pays pour venir à Calcutta tuer l’un de ses semblables au titre qu’il serait hindou.

Le pauvre Banerjee n’a eu le temps de rien. Entre l’attentat terroriste contre son supérieur, sa propre arrestation et sa tentative réussie de prendre la fuite, il lui faut désormais trouver le tueur dans une ville qu’il ne connaît pas bien, la tentaculaire Bombay. Tout ça est mené tambour battant par l’auteur qui n’aime pas que les choses traînent. Les rebondissements, les trahisons, les jolies femmes et les hommes véreux. Le tout toujours agrémenté de leçon d’histoire de cette période d’occupation britannique et d’éveil politique du géant indien. Abir Mukherjee ne se prive pas d’égratigner parfois le grand homme en personne : le Mahatma Gandhi. « Après un an de grève généralisée et de sacrifice suprême de la part de ses partisans, écrit-il, le Mahatma, dans un nuage de fumée sacrée, avait tout laissé tomber pour disparaître dans son ashram et nourrir ses chèvres… » Suite à cette retraite mystique, et sans son leader, l’unité du parti avait volé en éclats et le mouvement indépendantiste s’était effondré. « La décision d’organiser des élections municipales (ne nous emballons pas) n’aidait pas… la presse a affirmé que le Congrès était le parti des Hindous, et les musulmans se sont mis à le quitter en masse. Après quoi, des émeutes religieuses ont éclaté aux quatre coins du pays. De notre côté, nous avons appelé cela le communautarisme, façon poli et aimable de désigner ce qui en fin de compte était une boucherie généralisée d’êtres humains croyant en un dieu différent. »

La grande force de cet écrivain, né dans une famille d’immigrés indiens et d’avoir grandi dans l’ouest de l’Écosse, est bel et bien de recontextualiser l’époque bouillonnante de ces années 20/30 et de mettre en exergue des personnages dont le cheminement intérieur et intime se confond dans le paysage aride et collé -monté d’une occupation britannique sûre de son bon droit. Nous sommes dans ce cinquième volume « Les Ombres de Bombay », en 1923. La durée de vie moyenne d’une passion dure environ trois ans. Non que ces deux hommes aient développé autre chose qu’une solide amitié, mais une plus profonde connaissance de l’un et de l’autre et une situation politique exigeante, ont fissuré ce petit miracle que ce duo de policiers avait réussi à accomplir : à savoir s’apprécier par delà les différences et avoir surmonter cette situation impossible d’occupant, occupé. L’acte fondateur d’un début de changement chez Banerjee se trouve peut-être dans ce moment en suspens, lorsqu’en tentant de s’évader, il met en joue son grand ami et collègue. « Vous n’allez pas me tirer dessus, Sayten, lui demande Sam. Non, bien sûr mais quelque chose se détraque. Une ligne de faille amicale qui se superpose à l’historique, de plus en plus béante. On pourrait appeler cela, une prise de conscience.

Banerjee réalise que ces Anglais pour qui il a pris fait et cause depuis qu’il est entré dans la police, creusant chaque jour un peu plus un fossé entre son père et lui, ne méritent plus sa confiance aveugle. « Les autorités pour lesquelles je travaillais et que j’avais servies au péril de ma vie depuis plus de cinq ans étaient celles qui allaient à présent me juger pour des crimes que leurs propres agents avaient commis ». Lente déconvenue survenue par hasard et que le policier indien a tenté de régler avec panache jusqu’au bout. Mais les dernières péripéties, les accusations mensongères portées contre lui ont eu raison de sa loyauté, voire de sa fidélité. « En partie, grâce à Sayten, une sanglante guerre civile avait été évitée, se dit Sam. Il aurait dû être célébré pour cela. Au lieu de quoi, il avait été contraint à l’exil. » Amitié bousculée, embryon de trahison réciproque, embarras, les deux hommes qui ont tenté depuis toutes ces années passées à travailler ensemble de surmonter leurs différences, se trouvent rattrapés par leurs origines respectives : l’un est sujet britannique et occupant, l’autre est Indien ayant pas allégeance et qui vacille sur ses pieds. Quand Sam annonce enfin à son ami de longue date que Lord Taggart s’est réveillé, que le vrai coupable est arrêté et qu’il est temps et sûr de rentrer, le sergent Banerjee vogue déjà vers Marseille. « J’avais travaillé des années pour un système qui était fait pour maintenir mon peuple sous son joug. » Sayten Banerjee a largué toutes les amarres. Plus jamais il ne travaillera pour un système qu’il ne reconnaît plus. Il est un homme enquête de liberté et d’émancipation personnelle. Quid de son amitié avec le capitaine Sam Windham ? L’intrigue du prochain roman d’Abir Mukherjee ?

