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« La Fertilité du Mal » de Amara Lakhous : les éternels fantômes du passé

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Il y aurait donc du terrorisme acceptable et du terrorisme inacceptable. C’est du moins la question que pose le colonel Karim Soltani à la légende de la lutte pour l’Indépendance algérienne, la veuve et fidaïa, Zahra Mesbah, alias Dolores de son nom de guerre. Il aime bien les questions qui fâchent, le colonel Soltani. Le récit d’Amara Lakhous se déroule à l’ombre de l’Histoire mouvementée du pays. On y retrouve les acteurs centraux et ceux en arrière plan, inconnus du grand public. Rarement des gentils. Comme l’atteste le meurtre de Miloud Sabri, qui fut un temps une autre légende de l’Algérie libre.

Alors pourquoi, en plus de l’avoir égorgé, lui a-t-on coupé le nez le jour de la fête de l’Indépendance, le 4 juillet 2018. El-nif, le symbole de la dignité et de l’honneur. Le couper signifie que la personne a trahi. “ Le meurtre de Sabri, se demande le colonel Soltani, vient-il régler un contentieux remontant à la guerre ? “ Et pourquoi laisser le couteau sur place ? On ne se débarrasse jamais du passé. Et celui de l’Algérie est lourd. Entre le conflit qu’elle a mené contre la France pour sa liberté et la guerre civile qui a fait des milliers de morts algériens dans les années 90, la terre du colonel Soltani est gorgée de sang. Par où commencer ? Aidé de ses deux plus fidèles adjoints, la lieutenant Malika Derradji et le capitaine Samir Ziane, Soltani part en chasse, lui qui a réussi à rester propre, une gageure dans un pays rongé par la corruption.

On décrit souvent Alger dans les romans policiers. Le romancier a choisi Oran. La ville la plus européenne de l’Algérie. Justement, la magnifique villa où a eu lieu le meurtre appartenait à un ancien colon français parti depuis longtemps. L’endroit a de quoi interpeller. Comment Miloud Sabri, surnommé La Huppe, a-t-il pu s’offrir un tel bijou? Plus le trio de policiers creuse et plus le macchabée se révèle moins reluisant que son CV officiel. On comprend que ce Miloud Sabri a collé aux événements historiques de son pays pour mieux en tirer profit. Qu’importe les morts d’innocents, l’important est de garder le pouvoir. Et s’il faut passer des libérateurs au Fis (Front islamique du Salut) en utilisant ce jeune islamiste de Badro Bouzar, pas question d’hésiter. Fervent lecteur des œuvres d’un certain Abdallah Azzam, cheikh et concepteur originel de la base, Al Qaïda, au Pakistan avant de s’associer à Oussama ben Laden dans son combat contre l’Occident, ce Badro Bouzar incarne cette religiosité dévoyée sur laquelle les services algériens ont surfé sans état d’âme. Comme ce Miloud Sabri qui a su soutenir au gré de son feeling tel ou tel mouvement. Mais quel impair a-t-il commis et qui a précipité sa chute ? Soltani qui aime une divorcée tyrannique, se moque du passé. Il a un assassin à mettre sous les verrous avant de retourner auprès de sa volcanique créature.

L’auteur, Amara Lakhous, est un citoyen du monde. Né en Algérie, il a vécu longtemps en Italie. Aujourd’hui, il est professeur à l’université de Yale, aux États-Unis. Il écrit en italien, en anglais et en arabe. « La Fertilité du Mal » est le premier traduit de l’arabe en français. Belle initiative des Éditions Actes Sud/Actes Noir.

« La Fertilité du Mal » de Amara Lakhous, traduction de l’arabe (Algérie) Lofti Nia, Éditions Actes Sud/Actes Noir, 288 pages, 22,50 euros.

 

 » Phase 3  » d’Åse Ericsdotter : quand la mémoire s’efface

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Le médicament miracle. Celui qui guérit de la maladie d’Alzheimer. L’espoir de tous les espoirs, la dernière trouvaille de la Suédoise Åsa Ericsdotter avec « Phase 3 », un thriller angoissant. Comment ne pas se raccrocher à la science quand un proche ne vous reconnaît plus. Comment ne pas céder à tenter l’impossible. Une pilule ou une injection pour retrouver celle où celui qu’on aime. Pourquoi pas.

Mais cela aurait dû leur mettre la puce à l’oreille. Une souris qui pète un plomb dans la laboratoire, à Boston. Puis c’est un juriste retraité qui se tire une balle dans la tête, à Paris. S’ensuit la tuerie de neuf personnes dans le rayon pour enfants d’Ikea, à Stroughton. Encore une histoire de retraité qui débloque à Hull dans le Massachusetts et qui poignarde quatre de ses voisins. Si la police patauge, l’équipe scientifique qui pilote le programme Re-cognize (qui signifie en anglais, reconnaître) a très bien compris ce qui se passait. Tous ont participé à l’essai clinique de ce médicament. Des essais prometteurs avec trois études réussies sur des souris. Puis dix, vingt-cinq cobayes humains qui ont parfaitement répondu au traitement. Les subventions ont afflué. Il y a eu du Prix Nobel dans l’air. L’étude humaine suivante a été encore plus spectaculaire. Une centaine de personnes avec les mêmes résultats stupéfiants. Et enfin, 2000 personnes. Autant dire 2000 zinzins prêts à dégoupiller quelque part. Que faire ?

Les mettre sous cloche. Aller les chercher un à un pour les enfermer pendant six mois dans un ancien hôpital militaire du Maine. Le temps de trouver ce qui a mal tourné dans ces expérimentations. Six mois de surveillance dans un environnement plus proche de celui d’une prison que d’un hôpital. Deux mille lits sous la direction du docteur suédois Benjamin Lager. Ce dernier n’est pas très à l’aise. Les patients sont coupés du monde et de leurs proches. Il se dit que cela ressemble de très loin à un hôpital. L’un des patients est le père de la doctoresse, Celia Jensen, l’une des membres de l’équipe de recherches. Elle a, elle-même, injecté la première piqûre à son père. Elle est au quatre-cents-coups. Prête à tout. 

Åsa Ericsdotter a cartonné avec « L’Épidemie » qui abordait le thème du totalitarisme. Elle se replonge dans la science avec ce thriller qui nous montre que certains scientifiques s’emballent au nom du progrès. Et que la tentation de la mise au pas des citoyens sans leur donner d’explications, reste la solution privilégiée par les dirigeants quels qu’ils soient. C’est enlevé avec des romances qui plairont à certains. La romancière appuie là où ça fait mal. La peur des enfants dont les parents sombrent dans cette maladie et ne les reconnaissent plus. Au fond, l’ultime angoisse.

« Phase 3 » de Åse Ericsdotter, traduction du suédois par Hélène Hervieu, Éditions Actes Sud/Actes Noirs, 480 pages, 24 euros.

 

« Cartel 1011, Les Bâtisseurs » de Mattias Köping : OPA tous azimuts dans le trafic de drogue

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Vous ne vous sentez pas bien ? Vous vous précipitez sur les dernières informations relatives au Fentanyl en Europe, avec la boule au ventre ? Normal. Le premier tome d’une trilogie à venir de Mattias Köping, « Cartel 1011, les Bâtisseurs », ne peut que vous mettre dans cet état de sideration absurde et angoissante. Le tableau que le romancier dresse du trafic international de la drogue est tellement monstrueusement crédible que ceux qui ont des enfants en bas-âge, ne peuvent que pousser un soulagement de répit. Pour les autres, j’ai bien peur que cela ne soit déjà trop tard, vu l’état de désolation spirituelle des Occidentaux.

