Au Nicaragua, « une révolution destinée à faire tomber un dictateur a engendré une autre dictature »

Sergio Ramirez a eu une vie bien remplie. Né en 1942 à Masatepe, il publie son premier livre en 1963, alors qu’il n’est encore qu’un simple étudiant. Après des études passées à Berlin entre 1973 et 1975, il revient au Nicaragua et participe à la création du groupe d’artistes et intellectuels nicaraguayens, Les Douze, qui s’oppose au gouvernement du dictateur Anastasio Somoza. En 1984, il est nommé vice-président par le Front sandiniste de Libération aux côtés d’un certain Daniel Ortega. Il rompra avec ce dernier en 1994 et se recentre sur son travail d’écrivain. Il reçoit à ce titre en 2017, le Prix Cervantes, la plus haute distinction littéraire dans le monde hispanophone. A l’époque au JDD, je le rencontre dans sa maison à Managua où les tragiques événements qui s’y déroulent depuis deux mois le paralysent et l’empêchent d’écrire.

Comment vous sentez-vous?
Je suis très triste. D’autant qu’il est très difficile de voir et d’accepter que toutes ces agressions menées à l’encontre des citoyens du Nicaragua relèvent de la responsabilité de mes anciens compagnons d’armes. Et lorsque j’entends scander « Somoza, Ortega », c’est la même chose, je ne peux que m’incliner. Je me suis éloigné de Daniel Ortega, il y a des années mais je ne peux pas m’empêcher de me souvenir que nous avons partagé la même et belle cause. Mais je constate que la roue tourne et s’arrête toujours devant le même obstacle : la dictature. C’est très choquant pour moi de voir comment une révolution destinée à faire tomber un dictateur a pu engendrer des années plus tard une autre dictature.

Avez-vous été surpris par cette étincelle de résistance au tout début?
Oui. J’étais en Espagne à ce moment-là. Je me suis arrêté de respirer. Il faut savoir que les gens ont été silencieux pendant longtemps. Et ce silence était le produit de cette peur. Une peur orchestrée par les groupes paramilitaires. Il faut bien comprendre que l’un des principes de base du couple Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo, est que la rue et les gens leurs appartiennent. Ce qui veut dire que personne n’a eu le droit toutes ces années de manifester sans risquer une très lourde répression. Et puis tout d’un coup, il y a eu un point de départ a priori sans grande conséquence suivi d’une succession de petits incidents. Cela m’a fait penser au Printemps arabe. Une petite chose qui conduit à une explosion et qui a pour conséquence majeure que les gens cessent d’avoir peur. Aujourd’hui, vous pouvez descendre dans la rue et poser des questions aux gens. Non seulement, ils vous répondront mais en plus ils vous donneront ouvertement leurs noms. Impensable avant.

Il n’y a pas eu d’escalade, la réponse du gouvernement Ortega a tout de suite été extrêmement violente. Comment l’expliquez-vous?
Pour les mêmes raisons qui ont causé la peur dont je parlais un peu plus tôt. Ortega a toujours réprimé les manifestations de manière violente mais cela se passait loin de tout, hors caméra et couvert par la peur des gens. Cette fois encore, il a cru qu’il était possible d’appliquer les mêmes méthodes mais tout a dérapé pour lui et sa femme. Le couple n’a rien vu venir parce qu’ils ont persuadé que les gens leur appartiennent donc il leur est inconcevable que ces mêmes gens puissent se retourner contre eux. C’est toujours la même chose avec les dictateurs, le schéma demeure identique. C’est classique, pathétique et ils perdent tout sens des réalités.