« Les Ombres de Bombay » d’Abir Mukherjee, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Liana Levi, 400 pages, 21 euros.

 

 

 

« Projet Iceworm » de Simon Mockler : un roman d’espionnage militaro-psychologique

0

Le Groenland a le vent en poupe en ce moment en littérature. Et quand en plus la CIA s’en mêle, alors là… Hiver 1967, trois soldats américains se retrouvent piégés dans l’incendie d’une base nucléaire dans cette région polaire. Un seul survit. Le corps quasi-totalement brûlé. Le rescapé affirme néanmoins ne se souvenir de rien. Le psychiatre Jack Miller entre en scène. Il a l’habitude de travailler avec la célèbre agence de renseignements. Mais cette fois encore, la vérité aura un prix.

« Projet Iceworm » de Simon Mockler est un classique du genre mais inspiré de faits réels. L’opération fut bel et bien menée secrètement par les militaires américains pendant la Guerre froide, dans les années 1950-1960. Une époque où tout était permis et l’argent dépensé sans compter, au nom de l’affrontement auquel se livrait les deux grands ennemis. Le Camp Century abrite alors un arsenal nucléaire dissimulé sous la calotte glaciaire du Groenland. Méga ingénieux. Trente kilomètres de tunnels abritent des installations de soutien essentielles, notamment des logements pour le personnel militaire, des laboratoires de recherche, des entrepôts pour les fournitures et des générateurs électriques, permettant à la base de fonctionner en totale autonomie pendant de longues périodes. Une vie souterraine à rendre dingue le maître du Tai chi en personne. Surtout quand la glace se met à bouger. De la matière première hors pair pour un écrivain malin.

Simon Mockler n’a pas laissé passer l’occasion. Un climat claustrophobique, la CIA, un personnage principal Jack Miller, psychiatre new-yorkais qui émarge aussi pour l’Agence. A lui d’essayer de faire parler le survivant, Connor Murphy, après six jours de tempête arctique. Ses compagnons, Owen Stiglitz et Henry Carvell, ont péri dans d’atroces conditions, brûlés par un feu carnivore. Un drame qui n’émeut pas plus que ça la CIA parce que dans ce trio d’aventuriers du grand Blanc, il y a un espion à la solde de l’ennemi soviétique. On a fait appel à Miller parce qu’il passe ses journées à écouter des gens lui raconter des salades. « Personne ne commence par dire la vérité dans un cabinet de psy. La plupart du temps, ils ne se rendent même pas compte qu’ils mentent. Ils disent juste ce qu’ils voudraient qui soit vrai, et dans leur tête, ça revient au même. » Des subtilités dont se moque la CIA. Ce qu’elle veut, c’est que Miller découvre ce que Connor dissimule. Il se rend à plusieurs reprises à son chevet afin de le pousser dans ses retranchements mutiques. Connor n’était qu’une petite main, un simple ouvrier en ingénierie et maintenance. Le grand savant, c’était Stiglitz, un gars pas sympa du tout. Il existait une tension réelle entre lui et Henry. Miller insiste, tente de décortiquer le drame qui s’est joué, la dynamique qui s’est installée lorsque l’armée a décidé de quitter la base parce que devenue trop dangereuse. Et que le trio bancal faisant partie de la dernière fournée à évacuer, s’est retrouvé piégé à cause d’une tempête hivernale monstrueuse. Une semaine de huis-clos avec deux hommes qui se détestent. Cela ne pouvait pas bien se finir.