Tout part du Mexique, dans la péninsule du Yucatan, dans l’État du Quintano Roo. La classe moyenne américaine s’y prélasse en masse chaque hiver dans les villes de Cancun ou de Playa del Carmen. Les autres, les riches et les jet-setters du monde entier qui migrent par grappe à chaque saison, choisissent plutôt Tulum, le Saint-Tropez local, version palmiers et tequila. Ça, c’est pour la carte postale. L’envers du décor vaccine à tout jamais d’y passer des vacances. Mais à la limite, peu importe. Le groupe de la COMEX, propriété de la famille Hernandez, elle-même originaire du Yucatan et qui pèse lourd, très lourd dans l’économie mexicaine, a fait main basse sur tout ce qui rapporte dans le coin. L’empire des Hernandez s’apprête à lancer le chantier titanesque du train Maya, projet dévastateur sur le plan  écologique, selon les ONG locales. Si la direction fréquente le gratin mondial et présente un front bien propre sur lui, les lieutenants ne sont pas forcément les plus sortables. L’auteur présente un tropisme gros méchants certain. Et il y en a un paquet dans son super roman. Du plus glamour à l’affreux psychopathe ou junkie édenté, il y en a pour tous les goûts.

Un mystérieux groupe est en train de transformer le territoire en sous-traitants des abattoirs locaux. Il signe 1011 sous forme de chiffres et de lettres, sur le corps de ses victimes ensanglanté et sème une terreur calculée vertigineuse. Si tant est que ce soit encore possible dans un pays devenu un Narco-État et où croiser des cadavres relève d’un quotidien désormais banal. Surtout lorsque les têtes enfoncées sur des piques jalonnent souvent les bas-côtés de la chaussée. Le Mexique est un mouroir gigantissime à ciel ouvert. Des gens disparaissent sans laisser de trace, le nombre de féminicides est stratosphérique, en bref, ce pays d’Amérique latine part en sucette.

La misère des uns fait la fortune des autres. Le trafic de drogue, ce nerf d’une guerre perdue d’avance par des démocraties occidentales en perte de vitesse parce que rendues aveugles faute de vision politique nouvelle, rapporte des milliards. Leurs chefs savent parfaitement lire et compter. Cela n’a pas échappé au cartel 1011 que le grand gagnant du œuvres caritatives de la fondation de la COMEX, un gamin issu de milieu défavorisé, vient d’obtenir un Master de chimie pharmaceutique. Il s’appelle Miguel Guerrero Garcias. Il n’aura pas le temps de savourer son diplôme, il est kidnappé à la fin de la cérémonie et envoyé en Hollande où l’attend un laboratoire digne des plus grands centres de recherches expérimentales. Outre l’enlèvement, les lascars ont utilisé les méthodes de persuasion habituelles. “Ou tu nous suis, ou ta fiancée y passe”. Ce que ne sait pas Miguel, c’est que de toute façon qu’il obéisse ou pas, la demoiselle est destinée à finir dans les bordels les plus sordides du coin.

Voilà, on a le chimiste. On a des toxicos de base avec le couple batave Rik et Neeltje qui distribue tout un tas de pilules dans les soirées techno pour fils de petits bourgeois. Mais on a aussi,  et là le roman devient hypnotique, le déroulé d’une prise de pouvoir, d’une OPA inamicale façon trafiquants de drogue sur un marche déjà saturé de substances toxiques en tout genre. Et on n’est pas déçu.

Il y a les plus clean, les brokers ou les avocats. Ils sont les ambassadeurs du cartel émergeant avec pour mission de monter des partenariats locaux aux quatres coins du globe comme avec la Cosa Nostra, la Hache Noire nigériane ou encore la ‘Ndrangheta. “ Leurs activités étaient aussi soutenues que celles de n’importe quel plénipotentiaire d’un véritable État. Ils étaient bardés de diplômes, ne se draguaient pas et n’avaient jamais tué personne, du moins pas directement. Mais leur parole valait arrêt de mort. Les attachés-cases étaient plus efficaces que les Kalachnikovs”.

Comme cet avocat en droit international, Paolo Conti, du Studio Legale Associato Conti e Del Sarto. Un faux nom, bien évidemment. Il est la vitrine légale des marchands de rêves pourris, le bras armé de la lessiveuse, permettant au moyen d’achats et de reventes légaux, que l’argent injecté dans les banques ressorte plus blanc que blanc à la fin du cycle. Et le criminel au costume trois pièces sait y mettre les formes. Il prévient toujours : “ Si vous me tuez, les conséquences seront lourdes, y compris pour vous. Mais je préfère être tué par vous que par eux “. Son interlocuteur du moment, Don Fabrizio, Le Roi de la Neige napolitain regarde les images défiler sur le téléphone. Décapitations, émasculations ou encore égorgements, les méthodes raffinées de ce nouvel arrivant sur le marché de la dope ont le pouvoir de le convaincre. Il fera affaire.

Ce n’est pas ce que Long Boy de Liverpool a choisi de faire. La balle de son Walter atterrit en pleine tête de l’émissaire du 1011. Grossière erreur. Les prédictions de l’étrange visiteur se réalisent. Son ex-femme et sa fille sont torturées et violées, et Bugsy, élément essentiel de son empire à la dérive, est retrouvé en petits morceaux, avec des signes cabalistiques gravés sur la peau. Parce que ce qui compte et reste, ce sont les messages. Deux gars, en particulier, deux sicarios mexicains, grands amateurs de narcocorridos, sont payés pour les faire passer. “ Ruben et Diego ne participaient pas aux négociations : ils n’étaient chargés que de ceux qui devaient mourir “. Ils sont frustres, basiques et appliqués dans leur job et leur logistique est  impressionnante. “ Ils savaient que le 1011 avait des cadres en Europe. Mais le réseau était pensé à la manière des cellules terroristes. À chaque meurtre accompli, ils recevaient les coordonnées de nouvelles planques et des fiches complètes sur les victimes suivantes : photographies, descriptif détaillé des habitudes, adresses, entourage etc… Les consignes étaient strictes : une mise en scène macabre, toujours la même, et l’élimination des témoins éventuels seulement si nécessaire. “

Et ils font leur petit effet avec leur protocole sanglant. Les polices d’Europe hallucinent. Jamais elles n’auraient cru que les méthodes d’Amérique du Sud seraient importées sur ce bon vieux continent. Europol se met en mouvement. Les meilleurs des flics y sont représentés. Le constat est dramatique. Le 1011 a mis un terme à un code de bonne conduite qui jusqu’ici privilégiait la discrétion. II fait savoir qu’ils prennent le pouvoir, comme là-bas au pays, au Mexique. Mais qui dirige 1011 ? Mystère. Que veut dire 1011 ? Tout autant une énigme. On entrevoit à peine leur modus operandi.

Avec ce nouveau roman, Mattias Köping, qui bénéficie déjà d’une bonne côte dans le monde des aficionados du roman noir, rejoint direct le sommet des temples mayas. « Cartel 1011, Les Bâtisseurs », est aussi intelligent que violent, informé et précis. Les personnages sont plus fantastiques les uns que les autres, chacun dans leur genre. Un shoot littéraire, tristement prémonitoire et dont la descente va faire très mal.

« Cartel 1011, Les Bâtisseurs », de Mattias Köping, Editions Flammarion, 623 pages, 23 euros. 

 

 

 

« Oubliés » de J.R. dos Santos : un hommage aux soldats portugais de la Grande Guerre

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Qui se souvient d’eux ? Ces Portugais sacrifiés comme de la chair à canon dans un conflit pourtant lointain. Envoyés sur la ligne de front dans les Flandres en France en 1917, ils subirent une des attaques les plus meurtrières de l’armée allemande. Livrés à eux-mêmes faute de renforts, ils combattirent vaillamment et résistèrent envers et contre tout. « Oubliés », grande fresque romanesque de J.R. dos Santos, traduite pour la première fois en France mais cultissime chez les Portugais depuis sa sortie en 2004, leur rend un hommage appuyé sur six cents pages. Avec raison.