Vous avez connu Daniel Ortega, vous avez même été son vice-président. Quel homme était-il?
C’était il y a longtemps. Le genre de pouvoir que nous avions dans les années 80 et 90 n’était pas le même que maintenant. C’était un pouvoir collégial composé de plusieurs personnes, avec des orientations différentes et toutes les prises de décisions étaient le résultat d’une concertation. En fait, Ortega n’était pas seul aux commandes, il ne décidait pas tout, tout seul, il incarnait seulement le pouvoir. Puis nous avons perdu les élections mais lui a continué, en solo, il a construit petit à petit son retour pour la plus haute marche. Au fil de cette quête, il a subordonné tous les pouvoirs de la nation, passé un accord avec l’ancien président libéral Arnoldo Aleman (1997 à 2002) condamné à 20 ans de prison pour corruption et qui vit pourtant libre. Moyennant quoi les deux ont passé une sorte de pacte politique qui a permis à Ortega de museler l’opposition et de modifier la Constitution. Ces dernières années de mandature, il a surtout travaillé avec l’aide de sa famille à faire main basse sur l’économie du pays.

Que peut-on dire de sa femme Rosario Murillo?
Elle est la Vice-présidente de son mari depuis 2017 et la porte-parole du gouvernement. Elle a détruit le Parti du FSLN (Front sandiniste de libération nationale) en se débarrassant de la vieille garde et au fil du temps elle est devenue incontournable alors qu’elle ne fut jamais du combat des débuts de la lutte. Mais aujourd’hui, Ortega a rappelé le noyau dur des anciens combattants parce qu’il pense qu’ils sont les seuls sur lesquels il peut s’appuyer réellement. Ce qui est un problème parce que si Ortega annonce sous pression américaine, qu’il quitte le pouvoir, cette même base ne va pas aimer du tout, va se sentir trahie. Ortega étant désormais incompatible avec le Nicaragua, que vont-ils faire?

Ce qui veut dire que les Américains ont un problème?
(Il rit) Oui les gringos (les Américains) sont obligés de revoir leur copie chaque jour. Et s’il y a bien une chose que les Etats-Unis détestent dans cette région du monde qui reste leur chasse gardée, ce sont les surprises, l’anarchie et le vide politique. Au début, ils lui ont sans doute lourdement suggéré, ok tu reste, mais tu t’en vas aux prochaines élections en 2019. Or on sait que le peuple n’attendra pas si longtemps. Ortega est désormais politiquement complètement isolé et sa femme est haïe.

Cela peut-il conduire à une guerre civile?
Les gens réclament la justice. Qui a tué qui? C’est une situation complexe, fragile et explosive. Entre ce que veut la population et ce qui est ou sera possible de faire. Telle est la difficulté. Les paramilitaires sont cagoulés, la police aussi parfois. Seul le chef de la répression sera facilement identifiable, donc condamnable.

Est-ce que les événements ont eu un impact sur votre travail d’écrivain?
Oui, absolument. Depuis le début des troubles, je n’ai pas pu écrire une ligne, comme au temps de Somoza. Je n’ai plus la force de me concentrer, mon attention est systématiquement tournée vers les informations, radio ou télé. Ma tête est pleine de soucis, mon téléphone est en mode silencieux mais dès que je le vois clignoter, je me demande quelle mauvaise nouvelle est encore tombée.

Voyez-vous une sortie immédiate de cette crise?
Il le faudrait? L’économie est en lambeaux et ce que redoute l’Amérique est en train de se passer. Les gens tentent de fuir le pays, la queue auprès de l’ambassade américaine pour obtenir un visa est plus grande chaque jour. Je doute que Donald Trump, qui a fait de l’immigration son champ de bataille, soit content à l’idée de voir arriver en masse des milliers de Nicaraguayens.

En tant qu’écrivain, ressentez-vous le devoir moral à vous exprimer?
Oui. C’est mon devoir personnel de le faire. Écrivain ne sert rien dans ces moments-là. Il faut attendre que tout mûrisse. Dans deux ou trois ans, peut-être, j’aurais trouvé le courage et l’énergie de raconter cette tragédie dans un livre. En attendant, je le fais en donnant mon avis, des interviews, en écrivant des tribunes.

Que veut dire révolution pour vous aujourd’hui?
(soupir). Liberté et démocratie. La possibilité de voter pour le parti de son choix.

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