L’affaire est tordue. Miller se fait attaquer chez lui, il est suivi, il est clairement en danger. Le psychiatre décide alors d’enquêter comme un détective qu’il n’est pas. Chaque chapitre correspond à son itinéraire. « Centre médical militaire Walter Reed, 27 décembre, 9 h 30. » « Langley, bâtiment B, 27 décembre, 15 heures. Vol à destination de New-York, 28 décembre, 9 heures. » On le suit ainsi à la trace de Manhattan en Virginie en passant par le Maine, et enfin au Groenland, dans un final spectaculaire. Le roman est truffé de rebondissements qui nous empêche de le lâcher. La reconstitution des mœurs de l’époque est savoureuse. Les contraintes sanitaires qui existent aujourd’hui n’étant pas encore d’actualité. Ainsi Jack Miller fume -t-il comme un pompier, que ce soit au bar, dans son cabinet ou même au chevet des malades à l’hôpital. S’il a remarqué que son copain et interlocuteur de l’Agence, Paul Coty est alcoolique, lui-même ne dédaigne pas les verres de whiskey. En quantité. Simon Mockler a imaginé un personnage qui veut guérir les cerveaux et qui travaille pour ceux qui les triturent. Un grand écart dont il se sort avec brio. Du romanesque au service d’une autre cause, plus diffuse mais bien réelle : le climat. Quel est l’impact aujourd’hui de ces bases abandonnées du projet Iceworm alors que la fonte glaciaire se vit en accéléré. Comment nettoyer ces lieux mystérieux qui libèrent chaque jour des contaminants radioactifs ? Encore une fois, le polar a rempli sa mission : divertir et alerter.

« Projet Iceworm » de Simon Mockler, traduit par Chloé Royer, Éditions Belfond/Noir 368 pages, 21 euros.

 

« L’Affaire Sylla » de Solange Siyandje : marabout et Big Pharma

0

Cinq décès suspects. Deux Sénégalaise, une Tunisienne, un Malien et un Français. Ils ne se connaissaient pas mais la cause de leur mort est identique : absorption d’une dose anormale de vitamine D, de lithium et de potassium. Deux autres similitudes troublantes : ces personnes souffraient d’un cancer et elles avaient toutes consulté Moussa Sylla, un retraité sénégalais, un marabout. L’intrigue est rapidement campée et la romancière, Solange Siyandje nous embarque dans une aventure où les requins de l’industrie pharmaceutique entendent bien gagner des millions avec des recettes ancestrales, bien loin des travaux effectués dans les labos de Big Pharma.

Au cœur de ce casse-tête à venir pour les policiers français, une compagnie américaine, les laboratoires Merculix. Ils sont dans le viseur de la redoutable FDA, l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux, qui les accuse d’avoir été pleinement informés des effets indésirables de leur médicament phare, le Vacanix. Causant ainsi des milliers de morts par accident cérébral vasculaire. La filiale française est dirigée par Patrick Cooper qui est marié à Béatrice Fosso-Cooper, une pénaliste qui « aimait gagner et n’hésitait jamais à aller chercher ses victoires aux forceps. » Quelle chance sur un million que son épouse hérite de ce dossier du marabout ?

Une grosse chance. Puisque c’est exactement ce qui se passe. L’avocate, ignorant encore à ce stade l’implication de son mari, accepte de défendre le vieil homme. Sa mère le lui a demandé et on ne désobéit pas à sa maman. On commence à comprendre ce que la romancière a en tête. Une sorte de vaudeville à la sauce polar où les femmes vont occuper une place majeure. Tantôt maîtresse de leur destin ou au contraire victime impuissante face à un pouvoir masculin démesuré. Nathalie Gérard, chercheuse et autrice du best-seller Votre santé vaut des diamants sera les deux. Et c’est au nom de l’amour qu’elle va sombrer, s’oublier et accorder à Patrick tout ce qu’il lui demande. Au point d’atterrir en prison pour un homme qui, dans le fond, se fiche complètement d’elle.

