Accueil Blog Page 17

Chez Morgan Audic, personne ne meurt à Longyearbyen 

0

La nature a le vent en poupe parmi les nouveautés polars de ce mois de septembre 2023. Si certains auteurs placent leur action dans des contrées tropicales, Morgan Audic, quant à lui, a préféré situer son intrigue là où il fait un froid polaire. Dans l’Archipel du Svalbard, à Longyearbyen, la dernière ville avant le pôle Nord. De quoi claquer des dents autant de peur que de froid.

 Jusqu’ici Lottie veillait à ce que la cohabitation des hommes avec les ours se déroulent calmement. Plus relaxant que son poste à la brigade criminelle d’Oslo qu’elle avait envoyé balader deux ans auparavant. Si ce n’est qu’elle a quelques bagages comme de sérieuses crises d’angoisse qui entravent méchamment son travail et son bien-être. Le corps d’une jeune femme, Agneta Sorensen, 26 ans, docteur en biologie arctique, est retrouvé gisant sur la glace, apparemment griffé, mordu par un ours. Non loin de là, un autre cadavre, celui d’un cachalot d’une quarantaine de tonnes pas vraiment en meilleur état. Comme bouffé par un ours également. Une blessure sur l’animal intrigue la flic Lottie. Sa forme circulaire dans la peau indique qu’il pourrait bien s’agir d’une balle. Et qui n’est pas loin du lieu de double meurtre : les Russes.

Une ville fantôme qui s’appelle Pyramiden. Une splendeur de l’ère soviétique désormais à l’abandon.  Si le mystère est ainsi facilement installé par le romancier Morgan Audric, le contexte géopolitique est tout aussi gentiment expliqué. Il faut remonter à la Première Guerre mondial lorsque la Norvège obtient la souveraineté de cet archipel. Et stipule que tous les pays signataires peuvent tirer profit des ressources du lieu. Seule la Russie avait utilisé cette clause pour exploiter deux gisements de charbon. Mais en 1998, tout s’était arrêté. La nouvelle Russie n’avait pas eu les moyens de la garder en activité. Un hôtel avait été gardé, histoire d’empêcher la Norvège de revendiquer le territoire. Aller chatouiller les moustaches russes n’était pas quelque chose que les forces du coin aimaient particulièrement se coltiner.

Triste timing. Asa Hagen qui avait ouvert une agence d’excursion en mer, le Nordland Safari, gît désormais à la morgue. Selon le médecin légiste, c’est un suicide. Nils Madsen, reporter de guerre, ex-boyfriend et compagnon de route dans la presse, est plutôt sceptique. Ils ne s’étaient pas vus depuis six ans mais il lui semblait bizarre qu’après avoir couverts toutes les zones de guerre de la planète, elle finisse ainsi dans un décor qu’elle avait pourtant choisi et aimé. La mécanique du roman est lancée. Deux histoires parallèles sur fond de saloperie humaine, cette espèce pas très rare qui ne recule devant rien pour s’enrichir coûte que coûte. On est au confluent des intérêts divergents. Ceux qui veulent sauver la nature et ceux qui veulent en tirer parti au maximum quitte à dézinguer les gêneurs qui se trouvent sur leur route. Rondement mené et efficace.

« Personne ne meurt à Longyearbyen » par Morgan Audic, Éditions Albin Michel, 374 pages, 21.90 euros.

« Les Morts de Beauraing » de François Weerts : une Belgique minée par la haine

0

Manifestations. La France frémit lorsque le mot est prononcé, les touristes s’interrogent : est-ce bien raisonnable de venir dans ce pays où ils cassent tout. A la lecture des « Morts de Beauraing », on ne peut s’empêcher de pousser un tout petit soupir de soulagement. Chez les Belges aussi, les manifestations dérapent. Et sévèrement. François Weerts est journaliste. Il connaît son sujet. Même s’il a choisi de situer son intrigue en Belgique, quelques éléments comme les enfants-soldats prouvent qu’il a bourlingué. La date de l’attentat est significative : un 15 août. Une fête catholique, l’Assomption. Les images sont effrayantes. « Une jambe nue dépassant d’un linceul de fortune, intacte mais d’une pâleur mortelle. » Les islamistes sont tout de suite dans le collimateur de la police, des médias et de la population. A l’exception de deux lascars qui tiennent une agence de presse à moitié moribonde, Yves Demeulemeester et Léopold Verbist. Des journalistes chasseurs de scoops s’ils ne veulent pas disparaître de l’essoreuse médiatique. Leur enquête les pousse vers une voie inattendue. Celle de cathos ultras, de croisés de l’Apocalypse. François Weerts est un auteur clairement engagé. Pas question pour lui de ne pourrir qu’un seul camp. Les terroristes ne sont pas que musulmans. Mais ce qui fait aussi la force de son ouvrage, c’est la description au scalpel d’une division, voire d’une haine qui habite désormais les citoyens de communauté, de monde, différents dans ce tout pays qui parfois n’a même pas de gouvernement. Comme s’il n’y avait plus de place pour la raison. Il ne s’agit pas de s’aimer, personne n’est obligé d’aller jusque-là, mais de tenter de se comprendre pour ensuite communiquer. Et ce que décrit l’écrivain tend à prouver que les Belges sont eux aussi dans un cul de sac sociétal vertigineux. Comme bien d’autres pays démocratiques.

« Les Morts de Beauraing » de François Weerts, Éditions Rouergue Noir, 319 pages, 22 euros.

