Si la médaille de la modestie existait, David Grann l’aurait sans doute remporté à maintes reprises. Venu commenter son dernier ouvrage, Les Naufragés du Wager, le septembre dernier à la librairie Atout Livres avenue Daumesnil à Paris, le célèbre journaliste du magazine The New Yorker, s’est plié à l’exercice avec patience mais aussi un intérêt certain pour les questions posées par cette assemblée de lecteurs avisés.
Et la première chose qu’il met en avant, c’est son ignorance. « Je ne connaissais rien aux bateaux et à leur mode d’organisation à cette époque du 18ème », a – t – il lâché, en préambule. Ce qui explique sans doute que l’auteur ait mis cinq ans à aboutir ce projet. « Cela m’a pris une année afin de maîtriser le langage utilisé par les marins sur les bateaux, c’était comme apprendre une nouvelle langue. Les marins de l’époque utilisaient beaucoup de codes, j’ai passé des heures à essayer de les déchiffrer ». Le résultat est époustouflant. Récit autant journalistique que littéraire, l’ouvrage de l’Américain David Grann s’appuie sur des faits réels passés pour dénoncer l’impérialisme des Blancs qui, alors même qu’ils sont en mauvaise posture et bien que sauvés par les populations locales, ne perdent en rien leur sentiment de supériorité. « Ils les décriront plus tard dans leurs journaux comme des « sauvages », explique encore l’auteur. Certains se comporteront tellement mal que la tribu concernée les abandonnera à leur sort. Qui sont les brutes ? Nous ou eux ? Avec cet épisode maritime retranscrit quasi à la minute près, nous sommes au cœur du storytelling que l’Empire britannique a utilisé pour conquérir une partie du monde. »
A l’époque, voyager loin signifiait rester absent des mois, des années. Lorsqu’une armada de sept bateaux britanniques avec 2 000 marins à bord prend la mer en 1740, les angoisses et les attentes ne sont n’y plus n’y moins identiques à bien d’autres traversées du même genre. Mais tout ce petit monde est bien loin de se douter que tout mais absolument tout va dérailler dans ce périple de dingue. Les morts vont peupler la traversée. Cent soixante d’un coup, alors que les navires ne sont même pas encore parvenus à gagner l’océan Atlantique. Le typhus est passé par là. Puis ce sont les tempêtes. Trois-cents, deux-quatre-vingt-dix… rien n’arrête cette macabre comptabilité. C’est à la suite d’un ouragan que le Wager est séparée du reste de la flotte et échoue sur une ile déserte sur la côte de Patagonie. Ils sont cent-quarante-cinq marins. Il n’en restera que trente.
Qui vont raconter quoi ? Que s’est-il passé de si terrible sur l’île du Wager ? Qui dit la vérité ? David Grann s’est appuyé sur les journaux de bord quotidiens tenus par les officiers mais aussi par quelques marins et par les comptes-rendus de la presse de l’époque. Et c’est clairement l’autre grand intérêt de l’ouvrage. Comment sont racontées les histoires ? En fonction de la personne, le récit prendra telle ou telle forme. « Les journaux de bord étaient tenus par les officiers, poursuit David Grann, ils savaient ce que Londres pouvait attendre. Les mêmes faits n’étaient pas expliqués de la même façon par les simples matelots. La bataille n’est plus sur mer mais sur terre et elle tourne autour de la vérité. « L’un d’entre eux sort du lot et attendra la fin de sa vie avant de donner sa version des faits. Il s’appelle John Byron, il deviendra le grand-père du poète Lord Byron. Il a 16 ans lorsqu’il embarque.
La marine royale ne plaisante pas avec les mutineries. « C’était toujours perçue comme une menace, poursuit le romancier, il fallait l’écraser, l’anéantir. » Une cour martiale est alors censée démêler cette histoire de naufrage, de mutinerie et de survie. La conclusion est simple : pas de coupable pour une mutinerie qui n’a au fond jamais existée. « Les empires préservent leur pouvoir grâce aux histoires qu’ils racontent, mais celles qu’ils ne racontent pas sont tout aussi essentielles – les obscurs silences qu’ils imposent, les pages qu’ils arrachent. » Il n’empêche. « Cette tragédie fut un tel scandale, conclut David Grann, qu’il a coûté l’existence de l’Empire britannique. »
« Les Naufragés du Wager », Par David Grann, traduction de Johan – Frédérik Hel Guedj, éditions du sous-sol, 23.50 euros.