L’avocate Béatrice n’est pas épargnée. Pas facile d’apprendre qu’elle a été trompée et que son époux est peut-être complice d’une vaste escroquerie létale. Au nom d’un soi-disant progrès. En réalité, tout n’est qu’une question de chiffres et de profits colossaux. Certes, le Vacanix a coûté de l’argent à la maison mère américaine. D’ailleurs Patrick s’en explique : « Nous avons une enveloppe comprise entre 2 et 4 milliards de dollars et environ 300 millions avec la FDA. Mais les gains réalisés avec ce médicament s’élèvent à 40 milliards. » Même le plus nul en mathématiques sait très bien compter, lorsqu’il s’agit de se remplir les poches. Les actionnaires frémissent de plaisir. D’autant que le géant pharmaceutique ne compte pas s’arrêter là. « Le cancer est la première cause de mortalité dans les pays riches, poursuit Patrick. Le coût prévisionnel tournerait autour de 1,6 milliard de dollars mais le chiffre d’affaires devrait se situer autour des 20 milliards. »  De quoi enterrer encore plus profond d’éventuels scrupules. L’histoire est loin d’être farfelue. La richissime famille Sackler de Boston sur la Côte-est américaine est à l’origine de la pire crise sanitaire outre-Atlantique, avec sa production d’opioïdes, ces fameux anti-douleurs qui ont rendu accroc des millions d’Américains. Fermer les yeux, payer pour dédommager, tout est bon pour continuer à engranger les profits. La romancière Solange Siyandje est avocate au barreau de Paris. Dans ce premier roman, elle a su tirer parti de sa propre expérience, de sa connaissance des rouages de la justice, d’une très bonne lecture des nouvelles dans le monde. Et surtout d’une double culture qui lui a permis de bâtir une histoire à plusieurs tiroirs où l’être humain se révèle monochrome dès qu’il s’agit d’argent.

« L’Affaire Sylla » de Solange Siyandje, Éditions Gallimard/Série Noire, 256 pages, 19 euros.

 

 

 

 

 

« Le Nerf de la Guerre » de Bernard Petit : Follow the money

0

Bernard Petit n’est pas un amateur dans son domaine. Il a dirigé le prestigieux Quai des Orfèvres, le bâtiment qui abrite la police judiciaire, à Paris. Fort de cette expérience unique, il en a tiré quelques leçons. Humaines et littéraires. Avec ce deuxième roman, « Le Nerf de la Guerre », l’ancien patron de la PJ prouve que la fiction est un domaine qu’il commence à sérieusement maîtriser. « Chi va piano, va, sano, e, va et lontano ». « Qui va doucement, va sainement et va loin ».

Au bas de l’échelle. C’est souvent comme ça que les grands boss de la criminalité débutent une carrière hors normes. Et c’est exactement ce qui est arrivé à Youssef Tahir, petit Marocain parmi d’autres. Le gaillard n’a pas fait de grandes études mais il est bon en maths et en logistique. La contrebande est un territoire où gagner de l’argent. Il saute à pieds joints, ce sera d’abord l’essence puis le cannabis en misant sur la proximité avec l’enclave de Melilla et l’Espagne. « Il faisait partie de ces manœuvriers recrutés pour charger les « valises marocaines » sur ce qu’on appelait « les gommes », dans le jargon, à savoir les bateaux type Zodiac. » Il se fait remarquer pour son ardeur à la tâche, son ingéniosité et sa fidélité. Le Patron demande à le rencontrer. Ce sera son mentor, celui qui lui ouvrira les portes du trafic à grande échelle et son carnet d’adresse. Il ira même jusqu’à épouser sa fille, un mariage d’amour sur fond d’activités criminelles lucratives. D’ailleurs dans son genre, Youssef devient une sorte de créateur. « Un peu comme dans une maison de haute couture. Il imaginait un modèle, ou plutôt un process, et Le Patron mettait à sa disposition tout ce dont il avait besoin pour le réaliser, assuré du génie de son protégé et des bénéfices à la clé. » Son coup de génie : « créer un flux de trafic qui prendrait à contre-pied tous les dispositifs douaniers et policiers en faisant monter des conteneurs le plus haut possible au nord de l’Europe pour faire redescendre le cannabis vers le sud, tandis que le système répressif des gouvernements avait été pensé et organisé pour lutter contre les flux montants de l’Espagne. » Très vite, la tonne se transforme en centaines de tonnes de produits illicites qui inondent tranquillos le marché européen. On appelle tout ce petit bazar Le Système. Chaque acteur de ce marché parallèle y trouve son compte. Le Patron et Youssef sont dans la logistique et entendent y rester. Leur victoire ? Celle d’avoir gagné la confiance des producteurs et des trafiquants tout en évitant les confrontations avec les uns et les autres.