 

« Devant Dieu et les Hommes » de Paul Colize

0

Paul Colize nous plonge dans un procès d’assise, tenu à Charleroi en 1958 et couvert par une jeune femme pour un quotidien du soir. Un incendie au fond de la mine du Bois du Cazier deux ans auparavant a fait 250 morts. Une véritable tragédie mais la police se félicite, elle a réussi à coffrer les auteurs d’un meurtre sans doute lié à ce drame. Donato Renzini et Francesco Ercoli, deux Italiens venus travailler en Belgique parce que chez eux c’est la misère, sont accusé d’avoir tuer le contremaître. Le quotidien Le Soir est sur les dents, c’est le genre d’histoire qui fait vendre du papier. Alors quand Katarzyna ou encore Catherine Lézin de son nom de plume, est invitée à déjeuner pour la première fois par son rédacteur en chef, elle n’en croit pas ses oreilles. Il l’envoie couvrir le procès de Marcinelle à Charleroi. Elle est méfiante mais ne peut refuser. Les hommes sont majoritaires au journal, on ne laisse pas passer ce cadeau. Empoisonné bien sûr. Un vieux de la vieille l’attend au tournant et lui savonne la planche comme il se doit. Il n’y a que les femmes, âmes sensibles, pour croire que les deux inculpés, Donato Renzini et Francesco Ercoli soient innocents du crime dont ils sont accusés. Pour tous, il ne faut aucun doute que ces hommes sont coupables mais la jeune femme ne s’en laisse pas compter et finaude, devine qu’il y a autre chose. Une femme peut-être ? Avec « Devant Dieu et les Hommes », Paul Colize a choisi de dénoncer la misogynie dans un milieu pourtant supposé ouvert : la presse. Sous des dehors assez légers, le romancier dresse un tableau impitoyable des mâles alpha qui règnent alors en maîtres absolus dans le monde du journalisme de l’époque. On a fait du chemin. Un peu.

« Devant Dieu et les hommes » de Paul Colize, Éditions HC, Hervé Chopin, 315 pages, 19.50 euros.

 

« Au fin fond de décembre » : le blues de Patrick Conrad

0

Pas d’étude de mœurs pour Patrick Conrad qui situe son action en 1996. « Au fin fond de décembre » met en musique tous les codes du roman noir. Il y a un ex-inspecteur, Theo Wolf qui s’est vengé du meurtre et viol de sa fille en se faisant justice lui-même. Cela lui a valu quatre années en prison et il vient tout juste de sortir. Il a trouvé un petit boulot d’exterminateur de rats. Mais inspecteur d’un jour, inspecteur toujours. Alors qu’il dératise à tout va, il tombe sur le cadavre d’une femme, sac en plastique sur la tête, dans ce qui semble avoir été un studio de cinéma porno. Il décide d’enquêter. Ce sera la dernière fois, il le sait. De fil en aiguille, il remonte jusqu’au New Star Trek, un night-club un peu pourri qu’il a connu par le passé. Il retrouve même des figures de cette vie-là. Le soir, il rentre chez lui, épuisé, mais quand sa voisine qu’il épargne pourtant peu, vient le chercher pour dîner ensemble, il délaisse sa solitude et partage celle de Martha. On sent chez l’auteur un penchant pour ceux dont la vie ne s’est pas montrée tendre. Une galerie de portraits de gens cabossés et un inspecteur fasciné par le corps en décomposition qu’il a trouvé et qu’il ne veut plus lâcher. Le romancier aime la nuit interlope d’Anvers et les crimes qui s’y dissimulent. On est dans le vrai Noir. L’auteur méconnu en France occupe pourtant une place importante de la scène artistique belge. Poète, romancier mais aussi scénariste. Qui irait glisser le nom de Hayden Sterling, acteur d’Hollywood et auteur d’un roman génialissime (Voyage chez Rivages) au détour d’une phrase si ce n’est un connaisseur du 7ème art.

« Au fin fond de décembre » de Patrick Conrad, Éditions Actes Sud/Actes Noirs, 288 pages, 22.50 euros

 

« Lorsque tous trahiront » de Pierre Olivier ou la mise en abîme de l’âme humaine

0

La LFD. La Légion des volontaires français partis se battre en ex-URSS contre le bolchévisme, dans les rangs et sous l’uniforme allemands. Un moment de l’Histoire française pas facile à aborder. C’est pourtant le pari audacieux et réussi de l’historien Pierre Olivier qui est le premier lauréat du Prix du roman d’espionnage créé par l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASSDN) et coédité par La Manufacture de livres et Konfident. Au fond, qui de mieux que des anciens agents de renseignements pour nous parler de trahison. C’est exactement le fil rouge de ce livre court, sec et efficace.

 » L’important, pour une organisation clandestine, c’est le cloisonnement « . Le b.a.-ba de l’espionnage ou du contre-espionnage. Monter une cellule sans qu’une autre soit mise au courant. Leçon de choses pour une bande de collabos. Mais l’annonce tombe, violente.  » Le chef est mort « . Jacques Doriot, le « Grand Jacques », le grand traître de la nation française. Ex-numéro 2 du Parti communiste français, fondateur et chef du parti populaire français, le PPF, retrouvé mort, criblé de balles par un chasseur allié en maraude. « Quatre balles. Deux dans les jambes, une dans le dos. Et une autre, qui a atteint le poumon, le foie, les intestins et qui a occasionné à sa sortie la fracture du bassin et de la tête du fémur ». Mais certains doutent et pensent qu’il n’est pas mort tout seul, qu’on l’a bien aidé. A partir de ce moment-là, le grand jeu de dupes et le bal des espions commencent. Le « Grand Jacques » a – t – il été victime d’un complot, liquidé par ses « amis » ? Le narrateur a combattu sur le front russe. Il hait le bolchévisme. Il a porté et porte encore l’uniforme nazi. Au début, il était gêné, plus maintenant. Alors que le régime est en pleine déroute et vit ses derniers jours, le narrateur est de cette espèce qui ne croit plus mais continue à obéir.

