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« Rabbit Hole » de Mike Nicol : Alice au Pays des Merveilles sud-africaines

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On retrouve le couple infernal Fish Pescado, détective privé, surfeur, et Vicki Khan, sa girl-friend, joueuse de poker, avocate et espionne toujours un peu malgré elle. Leur créateur, le Sud-Africain Mike Nicol nous a concocté quelques nouvelles aventures dans ce quatrième volet d’une série d’espionnage survoltée : « Rabbit Hole ».

On est toujours dans les magouilles post- Mandela. Les Sud-Africains entre eux et les étrangers qui essaient de mettre le grappin sur tout ce qui peut arrondir leur petit bas de laine, déjà pourtant bien garni. L’auteur se délecte de toutes ces sales combines qui font de très beaux matériaux fictionnels. Cette fois, l’entreprise dans le viseur de l’écrivain s’appelle Amalfi Civils, une société de construction et d’ingénierie. Au départ, une structure propre tenue par Angela Amalfi. Mais il y a des turbulences et l’un de ses deux frères, Rejab (Rej) Ben Ali, en est à l’origine. Gourmand et ambitieux, il a bien l’intention de contourner les lois en vigueur afin de parvenir à ses fins. Les Américains, toujours prêts à rendre service, attendent de rafler la mise. Rej favorise un accord à trois : Amalfi Civils, les Américains et le gouvernement sud-africain pour un projet surnommé « Renaissance ». Si tel était le cas, leur boîte ramasserait un gros paquet mais le gouvernement sud-africain serait contraint à rembourser les traites pendant des décennies. Angela veut garder les mains propres. Elle s’obstine à dire non.

Disons que ça, c’est le squelette du roman. Parce que à peine tapis dans l’ombre de la narration, et terriblement encombrants, il existe aussi les services secrets. Ceux des grandes nations et même ceux d’intérêts privés. Et là, Mike Nicol n’a pas son pareil pour nous faire cohabiter, sur des pages entières, avec les individus les plus douteux de l’existence. Comme le colonel Kaiser Vula, un paraplégique de la SSA (State Security Agency) dont la directrice est surnommée la Voix. Le gars est coincé dans son fauteuil mais est plus dangereux qu’un mamba. A son service (forcé) Tyrone Mansoor qui émarge aussi comme chef de la sécurité chez Amalfi, exclusivement aux ordres de Rej. Pratique quant il faut espionner son patron. Tyrone, c’est un peu le nettoyeur. Un cadavre par-ci, par-là, le gars ne fait pas trop dans le détail. Il y a aussi Mart Velaze un espion qui obéit à la Voix, la directrice des opération secrètes, ayant un agenda pouvant diverger de celui du colonel Kaiser Vula. Et John Webster, employé au consulat américain. Tiens donc, la CIA.

Il reste la belle Vicki Khan, ancienne agente de la SSA. Elle a raccroché, elle veut vivre la vie de madame tout le monde, s’envoyer en l’air avec son surfeur de petit ami, s’écarter des jeux en tout genre et se dorer la pilule au soleil. Mais espion d’un jour, espion toujours. Dans cette partie, impossible de prendre sa retraite. Parce que les ex-employeurs savent toujours où trouver leurs anciens factotums. Un détail qui va être cruellement rappelé à la belle Vicky. Pêle-mêle, Mission Impossible, Jason Bourne ou encore Reacher, « Rabbit Hole » carbure à plein régime. Pas de temps mort, des personnages sympas et des méchants jouissifs avec une mention spéciale pour le frangin qui se prend pour un loup. Mike Nicol utilise cette toile de fond romanesque pour dresser un constat implacable d’une Afrique du Sud qui a bien du mal à prospérer proprement avec la disparition de « Madiba », surnom de Mandela. Rabbit Hole, en référence au trou du lapin du roman de Lewis Carroll, Alice au pays des Merveilles, c’est l’envers du décor sud-africain. La violence et la corruption comme mariées à la vie à la mort.

« Rabbit Hole » de Mike Nicol, traduit par Jean Esch, Éditions Gallimard/Série Noire, 528 pages, 22 euros.

L’amour déglingue de Denis Michelis

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« Le problème » serait donc Barnabé. En tout cas, Randolf, son père, psychiatre de renom dans la région, le dit. La mère, Marie-Éliane, elle, sait. Elle l’a porté dans son ventre. Elle aime encore faire bouillir le lait, le verser dans un bol et touiller vigoureusement pour que le chocolat en poudre, dont la teneur en cacao est à quatre-vingt-dix pour cent, se dissolve complètement. Le père n’a pas de cœur, elle, oui. Barnabé est peut-être un problème mais il restera, il ne retournera pas en hôpital psychiatrique. Denis Michelis est un joueur. Il aime les parties de Cluedo. Son dernier roman, « Amour fou » en est une sérieuse illustration. Avis aux amateurs.

Alors que faire de cet enfant à problèmes ? On le garde mais on ne le montre pas. Le père et la mère négocient. « Le problème » sera en quelque sorte assigné à résidence dans sa chambre. Enfin, la chambre du haut, celle avec la salle de bain, celle dont la vue plonge sur les falaises. La mère n’est pas peu fière de cet arrangement décroché, comme ça de haute lutte et sur le fil, face à un père récalcitrant. En bref, il est relégué au grenier où il « sent une odeur pénétrante de souris et d’araignée. »

L’enfant pas prodige du tout est donc revenu à la maison, après quatre ans d’hospitalisation. Á cette époque, une jeune femme, Rosalie, avait été retrouvée morte, noyée. Une enquête avait été ouverte parce que Barnabé avait connu Rosalie. En quelque sorte. Une procédure « on ne peut plus ordinaire » lorsque quelqu’un meurt sur la voie publique. Faute de preuves, Barnabé avait néanmoins échappé à la prison. Mais voilà, qu’une deuxième victime est découverte, au même endroit, en contrebas du Belvédère, dans cette ville côtière nichée entre d’abruptes falaises et une campagne paisible. De la même façon qu’il avait connu Rosalie, il aurait côtoyé cette nouvelle victime. En réalité, le fils problématique souffre d’érotomanie qui n’est rien d’autre qu’une fixette amoureuse envers quelqu’un que l’on ne connaît pas forcément. Et surtout, détail d’importance, l’objet de tous ces désirs n’a en général aucune idée de ce qui se trame. En général, ces romantiques intenses ne sont pas méchants si ce n’est que 30% d’entre eux peuvent devenir violents. Cette fois encore, le raccourci est facile et évident. Barnabé qui entend des voix dans sa tête, est le suspect idéal. Il est décidément vraiment « Le problème ».

Le récit est raconté par les différents protagonistes. C’est un point de vue subjectif sur les événements. Ainsi Célia, amie de Rosalie (avec laquelle elle avait pourtant perdu tout contact), pense-t-elle le plus grand mal de Damien, le mari. « Quel gâchis. S’amouracher d’un type comme Damien et finir dans cette maison sans âme aux murs froids, en pleine campagne. » Le flic s’appelle Thomas. Il donne des master class dans les collèges-lycées. Sur le harcèlement… Randolf a sa version et Marie-Éliane, n’en parlons pas.

Justement, Clarisse, tombée d’une falaise, et à qui il envoyait « Des centaines d’appels, des SMS, tu lui as même envoyé des lettres alors qu’elle s’en foutait royalement. » Thomas le flic, les connaît ces gars-là. « Elle ne t’aimait PAS : il faut te le répéter combien de fois ? » hurle-t-il à Barnabé. Mais il a un alibi, Barnabé : maman jure qu’il n’a pas quitté la maison. Maman, la reine du gratin-dauphinois, des assiettes de pomme d’amour, des plats régressifs comme des purées, des compotes, du riz au lait. La mère aimante et protectrice, une véritable louve. Qui sépare le bon grain de l’ivraie.