« Une mécanique infernale invisible ». Qui permet de repérer les incorruptibles et de les éliminer, non physiquement mais en les contournant. Le cannabis à ce moment-là fait vivre plus d’un million de personnes et rapporte plus de 5 milliards de dirhams (500 milliards d’euros) au pays, une rente annuelle dont personne ne peut se passer. Les autorités ne sont pas en reste. Mais Le Patron est old-school. Il n’a posé qu’un seul véto : on ne sort pas du cannabis et on dézingue le moins possible. Quand il meurt et que Youssef reprend le flambeau, ce dernier applique à la lettre tout ce que son mentor lui a appris. La logistique de la dope imaginée par Youssef permet d’engranger tellement d’argent qu’ils ne savent bientôt plus comment faire pour blanchir les sommes recueillies. Il va bien falloir trouver une solution. Un nouvel acteur entre en scène : le cartel colombien qui rôde comme un vautour, aimanté par ce système de transport qu’il imagine parfait pour toute sa coke destinée au marché européen. Un saut dans le vide que Youssef hésite à franchir mais que Junior, le neveu du Patron, pousse comme un malade.  La mort du tonton va précipiter le mouvement. Youssef va sortir des clous.

« Follow the money ». Bernard Petit connaît son sujet comme sa poche. Finis les petits joueurs du grand jeu et Welcome dans la cour des grands. Direction Marbella, porte d’entrée principale du sud de l’Espagne pour tout le cannabis européen. Soirées bling bling. Les grands fauves de la finance et de la criminalité se côtoient au vu et au su de tout le monde. On sort les cigares, les costumes sur mesure et les créatures de rêve. On est dans un entre-soi de pognon au nombre de zéro indécent. C’est là que Junior va sceller son destin et celui de cette entreprise si particulière. Il fait entrer dans la danse l’homme de main des cartels et le plus important : le banquier, Massimo Beneveto, directeur de la banque privée suisse Beneveto Frères, un amateur de montres Audemars Piguet. L’assurance-vie de montagne de pognon grâce à d’astucieux montages et de combines fiscales imparables au blanchiment d’argent mal acquis. Tout se passera désormais dans les salons feutrés suisses et non plus dans les villas tapageuses de la Costa del Sol. Problème. La dope n’est pas un terrain de gentlemen. Aux Pays-Bas voisin, un autre lascar entend dominer le marché européen. Pas de bonnes manières, l’animal. Du brut de décoffrage et une piqûre de rappel à toux ceux qui veulent s’en mettre plein les poches sans se salir comme Junior.

Trahison, empire et décadence, le roman de Bernard Petit se dévore. Mine de rien, l’auteur nous livre un petit cours d’histoire sur les débuts des flux et reflux du marché de la drogue sur le plan européen puis international. Il le fait de façon quasi clinique, sans pathos, ni personnages magnifiés. Pas besoin. Parce qu’il y a comme un vertige à constater l’étendue des dégâts, l’ingéniosité des trafiquants, la masse d’argent que cela génère et surtout la voracité avec laquelle les actifs participants de cette économie parallèle se jettent sur le gâteau. Le trafic de drogue repose sur un système capitaliste où la réussite passe autant par les diplômes que par une accumulation de transgressions de plus en plus violentes et où le bon vieux code d’honneur des truands d’antan a disparu. Englouti par une frénésie aussi addictive que la dope qu’ils vendent à une population en perte de repères. Toujours plus, jamais assez, la guerre américaine contre la drogue est une vaste rigolade. Trop d’argent en jeu, trop de demande. L’enrichissement personnel est devenu le nerf de la guerre, la vertu cardinale d’un mode de vie et de pensée bien compliqué à détricoter. Bernard Petit n’est pas là pour nous bercer d’illusions. Et il a bien raison.

« Le Nerf de la Guerre  » de Bernard Petit, Éditions Fleuve Noir, 384 pages, 21.90 euros.

 

« Les Ombres de Oak Island » de Wiley Cash : l’ennemi intérieur de l’Amérique

0

Nous sommes en 1984, dans le comté de Brunswick sur la petite île de Oak Island, en Caroline du Nord. La carte postale du rêve américain. On vit au rythme des saisons et des petites choses. La nuit, le clapotis de l’eau, les grillons qui montent en volume. On laisse ses bagues dans un bol chaque soir après dîner, avant la vaisselle. Winston Barnes est shérif depuis treize ans. Là-bas, ce sont des postes d’élus. Son mandat est remis en jeu. Il sait que cette fois, rien n’est gagné. Pire, il pressent qu’il va perdre. Ce qu’il ne devine pas, c’est l’ampleur du désastre à venir.