A Roland Nosek, officier SS, qui se rêvait de finir diplomate, une fois Paris mise sous cloche nazie. Mais la fin de la guerre qui approche a déjoué ses plans. Il lui reste une affaire délicate à régler. Il demande au narrateur de s’en charger. D’enquêter sur un soi-disant traître à la cause du Reich. La contrepartie ? La remise en liberté de la mystérieuse Louise Delbreil. Que doit-il faire ? Espionner bien sûr, un agent double devenu triple. Et Doriot dans cette équation trouble comme l’eau du bain ? Autant de questions auxquelles le narrateur, trimballé de chef en chef, est confronté.

Billard à mille bandes, le roman de Pierre Olivier nous entraîne dans les méandres de la duplicité. Qui sont les bons et les méchants ? Il n’y en a pas comme toujours, ce sont tous des loups-garous. Qui se transforment au clair de lune pour mieux vous avaler et vous recracher, modifiés, nus comme des nouveau-nés, prêt à l’emploi. Prêts à trahir. « Parce qu’on est toujours le traître de quelqu’un ».

« Lorsque nous trahirons », de Pierre Olivier, Éditions La Manufacture de livres, 204 pages, 16,90 euros.

« Les délits mineurs de Malin Persson Giolito » : ou la chute du modèle suédois

0

Les chiens ne font pas des chats. Malin Persson Giolito est la fille du célèbre criminologue écrivain Leif G. W. Persson . Donc, elle écrit des polars. Elle emprunte le réalisme de son géniteur mais le pousse au paroxysme du noir. Elle sort son troisième roman en France, aux Presses de la Cité. Une histoire d’adolescents en déshérence dans une Suède qui reste clouée au sol, hébétée par cette violence américaine venue gangréner ses banlieues alors que la terre entière croit encore au modèle idyllique scandinave.

Construite à la fois comme une enquête pour les policiers et une énigme pour le lecteur, la trame retrace la vie de deux ado, nés dans des quartiers séparés par une autoroute aussi sociale que géographique. D’un côté, Rönnviken (R) et de l’autre Varinge (V). Dogge, Douglas Arnfeldt, fils de Teo et Jill, vient de R et Billy de V. Le premier est aussi blond que le deuxième est brun. Chaque chapitre qui les concerne s’intitule « Les Garçons ». Une amitié comme on les aime, une amitié qui transcende les clivages culturels. « Deux garçons de milieux différents qui deviennent amis. Une vraie publicité, le genre d’histoire qui ne pouvait que bien se terminer. Pas de quoi avoir un pressentiment, pas même en tenant compte de l’étouffante chaleur, de l’orage qui approchait. » Pourtant, au premier coup de tonnerre, ce sera la sortie de route. Parce que « Les Garçons », qui grandissent de façon fusionnelle, ils vont en faire des conneries. Des petites puis de très grosses jusqu’à l’irréparable. Jusqu’à ce soir du 6 décembre, à 22 h 55, sur l’aire de jeux de Rönnviken, parmi les balançoires peintes dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La neige tombe, ce sont les premiers flocons d’hiver. Quatre coups de feu, en deux fois et en tirs rapprochés. Impensable dans cette banlieue. Billy s’écroule. Le policier qui va tenter de comprendre ce qui s’est passé, s’appelle Farid Ayad. Il est marié à Natascha, le couple a trois filles. Avant, il habitait V, il en est parti cinq ans auparavant. Les gamins, il les connaît, il les a vus évoluer, changer, passer de petits crétins à voyous un peu plus costauds. Mais ça, que l’un des deux meurt sans doute tué par l’autre, ça non, il ne s’y attendait pas. Le truc est énorme. Il y a forcément un adulte impliqué dans le drame. Mehdi Ahmad ferait bien l’affaire. C’est un petit caïd local qui rêve de grandeur à la Tony Montana en terrorisant et rackettant tout le quartier. Mais ce serait trop facile. La romancière se transforme alors en sociologue et nous dépeint deux mondes qui cohabitent sans vouloir se croiser et qui ne se font pas confiance. Il le faudra pourtant à un moment-donné, quitte à admettre que des enfants peuvent se comporter en adulte violent. Quitte à abandonner cette idée que la justice peut tout.

S’il y a bien une chose que Malin Persson Giolito aime et sait décrire, c’est la descente aux enfers d’une Suède longtemps considérée comme un modèle de tolérance, de terre d’accueil et de qualité de vie. Le pays ne semble pas se remettre de la crise migratoire de 2015. La drogue, les gangs, comme à la télé dans les séries américaines. Société verrouillée, système judicaire bloqué, service de l’enfance dépassé, parents débordés. Chez les riches, rien ne se voit ou tout se pardonne. Chez les pauvres, on sait mais on ne fait rien. Et les parents dans tout ça? Ceux de Dogg sont aux abonnés absents. Le père est opaque, la mère vit dans un monde d’opiacés. L’amour n’a pas sa place, chacun vit dans le brouillard de son moi intime. Leila, la maman de Billy trime pour élever ses enfants, seule. Mais de l’amour, il y en a à la pelle. Pourtant tous sont aveugles. Les deux amis se retrouvent chez Sudden, l’épicier. Ils lui en font voir de toutes les couleurs. Sudden joue le jeu de la loi, de la justice, il appelle au-secours. Mais point de salut pour l’auteure de Quicksand, l’avenir se décline en noir et noir. Malin Persson Giolito suit les convulsions sociales d’une Suède où les rennes se perdent dans le brouillard hivernal. Et nous laisse refroidis par cette peinture sociale déchirée et déchirante.

« Délits mineurs », de Malin Persson Giolito, traduit par Laurence Mennerich, Éditions Presses de la Cité, 428 pages, 23 euros.