Décidément, on n’en finit pas d’apprendre à quel point la Grande Guerre fut celle d’une boucherie. À travers le superbe personnage d’Afonso Brandão, le romancier portugais qui fut aussi correspondant de guerre, dévoile l’incurie du gouvernement et de l’armée de l’époque infichus de préparer une stratégie militaire digne de ce nom, inconséquents au point de ne même pas renforcer et encore moins relever des hommes exténués par des mois de présence sur un front constamment pilonné par le feu allemand. Si l’histoire d’amour entre cet homme d’origine modeste et un peu frustre, Afonso Brandão, et la baronesse Agnès Chevallier que ce dernier désigne curieusement toujours par La Française, occupe une place importante dans la dynamique romanesque, la partie qui concerne les militaires oublié est fantastique. Nous sommes avec eux dans les tranchées, ces soldats dénigrés par les Anglais, nous sommes tous derrière Afonso Brandão.

Il est né en 1890, à Rio Maior, dans la région de Ribatejo. C’est un Portugal rural. Le père cultive les vignes, sa femme met au monde des enfants, six au total, et tous sont très croyants. Le garçon a un destin tout tracé : peu d’école, beaucoup de temps à aider son père dans les vignes puis travail à la scierie où il découvre qu’il n’est pas très doué. Une petite affiche dans un magasin le sauve de ce dur labeur. Isilda Pereira, jeune veuve avec une petite fille, l’embauche. Afonso ne le sait pas encore mais cette jeune femme aura une importance décisive et cruelle dans sa destinée. Tout comme cet événement historique capital, l’archiduc autrichien François-Ferdinand est assassiné le 28 juin 1914 par un Serbe sur le pont de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine.

Jugeant qu’il est trop proche de sa fille, Isilda commence par convaincre les parents d’Afonso de l’envoyer au séminaire. Elle paiera tous les frais. En 1903, le jeune garçon quitte sa famille pour la première fois et se rend à Minho. Il n’apprend pas, il dévore. Le garçon est doué, il est bon pour le grand séminaire. Il y restera jusqu’à ses 17 ans. Finalement, le foot et sa passion pour le Sport Lisboa e Benefica dont il s’entiche, le perd pour la soutane. Encore une fois, Isilda va intervenir. Toujours inquiète de l’attirance de sa fille envers Afonso, elle précipite l’avenir de ce dernier en le faisant entrer à l’armée et comme au séminaire, il se montrera bon élève. Une droiture, un sens de l’honneur et du devoir vont le conduire tout droit dans les Flandres. L’Allemagne déclare la guerre au Portugal en 1916. Afonso rejoint alors le Corps expéditionnaire portugais (CEP) en tant qu’officier. Il y a 32 régiments parmi lesquels le 8ème régiment d’infanterie de la 8ème Division.

Les personnages de J.R. dos Santos incarnent des moments clé de leur propre histoire et ceux de la grande Histoire. La ruralité portugaise par opposition à la capitale Lisbonne, où enfant, Afonso, découvre la première voiture et ce jeu miracle qui consiste à courir après un ballon. En France, il tombe amoureux d’Agnès Chevallier qui se rêvait médecin mais dont la vie a pris un autre tournant après la mort de son premier mari. On est alors en terres bordelaises dans une magnifique demeure où la sophistication des lieux et de l’hôtesse contrastent avec les origines sociales d’Afonso. J.R. Dos Santos soigne la trame romanesque pour mieux nous conduire à une autre réalité, celle-là véridique et non plus imaginée mais crue, brutale, inhumaine, gazée et mortelle. Les boyaux de la Grande Guerre, celle qui fit près de dix millions de morts.

Le sort de cette malheureuse poignée de soldats portugais va dépendre de deux très hauts gradés allemands. Le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, et le maréchal Hindenburg qui veulent passer à l’offensive au printemps 1917, et ainsi porter un coup de grâce à l’ennemi. Persuadés que cela les forcera à signer la paix, selon leurs termes. Il leur faut donc une dernière offensive de type blitzkrieg, spectaculaire, de celle qui reste dans les mémoires et les livres d’histoire. Après moults cogitations, ils choisissent d’attaquer ce qu’ils pensent être le maillon faible dans la cuirasse des Alliés. Ce sera cette petite bande du front de l’Est, celle justement défendue par des troupes portugaises coincées entre les divisions anglaises. Sur le secteur de la rivière Lys, au sud d’Armentières, à Neuve-Chapelle très précisément. « Nos informations laissent entendre que les Portugais sont démotivés, mal préparés, et qu’ils manquent d’officiers, tour comme de repos ». La bataille du Kaiser est ainsi programmée. Elle doit assurer la victoire à l’Allemagne. On connaît la fin mais pas forcément l’histoire de ces héros anonymes portugais morts au combat.

On peut toujours compter sur les Anglais, ces îliens d’un empire disloqué depuis longtemps pour distribuer les bons et les mauvais points. Le lieutenant Tim Cook, au demeurant plutôt sympathique, n’échappe pas à la règle. Il les regarde de bien haut ces Portugais, ce Britannique sûr de son héritage militaire, véritable paquetage identitaire qui le conduit à considérer les autres armées, notamment la Française et la Portugaise, comme si peu professionnelles. La palme revenant aux Lusitaniens avec l’insalubrité de leurs tranchées qui atteste, selon lui, de leur médiocrité au combat. Mais Cook concède aussi que les conditions de ces soldats sont aberrantes. La 1er Division, par exemple, a combattu sept mois d’affilée, la 2ème pendant trois mois. Impensable dans l’armée britannique.

Pourtant rien n’arrête la folie des généraux à Lisbonne qui demandent au capitaine Afonso Brandão et ses hommes de participer à un raid de terreur sur l’ennemi avec trois objectifs : capturer des Allemands, leur montrer qu’ils savent se battre et ainsi remonter le moral des troupes. Tout ça, sans renfort bien évidemment. Afonso est aussi éberlué qu’effaré. Ce raid et ce qui suivra donnera tort aux Anglais. En ce jour d’avril 1917, alors que les Portugais comprennent qu’ils sont cernés par l’armée allemande, ces hommes au physique souvent petit et trapu, ont répondu présents. Certains malgré eux, d’autres avec les notions de devoir et d’honneur chevillées au corps. Les artilleurs retournent au combat, au sein d’unités britanniques. Ils se retrouveront, unique division, face à quatre divisions allemandes. Les munitions viendront à manquer, il leur faudra se rendre. Afonso Brandão survit et retourne chez lui. La romance prend le pas sur la guerre, dans ce récit épique. « Oubliés » de J.R. dos Santos est un roman populaire dans le sens le plus noble du terme.

« Oubliés » de JR dos Santos, traduction du portugais par Catherine Leterrier, Éditions HC, Hervé Chopin, 576 pages, 22.50 euros.

« L’Esprit d’Aventure » de Reid Mitenbuler : le Groenland dans la peau

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La photo spectaculaire de Irving Penn prise en 1947 a fait le tour du monde. Mais peu connaissent l’histoire et encore moins le nom du colosse hirsute qui pose vêtu d’un manteau de fourrure extravagant, avec à ses côtés sa femme Dagmar, petite dame sophistiquée, double collier de perles autour du cou, le regard charmeur et indolent. Dans une biographie passionnante, Reid Mitenbuler nous apprend tout de Peter Freuchen, explorateur danois, aventurier, écrivain, scénariste ou encore journaliste. Un monstre sur la banquise du Groenland dont la vie fantastique est rapportée avec une intensité à la mesure du personnage.