« Amour fou » est une sorte de chassé-croisé entre les personnages et le lecteur. Réalité, illusions, ou fantasmes se superposent au fil de l’enquête, parce qu’il y a bien une enquête, mais sur le ton de la moquerie, de la dérision. Denis Michelis a voulu s’amuser, nous amuser, pas question de se prendre au sérieux dans ce drôle de polar où pourtant, des sujets sensibles comme la folie d’un individu, sont traités avec beaucoup d’humanité. Au fond, qui décrète que l’on est fou ? Par rapport à qui, à quoi ? Aux normes sociétales ? Á ces mêmes normes qui cataloguent les bonnes et les mauvaises mères ? Denis Michelis apporte une réponse aussi noire que loufoque.

« Amour fou » de Denis Michelis, Éditions Noir sur Blanc, Notabilia, 416 pages, 23 euros.

 

 

 

 

« Châtiment » : la culpabilité en héritage de Percival Everett

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Un livre à faire flipper les gars du Klan. « Châtiment » de Percival Everett met en scène une série de meurtres brutaux perpétrés sur des Blancs. Ce qui est en soi déjà assez déstabilisant. Mais la cerise sur le gâteau et qui leur fait complètement perdre la tête, c’est la présence d’un second cadavre : celui d’un Noir… et pas n’importe lequel, celui de Emmet Till, un garçon de couleur lynché en 1955, dans cette même ville de Money, Mississippi. De quoi affoler tous les cagoulés de l’Amérique. Cette idée de vengeance suprême et absolue est racontée sous forme de comédie aussi loufoque que provocatrice et grinçante. Une sorte de conte pour grands benêts à qui on essaie de faire comprendre que les fautes de leurs ancêtres n’effacent pas les ardoises du moment. Tous coupables, même par héritage.

Tout commence par un regret, celui de Mamie C. « J’ai causé du tort à ce p’tit négro. Comme ça dit dans le Livre saint, on récolte ce qu’on sème. » Grand moment de clairvoyance de la vielle dame qui ne croit pas si bien dire. Parce que dans la foulée, son neveu Junior Junior est retrouvé mort, le crâne défoncé et tout couvert de sang. Son pantalon est baissé. A ses côtés, un autre cadavre, celui d’un homme noir de petite taille. Dans la main du bonhomme : les couilles de Junior Junior. S’il n’y avait que ça. Le plus beau reste à venir. Le corps du petit homme se volatilise. Puis ce sera son fils, Wheat Bryant qui subira le même sort. Mamie C en restera catatonique.

Percival Everett a posé les bases de son histoire pour adultes. Mais en s’amusant. Et nous avec. Parce qu’à la lecture du roman, il flottera en permanence un petit sourire sur nos lèvres. En attendant, l’affaire est trop sérieuse pour la laisser « aux péquenauds » du coin. Des agents du MBI (Mississippi Bureau of Investigation) de Hattiesburg sont dépêchés sur place. Et comme les temps changent, on envoie deux « colorés », Ed Morgan, et Jim Davis, rejoints plus tard par Herberta Hind, elle aussi noire et redoutable agente. « Des agents spéciaux. Et pas seulement parce qu’on est noirs, fit Jim. Même si ça nous rend franchement spéciaux. »

L’affaire Emmett Till fait partie de l’histoire américaine. Une femme blanche dans le Mississippi a prétendu qu’un jeune Noir de quatorze ans lui avait fait une allusion salace. Résultat, le frère et le mari avaient rossé le gamin et lui avaient enroulé du fil de fer barbelé autour du cou, puis tirer une balle dans la tête avant de le jeter par-dessus le pont de Little Tallatchie. « L’image du garçon dans son cercueil avait éveillé la nation blanche. Pour l’Amérique noire, l’horreur du lynchage, c’était sa vie. » Inutile de préciser que les meurtriers furent acquittés. Une femme, Mama Z, tient depuis des années, (elle a 105 ans) une chronologie des lynchages. Un truc de maboule que découvre Damon  Thrufft, un universitaire qui lui aussi a écrit sur ces crimes en grande partis restés impunis. Mama Z lui fait remarquer que moins de 1% des assassins a été poursuivi par la justice. En gros, tout le monde se fichait de la mort de quelques noirs dans cette Amérique du Sud toute puissante.

Mais aujourd’hui ? Ces Blancs qui sont tués et ces Noirs qui disparaissent, que font les autorités ? Elles enquêtent, implacables. La mémoire et la vengeance ne font pas bon ménage. L’agente Herberta Hind a deviné que la solution se trouve chez cette Mama Z, et peu importe qu’elles aient toutes les deux la même couleur de peau. D’autant que les cadavres comment à pleuvoir un peu partout dans le pays. Une véritable épidémie. Les Blancs paniquent. Comme aujourd’hui. En tête des sondages chez les Républicains, le candidat Donald Trump redonne espoir aux nostalgiques des hommes à la croix et au flambeau. Mais nous ne sommes plus dans les années où les Noirs faisaient le dos rond. La littérature est devenue une arme et Percival Everett s’en sert avec brio. En passant à l’attaque, en se moquant de ces culs-terreux que l’Amérique, son Amérique, ne cesse de reproduire. En dénonçant le racisme, ce puits sans fond d’une nation blanche qui vacille sur ses gambettes. En 2050, les Hispaniques représenteront la majorité ethnique. Les Blancs le savent et les convulsions avant le grand saut sont les plus dangereuses. Rappelez-vous du 6 janvier 2021, de cette insurrection qui ne disait pas son nom. Une horde de Blancs entrée par effraction au Capitole. Ce jour-là, il n’y a pas eu de lynchage. Mais l’ombre de la vengeance a plané sur ces lieux censés inviolables. L’ombre d’un rappel : celui des Blancs sur les Noirs. « Don’t mess with us ». « Ne nous cherchez pas ». A sa façon, Percival Everett a répondu. « History is a motherfucker”. “L’Histoire est une enfoirée.”  Mais cette fois, pas sûr que les Blancs l’emportent.

« Châtiment » de Percival Everett, traduit par Anne-Laure Tissut, Éditions Actes Noirs, Actes Noirs, 368 pages, 22.50 euros

« Un espion en Canaan » de David Park : l’anti-James Bond

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C’est l’envers du décor. L’anti-James Bond, l’homme passe-muraille. Ceux qui rêvent d’aventures à la Mission Impossible, passez votre chemin. Le livre de David Park ne fait pas appel à nos bas instincts mais plutôt à la partie noble de notre cerveau : celle qui réfléchit. « Un Espion en Canaan » est un roman d’espionnage en petite touche, subtil, éthéré.

Michaël Miller est envoyé à Saïgon, au Vietnam, en 1973. D’emblée, il est déclaré gratte-papier avec tout le mépris que cela sous-entend. Lui, ce jeune homme originaire des Grandes Plaines aux USA, recruté par un de ses professeurs à l’université, lui en qui le système avait placé tant d’espoir. Lorsqu’il déboule dans la ville, le retrait américain est déjà bien plus qu’un bruit de couloir. Chaque jour, le Congrès se montre de plus en plus réticent à financer une augmentation de l’aide militaire. Chaque jour, on entend parler de listes, de gens qui seront évacués en priorité. Mais qu’importe, il est jeune et naïf, il y croit et lorsqu’il est interrogé, il répond : « Nous sommes ici pour remplir nos engagements vis-à-vis du peuple vietnamien. Nous resterons à vos côtés. » Il concède, des années plus tard, alors qu’il a décidé d’écrire ses mémoires, que sa naïveté pédante n’était pas de nature à rassurer. Bien au contraire.

Il fait la connaissance de Corley Rodgers, en poste depuis deux ans, et qui passe son temps à raconter des histoires. De la pure propagande, des récits merveilleux de ce qui se passe sur zone et qu’il essaie ensuite de vendre à la presse, au pays. Les deux jeunes gens sont très différents. Quand Rodgers aime Fitzgerald, Hemingway, Miller lui préfère Steinbeck. Sa vie sous les tropiques est quelque peu monotone, faîte de petits riens, de promenade au marché, de citron – pressé au Cercle sportif, une existence d’expat sans réel relief. Si ce n’est qu’il est juste un peu mieux renseigné que les autres. Si ce n’est qu’il comprend au fil des jours que la paix est de plus en plus précaire, que son gouvernement ment autant aux Américains qu’aux Vietnamiens.