Au Nicaragua, « une révolution destinée à faire tomber un dictateur a engendré une autre dictature »

Sergio Ramirez a eu une vie bien remplie. Né en 1942 à Masatepe, il publie son premier livre en 1963, alors qu’il n’est encore qu’un simple étudiant. Après des études passées à Berlin entre 1973 et 1975, il revient au Nicaragua et participe à la création du groupe d’artistes et intellectuels nicaraguayens, Les Douze, qui s’oppose au gouvernement du dictateur Anastasio Somoza. En 1984, il est nommé vice-président par le Front sandiniste de Libération aux côtés d’un certain Daniel Ortega. Il rompra avec ce dernier en 1994 et se recentre sur son travail d’écrivain. Il reçoit à ce titre en 2017, le Prix Cervantes, la plus haute distinction littéraire dans le monde hispanophone. A l’époque au JDD, je le rencontre dans sa maison à Managua où les tragiques événements qui s’y déroulent depuis deux mois le paralysent et l’empêchent d’écrire.

Comment vous sentez-vous?
Je suis très triste. D’autant qu’il est très difficile de voir et d’accepter que toutes ces agressions menées à l’encontre des citoyens du Nicaragua relèvent de la responsabilité de mes anciens compagnons d’armes. Et lorsque j’entends scander « Somoza, Ortega », c’est la même chose, je ne peux que m’incliner. Je me suis éloigné de Daniel Ortega, il y a des années mais je ne peux pas m’empêcher de me souvenir que nous avons partagé la même et belle cause. Mais je constate que la roue tourne et s’arrête toujours devant le même obstacle : la dictature. C’est très choquant pour moi de voir comment une révolution destinée à faire tomber un dictateur a pu engendrer des années plus tard une autre dictature.

Avez-vous été surpris par cette étincelle de résistance au tout début?
Oui. J’étais en Espagne à ce moment-là. Je me suis arrêté de respirer. Il faut savoir que les gens ont été silencieux pendant longtemps. Et ce silence était le produit de cette peur. Une peur orchestrée par les groupes paramilitaires. Il faut bien comprendre que l’un des principes de base du couple Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo, est que la rue et les gens leurs appartiennent. Ce qui veut dire que personne n’a eu le droit toutes ces années de manifester sans risquer une très lourde répression. Et puis tout d’un coup, il y a eu un point de départ a priori sans grande conséquence suivi d’une succession de petits incidents. Cela m’a fait penser au Printemps arabe. Une petite chose qui conduit à une explosion et qui a pour conséquence majeure que les gens cessent d’avoir peur. Aujourd’hui, vous pouvez descendre dans la rue et poser des questions aux gens. Non seulement, ils vous répondront mais en plus ils vous donneront ouvertement leurs noms. Impensable avant.

Il n’y a pas eu d’escalade, la réponse du gouvernement Ortega a tout de suite été extrêmement violente. Comment l’expliquez-vous?
Pour les mêmes raisons qui ont causé la peur dont je parlais un peu plus tôt. Ortega a toujours réprimé les manifestations de manière violente mais cela se passait loin de tout, hors caméra et couvert par la peur des gens. Cette fois encore, il a cru qu’il était possible d’appliquer les mêmes méthodes mais tout a dérapé pour lui et sa femme. Le couple n’a rien vu venir parce qu’ils ont persuadé que les gens leur appartiennent donc il leur est inconcevable que ces mêmes gens puissent se retourner contre eux. C’est toujours la même chose avec les dictateurs, le schéma demeure identique. C’est classique, pathétique et ils perdent tout sens des réalités.

Vous avez connu Daniel Ortega, vous avez même été son vice-président. Quel homme était-il?
C’était il y a longtemps. Le genre de pouvoir que nous avions dans les années 80 et 90 n’était pas le même que maintenant. C’était un pouvoir collégial composé de plusieurs personnes, avec des orientations différentes et toutes les prises de décisions étaient le résultat d’une concertation. En fait, Ortega n’était pas seul aux commandes, il ne décidait pas tout, tout seul, il incarnait seulement le pouvoir. Puis nous avons perdu les élections mais lui a continué, en solo, il a construit petit à petit son retour pour la plus haute marche. Au fil de cette quête, il a subordonné tous les pouvoirs de la nation, passé un accord avec l’ancien président libéral Arnoldo Aleman (1997 à 2002) condamné à 20 ans de prison pour corruption et qui vit pourtant libre. Moyennant quoi les deux ont passé une sorte de pacte politique qui a permis à Ortega de museler l’opposition et de modifier la Constitution. Ces dernières années de mandature, il a surtout travaillé avec l’aide de sa famille à faire main basse sur l’économie du pays.

Que peut-on dire de sa femme Rosario Murillo?
Elle est la Vice-présidente de son mari depuis 2017 et la porte-parole du gouvernement. Elle a détruit le Parti du FSLN (Front sandiniste de libération nationale) en se débarrassant de la vieille garde et au fil du temps elle est devenue incontournable alors qu’elle ne fut jamais du combat des débuts de la lutte. Mais aujourd’hui, Ortega a rappelé le noyau dur des anciens combattants parce qu’il pense qu’ils sont les seuls sur lesquels il peut s’appuyer réellement. Ce qui est un problème parce que si Ortega annonce sous pression américaine, qu’il quitte le pouvoir, cette même base ne va pas aimer du tout, va se sentir trahie. Ortega étant désormais incompatible avec le Nicaragua, que vont-ils faire?

Ce qui veut dire que les Américains ont un problème?
(Il rit) Oui les gringos (les Américains) sont obligés de revoir leur copie chaque jour. Et s’il y a bien une chose que les Etats-Unis détestent dans cette région du monde qui reste leur chasse gardée, ce sont les surprises, l’anarchie et le vide politique. Au début, ils lui ont sans doute lourdement suggéré, ok tu reste, mais tu t’en vas aux prochaines élections en 2019. Or on sait que le peuple n’attendra pas si longtemps. Ortega est désormais politiquement complètement isolé et sa femme est haïe.