Nous sommes dans les années 1900. La course aux pôles Nord et Sud est l’objet de toutes les convoitises des grandes nations dans le monde. « La quête du pôle Nord restait un but romantique à forte portée symbolique. Elle représentait une entreprise dont la réussite ne se mesurait pas en échelons sociaux, mais en courage et en volonté ». Exactement ce qui convenait à cette force de la nature de Freuchen, peu porté sur les études. Il monte à bord du Danmark, le 24 juin 1906. L’un des objectifs est de cartographier cette partie du globe afin de vérifier les conclusions réalisées par un autre explorateur très controversé, Robert Peary, passé brièvement dans la région en 1892 au cours d’une expédition et qui affirmait que la terre à cet endroit, était séparée du Groenland par un détroit. Freuchen est chargé des stations météo puis de camper à proximité de la calotte glaciaire pendant un an. Il doit récolter des données au moyen d’un équipement spécial dispersé dans les environs. « J’avais à peine plus de vingt ans, écrit-il, et une soif insatiable de nouvelles aventures, alors, comme un idiot, je suis resté ».

Ce fut autant le paradis que l’enfer. Il découvre les températures inhumaines, les loups affamés qui se ruent sur la porte de sa cabane, la faim, et la folie qui touche tous les hommes isolés trop longtemps. Lorsque l’équipe de ravitaillement le découvre en mars 1907, il est dans une confusion mentale extrême. Mais le ver est dans le fruit. Le jeune homme a trouvé sa voie et son graal. Ce sera l’immensité blanche d’un décor vertigineux et létal. La rencontre avec son maître à penser en la matière va parachever son destin. Le grand explorateur danois Knut Rasmussen l’avait déjà fait rêver avec son livre, Le Peuple du Nord polaire, une référence absolue sur la région du Groenland. Les deux décident de faire équipe. En 1910, ils partent en direction de l’extrême nord du Groenland, au bas de la baie de Melville, sous contrôle danois. Cette partie de l’ouvrage devient passionnante. Les observations sur le monde des Inuits par Freuchen sont savoureuses, dénuées de jugement et de racisme. Encore néophyte par rapport à Rasmussen, il lui arrive souvent de commettre des bourdes que ce dernier répare toujours avec bienveillance. Mais les deux hommes sont clairement sur la même longueur d’onde dans leur approche des populations locales et de ce qu’ils peuvent leur apporter. À ce titre, la mise en place d’un comptoir va servir d’expérimentation. Il s’appellera Thulé. Ce qui veut dire en latin « au-delà des frontières du monde connu ».

On suit les aventures de Freuchen, ses amours multiples, la polygamie étant la norme chez les Inuits. Il en vient même à apprécier la cuisine locale, comme le kiviaq à ba se de phoque et qui terrifie les Occidentaux. Le goût évoque chez Freuchen « la réglisse et le fromage maturé ». À vingt-cinq ans, plus que jamais en immersion, il épouse Mequpaluk qui changera de nom, comme il se doit chez les Inuits, et s’appellera tout de suite après la noce, Navarana. Ils ont une fille, Pipaluk. Freuchen fait des allers-retours entre Thulé et le Danemark. Jusqu’au jour où en 1921, toujours avide d’aventures, il accepte une cinquième expédition au cours de laquelle il échappe à la mort. Mais pas un de ses pieds. Si l’on doutait encore de son courage, le sort qu’il inflige à son membre gauche nous prouve le contraire, en nous laissant effarés. Il se donne lui-même les coups de marteau destinés à faire un petit tas de ses orteils. La suite est un calvaire qui s’achève par une amputation. La légende est lancée. Il rejoint la longue liste d’explorateurs ayant perdu des orteils dans l’Arctique.

Peter Freuchen reste alors éloigné de Thulé, récupère, épouse une Danoise après la mort de sa première femme qui succombe à la grippe espagnole. Il donne des conférences, publie des livres, travaille comme journaliste pour le journal danois, Politiken, se fait connaître au monde. Il est approché par le cinéma. Part en Allemagne, à Berlin, où il rencontre même la cinéaste Lena Riefenstahl qu’il soulève dans un moment de folie totale, devant une assemblée de dirigeants nazis saisis d’effroi face à la réaction possible du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels. Il pose ensuite ses valises à Hollywood, participe à l’écriture pour la MGM de son film Eskimo, et rend même visite au président américain de l’époque, à la Maison Blanche. La Russie le fascine et le rebute tout autant. L’auteur nous fait part des observations de Freuchen, et elles ne manquent pas de nous alerter.

Alors qu’il parcourt l’Amérique, Freuchen s’étonne.  « Il était étrange que cette nation qui parle tellement de droits humains et de culture ne puisse se comporter comme il faut. Les États-Unis ont la peur des gens de couleurs dans le sang, et le temps viendra où ils le regretteront ». Il se montre encore plus navré par les républicains de l’époque. « Le parti était dirigé par une caste de personnes d’influence aux idéaux hautement capitalistes qui bâtissaient leur popularité sur de vagues idées de liberté ». Il est sidéré qu’un aussi grand nombre d’entre eux croient sincèrement que Franklin D Roosevelt et les partisans du New Deal sont déterminés à détruire le pays. « Certains associent même les plans ambitieux de Roosevelt au communisme soviétique. Une comparaison grotesque surtout pour quelqu’un comme moi qui avait été témoin du désenchantement que représentait le modèle soviétique. La base du parti ironiquement était composé de gens dont la prospérité économique était souvent mise à mal par les politiques républicaines ». En 2024, alors que l’Amérique s’apprête à élire un nouveau président, la moitié de la population est encore imprégnée de cette ignorance crasse et qui l’aveugle. Le Démocrate Joe Biden étant véritablement considéré comme un infâme communiste, socialiste… Encore plus fascinantes sont les remarques de Freuchen sur le changement climatique. Déjà. Alors qu’il voyage en Russie, il constate que « les conséquences de l’action humaine sur des zones autrefois intactes deviennent de plus en plus visibles mais cela ne suffit pas encore à alarmer les gens. En effet, une petite poignée de scientifiques russes a même récemment noté une augmentation des températures moyennes et ce changement leur semble positif. Selon eux, la fonte des glaces ouvrirait des voies navigables à travers l’Arctique, ce qui permettrait une extraction moins onéreuse des ressources naturelles ».

L’homme est gourmand en tout. Il lui a fallu des aventures, celles des femmes ne lui échappent pas. Il en aura beaucoup mais en épousera trois. La dernière est une Danoise de 24 ans plus jeune que lui, installée à New-York depuis 1938. Lorsqu’en décembre 1944, Dagmar Muller le voit débarquer dans cet accoutrement insensé chez des amis communs, avec deux dindes à la main qu’il découpera ensuite avec un canif qu’il ne quitte jamais, le coup de foudre est immédiat. Ils se marient le 23 juin 1945 après avoir consulté un médecin pour s’assurer que ni l’un ni l’autre n’ont la syphilis, « une démarche peu romantique mais exigée par la loi de l’état de New-York à l’époque ». Il vit en Amérique où il gagne plus d’argent qu’au Danemark mais où il retourne régulièrement.Thulé occupe encore ses pensées. Il y revient une dernière fois, en 1952. Ce n’est plus le Groenland de ses souvenirs. Le roi dollar a tout changé mais pas forcément en mieux. « J’avais construit la première mission. À présent, je roulais dans une voiture américaine sur des routes goudronnées où il y avait des panneaux routiers et j’entendais des explosions au loin là où des ouvriers du bâtiment faisaient sauter une montagne. Mon ancien chez moi n’était plus un coin reculé à l’écart de la civilisation. Quelques 8500 militaires américains et autres employés du gouvernement, ce qui équivalait environ à un quart de la population autochtone du Groenland, étaient présents dans le cadre de ce qu’ils appelaient l’opération Blue Jay ». Il est d’ailleurs persuadé que quelque chose se tramait. Il n’a pas tort. « Les États-Unis avaient tenté d’acheter le Groenland de Danemark pour 100 millions de dollars. Mais les Danois avaient refusé l’offre. On ne vend pas ses propres habitants comme du bétail ou des chevaux. Une opinion partagée par le gouvernement en 48. » Qui changea par la suite.