En attendant, il doit se présenter chez l’agent Ignatius Donovan, analyste senior à la CIA, un vieux de la vieille issu d’une famille irlandaise de Boston. L’affaire est entendue : désormais Michaël travaillera pour lui. Ce dernier un peu paniqué devant l’intensité du bonhomme lui rappelle qu’il n’est qu’un scribouillard. Donovan s’en moque. Il a son propre agenda. Commence alors une collaboration bancale quelque peu opaque aux yeux de Michaël qui peine à cerner cet espion haut en couleur. Ils se rendent souvent à La Porte Bleue, un restaurant (sans porte bleue), un endroit où il se passe des choses. Son récit est à son image : sobre et plus nuancé. Ce qui se dessine en filigrane, c’est une tentative d’explication pour ce qu’il a fait ou plutôt pas fait. Une quête sourde de rédemption, et peut-être de pardon. Le sien ou celui de Donovan ? Parce que Miller a appartenu à cette catégorie d’individus qui s’est contenté d’obéir. Qui a regardé sa propre vie se dérouler sans en prendre les rennes. Il fut le genre à monter dans le bus pour la base aérienne afin de s’envoler pour l’Amérique, en laissant derrière lui tous ceux qu’il connaissait. Lorsqu’il rentre, il ne tient qu’un an à la CIA avant d’intégrer le Foreign Office à Londres, où il reste jusqu’à la fin de sa carrière comme diplomate. Il ne revoit plus revu Corley et Donovan.

Aujourd’hui, il est veuf dans cette maison d’une station balnéaire proche de l’Atlantique. Alors qu’il attend la fin d’une vie bien remplie, il reçoit un paquet qui provient de Corley. Un DVD. C’est un documentaire. Nous ne sommes plus à Saïgon. Cette fois, il y a des illégaux, le cartel de drogue et un visage crève l’écran : celui de Donovan. « Les moutons ont peur des loups, mais c’est le berger qui les tue », lui a-t-il, dit un jour. L’espion qui est en lui resurgit, minutieux, méthodique, mais animé cette fois d’une envie de savoir. La culpabilité a rongé l’agent puis le diplomate Miller. Il s’est arrangé avec la vie comme bien d’autres, il a laissé dormir Donovan là où il était. Maintenant, il est temps d’expier.

« Un Espion en Canaan », de David Park, traduit par Cécile Arnaud, Éditions La Table ronde, 240 pages, 22 euros.

« La Disparition d’Aristoteles Sarr » de Pierre Corbucci ou l’arrogance de l’homme face à la nature

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Il s’appelle Aristoteles Sarr y Leon. Il est lieutenant du génie dans l’Armée de Libération Nationale. Il a une mission à accomplir. Il se doit de ne pas décevoir sa mère, cette femme qui a toujours fixé les limites de son univers. Il est chargé d’aménager une piste d’atterrissage au cœur de la forêt amazonienne. Un périmètre jamais cartographié et qui doit permettre de prolonger le chemin de fer. Aristoteles est l’un de ces magnifiques héros guindés qui traversent la littérature. Cette fois, on le doit à Pierre Corbucci ancien professeur d’histoire et voyageur accompli. Noyé dans une jungle de verdure parmi des êtres à la dérive, le jeune homme aussi innocent que l’enfant qui naît, se détachera de son ancien moi au terme de tourments auxquels il ne comprendra pas grand-chose.

Dès le début, il se prend clairement pour « L’homme nouveau, celui du XXe siècle triomphant à qui rien ne résiste. » Nous sommes dans les années 20, en Amérique du sud. Aristoteles est pétri de convictions et de certitudes, il part à l’abordage d’un monde moite et opaque, fermé sur lui-même et peu désireux d’ouvrir les bras et d’accueillir l’étranger. Il lui en faut du courage, lui qui déteste la forêt. « Le lieutenant avait grandi dans un monde d’angles et de lignes. Un monde droit, à la nature contrainte et ordonnée, remodelée par la main de l’homme, et où la courbe était une audace. » Le défi est donc majeur. Mater une forêt imprenable et sauvage. Dompter un lieu où le temps n’est plus une valeur fiable. Parce que dès le départ, son voyage prend du retard. Il se dirige en bateau vers La Huanca, les terres du sénateur Armindo Casar. Une sorte d’aventurier qui a mis sur pied un empire grâce au caoutchouc. Il a fait construire un palais fantôme, il l’appelle la Domus Aurea, la maison d’or, une folie architecturale dessinée par des architectes français et italiens. Avec des plans identiques à ceux de l’empereur Néron. C’est un dédale de couloirs et de coursives, une rotonde sous une coupole, Aristoteles s’y perd.  Il regrette l’absence de crucifix au-dessus de son lit.

Son hôte le reçoit enfin. Il le trouve « à la fois absolument quelconque et absolument exceptionnel. » Le dîner est servi par des indigènes muets. Mais tout ça importe peu au lieutenant qui déroule son discours. « La piste doit être aménagée d’ici huit semaines au plus tard. » Casar l’écoute, lui met à disposition un homme qui s’appelle Ris, « un vrai fils de La Huanca » et qui connaît la jungle. Néanmoins, il le met en garde. Son fils Carcalla a disparu depuis plusieurs jours. « Certains de nos hommes sont mobilisés pour poursuivre les battues. » Aristoteles comprend qu’il faudra faire avec cet imprévu. Encore un. Casar lui fait faire le tour de la propriété. Lui montre son plus grand trésor : Incitatus, un Akhal-Teké, un cheval né au Turkménistan et qu’il a fait venir jusqu’ici.  « Sa robe semble être de soie dorée. Aristoteles n’a jamais vu un animal aussi beau. » Pour Casar, il incarne « l’éclat de la perfection brute sur cette terre maudite. » Le sénateur a souffert. Il a perdu une femme qu’il aimait, une autre s’est enfuie, maintenant, c’est l’un de ses fils que l’on ne retrouve pas. Le malaise du lieutenant grandit.

L’autre fils, Riobaldo Casar est d’une beauté confondante. « La Grâce incarnée ». Les deux hommes se lient d’amitié. Dans cet univers crépusculaire rongée par une nature abrasive, des femmes tracent leur voie. Il y a Magdalena Böers qui voue un culte infini à Riobaldo. Et surtout, il y a Inca, la domestique indigène qui a « l’arrogance de ses seins hauts et fermes. » Inca aussi est animée d’une mission à accomplir dans cet Apocalypse au vert brouillé. Tous ses personnages se percutent, prisonniers de leurs désirs fous et de leurs rêves impossibles. Ils se découvrent au fil des pages, se débarrassent de leurs habits. Le lieutenant succombe à la chaleur, n’écrit plus à sa mère tous les jours comme il le faisait avant. Il croit encore qu’il vaincra la forêt, qu’il lui tordra le bras, le progrès est à ce prix, rien n’arrête le progrès. Sauf Inca qui lève le voile sur une utopie, une mascarade de Blancs. Et elle est là, droite, prête à venger les siens, à protéger la jungle. « A quoi vous vous attendiez », interroge le colonel Kurtz, dans Apocalypse Now. On entend presque sa voix qui murmure dans les feuillages. Pas à ça, a dû se dire Aristoteles.

« La Disparition d’Aristoteles Sarr », par Pierre Corbucci, Éditions Paulsen, 378 pages, 21 euros.