Cela peut-il conduire à une guerre civile?
Les gens réclament la justice. Qui a tué qui? C’est une situation complexe, fragile et explosive. Entre ce que veut la population et ce qui est ou sera possible de faire. Telle est la difficulté. Les paramilitaires sont cagoulés, la police aussi parfois. Seul le chef de la répression sera facilement identifiable, donc condamnable.

Est-ce que les événements ont eu un impact sur votre travail d’écrivain?
Oui, absolument. Depuis le début des troubles, je n’ai pas pu écrire une ligne, comme au temps de Somoza. Je n’ai plus la force de me concentrer, mon attention est systématiquement tournée vers les informations, radio ou télé. Ma tête est pleine de soucis, mon téléphone est en mode silencieux mais dès que je le vois clignoter, je me demande quelle mauvaise nouvelle est encore tombée.

Voyez-vous une sortie immédiate de cette crise?
Il le faudrait? L’économie est en lambeaux et ce que redoute l’Amérique est en train de se passer. Les gens tentent de fuir le pays, la queue auprès de l’ambassade américaine pour obtenir un visa est plus grande chaque jour. Je doute que Donald Trump, qui a fait de l’immigration son champ de bataille, soit content à l’idée de voir arriver en masse des milliers de Nicaraguayens.

En tant qu’écrivain, ressentez-vous le devoir moral à vous exprimer?
Oui. C’est mon devoir personnel de le faire. Écrivain ne sert rien dans ces moments-là. Il faut attendre que tout mûrisse. Dans deux ou trois ans, peut-être, j’aurais trouvé le courage et l’énergie de raconter cette tragédie dans un livre. En attendant, je le fais en donnant mon avis, des interviews, en écrivant des tribunes.

Que veut dire révolution pour vous aujourd’hui?
(soupir). Liberté et démocratie. La possibilité de voter pour le parti de son choix.

«À balles réelles : ou la stratégie de survie de Sergio Ramirez

0

Il faut lire Sergio Ramirez et son dernier roman, « À balles réelles ». Non pas en tant que simple lecteur de polars mais en tant que soutien à l’écrivain qui, pour la deuxième fois de son existence, connaît l’exil. Le Nicaragua a sombré dans la dictature en 2018. Trois ans plus tard, Sergio Ramirez, grande figure morale et littéraire du continent sud-américain, ancien vice-président et premier centraméricain à remporter le prix Cervantes en 2017, est poussé hors des frontières. Un mandat d’arrêt a été émis contre lui par le régime de Daniel Ortega. Les deux hommes se connaissent bien. Tout est lié. Leur propre passé et celui de leur nation pour laquelle tous deux ont combattu Somoza. Rupture politique mais aussi amicale, voire sentimentale. Participer à une révolution quand on est jeune n’est pas rien, on y croit, on se bat pour un monde meilleur. Désormais réfugié à Madrid en Espagne où il se remet d’une longue maladie, Sergio Ramirez est passé dernièrement par la France pour y parler littérature. Dernier rempart contre la barbarie, bouée de sauvetage pour un homme qui pense aujourd’hui mourir en exil. Il a 80 ans. Lisez « À balles réelles ».

On retrouve l’inspecteur Dolores Morales (un homme), déjà présent dans une trilogie commencée en 2008, et qui s’achève avec ce dernier opus. L’ex-policier devenu détective, est un vétéran de la lutte sandiniste. Il est avec son acolyte Rambo à la frontière de Las Manos, du côté hondurien. L’amour le pousse à rentrer. Fanny souffre d’une rechute de son cancer. Mais le retour s’avère semé d’embûches. Parce qu’un homme de l’autre côté fait la pluie et le beau temps. L’inspecteur Anastasio Prado, surnommé Tongolele, un bonhomme qui aime passer inaperçu. Pour l’accomplissement des basses-œuvres, c’est toujours mieux. Il est aussi le chef des services secrets. Il a tout pouvoir.

Le duo de fugitifs s’est réfugié chez Monseigneur Bienvenu Ortez. Ce dernier organise la poursuite de leur périple. Pendant ce temps-là, à Managua, la ville est en ébullition. La femme du président que tout le monde considère perchée et qui croît aux énergies cosmiques, a décidé de faire planter des arbres de vie gigantesques en métal de couleur, un peu partout et notamment dans les établissements scolaires, y compris les universités. Les étudiants n’apprécient pas du tout, c’est le début de la révolte. Tongelele entre alors en action. Ses milices aussi. Le romancier a le don de dépeindre des personnages hauts en couleur. Le style foisonne, les phrases sont presque callipyges, cela tourbillonne, bouillonne. On a l’ex-femme de ménage, le spécialiste des réseaux sociaux, le clochard du Marché oriental ou encore la sacristaine de l’église. Sans oublier le “ Masque ”, mystérieux compte twitter qui balance révélation après révélation. Comme celle de dire que le président a construit son pouvoir sur des fake news.