Son goût de l’aventure ne le quittera jamais. Il arrive en Alaska le 2 septembre 1957. Les gens le reconnaissent essentiellement pour sa participation à une émission de télé en vogue aux États-Unis et non pour ce qu’il a accompli durant l’expédition Danmark pour sa traversée de la calotte glacière avec Knut Rasmussen. Mais il s’en moque, il signe des autographes et bavarde avec ses admirateurs. Il est 17h30, lorsqu’il franchit le seuil de sa chambre avant de sentir sa poitrine se serrer et de tomber par terre. Il meurt d’un infarctus. Il avait 71 ans. Comme l’écrit Reid Mitenbuler, « Il était issu d’une génération d’explorateurs qui avaient commencé leur carrière en amateur appris sur le tas, avaient voyager vers des contrées inconnues à bord de navires en bois bringuebalants ». Peter Freuchen n’a pas eu la renommée de Knut Rasmussen mais il aura vécu une vie de roman. Et ses écrits sur sa vie passée avec les Inuits restent inestimables. Encore aujourd’hui.

« L’Esprit d’Aventure », itinéraire d’un explorateur excentrique, de Reid Mitenbuler, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ghez, Éditions Paulsen, 464 pages, 24,90 euros.

 

« L’Œuvre du Serpent » de Norman Jangot : l’Homme et le chaos

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Un polar SF, signé Norman Jangot. “L’Œuvre du Serpent” nous propulse dans le monde des Pythons, des Chasseurs de L’Omphalos, des Synchs et du chaos. Passé le moment où l’on a l’impression d’être noyé dans un vocable un peu barbare, le roman du journaliste, scénariste, vous harponne comme dans une bonne partie de pêche en haute mer. Un monde où le crime a drastiquement baissé. Jusqu’à ce qu’un serial killer ne vienne faire dérailler ce nouvel univers.

Nathaniel Loppe est le Grand Chasseur de Paris. Il possède le don. Celui de résoudre les mystères. Il est le meilleur dans sa catégorie. Jusqu’au jour où il reçoit un liquide frais, glacé au début puis brûlant. « Un feu divin, ses yeux devinrent deux flammes incandescentes de douleur. Corrosion interne irrémédiable. » On le retrouve cinq ans plus tard, An 28 du calendrier de L’Onde. Ce choc qui frappa la planète tout entière parce que l’Homme avait foré à plus de trente kilomètres sous terre. Sans se soucier de rien. Paris est en ruine, les gens vivent dans les tunnels. « Une vague de crimes submergea le monde, et en particulier les grandes métropoles. » On découvrit deux choses : le don et les coïncidences (Synchs).

C’est Milo qui vient le chercher. Milo Nirbelstein est aussi un Chasseur. Mais il n’a jamais eu la magic touch de Nathaniel. Il travaille désormais au commissariat du Montparnasse, au septième, l’étage des Chasseurs. Ces derniers ont été relégués, ont perdu de leur superbe. Mais il y a une nouvelle disparition. Puis une autre. Un gars riche. Il y en a encore dans ce nouveau monde. On les appelle les Rikkis. Ceux qui sont encore respectés alors qu’il est devenu impopulaire de posséder une trop grosse fortune. On demande à Milo de réactiver son feeling de Chasseur. Il sait qu’il ne peut plus. Nathaniel, lui, si.

Mais le bonhomme est passé sous le radar depuis longtemps. Il le retrouve dans une banlieue parisienne devenue dépotoir comme toutes les banlieues désormais. Aveugle. Narquois. « OK, vous avez affaire à un Python serial killer. Il fallait que cela arrive un jour. Vous êtes dans la merde, change de job, trouve-toi une femme… » Milo doit mentir. Il existe une drogue qui permet d’utiliser le don pour voir à l’intérieur de soi. Elle n’est pas commercialisée mais il y a un stock au commissariat. Nathaniel ne peut résister. Il veut mettre la main sur le salopard qui l’a rendu aveugle. Il ne connaît pas son visage mais sa voix, elle, est gravée en lui à jamais.

Le projet HePyGet, Heriditary Python Gene Transmission, un truc de ouf. L’objectif : trouver le moyen de transmettre le don des Pythons, afin d’avoir des Chasseurs à perpétuité. Une idée de malade initié par quatre hommes riches qui sont pourtant enlevés puis tués les uns après les autres. Sauf un. Michaël Octava, artiste, star de la mode. Il y a aussi un homme qui se faisait appeler Le Tisseur et qui organisait des jeux pour les Rikkis. Comment tout ce merdier s’emboîte-t-il ? Quel est ce jeu où l’art occupe une telle place que des femmes et des hommes se damnent pour y participer. Et surtout pour l’emporter. On retrouve les thèmes de la surconsommation, du capitalisme débridé maté, on boit dans les Conduits, ces bars clandestins d’un nouveau genre. Les hommes se décarcassent pour éradiquer le crime. En vain. De nouvelles spiritualités explosent. Reste une constance. Peu importe les idées, elles seront toujours interprétées et orchestrées par l’homme. De quoi désespérer. « L’Œuvre du Serpent » est un roman de SF en mode polar. Vénéneux, tordu et addictif.

« L’Œuvre du Serpent » de Norman Jangot, Éditions Héloïse d’Ormesson, 496 pages, 22 euros.

« L’Heure bleue » de Paula Hawkins : une île, des œuvres et un os

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L’heure bleue, le nom d’un parfum français. Chez Paula Hawkins, ce serait plutôt l’heure des loups. Dans le monde vénéneux de l’art, la romancière aux vingt-deux millions de livres vendus en 2015, avec un seul titre, « La Fille du Train », revient avec une intrigue psychologique dont elle a désormais le secret parfaitement maîtrisé.

Une artiste, Vanessa Chapman, s’est réfugiée sur l’île écossaise d’Eris, accessible qu’à marée basse. Ce qui en soit n’est déjà pas banal. Ce qu’il est encore moins, c’est la découverte, après sa mort, de la présence d’un os dans l’une de ses sculptures, Division II, exposées à la célèbre Tate Modern. Un expert, James Becker, est désigné afin d’enquêter sur cette découverte encombrante. Becker est un fervent admirateur de l’artiste. Il travaille pour la fondation Fairburn présidée par Sebastian Fairburn à qui il a ravi la fiancée. Quand sa mère, la détestable Lady Emmeline Lennox, passera l’arme à gauche, Sebastian héritera du domaine. En attendant, il est le donneur d’ordres et Becker n’a pas d’autre choix que d’obéir à son employeur.

La fondation Fairburn est la bénéficiaire de la totalité du patrimoine de l’artiste. Une femme, Grace, « l’amie, la gouvernante, la sangsue » comme l’a cruellement décrite la presse anglaise qui sait faire, est son unique exécutrice testamentaire. Douglas Fairburn, l’agent décédé de Chapman, l’a toujours soupçonnée d’avoir dissimulé des œuvres. Becker est chargé de lui rendre visite sur l’île d’Eris afin, et en y mettant les formes, de découvrir : à qui appartient cet os et où sont les œuvres manquantes.

La personnalité de l’artiste est dévoilée au fil des chapitres. Il y a Vanessa Chapman elle-même par ses écrits, dans son journal intime et son courrier. Sans surprise, la beauté de ses œuvres n’est pas le résultat d’un caractère doux et généreux. Au contraire. Narcissique, égoïste, aimant particulièrement les maris de ses amis, Vanessa ne vivait que pour son art et tout était bon pour le nourrir. Seul, Julian son mari, son talon d’Achille, a eu la capacité de temps en temps de l’éloigner de son obsession artistique. La dernière fois qu’il se sont retrouvés, c’était il y a vingt-ans. Depuis, personne ne l’a jamais revu lui et sa décapotable rouge. Chapman a continué de vivre, à peindre et puis un jour, elle a conclu : « La peinture est un objet. Depuis que je me suis cassé le poignet, j’ai pris conscience de la matérialité de la peinture, de son aspect concret. Je me fiche de la scène artistique », écrit-elle à son amie, Frances Levy. Elle ajoute : «  J’ai toujours considéré la famille comme l’antithèse de la liberté ». Francesca n’est pas d’accord. L’artiste tourne autour de son nombril.