« Le Diable sur mon épaule » : le nouveau barrio noir de Gabino Iglesias

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ll faut avoir le cœur bien accroché avec Gabino Iglesias. Le gars n’y va pas avec le dos de la cuillère. Entre magie noire, trafic de drogue, cartel mexicain et junkies azimutés, « Le Diable sur mon épaule » vous envoie direct dans les cordes. L’écrivain américain qui vit à Austin, Texas, véritable chantre du barrio noir et allumé total, signe un roman plus sombre que jamais. Parce que « le problème de l’humanité, c’est que quelles que soient les horreurs qu’on imagine, elle sera toujours capable de faire pire. »

Le point de départ de l’histoire est assez banal : comment se faire un maximum de blé en un temps record avec le voisin mexicain de Juarez et ses tonnes de drogue qui passent chaque année du côté Yankee. Ce sont comme toujours les protagonistes qui font toute la différence. Comme Mario qui a perdu la prunelle de ses yeux, sa fillette Melisa, faute d’argent afin de pouvoir payer les frais d’hospitalisation, et dont le mariage avec Anita part à vau l’eau. Le meilleur des scénarios pour accepter le pire des plans foireux. Sous les traits de Brian, un « gabacho » désespéré et un ancien collègue devenu dealer, accessoirement futur papa. Pour la somme de 6000 dollars, il offre un petit boulot vite fait à Mario qui consiste à jouer les sicarios et à dégommer un gars qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Mission accomplie. Mario y prend même du plaisir.

Ce qui l’amène à rempiler. Cette fois, le tandem va s’étoffer, passer au trio et faire entrer dans la danse, el diablo en personne. Juanca, diminutif probable de Juan Carlo. Avec lui, Mario passe tout de suite dans la cour des grands, lui qui n’a qu’un malheureux mort à son actif.  « On sera en mission pour don Vasquez », lui explique Juanca. Don Vasquez, le mystérieux boss du cartel de Juarez. Rien que d’évoquer ce patronyme, Mario déglutit. Il est clair que le Juanca n’est pas un tocard. Mais quand-même. Si le plan consiste « à intercepter un véhicule bourré de pognon au milieu du désert, massacrer tous ses occupants façon Far-West, puis conduire le fameux véhicule jusqu’à Juarez pour le livrer à qui.. » Mario a de sérieuses réserves. Mais doscientos mil cada uno, deux cent mille dollars divisés par trois, en liquide pour un seul contrat ? C’est le pactole, le début d’une nouvelle vie, le retour possible d’Anita. « Avec autant d’argent, on pouvait obtenir tout ce qu’on voulait. »

Reste un détail à régler. En réalité, il y en aura beaucoup d’autres et l’affaire ne tournera pas comme c’était prévu. En attendant, les narcos, c’est comme les sportifs, de grandes choses fragiles qui croient en Dieu. Juanca n‘est pas différent. Il explique à ses deux acolytes de circonstance qu’avant de se lancer dans cette aventure de l’extrême, il leur faut d’abord recevoir la bénédiction de El Migralito. Donc faire un petit cochet par chez Sonia La Protectora. À ce stade de sa propre histoire, Mario est comme frappé par la foudre, incapable de penser droit, incapable de réagir. Lorsqu’il pénètre alors dans la chambre des horreurs, ce qui ressemble à un gamin gît, bavant, la bouche en forme du Cri de Munch, sur un matelas crasseux. Sonia La Protectora se penche au-dessus de l’enfant et s’empare d’un coupe-boulon. L’idée de base est assez simple : considéré comme un porte-bonheur pour tous les illuminés du coin, chacun veut sa part de cet enfant miracle. Je vous laisse découvrir la suite. Le diable sautille sur l’épaule de Mario.

Quand il écrit ce roman, l’auteur ne va pas très fort. Il vient de perdre son boulot de prof et la couverture santé qui va avec. Une protection essentielle aux USA. La maladie de la fillette n’est donc pas seulement un élément de fiction, elle repose sur une réalité que Gabino Iglesias dénonce en imaginant des personnages prêts à tout par désespoir. Les crocodiles remplacent les hippopotames de Pablo Escobar et une des scènes au restaurant n’est pas sans rappeler Reservoir Dogs et ses hommes en noir qui ergotent pour un malheureux dollar de pourboire. Là, ce n‘est pas l’argent qui fait débat mais le racisme. Celui qui est franc et sans filtre, et l’autre plus insidieux et que l’on a intégré bien malgré soi. Parce que si Gabino Iglesias a choisi le gore pour cette fiction, il n’en reste pas moins que « Le Diable sur mon épaule » relève tout à fait de la charge contre une Amérique raciste qui broie les individus les plus faibles et exhibe la violence comme le mètre-étalon d’une réussite implacable.

« Le Diable sur mon épaule », de Gabino Iglesias, traduit par Pierre Szczeciner, 336 pages, 22 euros.

 

 

 

« Passage de l’Avenir, 1934 » d’Alexandre Courban : lutte des classes et crime mystérieux

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Il y a beaucoup d’amour et de conviction dans cet ouvrage. « Passage de l’Avenir, 1934 » d’Alexandre Courban est le premier volume d’une série policière historique située dans le Paris des années 30, avec un Front populaire qui s’organise. L’auteur est élu du 13ème arrondissement à Paris. Il a consacré sa thèse universitaire au journal l’Humanité de 1904 à 1939. Cette fois, il en a tiré un livre emprunt de nostalgie où le climat des combats anciens résonnent aujourd’hui plus que jamais. Deux monde se font déjà la guerre : les ouvriers et ceux qui possèdent. Ceux qui se lèvent tôt, triment six jours sur sept, et les autres qui les regardent et empochent les gains en les exploitant. Surviennent un meurtre et des disparations. Qui s’y intéresse ? D’autant que ce sont des femmes.

Nous sommes en 1934. Un marinier de la Seine à Paris tombe sur un cadavre. Le commissaire Bornec sort son carnet et note : femme, européenne, vingtaine d’années, habillée, ouvrière. Il marque un temps d’arrêt puis termine par un point d’interrogation. Parce que si elle a les mains abîmées, elle a aussi les ongles laqués. Accident, meurtre ou suicide ? Toutes les options sont sur la table. Il lui donne un nom comme pour toutes les autres victimes sur lesquelles il a précédemment enquêté. Il y a eu Hyacinthe, Violette, Rose. Il décide de la nommer Daphné. L’homme est un connaisseur. Plus tard, il apprendra qu’elle était enceinte, et qu’elle travaillait à la sucrière la Jamaïque où l’on embauche que des Françaises et pas des vieilles.

Un autre homme s’affaire, le journaliste Gabriel Funel. Il dirige la rubrique sociale de l’Humanité depuis dix ans. Pas les faits divers. Son temps est précieux, il a d’autres grandes causes à servir et a rapporté. Il écoute Radio Moscou, couvre les manifestations qui se multiplient dans un contexte social ultra-tendu. Il a pour mission de gagner des lecteurs en montrant que ce journal est le leur, qu’il est le porte-voix de la classe ouvrière. Ce qui l’intéresse : les usines, les patrons et la montée de l’extrême-droite. Il ne mesure pas encore l’importance de la mort de cette jeune femme. Et de quelle façon, elle s’inscrit dans la dérive capitaliste.

Incarnée par un homme et son usine de raffinerie de sucre, Ernest Vince, millionnaire au regard bleu glacial. Lorsque le fondé de pouvoir parcourt le journal, il va directement vérifier les cours de la Bourse de Paris, puis ceux de New-York. Tout juste s’arrête -t-il sur l’entrefilet qui parle d’un fait-divers. « Une ouvrière est tombée dans la Seine vendredi dernier. Son corps a été repêché. « Ernest Vince favorise le recrutement des femmes, célibataires de préférence ou veuves. Si sa passion première est l’argent et une manie qui est celle de maquiller les comptes, la seconde est la peinture. Il possède d’ailleurs un atelier secret, rue Gît -le-Cœur, où il collectionne les œuvres d’art composées de femmes nues. Il n’aime pas les déclarations mielleuses ou les tendresses mièvres. « L’homme de sucre fantasmait à l’idée de découvrir d’autres arômes… Il se figurait découvrir dans l’acidité du jeune fruit – forcément sauvage – une saveur à la fois aigre et piquante, qui le consolerait de l’écœurante chatterie des nobles dames. »

La plongée dans les entrailles de l’usine de la Jamaïque est saisissante. On est dans le monde des peseuses. Douze ouvrières par équipe. Dix mille kilos par jours qui correspondent à cinq mille cartons. C’est le début de la rationalisation capitaliste. » Le pain de sucre entier est débité par la scieuse. Elle le coupe perpendiculairement en tranche, plus ou moins épaisses. La lingoteuse s’en empare pour en faire huit lingots que la tireuse enlève aussitôt. La pousseuse se saisit alors des lingots qu’elle dirige vers une sortie de couteau-guillotine sans cesse en marche. Les rangeuses s’affairent à mettre les morceaux de sucre en carton, que les peseuses vérifient scrupuleusement. De l’abattage à grande échelle. De six heures du matin à six heures du soir. Une heure de pause déjeuner. Le moindre retard entraîne la retenue d’une demi-heure de salaire. Pas d’arrangement possible sauf celle du droit de cuissage. Il y a le garde-chiourme de l’usine et le chauffeur d’extrême-droite. Le commissaire Bornec découvre que bon nombre d’ouvrières ont disparu du jour au lendemain de cet endroit sans que personne ne s’affole.