Roman policier oui mais sur fond de réalité historique. En 2018, une révolte estudiantine est réprimée dans le sang. Des milliers de jeunes descendent dans les rues de la capitale puis se bunkérisent dans les facultés croyant être à l’abri. Le pouvoir montre son vrai visage et vient les déloger. Il tue les petits-enfants de sa propre révolution. Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo ont décidé de ne rien partager. Il y aura près de 400 morts. Depuis le régime emprisonne tout opposant, y compris les hommes d’église. Au mieux sont-ils expulsés. L’ouvrage de Sergio Ramirez est estampillé « livre interdit » dès sa parution au Nicaragua. Le public ne pourra le lire sous sa forme papier mais grâce à une sorte de piratage solidaire, il circule sur WhatsApp. La puissance des images et des mots, tous les dictateurs les redoutent. Ce n’est pas pour rien que le livre est depuis toujours dans le viseur des censeurs. Envoyée spéciale au Nicaragua en 2018, j’ai eu la chance de m’entretenir avec Sergio Ramirez, à son domicile. Il n’arrivait plus à écrire. Cet entretien prend tout son sens aujourd’hui alors que paraît le roman en Français et qu’il insiste à qualifier de policier. Ortega ne semble pas être Poutine mais la peur rôde. L’écrivain veut vivre et écrire. Sa contribution à l’Histoire de son pays.

Lire l’intégralité de l’interview dans Interviews/Reportages

«À balles réelles», par Sergio Ramirez,  traduction de Anne Proenz, Éditions Métailié/Noir, 336 pages, 23 euros.

 

« L’Argent, tout le temps » de Stéphanie Artarit : ou comment ébranler les puissants

0

C’est le genre d’idée que les plus riches et les gouvernements qui travaillent pour eux n’aiment pas du tout. D’ailleurs, lorsque Manon Deraison présente son projet à un banquier, il la reçoit gentiment et poliment et enfouit le dossier tout au bas de sa pile. Sa dinguerie : une cryptomanie basée sur l’entraide. Mais la jeune femme ne plie pas, et en quelques mois elle échafaude un système qui va faire tanguer tout l’équilibre financier et monétaire français et qui menace même de franchir les frontières de l’hexagone. Qui est derrière le projet Care, s’interroge – t on dans les hautes sphères. C’est d’autant plus agaçant que lorsque la vérité éclatera, la France découvrira qu’elle est la fille de l’homme le plus puissant de France après le président de la République, son propre père Jacques Deraison, un salopard de première.

Premier thriller de l’ancienne journaliste et psychanalyste Stéphanie Artarit, « L’Argent, tout le temps » dénonce autant les délires de l’argent que l’abus de pouvoir des puissants. L’intrigue démarre à Auckland, en Nouvelle-Zélande avec deux personnages bien campés que l’on retrouve très vite par la suite. David et surtout Ivo Butorac. L’un est un génie des mathématiques, l’autre un joueur d’échecs hors pair, pour ne pas dire un joueur tout court. D’où son surnom dans le monde opaque du jeu de Whale, « Baleine ». Combinaison gagnante pour ce tandem d’escrocs en col blanc qui à priori n’auraient jamais dû croiser la route de l’idéaliste Manon. Mais le COVID a changé la perspective de bon nombre de gens dont Manon qui rêve désormais d’un monde meilleur et a concrétisé cette idée avec Care, ce système d’échange de services.

Sans surprise, le papa n’apprécie pas du tout. Au début, il ne sait pas encore que sa propre fille a manigancé tout le bazar.  Mais il est l’homme des propositions radicales. Il embauche Ivo, l’homme des solutions tout aussi radicales. Le combat est inégal. Deraison bénéficie de tout l’appareil d’État. Qu’importe que sa progéniture soit à l’origine. Il n’a jamais reculé devant rien ni personne. Mais Ivo n’a pas de scrupules et surtout s’y connaît en déplacement de pions. Il joue sa propre survie et celle de Manon. De quoi sérieusement motiver. Stéphanie Artarit a savamment dosé son roman. Entre psychologie et codes thriller, le livre se lit d’une traite. Exactement ce que l’on demande à ce genre de littérature.

 

« L’Argent tout le temps », par Stéphanie Artarit, Éditions Belfond Noir, 304 pages, 20 euros.

« La Magnifique » de Jean-Félix de La Ville Beaugé

0

Il y a 30 ans, des Hutus rwandais se sont levés chaque matin pendant cent jours afin d’accomplir la plus sanguinaire des tâches quotidiennes. Tuer et découper 800 000 hommes, femmes et enfants de l’ethnie des Tutsis. Chaque soir vers 18 heures, ils sont rentrés chez eux auprès de leurs femmes souvent mécontentes du faible butin récupéré sur les cadavres. L’une d’entre elles a survécu, cachée sous les corps ensanglantés. Jean-Félix de La Ville Beaugé en a tiré un roman d’amour et de résilience. Et imaginé l’incandescent personnage de « Magnifique ».

Le romancier élimine d’emblée la question : « Ce n’est pas autobiographique, je n’ai pas travaillé pour le Comité international de la Croix Rouge (CICR), je ne suis pas marié à une Tutsie, je n’en connais aucune personnellement qui ait vécu un tel calvaire. J’ai juste entendu une voix, un jour. » L’écrivain a le verbe facile. Tellement facile que l’on pourrait presque louper l’essentiel. Comme cette présence en 1994 au Rwanda. Il a vingt ans. Il y a donc bien un peu de vécu dans le cinquième roman de cet auteur habité. A cette époque, il étudie le droit en France, il effectue un stage dans une organisation humanitaire qui le récompense pour son travail de l’année précédente, en l’envoyant en mission au pays des mille collines. C’est un gamin. Il doit acheminer des camions dans la région et vérifier que le contenu n’est pas pillé. Il comprendra dix ans plus tard à qui est allée en réalité cette nourriture. « J’avais nourri les Hutus bourreaux et non pas les Tutsis victimes. »

Commencer par le présent pour raconter le passé. C’est Magnifique Umiciowari qui remonte le fil de sa propre histoire. Elle vit au bord du Lac Léman, en Suisse. Elle sort pressée de la clinique où un médecin vient de diagnostiquer une tumeur sur le nerf auditif. La petite voix qu’elle n’a plus entendue depuis longtemps revient et murmure : « Marche, marche », comme autrefois quand elle lui disait « Vis, vis ». C’est une autre voix que le romancier a perçue lorsqu’il s’est lancé dans l’écriture. « J’ai écrit 27 projets sur ce pays, poursuit – il. L’un faisait 150 pages, l’autre 50. Puis plus rien, pas le moindre appel jusqu’au jour où, à la montagne, j’ai entendu la voix un réfugié. » Ce sera Magnifique, rescapée du génocide rwandais. Elle se tait depuis 30 ans. Il est temps de partager. Alors, elle écrit à Jérôme, cet époux blanc qui un jour a surgi et n’est plus jamais reparti. Elle lui confie enfin sa vie, celle d’avant, celle du malheur.