Le brouillard écossais s’est invité sur l’île, la douleur est limpide, le chagrin un brouillard. “ Ce matin, j’ai trouvé un os. J’ai tout de suite su ce que j’allais faire, j’ai visualisé la création dans sa totalité.” Nous y voilà, cet os, l’objet de toutes les interrogations, de toutes les suspicions. La fameuse Grace ouvre les lieux à Becker. Gentiment, puis brutalement. Il y a du Daphné du Maurier dans ce roman par son atmosphère étouffante, avec cette amie qui l’est tout autant. L’artiste est erratique dans ses sentiments à l’égard de Grace. Un jour, elle l’aime, le lendemain, elle la hait. Paula Hawkins sait jouer avec les codes de ses prédécesseurs et mettre sa patte. L’intrigue est lente, elle nous conduit doucement vers le précipice, vers un final brutal et surprenant. On pourrait être tenté d’éviter les îles désormais.

« L’Heure bleue » de Paula Hawkins, traduction de l’anglais par Corinne et Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 384 pages, 23 euros.

 

« Captagonia » de Pierre Pouchairet : l’alliance de la Syrie, des Russes et du 9-3 pour écouler « la drogue du djihadiste »

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L’écrivain est un habitué des récompenses. La dernière date du 9 octobre quand il reçoit le Prix du roman d’espionnage, lancé par la Manufacture de livres, en collaboration avec l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASSDN) et co-édité avec les éditions Konfident, pour “Captagonia” qui met en scène un de ses personnages fétiches, la policière franco-palestinienne, Maïssa Thabet. Quand la fiction télescope la réalité…

Une histoire d’amour entre une Palestienne et un Israélien. C’est tellement dingue que l’auteur l’élimine dans un préambule qui court sur trois malheureuses pages. C’est dire ! Le plat de résistance arrive cinq ans plus tard. D’abord dans un pavillon en banlieue de Brest, puis au Bureau central d’Interpol à Lyon, au tribunal de Paris, en audience correctionnelle. Ou encore à Damas, à Dubaï, en Bretagne et à la frontière irako-syrienne. Vous l’aurez compris, nous allons beaucoup voyager. Un peu comme le captagon, cette « drogue des djihadistes » qui fait des ravages, en Occident. L’ancien policier Pierre Pouchairet est dans son élément, lui qui par le passé fut, en autre, le chef de groupe, chargé de la lutte contre le trafic de drogue. Des substances dont il connaît parfaitement les modes de fabrication et de distribution. Pas étonnant qu’il se soit intéressé à cette merde qui a beaucoup alimenté les conversations depuis le début de la guerre en Syrie.

Il suffira d’une séance de PowerPoint à Interpol sur l’évolution du trafic international de ce produit dans le monde pour comprendre que la drogue rapporte un maximum. Cinq milliards de dollars et une maison-mère basée à Damas. Dans l’univers de l’écrivain, un des frères de Bachar est à la tête d’une partie du business. Mais il n’est pas le seul. D’autres very bad guys comme les moukhabarats, les services de renseignements syriens, ont pris leur envol et fait élaborer une nouvelle molécule, dérivée du captagon, dont l’usage s’est avéré mortel. De quoi alerter tous les services occidentaux qui ne doutent pas un seul instant qu’il s’agisse d’un mauvais dosage mais plutôt d’une volonté délibérée d’entraîner le plus de morts possibles. Si les Syriens sont dans le collimateur, ils ne sont pas les seuls. Les gars du FSB, ex-KGB, et notamment le colonel Ivan Aliev, chef de l’antenne russe à Damas, sont également dans leur viseur. Parce que les Russkofs ont eu besoin de relais en France. Et pour ça, ils se sont adressés aux frères Balawi, originaires du 9-3, des caïds qui gèrent désormais leur business de Dubaï, aux Émirats-Arabes-Unis. Mais comme toujours dans ce trafic illégal mais oh combien lucratif, il y a toujours des embrouilles. Et ça ne rate pas. L’un des frangins, Akim, est enlevé par les Russes.

Entre alors en scène, Maïssa Thabet. Parfaite dans le rôle. À cheval entre deux cultures, elle a l’avantage de parler arabe et de penser comme une flic française. Un mélange qui tombe à pic pour la mission qui lui est confiée. Pour les amateurs de l’auteur, la demoiselle est connue. Elle est déjà apparue précédemment avec une autre policière, Léanne Vallauri de la PJ de Brest (Finistère). Deux bretonnes dont l’une a largué les amarres et travaille cette fois, pour son collègue et ami Gabin Mournet de la DGSI, qui l’a appelé à la rescousse. Il confirme auprès de chefs dubitatifs : « Je la connais bien. Il suffira de la canaliser mais elle est fidèle et elle n’a qu’un but, mettre hors d’état de nuire les trafiquants russes. » Et ils sont costauds les Russes de Pierre Pouchairet. Andreï Zerninsky, revenu en grâce auprès du Kremlin, est chargé d’écouler le captagon hors de Syrie. «  Gagner des parts de marché, faire du fric « , tel est le leitmotiv de tous ces gangsters. Forcément, par tous les moyens.

La fidélité au pays et à son corps de métier va être remise en question chez Maïssa. Après tout, son père est un haut fonctionnaire de l’Autorité palestinienne. Certes, sa mère est française. Mais la méfiance est une seconde nature chez les espions et les faits sont à charge pour la demoiselle qui va devoir prouver son allégeance sans faille à une nation française sans états d’âme dès qu’il s’agit de sa sécurité. Pierre Pouchairet signe un roman d’espionnage au cordeau, bien informé et crédible. Mission accomplie.

“Captagonia” de Pierre Pouchairet, Éditions La Manufacture de livres avec Konfident, 364 pages, 20,90 euros.

 

« Une Colère simple » de Davide Longo

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C’est une écriture qui suinte la testostérone. Davide Longo n’a pas la plume mièvre. Elle est trempée dans la barbaque, elle se moque des conventions, elle rayonne, touffue et lumineuse, elle lui appartient. « Une Colère simple » troisième tome d’une série commencée avec « L’Affaire Bramard », est un super antidote au conformisme ambiant.

Ses personnages aussi. Il fallait bien des êtres curieux pour incarner cette brutalité verbale d’un polardeux italien bien différent de ses compatriotes. Rien ne peut avoir l’air banal ou normal chez Davide Longo. Prenez le chien Trepet ou la psy Ariel à la limite du surréalisme, ces deux-là frisent la dinguerie. Son héros emblématique, Corso Bramard, encore à peine vivant en raison d’un drame personnel passé, coule des jours plus du tout tranquilles dans sa ferme, « là, où la terre se fait rouge ». Il souffre d’un cancer. Il attend la mort. Cela n’empêche pas Vincenzo Arcadipane de venir demander conseil à cet ancien mentor. Même si le commissaire sait très bien que les avis de Corso seront à déchiffrer. L’ancien flic est compliqué, il faut le mériter, lui et ses recommandations. Parce que si l’affaire a paru simple – on a arrêté le présumé coupable assez vite – en réalité, il y a erreur sur la personne.