Tout est bon, rien à jeter.  Les personnages, l’époque reconstituée, la lutte syndicale, l’intrigue policière. Alexandre Courban a relié tous ces éléments avec une habileté de vieux briscard. On passe d’un milieu social à l’autre, on milite avec les syndicalistes, on s’approprie les codes capitalistes de la bourse, on plonge dans l’industrie sucrière et ses dérives spéculatives, on gouaille avec les femmes de l’usine, on suit pas à pas le journaliste, l’inspecteur et le meurtrier. On est à l’époque du Manifeste des enragés, de l’affaire Stravinsky. L’auteur a choisi l’envers du décor. Tout y est labeur et souffrance, injustice et inégalité, les prémices des luttes sociales à venir, la condition humaine dans ce qu’il y a de plus noire mais aussi de plus acharnée, révoltée. Le combat à mort du grand capital face à l’univers fragile des travailleurs.

« Passage de l’Avenir, 1934 « d’Alexandre Courban, Éditions Agullo Noir, 240 pages, 23.50 euros.

 

 

 

« Adieu mes frères » de Peter Blauner : Le Caire sous haute tension

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Il faut aller à la page des remerciements pour comprendre que le background historique du dernier roman de Peter Blauner est impeccable. Le romancier américain remercie Lawrence Wright, journaliste, auteur du livre culte « The Looming Tower », l’un des ouvrages les mieux documentés sur la période al-Qaïda en Égypte. Fort de ce bagage inestimable, l’écrivain en a tiré une intrigue époustouflante qui se déroule au Caire, en 1954. Avec un Cecil B. DeMille en plein tournage de son dernier film Les Dix Commandements. Entre les barbus et les délires hollywoodiens, on est transporté dans un pays balayé par le sable, les complots et une crise politique majeure. Pierre angulaire d’un mouvement majeur du 21ème siècle : le djihadisme.

Un vieil homme écrit à son petit-fils. Par mail. Il ne peut pas faire autrement. Il n’a pas d’adresse postale. Mais c’est pourtant bien une histoire du passé que Papi s’apprête à révéler à Alex, ce petit-fils parti se perdre au pays de Shâm (Syrie). Laissant derrière lui une famille hébétée qui n’a rien vu venir. Il y a bien longtemps alors qu’il s’appelait Ali Hassan, la cavalerie du cinéma américain débarque en ville, au Caire. Cecil B. DeMille veut raconter l’histoire de Moïse là où tout s’est vraiment déroulé. Ali propose ses services de chauffeur au grand homme. Lui l’aspirant metteur en scène, lui qui a même tourné un petit film lorsqu’il était l’université. Le premier contact est fort courtois. « J’adorerais visiter vos studios ». « Si jamais vous venez à Los Angeles, appelez ma secrétaire, on pourra vous organiser une visite de la Paramount. » Un small talk typiquement américain qui ne veut absolument rien dire. Mais pas pour Ali Hassan. A ce moment-là, il a encore des rêves plein la tête, à ce moment-là, il croit encore aux paroles de l’Homme blanc.

Mais leur destin commun se scelle de manière inattendue et dramatique. Les Anglais sont la cible d’une population de plus en plus hostile aux étrangers. « C’était une période pleine d’espoir pour l’Égypte. Néanmoins, c’était aussi un moment très instable. Il y avait des rumeurs de conflit parmi nos leaders depuis des mois, des différentes factions rivalisent entre elles pour prendre le contrôle. »  Bientôt le véhicule est entouré d’une foule an colère. Leur voiture est rouge. La couleur royale. Symbole d’oppression. Une foule bigarrée dans laquelle émerge un petit groupe que Ali connaît. « Ils étaient presque habillés comme des étudiants ou de jeunes diplômés, en vêtements occidentaux. La plupart portaient la moustache et quelques-uns la barbe aussi, ce qui était beaucoup moins courant au Caire à cette époque. C’étaient des membres de l’Ikhwan. » La redoutable confrérie islamiste des Frères musulmans. Un coup de feu, la suspension qui frémit après la collision, le pare-brise qui résiste. Il y a un mort. Un cheik respecté. Lui et d’autres seront les nouveaux penseurs d’une Égypte qui attend de prendre son envol et dont l’Occident entendra parler plus tard, bien plus tard sous le nom de djihadisme.

C’est le choc des cultures. Déjà. L’opulence délirante des Américains face au rigorisme religieux naissant. Ali Hassan perdu au milieu de tout ça. Écartelé entre deux mondes, celui auquel il aspire et celui auquel il appartient. Au fil des mails, il raconte cette vie dissimulée à son entourage. Mais le destin d’une nation est plus important que celui d’un individu. Le Premier ministre Nasser le rappelle. Chérif, ce cousin en colère qui rôde, le confirme. Ce dernier hait les Infidèles. Il veut un pays religieux où la charia est appliquée. Il s’inspire d’un homme qui sait, qui est allé en Amérique et qui en est revenu horrifié : le penseur de la doctrine djihadiste, Saïd Qotb. Chérif est là pour saboter tous les plans du réalisateur. Et par là même, ceux de Ali Hassan qu’il entraîne dans son délire. Lui, adhère pour tenter de sauver ce monde qui l’a fait rêver. Trahison, humiliation, amour perdu, Ali Hassan raconte tout à ce petit-fils embringué aujourd’hui dans cette confrérie, héritière d’al-Qaïda, la sinistre Organisation État islamique (Daesh). La prison, la torture, son amitié inattendue avec un Juif, il ne lui cache rien.

De son côté, Alex sort peu à peu de son isolement mental. Sa femme, une jeune Yézidie qu’il a tenté d’aider, sa fuite, sa mort, ses amis qui désormais le pourchassent. Le récit du grand-père a porté. Lui aussi devra payer le prix de son engagement. Peter Blauner a travaillé vingt ans pour écrire ce roman. Avec le recul, on prend la mesure de cette folle entreprise cinématographique avec un Yul Brunner le crâne chauve luisant au soleil, dans un moment historique en bascule. Ces Égyptiens que l’on habille en peuple de Moïse, ces esclaves qui marchent vers le liberté… Avec à la caméra un cinéaste ignorant qu’il filme  des figurants musulmans avides de tenir le premier rôle dans un futur proche.

« Adieu mes frères », de Peter Blauner, traduit par Estelle Roudet, Éditions Harper/Collins, 416 pages, 22.50 euros.

 

 

 

 

 

 

 

« Vivre » de Ken Krimstein :  » J’ai réalisé ce roman graphique avant le 7 octobre 2023. Aujourd’hui, je le regarde différemment.