Son insouciance, sa beauté, ses doigts limés, sa légèreté à ne pas étudier au risque de décevoir son père, Magnifique s’en souvient avec une acuité nouvelle et douloureuse. « La petite surprise » du commentateur à la radio des Mille Collines, la fuite vers l’église, la maison de Dieu prise en otage par le diable. Les corps de ses parents reposent sur elle comme des poids morts. Ils le sont. Ce jour-là, la voix apparaît et lui souffle : « Sors. » Elle s’enterre pour se cacher des Hutus qui continuent, méthodiques, leur boucherie. elle la tance, la secoue, » tu vis et ta famille est morte. » Elle respire grâce à un roseau, elle vit, survit. S’enfuit, court sur la route ocre, croise un soldat du Front patriotique rwandais (FPR). Il est propre et l’appelle Madame, même pas Mademoiselle. Au réveil, elle est allongée sur un lit d’hôpital dans un camp. Un homme, un Blanc, se présente : « Je suis Jérôme Auskl, chef de la délégation du Comité International de la Croix Rouge. » Il parle beaucoup, elle se tait longtemps. La Suisse et l’ascension des glaciers du Eiger ou celui du Grindelwald. Cela fait des mois qu’elle l’écoute et là, elle pose enfin une question : « Où est Grinwald ? » Et puis ce sera son tour. L’élection de Miss Massongo, petite ville rwandaise. Les candidates, toutes des Tutsies, jamais de Hutues. La dernière fois, moins d’un an avant le génocide. Elle parle mais ne dit rien. Sa famille, oui, mais ce qui s’est passé dans l’église, non.

La question politique n’est pas mise de côté dans le roman. Chaque personnage représente une institution précise. Le romancier ne se pose pas en accusateur mais n’épargne personne. « J’ai mis dix ans à me rendre compte qui j’avais nourri lors de mon premier voyage rwandais, alors je peux comprendre qu’il y ait des réticences à affronter une vérité qui aurait de graves conséquences. Malgré tout, j’ai un peu de mal lorsqu’entre quatre yeux, on m’affirme encore maintenant que tout a été géré pour le mieux. Reconnaître ses erreurs, n’est-ce pas le début du pardon. Je me souviens avoir passé deux heures en tête à tête avec un ex-ministre de la Défense qui affirmait qu’il n’avait rien vu. » Le livre à l’inverse jette une lumière crue sur des événements insupportables que seule une histoire d’amour entre un homme et une femme, pourtant destinés à ne jamais se rencontrer, pouvait peut-être réparer. Comment peut-on survivre mais comment peut-on aussi aimer, Jean-Félix de La Ville Beaugé interroge avec délicatesse le lecteur. Lui, connaît la réponse. Par la voix de Magnifique. Qui sans le regard de Jérôme pour la maintenir dans la lumière, aurait pu disparaître à nouveau, avalée par ses propres démons.

« Magnifique » de Jean-Félix de La Ville Beaugé, Éditions Télémaque, 240 pages, 19 euros.

« Les Naufragés du Wager » ou la fin de l’Empire britannique selon David Grann

Si la médaille de la modestie existait, David Grann l’aurait sans doute remporté à maintes reprises. Venu commenter son dernier ouvrage, Les Naufragés du Wager, le septembre dernier à la librairie Atout Livres avenue Daumesnil à Paris, le célèbre journaliste du magazine The New Yorker, s’est plié à l’exercice avec patience mais aussi un intérêt certain pour les questions posées par cette assemblée de lecteurs avisés.

Et la première chose qu’il met en avant, c’est son ignorance. « Je ne connaissais rien aux bateaux et à leur mode d’organisation à cette époque du 18ème », a – t – il lâché, en préambule. Ce qui explique sans doute que l’auteur ait mis cinq ans à aboutir ce projet. « Cela m’a pris une année afin de maîtriser le langage utilisé par les marins sur les bateaux, c’était comme apprendre une nouvelle langue. Les marins de l’époque utilisaient beaucoup de codes, j’ai passé des heures à essayer de les déchiffrer ». Le résultat est époustouflant. Récit autant journalistique que littéraire, l’ouvrage de l’Américain David Grann s’appuie sur des faits réels passés pour dénoncer l’impérialisme des Blancs qui, alors même qu’ils sont en mauvaise posture et bien que sauvés par les populations locales, ne perdent en rien leur sentiment de supériorité. « Ils les décriront plus tard dans leurs journaux comme des « sauvages », explique encore l’auteur. Certains se comporteront tellement mal que la tribu concernée les abandonnera à leur sort. Qui sont les brutes ? Nous ou eux ? Avec cet épisode maritime retranscrit quasi à la minute près, nous sommes au cœur du storytelling que l’Empire britannique a utilisé pour conquérir une partie du monde. »

A l’époque, voyager loin signifiait rester absent des mois, des années. Lorsqu’une armada de sept bateaux britanniques avec 2 000 marins à bord prend la mer en 1740, les angoisses et les attentes ne sont n’y plus n’y moins identiques à bien d’autres traversées du même genre. Mais tout ce petit monde est bien loin de se douter que tout mais absolument tout va dérailler dans ce périple de dingue. Les morts vont peupler la traversée. Cent soixante d’un coup, alors que les navires ne sont même pas encore parvenus à gagner l’océan Atlantique. Le typhus est passé par là. Puis ce sont les tempêtes. Trois-cents, deux-quatre-vingt-dix… rien n’arrête cette macabre comptabilité. C’est à la suite d’un ouragan que le Wager est séparée du reste de la flotte et échoue sur une ile déserte sur la côte de Patagonie. Ils sont cent-quarante-cinq marins. Il n’en restera que trente.