On avait quitté Arcadipane plutôt mal en point, embourbé dans un mariage à la dérive. C’est fait, il a divorcé, il a 55 ans. Désormais, il passe tous les 12 du mois chez son ex, fort patiente si l’on considère que le divorce a eu lieu deux ans auparavant, afin de lui déposer une enveloppe avec de l’argent. Lui a trouvé refuge chez une vieille dame, une sorte de colocation baroque avec une propriétaire qui l’oblige à s’asseoir sur les toilettes comme une femme. Il a repris le chemin de celle qu’il déteste, la psy Ariel, la dingue, qui lui a ordonné de s’inscrire sur un site de rencontres. Inutile de dire qu’il n’est pas le bon candidat. Non pas que les méthodes old school lui réussissent davantage. Il n’y met juste pas assez de cœur.

Une femme a donc été rouée de coups à la sortie du métro près de la gare de Turin. Voilà le début de son enquête. Il est assisté de Pedrelli qu’il traite sauvagement comme Corso à son égard, dans un temps pas si lointain. En panne d’intuition, il fait appel à l’agente Isa Mancini qui, elle aussi, a cru prendre une sorte de retraite anticipée avant de replonger aussi sec dès que Arcadipane l’a sollicité. Dans leur virée allumée, ils prennent contact avec un ex-flic, Luigi Normandia, qui a travaillé sur des cas similaires mais qui a la réputation d’être totalement barré. Il ne s’exprime d’ailleurs qu’à grands coups de citations obscures et très bibliques.

Tous ses efforts mis bout à bout les conduisent sur la toile du Dark Net. Un choc culturel pour Arcadipane, un challenge vivifiant pour Isa. Il est question d’un jeu mortel où les participants ne se connaissent pas mais alignent les cadavres. Qui tire les ficelles ? Davide Longo barre tantôt à gauche, tantôt à droite, au gré de la force du vent et surtout de ses humeurs, du moins se l’imagine – t – on, seul face à la feuille blanche ou l’écran blanc. On le rêve fébrile, parfois en colère, en fusion avec ses personnages. Incapable de se conformer aux normes. Et c’est tant mieux. Ne changez rien Davide Longo.

« Une Colère simple » de Davide Longo, traduit de l’italien par Marianne Faurobert, Éditions du Masque, 400 pages, 22,50 euros.

 

« Le Prêtre et le Braconnier  » de Benjamin Myers : du vrai Noir apocalyptique

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Le drame. Une muette, une simplette, la petite Bulmer, employée comme bonne chez les Hinckley, a fugué avec le bébé de la famille. Pourquoi et où demande le Prêtre. Celui dont « la bouche est une entaille dans le visage comme si la chair avait été étirée en travers du crâne puis fendue avec un couteau. » Celui qui se considère comme le bras armé d’une justice divine revisitée.

Ne vous fiez pas à la couverture de ce roman noirissime. Il n’y a rien de pastoral chez « Le Prêtre et le Braconnier ». En quelques phrases, la puissance du style de Benjamin Myers vous saisit à la gorge. Comme l’assassin fondant sur sa proie. C’est le souffle de l’Apocalypse. Le Prêtre est têtu, il connaît les hommes et leurs âmes insondables. Il veut comprendre pourquoi une orpheline de St Mary’s, a pris le risque de faire ce qu’elle a fait. « Vous l’avez touchée ? », demande-t-il à Tommo Hinckley, le père de l’enfant. « Pas comme ça », rétorque ce dernier. Le Prêtre accepte, habité par cette mission qu’il juge au-dessus des hommes. Il embarque le Braconnier dans cette chasse à la femme. Et une odeur. Un haillon. Celui de l’affligée de l’orphelinat de St Mary’s.

Elle a fui dans les « fells ». Elle trouve refuge d’abord chez un fermier grossier puis un couple qui s’abrite dans une tente. Elle poursuit sa route. Elle marche avec l’enfant magie. On apprend que la femme de Hinckley était malade, incapable de s’occuper du nouveau-né, que lui buvait, qu’il était violent et qu’elle avait décidé de défendre ce nourrisson qui, jour après jour, devenait de plus en plus le sien.  » Elle se sentait liée à cette minuscule créature, les sentiments grandissait au fur et à mesure que la saison verte se répandait à travers la ville et en haut des « fells ». L’amour pour l’autre lui était nouveau mais elle était consentante. Et cela lui plaisait. Elle se mit à penser, rêver, oser. Un avenir à deux, rien qu’elle et le bébé.

Le Prêtre est un pécheur. Il a fait confiance au pharmacien qui lui a donné un nouveau médicament. « Trois fois par jour, lui dit-il, et revenez dans quinze jours. » Le Prêtre s’est précipité six jours plus tard. Accroc à la cocaïne. Lui, l’homme d’église prompt à dénoncer les fautes chez les autres, à brandir une vertu frelatée en étendard. Alors qu’il incarne le Mal. On apprendra plus tard qu’il est un prêtre franc-tireur. 

Pendant ce temps, l’orpheline et le bébé avancent dans leur périple improvisé. Après le fermier grossier, le couple sous la tente, elle croise le chemin de Monsieur Tom Salomon, un professeur des bois, l’homme des cavernes. C’est ainsi qu’il se présente à elle. Elle n’a jamais entendu quelqu’un parler comme ça. De façon ampoulée. C’est du moins ce qu’elle dirait, si elle connaissait le terme. Il lui donne une couverture. Pour le bébé. Elle lui tend la petite patate qu’elle garde précieusement dans son sac. Il lui dit :  » Gardez la, c’est une patate de compétition, elle cuira joliment à la braise. » La fusion entre elle et l’enfant s’opère. Il rote, elle rote, il dort, elle aussi. Il a faim. Très faim. Elle trouve toujours une solution. Elle est d’une intelligence et d’une inventivité redoutables. 

De leur côté, le Braconnier et le Prêtre s’affrontent. Le premier est infirme, il marche lentement. Le second est une ordure qui porte l’habit. Les pires. Les échanges entre les deux sont des coups de cutter. Saignants. C’est une équipée sauvage menée avec férocité et folie. Le Prêtre est dans la toute puissance, celle que lui confèrent son titre et son statut dans la société. Il s’autorise un droit de vie et de mort sur des ouailles qui ne sont pas les siennes. C’est un tueur. Le Braconnier est un chasseur. Leurs proies ne sont pas les mêmes. Le texte de l’écrivain a comme été frappé par la foudre. Les personnages se sont figés dans une souffrance et une douleur qui leur est propre. La fin est furieuse. Emportée par des flots déchaînés. Il n’y aura pas de miracle. La main du diable sera la plus forte.

« Le Prêtre et le Braconnier », de Benjamin Myers, traduction de l’anglais par Clément Baude, Éditions du Seuil, 288 pages, 23 euros.

 

« Leo » de Deon Meyer : entre ultra-violence et romance, le Sud-Africain revient en pleine forme

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Anciens soldats, mercenaires et scènes de braquage à la Michael Mann, Deon Meyer ne lésine pas sur les moyens pour nous tenir en haleine. Et ça marche encore. Sur près de 700 pages, le romancier sud-africain exorcise les démons de sa propre angoisse en nous parlant d’un pays rongé par la corruption mais en partie sauvé par des personnages restés droits et honnêtes : les policiers Benny Griessel et Vaughn Cupido.

Même si les atermoiements amoureux de Benny sont un peu longs, Deon Meyer prouve que décidément l’expérience est une valeur sûre. Caméra/stylo à l’épaule, il nous promène dans les coins reculés de son pays et nous fait fréquenter des gens parfaitement infréquentables. Comme Christina Jaeger, Brenner, Igen Rousseau, Themba Jola ou encore Jericho Yon. Un groupe de sacrés lascars comme on en croise sur tous les terrains où la guerre se prépare, fait rage ou s’achève. Des terrains où les ressources minières appâtent les chefs de guerre locaux et les grandes corporations internationales. Le groupe s’est réuni, non pour jouer aux cartes, mais pour un braquage qui devrait les mettre à l’abri pour un bon moment. La préparation est millimétrée et militaire. Rien ne va se passer comme prévu.