Tout commence avec un avion. Retrouvé en pleine nuit en bout de piste de l’aéroport. La carlingue est vide. Mais à côté de la carcasse gît le corps d’un homme. Celui de Rodney Edward Bellamy, un jeune homme sans histoire, fils de Ed Bellamy, professeur au lycée local. Rodney était marié et venait d’avoir un bébé avec Janelle qui elle, vient d’Atlanta. Ils sont noirs. Hypothèse logique et immédiate pour les politicards locaux racistes : trafic de drogue. Surtout pour Bradley Fry qui rêve de dégommer Winston à son poste de shérif. Mais la dope n’est pas crédible pour Winston. Il connaît la famille, pas le genre. Il n’empêche, l’affaire est suffisamment importante pour que Leonard Dorsey, Président du comité du comté lui colle un agent du FBI. Winston tique. Il a déjà sa femme Marie sur le dos parce qu’elle estime qu’il a besoin d’aide, lorsqu’il sort seul dans la nuit. Il se sent pourtant tout à fait capable de résoudre l’affaire sans aucun secours. Accessoirement, ce serait un bon point pour le scrutin prochain.

Son adversaire. Bradley Fry, un blanc, fils de famille riche indolent et qui porte un révolver à la ceinture, alors que c’est interdit. Un connard pour beaucoup. La température monte, on prend même un coup de chaud. Les éléments de la tragédie se mettent en place. Le couple Barnes a eu une fille, Colleen. Elle a appelé, elle attend à l’aéroport, elle a quitté Dallas le matin même laissant derrière elle, un mari estomaqué. Son père vient la chercher. Il est toujours là pour elle. Elle ne lui dit pas qu’elle s’est mise à boire. Elle demande un chewing-gum au chauffeur de taxi qui attend dehors. Pour masquer l’odeur. Elle a 25 ans, elle est blanche et n’est jamais allée chez ses amies noires lorsqu’elle était enfant. Collen vient de perdre son bébé et Janelle, son mari. Ce sont deux chagrins qui vont les unir momentanément, deux souffrances qui se passent de mots. Deux destins de femmes aux couleurs différentes mais dont le chemin se rejoint dans la tragédie. Diplômées toutes les deux, elles ont tout arrêté pour élever leur bébé.

Le couple Bellamy accueille depuis le début de l’été Jay, 14 ans, le petit frère de Janelle. Il a fait une petite bêtise là-bas, à Atlanta. La campagne devrait lui faire du bien. Il est inscrit à l’école pour la rentrée. Il n’est pas content, s’ennuie, fouille dans la maison, trouve la mallette où range son arme : un Springfield. L’intrigue s’emballe. Le thermomètre passe au rouge cramoisi. Les tuniques blanches du Klan sortent du bois. Le drapeau confédéré flotte à l’arrière des pick-up. Winston s’est toujours appuyé sur Vicky l’assistante, la secrétaire. C’est elle qui filtre les messages. Celui de cette nuit, celui-là, elle ne l’a pas été transmis. Il la regarde. Elle le fixe. Plus rien ne sera jamais comme avant ou plutôt rien n’a jamais changé. Lui seul était frappé de cécité. Elle n’a jamais aimé les « nègres ».  A 17 heures pile, elle quitte le bureau sans dire aurevoir.

« Tous les gens, quel que soit leur race, sont plus motivés par la peur et la puissance que par l’argent et la fierté ». Vraiment ? Une intrigue tendue avec tous les démons de l’Amérique. Winston Barnes et un homme bon. Il fait confiance. Il accueille chez lui l’agent Groom du FBI censé lui prêter main forte, faute de place dans un hôtel du coin. Colleen fouille dans ses affaires. L’homme est auréolé d’un mystère qu’elle perçoit menaçant. Son père sourit. Il va prendre l’avion, il la verra plus tard, à elle de venir le chercher cette fois.

Wiley Cash a été récompensé pour la troisième fois du Southern Book Prize. Il est devenu une vraie référence pour cette littérature du Sud de l’Amérique. Avec « Les Ombres de Oak Island », il remue encore une fois le couteau dans la plaie. Le pays se débarrassera- -t-il jamais de ce fléau qu’est le racisme ? A l’heure où Donald Trump fait figure de archi-favori à la prochaine élection présidentielle américaine, on peut en douter. Les suprémacistes de tout poil fourbissent leurs armes dans une ombre devenue clarté. Ils n’attendent plus que le retour de leur chef. Pour frapper un grand coup. Et une bonne fois pour toutes. Si Winston demeure le personnage principal du roman, Vicki l’assistante est sans doute la plus emblématique de cette Amérique crépusculaire. Toujours là, souriante, polie et serviable. Jusqu’au jour où. L’ennemi intérieur aux multiples visages. Combien sont-ils aujourd’hui comme elle, en Amérique ? Beaucoup trop.