Qui vont raconter quoi ? Que s’est-il passé de si terrible sur l’île du Wager ? Qui dit la vérité ? David Grann s’est appuyé sur les journaux de bord quotidiens tenus par les officiers mais aussi par quelques marins et par les comptes-rendus de la presse de l’époque. Et c’est clairement l’autre grand intérêt de l’ouvrage. Comment sont racontées les histoires ? En fonction de la personne, le récit prendra telle ou telle forme.  « Les journaux de bord étaient tenus par les officiers, poursuit David Grann, ils savaient ce que Londres pouvait attendre. Les mêmes faits n’étaient pas expliqués de la même façon par les simples matelots. La bataille n’est plus sur mer mais sur terre et elle tourne autour de la vérité. « L’un d’entre eux sort du lot et attendra la fin de sa vie avant de donner sa version des faits. Il s’appelle John Byron, il deviendra le grand-père du poète Lord Byron. Il a 16 ans lorsqu’il embarque.

La marine royale ne plaisante pas avec les mutineries. « C’était toujours perçue comme une menace, poursuit le romancier, il fallait l’écraser, l’anéantir. » Une cour martiale est alors censée démêler cette histoire de naufrage, de mutinerie et de survie. La conclusion est simple : pas de coupable pour une mutinerie qui n’a au fond jamais existée. « Les empires préservent leur pouvoir grâce aux histoires qu’ils racontent, mais celles qu’ils ne racontent pas sont tout aussi essentielles – les obscurs silences qu’ils imposent, les pages qu’ils arrachent. » Il n’empêche. « Cette tragédie fut un tel scandale, conclut David Grann, qu’il a coûté l’existence de l’Empire britannique. »

« Les Naufragés du Wager », Par David Grann, traduction de Johan – Frédérik Hel Guedj, éditions du sous-sol, 23.50 euros.

 

 

 

 

 

 

« L’invincible Été » de Liliana ou la longue quête de sa sœur Cristina Rivera Garza

0

Il lui aura fallu trente ans. Trente longues années avant de se décider à affronter cette douleur sourde qui caractérise la perte. L’amputation d’une partie de soi. L’historienne écrivaine Liliana Rivera Garza a fini par oser affronter cette douleur. Pour cela, il lui a fallu se retourner, remonter le fil tu temps, plonger dans les arcanes de l’histoire familiale, farfouiller, éplucher les courriers de sa sœur, dénicher les comptes-rendus juridiques, et mettre en perspective en quoi la mort de Liliana s’inscrivait bien dans la longue et tragique liste des féminicides de son pays, le Mexique.

Parce que c’est une nation qui tolère que dix à onze femmes meurent chaque jour sous les coups de leur conjoint, ami ou amant. Liliana, 21 ans, est sûrement morte frappée par son ex-petit ami, Ángel Gonzales Ramos. Il ne sera jamais arrêté. S’il avait été, il aurait sans doute bénéficié de la mansuétude du jury, les actes de ce genre étant classifiés dans les années 90 de crimes passionnels. Le féminicide ne sera inscrit dans la loi comme crime que le 14 juin 2012. Mais Très vite, Liliana découvre que le dossier du meurtre de sa sœur est perdu. Il lui faut aborder le drame d’une autre façon.

Cristina Rivera Garza fait revivre Liliana. Elle retrouve ses amis, plonge dans les innombrables lettres que sa sœur écrivait à tout un chacun. « Aujourd’hui j’e n’écris pas avec ma plume, parce que je ne l’ai pas avec moi, je l’ai passée à Angel.je l’aime bien, je l’aime beaucoup, et je ne pense pas que ce soit cucul de dire que je l’aime. J’ai appris à l’aimer pour des BETISES. Lily ». Elle vient de fêter ses quinze ans. Cristina découvre qu’elle écrit beaucoup, comme ça à la va-vite. Tout ce qui lui passe par la tête. Partout, souvent à la troisième personne. Elle a une très belle écriture. La vie brille dans ses yeux. « Je viens de me lever, tout le monde dort ». Puis tels les cailloux du petit Poucet, Liliana glisse des phrases qui sonnent aujourd’hui comme des alarmes. « J’ai été trop dure avec Ángel. Sa faute, c’est de m’aimer comme il m’aime ».

Lorsqu’elle meurt, les parents de Liliana sont en voyage. Ils précipitent leur retour. L’écrivaine les fait parler. Les souvenirs affluent, douloureux, culpabilisateurs. « A l’époque je n’ai pas prêté attention à ce qu’elle me disait vraiment mais plus tard j’ai dû me rendre à l’évidence qu’il la menaçait… J’ai cru toujours cru à la liberté, parce que c’est seulement dans la liberté que l’on peu savoir de quel bois on est fait. La liberté n’est pas le problème. Le problème, ce sont les hommes ». Antonio Rivera Pena. Le papa. Cristina Rivera Garza a su transcender sa propre douleur et rendre vie non seulement à sa sœur mais aussi par ricochet à des milliers de victimes anonymes qui périssent chaque jour au Mexique. En toute impunité.

« L’Invincible Été de Liliana » par Cristina Rivera Garza, traduction de Lise Belperron, Éditions Globe, 400 pages, 23 euros.