« Le premier shabbat après les funérailles, on aurait dit que toute la ville était venue à la shul. Les hommes s’entassaient au rez-de-chaussée. Ils priaient avec force, se balançaient et psalmodiaient à tout va. » La huitième fille s’interroge : « Et pourquoi cela ? Pourquoi est-ce que mes sœurs, ma mère, ma grand-mère et moi étions mises à l’écart sur le balcon ? Parce que les commandements disent que le devoir de prière revient aux hommes. Et les femmes, alors ? »

Le trait au feutre est noir et peu sophistiqué, presque aussi brut qu’une toile de jute. Tel est le coup de pinceau/crayon de Ken Krimstein, le « cartoonist » star outre-Atlantique, dans son dernier roman graphique, « Vivre ». La huitième fille tend les bras : un vers le bas, l’autre vers le haut. Elle est au centre du dessin. Elle est au cœur d’une vie qui commence. Elle a dix-neuf ans. Elle participe au concours d’autobiographies en Yiddish organisé dans les années 30, par l’université sans murs de la Yiddishuanie (YIVO), à Wilno (encore en Pologne). La jeune fille pose des questions d’une modernité toujours d’actualité. Ses rêves ont explosé par la suite. Nous sommes en 1939 et le prix doit être décerné le 1er septembre. Il n’aura jamais lieu. Les nazis envahissent la Pologne. Ken Krimstein a retrouvé sa trace parmi quelques 180 000 pages de documents que l’on avait cru perdus à jamais. Sept-cents participants des quatre coins de la Yiddishuanie, ce territoire sans frontière de l’Europe de l’Est, et qui illustrent la vitalité de la culture Yiddish. Des informations essentielles de ce monde et de cette culture, à cette époque-là. Et parmi ces trésors, des autobiographies comme celle de « La huitième fille ».

Ken Krimstein s’est rendu à Vilnius et s’est plongé dans le passé. Il a fallu choisir, trancher. Ce sera six témoignages choisis avec des critères définis par l’auteur et qu’il met en scène dans son roman graphique, « Vivre » (When I grow up, en Anglais), en utilisant plusieurs médiums : le lavis et le feutre. Sur le plan visuel, le trait est nerveux et peu apaisé. Parce que même si l’auteur affirme qu’il s’est battu pour ne pas être contaminé par l’Histoire, le passé en héritage rattrape toujours. « J’ai sélectionné douze textes puis sept. Il en est resté six. Des bibliothécaires m’ont apporté leur aide. Lorsque je me suis enfin décidé, cela a contribué à amplifier l’énergie créative nécessaire pour passer au dessin. La visualisation de leurs écrits m’a aussi permis de les montrer en action, comme « La Patineuse ». Pour d’autres, c’est la dramaturgie qui a dominé. J’ai tenu aussi à ce que leurs histoires soient complètes. Je voulais qu’il y ait de la diversité mais avec une sorte de dénominateur commun. Il a fallu gérer leur ignorance de ce qui allait advenir sur le plan historique. Ce ne sont pas des histoires à la Anne Frank. Il y a beaucoup de passion dans la vie de ces jeunes gens. Ils se livrent, s’abandonnent, montrent leur colère, ils sont vivants. »

Ken Krimstein est juif. « Mais nous n’avons pas été élevé dans la religion, souligne-t-il, de passage à Paris. Dans la famille, il y a de tout, j’ai une sœur, la petite dernière, qui est orthodoxe, une autre qui ne l’est pas. Mon père adorait Jacques Tati. » Le livre a été conçu et achevé avant le 7 octobre dernier. Ce jour-là, des membres du Hamas pénètrent en Israël enlèvent près de 240 otages israéliens et tuent 1200 personnes dont 800 civils. Il y a énormément de jeunes adultes, à peine plus âgés que les adolescents choisis par le « cartoonist » américain dans son roman graphique. Quel regard porte -t-il sur ses propres dessins après une telle tragédie ? Il soupire doucement, la question est douloureuse. « J’étais à New-York le 10 septembre 2001. Tout était normal et puis le lendemain, deux avions venaient s’écraser contre les tours jumelles du World Trade Center. Là, le processus a été un peu le même, il y a eu le 6 octobre où tout était normal puis la tragédie du 7 est survenue. Plus rien n’a jamais été pareil après le 11 septembre. C’est la même chose pour ce qui s’est passé dernièrement. J’ai écrit le livre avant, mais je le regarde différemment maintenant. »

Alors comment relire l’histoire du garçon anonyme de Rogow, en avril 1939 ?  Juif, il lui est désormais interdit d’aller à l’école. Que faire ? L’idée de se cacher n’est pas encore là mais celle de fuir apparaît comme une solution possible. Alors, il envoie des lettres, beaucoup de lettres, il va à la poste, il demande combien de timbres pour les terres de Sion, pour l’Amérique. Ses missives plaisent mais ne lui ouvrent pas les portes. Le certificat pour le futur État d’Israël lui est refusé, le consulat américain n’est guère plus généreux.  Sous le trait de Ken Krimstein, on a un magnifique « I don’t want you » et une question : « A qui tu vas écrire maintenant gamin ? » Où se cacher ? « Pour l’instant mes vœux n’ont pas été exaucés. Mais je continue d’espérer. Signé un garçon anonyme. » « L’adolescence, poursuit l’auteur, est un moment autant d’espoir, de désir et de désillusion. Je voulais absolument montrer que ces jeunes étaient comme n’importe quel adolescent au monde, animés d’envies, de peurs, de rêves, et parfois même d’insouciance. Ils sont d’une actualité brûlante. Je les imagine aujourd’hui peu différents de la jeunesse du monde entier et même de celui que je fus à Chicago dans les années 70. »

« Vivre » ne se contente pas de raconter la vie de ces jeunes adultes. L’ouvrage nous fait découvrir la culture Yiddish. « Mes grands-parents originaires d’Ukraine parlaient Yiddish mais ils refusaient d’évoquer le passé, poursuit l’auteur. Ils voulaient que l’on soit Américain. Alors, c’est comme si je découvrais cette culture, j’ai beaucoup appris. Je ne savais pas que le tango faisait fureur, par exemple, que la mandoline n’était pas une mince affaire. En fait, c’était une civilisation à part entière et déjà très connectée. » Il l’interprète à sa façon avec le personnage de la chanteuse folk qui a aussi dix-neuf ans. Une cellule familiale qui éclate, un père qui s’en va, se remarie et se convertit à une autre religion. Et la jeune fille qui s’empare d’une guitare puis d’une mandoline et qui avance dans la vie, en écrivant ses propres chansons en Yiddish.

« Oh petit oiseau

Ne chante plus

Á ma fenêtre

Oh, petit oiseau

Mon cœur est si lourd

Car tu peux aimer

Oui tu le souhaites

Je peux aimer aussi,

Mais mon amour

Ne rencontre que des obstacles

Oh petit oiseau »

Et cet aveu final : « Mais tout de même, dans mes rêves, mes pensées, ma vie tout entière, je suis accablée par un manque… celui de mon père. » Une poésie que Ken Krimstein traduit dans son dessin avec de l’orange. La mandoline est orange et noire. « Parce que c’est une couleur chaude polyvalente qui attire le regard, qui peut symboliser la vie et quelque chose de poétique », poursuit l’auteur. C’est fortement positif. » Il y a beaucoup d’innocence chez cette jeune fille qui se livre, entière, et fait partager ses chagrins.