« Les Ombres de Oak Island » de Wiley Cash, traduit par Jacques Collin, Éditions du Seuil, Collection Cadre Noir, 432 pages, 22,50 euros.

« Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov » de Yann Brunel : le monde d’après

0

Ce livre est un ouragan de mots et de sensations. Emporté par un rythme où dominent une basse sourde, « Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov » est un roman fusion de Yann Brunel où la fureur peine à être domptée. Dans un décor apocalyptique, le romancier français nous offre une vision d’un futur fracassé où l’homme se confond avec l’animal. On a envie de se boucher les oreilles, de cesser de regarder mais on ne peut pas. Il en va de notre survie. Celle d’une espèce humaine en voie de disparition. Celle pour qui le mot humanité a encore un sens.

Il y aurait donc eu pire que Tchernobyl. « L’incendie de 1996 sur la tranche la plus récente de l’usine pétrochimique de T., située à une vingtaine de kilomètres de K., près de la frontière. » Cela figure dans le rapport Praviv-Kibenov. Vingt-trois ans plus tard, toute la région semble recouverte de suie. « C’est un monde en lambeau ». Dans ce cœur qui bat comme crevé par un dieu sans repères, un homme est retrouvé mort, Lev Grisov, dans le Quartier, Barre 404, le fief des mafieux. Ils ne sont plus que quelques milliers à vivre dans les blocs 1400 et 1500. On les appelle les irréductibles, ceux qui n’ont pas voulu partir après l’incendie de l’Usine. Ce périmètre est devenu un territoire, il a perdu tout repère normé, il appartient à une bande de survivants en voie de déshumanisation. Et la mort de cet ancien liquidateur de l’Usine pétrochimique de 45 ans n’y changera rien. L’homme laisse trois fils. L’aîné, Evgueni, 21 ans, maison de redressement, prison, 63 arrestations, 7 inculpations…  Il y a aussi Alexeï, 19 ans, un tendre avec 16 arrestations au compteur. Un suiveur/complice. Mais dangereux. Et enfin, le dernier, Illya Grisov, l’âme pure, l’innocent. Pas de photo mais âgé de 17 ans. Pas de prison si ce n’est celle de l’hôpital psychiatrique où il a passé 7 ans avant de s’en évader, il y a un mois.

En face, les hommes de loi qui mettent en place une battue à grande échelle, une rafle des Roms et un verrouillage des frontières. Il y a le capitaine Teliakov, un ex du KGB, et Mikhaïl, une nouvelle recrue incontrôlable, imposée en haut lieu. Un jeune homme au regard froid, un acier dans les yeux. Teliakov veut mettre la main sur cette progéniture qu’il perçoit gangrénée mais porteuse de réponses. A sa façon, Mikhaïl lui aussi cherche La solution. Il s’injecte une morphine surnaturelle, inégalée. Elle le transporte dans un univers où tout devient limpide. Seul le capitaine se méfie, que veut-il ce jeune flic insensible à ce qui l’entoure. Le roman avance comme une horloge bloquée sur le tempo arbitraire de celui qui l’a écrit. Il est d’abord quatre ou cinq heures du matin, puis dix heures, onze heures encore, treize heures vingt-trois minutes et trente-trois secondes, quinze heures peut-être, aux alentours de dix-neuf heures où tout s’achève. Six longs chapitres marqués au fer nucléaire. Il n’y a aucun répit chez Yann Brunel mais plutôt une urgence à décrire une fin de vie faîte de sang, de viscères et de sorcellerie. Trois femmes veillent sur ces trois jeunes hommes. Yann Brunel aime l’ère post-soviétique et ses barres d’immeubles éventrées. Les sentiments y sont vécus de façon tordue, exsangue, l’amour est brutal, celui d’une femme envers un homme, celui d’un père envers ses fils. En juin dernier, Yann Brunel a remporté le 33e prix Emmanuel-Roblès avec « Homéomorphe », qui se situe à la même époque et toujours dans un environnement de désolation, de peur et de violence débridée. La prose du romancier est comminatoire, souvent heurtée, comme ses personnages qui avancent dans un brouillard de mort vers un destin aussi loin que la ligne d’horizon. De la poésie floutée au mercure.

« Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov » de Yann Brunel, Éditions Gallimard, 386 pages, 23.50 euros.

 

 

« Rabbit Hole » de Mike Nicol : Alice au Pays des Merveilles sud-africaines

0

On retrouve le couple infernal Fish Pescado, détective privé, surfeur, et Vicki Khan, sa girl-friend, joueuse de poker, avocate et espionne toujours un peu malgré elle. Leur créateur, le Sud-Africain Mike Nicol nous a concocté quelques nouvelles aventures dans ce quatrième volet d’une série d’espionnage survoltée : « Rabbit Hole ».

On est toujours dans les magouilles post- Mandela. Les Sud-Africains entre eux et les étrangers qui essaient de mettre le grappin sur tout ce qui peut arrondir leur petit bas de laine, déjà pourtant bien garni. L’auteur se délecte de toutes ces sales combines qui font de très beaux matériaux fictionnels. Cette fois, l’entreprise dans le viseur de l’écrivain s’appelle Amalfi Civils, une société de construction et d’ingénierie. Au départ, une structure propre tenue par Angela Amalfi. Mais il y a des turbulences et l’un de ses deux frères, Rejab (Rej) Ben Ali, en est à l’origine. Gourmand et ambitieux, il a bien l’intention de contourner les lois en vigueur afin de parvenir à ses fins. Les Américains, toujours prêts à rendre service, attendent de rafler la mise. Rej favorise un accord à trois : Amalfi Civils, les Américains et le gouvernement sud-africain pour un projet surnommé « Renaissance ». Si tel était le cas, leur boîte ramasserait un gros paquet mais le gouvernement sud-africain serait contraint à rembourser les traites pendant des décennies. Angela veut garder les mains propres. Elle s’obstine à dire non.

Disons que ça, c’est le squelette du roman. Parce que à peine tapis dans l’ombre de la narration, et terriblement encombrants, il existe aussi les services secrets. Ceux des grandes nations et même ceux d’intérêts privés. Et là, Mike Nicol n’a pas son pareil pour nous faire cohabiter, sur des pages entières, avec les individus les plus douteux de l’existence. Comme le colonel Kaiser Vula, un paraplégique de la SSA (State Security Agency) dont la directrice est surnommée la Voix. Le gars est coincé dans son fauteuil mais est plus dangereux qu’un mamba. A son service (forcé) Tyrone Mansoor qui émarge aussi comme chef de la sécurité chez Amalfi, exclusivement aux ordres de Rej. Pratique quant il faut espionner son patron. Tyrone, c’est un peu le nettoyeur. Un cadavre par-ci, par-là, le gars ne fait pas trop dans le détail. Il y a aussi Mart Velaze un espion qui obéit à la Voix, la directrice des opération secrètes, ayant un agenda pouvant diverger de celui du colonel Kaiser Vula. Et John Webster, employé au consulat américain. Tiens donc, la CIA.

Il reste la belle Vicki Khan, ancienne agente de la SSA. Elle a raccroché, elle veut vivre la vie de madame tout le monde, s’envoyer en l’air avec son surfeur de petit ami, s’écarter des jeux en tout genre et se dorer la pilule au soleil. Mais espion d’un jour, espion toujours. Dans cette partie, impossible de prendre sa retraite. Parce que les ex-employeurs savent toujours où trouver leurs anciens factotums. Un détail qui va être cruellement rappelé à la belle Vicky. Pêle-mêle, Mission Impossible, Jason Bourne ou encore Reacher, « Rabbit Hole » carbure à plein régime. Pas de temps mort, des personnages sympas et des méchants jouissifs avec une mention spéciale pour le frangin qui se prend pour un loup. Mike Nicol utilise cette toile de fond romanesque pour dresser un constat implacable d’une Afrique du Sud qui a bien du mal à prospérer proprement avec la disparition de « Madiba », surnom de Mandela. Rabbit Hole, en référence au trou du lapin du roman de Lewis Carroll, Alice au pays des Merveilles, c’est l’envers du décor sud-africain. La violence et la corruption comme mariées à la vie à la mort.

« Rabbit Hole » de Mike Nicol, traduit par Jean Esch, Éditions Gallimard/Série Noire, 528 pages, 22 euros.