Le corps d’une femme est retrouvé sur les hauteurs de Stellenboschberg. Elle a des traces de morsure sur les jambes. Celles d’un chien, un gros chien. Les enquêteurs Benny Griessel et Vaughn Cupido qui rêvent de retourner chez les prestigieux Hawks sont envoyés par le bureau des enquêteurs de Stellenboschberg dont ils dépendent encore (un peu comme s’ils avaient été punis pour être trop honnêtes). Les chiens écrasés, les vols, voilà leur quotidien, désormais. Mais comme ils sont bons et intuitifs, ils se disent qu’il y a un truc qui cloche dans cette histoire. Une voisine leur donne un coup de pouce. Son voisin, Basie Small, un voyou selon elle, un avocat, possède un molosse. Et voilà la mécanique Meyer lancée à toute berzingue.

Le gars n’est pas sympathique. Mais de là à finir sur le sol entre sa cuisine et son salon, raide mort, avec de la mousse dans la gorge. Quand même. Violent comme mise à mort. Les deux policiers prennent contact avec la sœur de la victime, Emilia, qui devinent-ils tout de suite, leur cache des choses. Ils avancent lentement comme dans une véritable enquête. Le coffre du défunt leur apporte une première piste. Un passeport avec des visas révélateurs, Mozambique, République démocratique du Congo, États-Unis et des devises, rands, dollars et euros. De quoi les faire cogiter, les aider à cerner le personnage. Néanmoins, le contenu du coffre n’est clairement pas l’objet du crime. La mort de Dewey Reed qui s’est produite dans sa ferme située sur la partie côtière la plus fertile de l’Eastern Cape, serait-elle une bonne piste ?

Si Benny et Cupido vont mettre du temps à assembler les pièces du puzzle, Tau Berger, en revanche, a tout compris. On n’échappe pas à son passé. Prévenu par la sœur Emilia Small, l’ancien mercenaire sait très bien qu’il existe une liste et qu’il est le prochain. Ce qu’il n’a évidemment pas l’intention d’honorer. Avec ce dingue, parce qu’il est vraiment cintré, on plonge dans le monde des gars qui rencontrent quelques difficultés de réinsertion de retour dans la vie normale. Des gars en PTSD. Et si l’on en croît l’écrivain, l’Afrique du Sud semble regorger de ses hommes au courage certain mais aux intentions discutables, et qui pactisent souvent avec les plus hauts dirigeants corrompus du pays. Deon Meyer adore cette terre ocre traversée par une histoire mouvementée. Mais il est aussi sans pitié, dénonçant depuis des années la corruption endémique qui s’est installée après la fin de l’Apartheid. On retrouve cette angoisse dans “Leo” qui, sous des dehors d’un polar survolté, envoie un message assez sombre de ce qui se produit en Afrique du Sud.

“Leo” de Deon Meyer, traduction de l’afrikaans par Georges Lory, Éditions Gallimard/Série Noire, 620 pages, 23 euros.

 

« Un autre été grec » de Makis Malafékas : buffet froid au soleil des néo-hipsters

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Rock and Roll. Dans le ton et l’approche des personnages et des situations. Cette fois, le romancier hellénique Makis Malafékas à la plume très Gonzo pose sa carcasse sur le spot de tous les surfeurs du monde, le Lagoon de Messakti, sur l’île d’Ikaria. « Un autre été grec » confirme le talent de l’auteur qui continue son travail de sape de l’intérieur d’une Grèce asphyxiée par le tourisme. Du beauf au roots en passant par le néo-hipster.

Son personnage fétiche, Mikhalis Krokos, traverse une mauvaise passe. Quand son copain de longue date, Valandis Karatzakos qui lui-même est très pote avec la red chef du magazine City Life, lui propose de dégager d’Athènes et de sa fournaise infernale pour sa magnifique villa d’Ikaria, Krokos voit là le meilleur des plans du moment lui tomber du ciel. Gardien d’une maison de riches et mode de vie de surfeur fauché, chargé en prime de feuilletonner la vie de ces adeptes de la vague en mer Egée, pour City Life, franchement l’idéal en ce bas-monde. “ Ça matchait à fond. Une putain de plume. Des blaireaux de surfeurs, en feuilleton. Pas plus trendy et alternatif. Avec ma signature.” Le mec à la mauvaise passe dit oui. Évidemment.

Son régime est normal basique et personnel. Vodka, tonic, bières, chips au bacon, Cheetos au fromage et puis allez encore un petit Jameson. Les capotes à la pharmacie. Après tout, ce sont des vacances studieuses mais quand-même des vacances. Avec lui, on entre dans le monde des néo-hipsters ou encore des slash envahisseurs. “ Ceux qui ne peuvent pas camper sans leur MacBook planqué au fond de la tente… avec leur “trend”, leur super spot, y’a trop de monde, les touristes vont tout ravager, bonne chance les gars, nous on va aller squatter ailleurs… le fléau, c’est eux parce que le néo-hipster, lui, entre-temps, est devenu local.” De la came premier choix pour une nouvelle grinçante qui devrait couler de source, prendre les lecteurs et les aficionados des mythes grecs à rebrousse-poil. Mais l’inspiration patine. Les dieux ne sont pas avec lui sur ce coup-là. Trop de distractions.

Celle-là, il ne l’a pas vu venir. Ce jour-là, il est à son poste d’observation. Il mate la plage, les surfeurs et les petites nanas. Mais ce qui l’aperçoit à travers ses jumelles lui coupe l’envie de tout. Une femme, et pas n’importe laquelle, Afroditi, celle de son ami Valandis, est en train de mourir sous ses yeux. De quoi décuiter sur le champ. “Elle était morte, et les mouettes hurlaient au-dessus de nos têtes, tandis que la sirène du Samu montait au loin.” Comment allait-il annoncer la nouvelle à son copain ? Alors, lui l’indolent, le branleur à moitié bourré tout au long de la journée, s’est dit qu’il fallait qu’il enquête.

Et il va aller de découverte en découverte. Eva Laskari, la fille dont il a fait connaissance sur le spot de surf, est en réalité la sœur d’Afroditi. “ Elles faisaient toutes les deux du surf. L’une comme une pro, l’autre un fer à repasser.” Avec Makis Malafékas, tout arrive souvent par les demoiselles qu’il croise sur son chemin. Une sorte d’aimant à emmerdes. À commencer par celle qu’il voit déjà comme “ la surfeuse-déesse de Messakti, la “Mara” de sa nouvelle.” Les dialogues du romancier se font alors assez savoureux.

  • Ça vaut que dalle.
  • Quoi donc ? Ici ?
  • Le livre que tu lis.
  • Le Pynchon ?
  • Il ne connaît rien à la Beach community, ni aux drogues, ni à la folie.

Sa “Mara” n’est pas plus indulgente lorsqu’ils se revoient plus tard. Lui pense que c’est une totale virago. D’autant qu’au moment de conclure leurs petites affaires et après l’avoir enduit de crème solaire sur le dos, elle s’est relevée, et elle a dit en fixant la brume à l’horizon : “ Ça craint, ici, les vagues vont encore monter, faut qu’on se taille toute de suite.”

En réalité, elle s’appelle Eva Laskari et elle est la demi-sœur d’Afroditi. Avec un point de vue très particulier sur le pseudo noyade de sa frangine. Qui, j’ai oublié de le signaler, est aussi membre de l’Église de Scientologie. Ce qui n’est pas rien dans l’équation et la résolution de la mort d’Afroditi. Sous dehors de j’en foutre en mode estivale, Makis Malafékas se paie la tête avec un talent juvénile de tous ces néo-hipsters, enchaînés à leur ordi-portable et de toutes les manifestations réchauffement climatique. Une remise à l’heure des pendules de la pensée mainstream tribale, aussi salvatrice que jouissive.

« Un autre été grec », de Makis Malafékas, traduit du grec par Nicolas Pallier, Asphalte Éditions, 224 pages, 21 euros.