Ces textes ont suscité beaucoup d’intérêt. Ils ont d’abord été cachés afin d’éviter que les nazis ne les dérobent. Une « brigade de papier », comme le raconte Annette Wieviorka dans la postface de l’ouvrage, est même créée afin de les subtiliser au regard des Allemands. Puis quand Staline récupère Wilno, la communauté juive respire un peu. Le dictateur est encore, à cette époque, sympathisant de la cause juive. Il créé même un musée juif de la ville. Mais la lune de miel est de courte durée parce qu’en 1949 le tout nouvel État israélien ne se tourne pas vers l’Est mais l’Ouest. Furieux et déjà bien paranoïaque, le dictateur fait démolir l’édifice. « Et c’est un fonctionnaire non-Juif, Antanas Ulpis, membre du Parti communiste qui rassemble tous les trésors du Yivo et les dissimule dans les tuyaux de l’orgue de l’église Saint-Georges, à Vilnius jusqu’en 2017. » Grâce à cet acte de bravoure, et Ken Krimstein qui saute dans un avion, direction la capitale lituanienne, on peut désormais appréhender à sa juste valeur l’acte de rébellion de Beba Epstein. La seule à ne pas avoir suivi les consignes d’anonymat requis. Et sans doute la plus jeune. Elle n’avait que 11 ans et demi alors que le concours avait fixé une tranche d’âge entre 16 et 22 ans. Et que veut-elle la demoiselle ? Faire à peu près tout ce qui est interdit. « C’est toute la beauté de ce moment de jeunesse, conclut Ken Krimstein. J’aimerais tant que l’on autorise les jeunes à faire des erreurs, à avancer en tâtonnant, en bref qu’on les laisse être des adolescents. Pas comme ceux de « Vivre » que la guerre a fauché en plein vol. »

Roman graphique, « Vivre » de Ken Krimstein, Traduit par Gaïa Maniquant-Rogozyk, Postface de Annette Wieviorka, Éditions Christian Bourgois, 248 pages, 25 euros.

 

 

« Camera Obscura » de Gwenaëlle Lenoir : pour ne pas oublier

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L’histoire de César (un pseudonyme) est désormais connue. Photographe légiste militaire syrien, ce héros anonyme a pris quelques 45 000 photos de morts et de gens torturés entre 2011 et 2013 à Damas, la capitale de Syrie. Menacé, il a fini par s’enfuir et a emporté avec lui ce sinistre trophée. Preuve absolue de l’étendue de ces crimes de masse, mis en place par le régime de Bachar al-Assad. La journaliste Gwenaëlle Lenoir qui connaît très bien cette région en a tiré un premier roman troublant et touchant. Avec une question en suspens : comment fait-on pour survivre après avoir côtoyer au quotidien des corps massacrés, torturés, défigurés. Comment continuer à respirer ?

« Je ne regardais pas les morceaux de corps qui passaient de l’appareil photo à l’ordinateur. » Se cacher derrière l’obturateur, se planquer, se préserver. Cela marche un temps. Et puis, il suffit d’un tout petit diagnostique « crise cardiaque » et d’une photographie qui montre une autre réalité.  « C’était un adolescent, massacré, son crâne semblait avoir été rasé par une tondeuse abrasive. » Ce jour-là, il y avait seize corps, treize garçons et trois filles.  Il y aura comme d’habitude les étiquettes avec leurs noms et leurs âges. Des noms qu’il inscrira sur une feuille, pliée en huit et glissée dans le sac vide des biscuits à la fleur d’oranger. La plume de la romancière se fait plus douce, presque légère comme pour atténuer l’horreur à venir. Elle évoque les parfums de l’Orient, la douceur de vivre d’une civilisation qui perd peu à peu la tête.

On suit alors pas à pas la prise de conscience du photographe. Au début, il est surpris par ce que lui dit de faire celui qui l’a embauché : transférer les photos de tous ces cadavres sur un ordinateur. Le geste lui brûle les doigts. D’autant que très vite, les corps sans vie arrivent toujours plus nombreux. Il note scrupuleusement les noms et les âges puis les photographie avant de s’enfermer pour la transmission finale. Il ne dit pas à Ania, sa femme, ce qu’il fait. C’est son premier mensonge. Il pèse lourd dans sa sacoche. Il efface les photos de son disque dur mais les garde sur une carte mémoire. Les morts le suivent désormais partout. Chez lui, dehors, debout, éveillé, dans son sommeil troublé, ils sont une deuxième peau, une autre vie obscure. « Les morts sont des gens têtus ».

Jusqu’à cet homme qui arrive encore vivant entre ses mains. « Sur la photo, il n’était pas tout à fait sec. » Il lit le nom sur l’étiquette. C’est le père d’Anas. « Ma jambe gauche s‘est mise à trembler et à cogner le pied du bureau. » Il est temps pour lui de sortir de ce silence coupable et terrifiant. Il va voir Abou Georges, celui qui l’avait fait entrer à la morgue. Abou Georges sait déjà tout. On lui donne une clé USB. Cette fois, il ne fera comme avec la liste, il l’emporte partout avec lui. Elle ne quitte pas sa poche de pantalon. Il enfile sa blouse blanche, il tente de respirer. Il en aura une deuxième, les photos s’accumulent, le monde doit savoir, pense -t-il, désormais. Mais faire connaître la vérité équivaut à mourir. Aux yeux du monde, aux yeux de sa famille. Un supplice sans retour possible. Parce que la main mortifère d’Assad va bien au-delà de la Syrie.

Le nom de César est apparu en 2013. Ses photos ont suivi. La journaliste Garance Le Caisne (Opération César, Éditions Stock) l’a rencontré. L’homme a parlé encore et encore, il a confié son précieux matériel à toutes les institutions internationales possible. Permettant ainsi à des gens de retrouver un disparu. Parfois. Les Nations-Unies ont même exposé ses photos. César se cache toujours. Il a ouvert les yeux, et les nôtres.  « Camera Obscura » a imaginé la vie de cet homme simple, rouage impersonnel d’une machine de mort qui marche à plein régime. On entend battre son cœur, on transpire, on invoque le Dieu s’il existe, on a peur comme lui, on s’interroge. Aurions-nous tant de bravoure ? La vérité, oui, mais à quel prix ? Et ces clichés, qui s’en souvient encore aujourd’hui ? Gwenaëlle Lenoir les a ressuscités.

Camera Obscura de Gwenaëlle Lenoir, Éditions Julliard, 224 pages, 20 euros.

« La Sagesse de l’Idiot » de Marto Pariente

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Une ode à la différence. Marto Pariente, nouvelle voix du polar espagnol remarquée par un monstre du genre, Victor Del Arbol, a créé un personnage singulier que d’autres désigneraient comme le simplet du village mais qui pourtant est aussi policier municipal. Le texte est aussi brutal que tendre. L’écrivain aime les gens pas comme tout le monde. Il a donné vie à Toni Trinidad. Un sage atypique dans un monde de brutes.

Le gars est vraiment pas banal. Pour un dingue, on notera qu’il consulte un psy. Il n’y va pas pour sa pseudo-folie mais parce qu’il s’évanouit à la moindre goutte de sang. Il souffre d’hémophobie. Fâcheux lorsqu’on est un représentant des forces de l’ordre. Même dans le village d’Ascuas, décrit par l’auteur, non sans humour, et de cette façon : « Ascuas, donc, « Une entaille, rien de plus. A peine une douzaine de rues tordues qui partaient de la place du village comme les petites veines éclatées sur le visage des alcooliques. La plaie, l’hémorragie, était circoncise par une poignée de routes secondaires qui la comprimaient comme des varices sur la jambe d’une vieille. » Il se trouve que Toni a une sœur, Vega, qu’il adore mais qui a le chic pour s’attirer des ennuis. Comme un mari violent qui la pousse à oublier ses soucis et les coups au fond d’une bouteille. Un jour, elle appelle le frangin et lui annonce que Triste, le fou officiel du village, Tony se demande à quel degré d’ébriété Vega carbure. Triste se serait pendu à une branche. Impossible pense Tony, « J’ai bu un café avec lui le matin même. »

Toni monte dans sa voiture, prend une ruelle parallèle à l’avenue Castellana, évite le tunnel Maria de Molina puis quitte l’avenue America. On sent qu’il conduit comme son esprit fonctionne : avec lenteur et précision. Ce qui ne veut pas dire avec bêtise, là, vous n’y êtes pas du tout. Toni prend son temps, ce n’est pas pareil. Il a décidé d’aller voir sur place puisque sa sœur lui a assuré qu’il n’y avait pas de sang. Au même moment, Rocha, inspecteur à l’unité antidrogue et crime organisé et la Mouette, son indic, se sont donnés rendez-vous. Cela fait un an que le flic bosse sur l’opération Abeille, « un nom pas très original au demeurant puisque l’objectif n’est autre que cet Apiculteur, un mafieux qui détient une vingtaine de casses et de déchèteries dans les deux provinces de Castille. » L’indic a des trucs à lui révéler.

Et c’est là où tous vont se croiser. Vega qui, depuis que son mari s’est fait la malle, a récupéré le business de la casse, serait tout sauf une oie blanche. Selon La Mouette, elle donnerait dans le blanchiment d’argent sale. Mais pas que. Elle ne serait pas opposée à transporter quelques quantités de drogue. Le flic, l’indic, tout le monde est dans les starting-blocks. Vega aussi veut frapper un grand coup. « Je suis une guerrière, et j’avais fait ce que j’ai à faire, je vais piquer le fric de cette couille molle d’Apiculteur et je vais mettre les voiles. » Pas une bonne idée, bien évidemment. Même son frère un peu lent lui aurait dit. Mais les liens de la famille, c’est sacré. Alors quand les frères bûcherons, surnommés les McEnroe « rapport au fait qu’ils aimaient bien jouer au tennis avec des types à la place des balles ; et des battes de base-ball à la place des raquettes » des petits sicarios locaux petzouilles brutaux et sans état-d ’âmes, ont pour mission de retrouver Vega, tout part en vrille. Parce qu’on n’arnaque pas l’Apiculteur. Faut le savoir. Vega a merdé et dans les grandes largeurs. Toni Trinidad, le rescapé de la Maison jaune, l’orphelinat où il a grandi en souffrant, va voler au-secours de la frangine. Avec bien plus de sagacité et de clairvoyance que les esprits sectaires et obtus auraient pu l’imaginer. La Sagesse de l’Idiot fait péter les préjugés et donne vie à une galerie de personnages bêtes et méchants mais dominée par une âme pure : celle de Toni Trinidad. Victor Del Arbol ne s’est pas loupé, Marto Pariente vaut le détour. Carrément.

« La Sagesse de l’Idiot » de Marto Pariente, traduit par Sébastien Rutés, Éditions Gallimard/Série Noire, 336 pages, 14,99 euros.

 

 

« Le Sang des Innocents » de A. S. Cosby ne cesse de couler

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Pour les vieux racistes du coin, l’affaire aurait dû être pliée en deux temps, trois mouvements. Un jeune noir, Lattrel Macdonalds, a tiré sur Jeff Spearman, le prof de géo préféré des élèves, avant d’être abattu par la police. C’était en direct, on a tout vu, le gars qui tire et les forces de l’ordre qui ripostent. Légitime. On a même échappé au pire d’ordinaire au sein d’une structure scolaire, avec une fusillade qui ne compte que deux morts. Mais le shérif Titus Crown, ancien du FBI, ne veut pas de bavure dans son service. Il est dans la ligne de mire des Blancs qui ne seraient pas mécontents qu’il se vautre. Alors, derrière ses lunettes Ray-Ban Aviator, il regarde la scène de crime chaotique et conclut immédiatement qu’il lui faut diligenter une enquête interne et met sur la touche un policier de son équipe au coup de fusil qui pose question. Mais qu’est-ce que s’imagine le bonhomme ! Que le Sud a changé ?

« Le Sang des innocents » de S. A. Cosby est le troisième roman publié chez Sonatine. Leur chouchou du moment. Non sans raison. Un poil plus classique dans sa forme, l’ouvrage confirme néanmoins tout le talent de l’auteur noir américain, fils d’un Sud rural hanté par le sang versé dans les entrailles de sa terre. Son personnage est un homme bien, pétri de bonnes intentions. Il veut tout simplement faire respecter la loi. Une loi qui vaut pour tout le monde, y compris dans ses propres rangs et sa communauté. Au cours des quinze dernières années, le comté de Charon situé en Virginie, et qui ne compte pas moins de vingt et un lieux de culte et deux fois plus d’armes à feu que d’habitants, n’a enregistré que deux meurtres. Le premier ayant été résolu en un quart d’heure. Le rodéo solitaire et sanglant du jeune Lattrel sonne comme la fin d’un monde tranquille. D’autant que les propos du despérado envoient une décharge immédiate dans la carcasse de Titus. « Il a dit qu’il était l’Ange noir, l’Ange de la Mort. » Titus entrevoit la suite. « La saison des larmes » a commencé et lui est à la barre. Lattrel s’est suicidé, il va falloir faire sans. Qu’a -t-il voulu dire avant de se donner la mort ?

Evidemment chacun a une explication. Les Blancs, les Noirs, les pasteurs, tout le monde y  va de son interprétation. Reste les faits, voire les preuves. Comme ce qui est trouvé dans le téléphone de ce bon samaritain, Jeff Spearman. Pas de quoi le canoniser. Au contraire.  Plutôt un défilé d’horreurs infligées à des enfants noirs. Le scénario évolue à la vitesse grand V. Comment faire entendre raison à ces Blancs en mal de vengeance, comment leur dire que ce professeur n’est pas ce que la population de Charon croyait. Qu’il appartenait à un trio de tueurs dont les victimes ont été six adolescents torturés. Titus Crown alterne. Tantôt équilibriste, tantôt bulldozer, il n’a que la justice dans son espace mental parce que la justice est au-dessus de tout. Pense – t – il.

Du côté des Blancs, il lui faut gérer Scott Cunningham, le président du conseil du comté qui ne se gratte pas pour dire à Titus « on vous a à l’œil ». Il y a aussi Ricky Sours et son groupuscule de révisionniste des Fils de la Confédération qui a fait de la statue de Joe le Rebelle érigée par les Filles de la Confédération, un enjeu politique et racial majeur. En face, le reste de la population. Composée à 60% de Noirs. Comme Jamal Addison, pasteur et dévoué à ses fidèles mais aussi ardent défenseur de la cause sociale. Il s’attendait d’ailleurs à ce que Titus soit le shérif des Noirs parce que la police corrompue et raciste du Sud, il connaît. Il a vite déchanté. Même si Titus est parfois obligé de renouer avec ses origines. « Le représentant de la loi avait disparu, sa voix remplacée par celle des fermiers noirs de Charon. La voix de l’alcool artisanal et du pain de maïs. La voix des bagarres à mains nues et des chemins bordés de chèvrefeuille. » Titus Crown est écartelé, un pied dans chaque camp. Il se bat pour une Amérique égalitaire, sans frontière de couleur. Il se retrouve dans ce marigot de petits blancs rances et haineux et face à sa propre communauté avide de réparation.

Ce qui nous mène en quelque sorte à l’autre pilier de ce roman : le Sud profond. Avec notamment son folklore religieux. Aux confins du comté sur l’île de Piney Island se dresse l’église du Rocher du Rédempteur. Le pasteur Elias Hillington y vit avec sa femme et ses enfants. Adepte d’une vieille coutume du Sud, Elias prêche à l’aide de serpents. Titus l’interroge. L’homme est revêche, il n’aime pas les questions, il préfère nourrir ses bestioles à sang froid. On devine que la relation père très croyant et fils pour le moins fâché avec Dieu, résonne en écho avec celle de l’auteur et de son propre père. Interrogé dans une interview, S. A. Cosby explique » qu’il a été élevé dans une église pentecôtiste et qu’il a eu pendant un certain temps une relation compliquée avec la religion. » Titus, lui-même, ne cesse de défier son père dans le roman, insistant sur le fait que sa Seigneurie était aux abonnés absents pour sa mère, morte d’un cancer en un rien de temps. Une vie en autarcie, à l’abri des regards, que s’est-il passé, que se passe – t – il sur ce bout de terre ? Polly Anne Cunningham détient la réponse. Le chemin de croix de Titus Crown. « Peu importe d’où ils viennent et où ils habitent, les gens sont tous les mêmes, s’indigne -t-il. Et « les petites villes sont à l’image des gens qui les peuplent. Tôt ou tard, elles finissent par livrer leurs secrets, mais pour cela, il faut d’abord payer le prix du sang. » A. S. Cosby est un homme en colère et il le fait magistralement savoir.

« Le Sang des Innocents » par A. S. Cosby, traduction de Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.